La lettre juridique n°907 du 26 mai 2022 : Licenciement

[Jurisprudence] Liberté d’expression et « blague » sexiste : retour sur la rupture du contrat de travail de « Tex »

Réf. : Cass. soc., 20 avril 2022, n° 20-10.852, FS-B N° Lexbase : A08737UU

Lecture: 23 min

N1595BZ4

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Liberté d’expression et « blague » sexiste : retour sur la rupture du contrat de travail de « Tex ». Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/85139893-document-elastique
Copier

par Marie Venosino, Avocate associée et Florian Clouzeau, Avocat, Beside Avocats

le 25 Mai 2022

Mots-clés : liberté d’expression • liberté fondamentale • droit à l’humour • salarié • lutte contre les discriminations et les violences domestiques • office du juge • télévision • #MeToo

Par un arrêt du 20 avril 2022, publié au bulletin, la Chambre sociale de la Cour de cassation a eu l’occasion de trancher le litige opposant l’animateur et humoriste Tex à la société de production qui l’employait à la suite de son licenciement fondé notamment sur une blague sexiste proférée sur un plateau de télévision. Au-delà de son aspect médiatique, l’arrêt est instructif sur la méthode d’appréciation in concreto que doit retenir le juge pour fixer les limites de la liberté d’expression dont bénéficie chaque salarié dans l’entreprise.


« Le droit à l’humour ne permet pas tout et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume […] des devoirs et des responsabilités » [1]. Appliquant ce principe, la Cour de cassation considère que la rupture du contrat de travail d’un animateur d’une émission télévisée fondée notamment sur une blague sexiste, tenue pendant une émission en direct en méconnaissance de ses engagements, n’est pas disproportionnée et ne porte donc pas une atteinte excessive à la liberté d’expression du salarié.

L’affaire. L’humoriste, connu sous le pseudonyme de « Tex », a été engagé entre 2000 et 2017, dans le cadre de contrats de travail à durée déterminée d’usage, par une société de production pour animer l’émission « Les Z’amours », diffusée sur la chaîne France 2.

Par une clause contractuelle, l’animateur s’est engagé à respecter la Charte des antennes France Télévision, laquelle impose notamment « le refus de toute complaisance à l’égard des propos risquant d’exposer une personne ou un groupe de personnes à la haine ou au mépris, notamment pour des motifs fondés sur le sexe » et « le refus de toute valorisation de la violence et plus particulièrement des formes perverses qu’elle peut prendre telles que le sexisme et l’atteinte à la dignité humaine ».

Le 14 décembre 2017, la société de production notifiait la rupture du contrat de travail de l’animateur pour une faute grave motivée notamment par la tenue de propos « misogynes, dégradants et attentatoires à la dignité des femmes ».

En l’occurrence, le 30 novembre 2017, Tex était l’invité d’une émission de la chaîne C8, diffusée en direct. Incité, en fin d’émission, à formuler un dernier trait d’humour, il tenait les propos suivants : « Comme c'est un sujet super sensible, je la tente : les gars vous savez c'qu'on dit à une femme qu'a déjà les deux yeux au beurre noir ? - Elle est terrible celle-là ! - on lui dit plus rien, on vient déjà d'lui expliquer deux fois ! ».

Cette « sortie » avait eu des répercussions médiatiques importantes : la banalisation des violences contre les femmes induite par cette « blague » étant inacceptable pour les uns, les autres défendant l’animateur au nom du « droit de rire de tout ».

Quelques jours plus tard, le salarié récidivait en tenant des propos dégradants « en off » à l’encontre d’une candidate de son émission et se félicitait d’avoir « fait son petit buzz » le 30 novembre 2017. C’est en considération de ces faits que la société de production prononçait la rupture de son contrat de travail.

En réaction, l’animateur saisissait la juridiction prud’homale afin de solliciter la requalification de ses contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée et pour contester la rupture de son contrat de travail. Se fondant sur une atteinte à la liberté d’expression, il soutenait la nullité de la rupture.

Par un arrêt confirmatif du 3 décembre 2019 [2], la cour d’appel de Paris requalifiait les contrats à durée déterminée, mais rejetait la demande élevée au titre de la nullité de la rupture en retenant l’existence d’une faute grave.

Le pourvoi. L’animateur formait un pourvoi à l’encontre de l’arrêt d’appel, en soutenant la méconnaissance, par la cour d’appel, de la liberté d’expression dont jouit tout salarié dans l’entreprise sauf abus.

En substance, il soutenait qu'un « trait d’humour provocant », tenu en qualité d’humoriste dans une émission de télévision et des propos « sarcastiques », tenus « dans un cercle restreint », ne pouvaient constituer un tel abus et donc une faute.

La décision. Par son arrêt du 20 avril 2022, la Chambre sociale rejette ce pourvoi en adoptant une motivation détaillée et didactique.

Elle rappelle, en premier lieu, le caractère fondamental de la liberté d’expression en citant, presque in extenso, l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L1357A97 et en rappelant son attendu, classique, selon lequel : « sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché peuvent être apportées ».

Puis, la Cour énonce que la rupture du contrat de travail, motivée par les propos d’un salarié, constitue manifestement une ingérence de l’employeur dans l’exercice de la liberté d’expression. Par conséquent, en pareille hypothèse, il appartient au juge de « vérifier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique, et, pour ce faire, d'apprécier la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif ».

La Haute juridiction analyse alors la « mise en balance des intérêts en présence » réalisée par la Cour d’appel, en rappelant les diverses constatations factuelles de cette dernière : la présence d’une clause contractuelle engageant à respecter la Charte des antennes de France Télévisions, la teneur et le contexte des propos en cause, l’actualité médiatique, l’audience de l’émission,  l’attitude du salarié postérieure à ces propos, les conséquences de ces derniers sur la banalisation des violences conjugales et sur l’image de l’entreprise.

Sur cette base, la Cour de cassation considère que « de l'ensemble de ces éléments, la cour d'appel qui a fait ressortir que le licenciement, fondé sur la violation par le salarié d'une clause de son contrat de travail d'animateur, poursuivait le but légitime de lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques et celui de la protection de la réputation et des droits de l'employeur, a exactement déduit, compte tenu de l'impact potentiel des propos réitérés du salarié, reflétant une banalisation des violences à l'égard des femmes, sur les intérêts commerciaux de l'employeur, que cette rupture n'était pas disproportionnée et ne portait donc pas une atteinte excessive à la liberté d'expression du salarié ».

Au-delà de sa résonance médiatique, cet arrêt est instructif à plusieurs égards : d’abord, s’agissant de l’office du juge, lorsqu’il est confronté à une ingérence de l’employeur dans la liberté d’expression du salarié (I.), ensuite, concernant la méthode à retenir pour mettre en balance, concrètement, cette liberté fondamentale avec la lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques ainsi que la protection des intérêts de l’employeur (II.).

I. Ingérence dans la liberté d’expression du salarié et office du juge

La Cour retient que la rupture du contrat de travail en raison de propos d’un salarié constitue une ingérence dans sa liberté d’expression (A.), laquelle impose un contrôle spécifique du juge du fond (B.).

A. Le licenciement fondé sur des propos du salarié : une ingérence manifeste dans l’exercice de sa  liberté d’expression

Dans le présent arrêt, la Cour de cassation rappelle, en premier lieu, que la liberté d’expression dont jouit le salarié est une liberté fondamentale. Ce rappel n’a rien d’étonnant tant les textes fondamentaux consacrant cette liberté sont nombreux [3] et tant la Cour a eu l’occasion de le rappeler [4].

Cela étant, dans le présent arrêt, la Chambre sociale apporte une précision qui doit, d’emblée, retenir l’attention. Elle précise que « la rupture du contrat de travail, motivée les propos tenus par le salarié, constitue manifestement une ingérence de l’employeur dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression ». Il faut donc en conclure qu‘une sanction motivée par des propos d’un salarié constitue, par principe, une atteinte à cette liberté fondamentale. Par conséquent, sauf abus ou restriction justifiée et proportionnée, la mesure est entachée de nullité [5].

Cette précision paraît évidente. Néanmoins, cette évidence ne se traduisait pas jusqu’à récemment en jurisprudence. En effet, dans de nombreux arrêts, des licenciements fondés sur des propos, non abusifs, de salariés ne se voyaient pas sanctionnés par la nullité [6]. Dans ces conditions, la Chambre sociale a dû rappeler, dans plusieurs décisions récentes, le caractère fondamental de la liberté d’expression, laquelle intègre même une forme de droit de critique de la part du salarié [7]. Dans le prolongement de ces décisions, il n’est donc pas étonnant que la Cour considère que l’expression d’une blague, même de mauvais goût, constitue un usage de la liberté d’expression.

Il faut toutefois noter que, dans cet arrêt, aucun traitement particulier ne résulte du fait que cette sortie se voulait être un « trait d’humour provocant », comme le soutenait le moyen. Or, traditionnellement, en droit de la presse, l’humour bénéficie d’un statut particulier en faveur de ceux qui en font usage [8]. Dans la présente affaire, la cour d’appel de Paris avait d’ailleurs retenu l’existence d’un « droit à l’humour » qui, en l’occurrence, a dérivé en abus [9].

En tout état de cause, selon l’arrêt commenté, qu’il soit basé sur de l’humour ou sous toute autre forme d’expression, les propos émis par un salarié sont protégés par la liberté d’expression, ce qui impose au Juge de mettre en œuvre un contrôle spécifique.

B. L’office du juge face à une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du salarié

Après avoir retenu que la rupture du contrat de travail fondée sur des propos d’un salarié constitue manifestement une ingérence dans sa liberté d’expression, la Cour de cassation retient qu’« il appartient, cependant, au juge de vérifier, si concrètement, dans l’affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique, et, pour ce faire, d’apprécier la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif ».

Cet exposé apporte deux enseignements fondamentaux.

Le premier enseignement, classique, résulte du rappel, par la Haute juridiction, que la liberté d’expression du salarié n’est pas sans limites [10] et que, dans certaines hypothèses, l’employeur est en mesure de la restreindre et de la sanctionner.

Ainsi, l’arrêt relève que « sauf abus », le salarié jouit dans l’entreprise de sa liberté d’expression. Un usage abusif de la liberté d’expression peut donc être sanctionné. Cet abus est caractérisé, en jurisprudence, par l’emploi de termes « injurieux, diffamatoires ou excessifs » [11].  

De plus, une deuxième limite est fixée par l’article L. 1121-1 du Code du travail N° Lexbase : L0670H9P, cité dans l’arrêt, qui dispose que « des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché peuvent être apportées » à la liberté d’expression. En présence d’un but légitime, l’employeur peut donc restreindre la liberté d’expression du salarié et le sanctionner, s’il ne respecte pas cette restriction. En l’occurrence, dans le présent arrêt, c’est cette limite qui est en cause.

Le deuxième enseignement est lié à l’office qu’impose la Cour de cassation aux juges du fond. En substance, la Haute juridiction leur impose, dès lors qu’ils sont confrontés à une sanction fondée sur des propos d’un salarié, de procéder à une analyse de la licéité de l’ingérence de l’employeur dans sa liberté d’expression.

Cela implique qu’une décision validant une telle sanction, sans caractériser un abus ou relever une restriction à cette liberté fondamentale justifiée et proportionnée, serait nécessairement censurée.

La tâche dévolue aux juges du fonds s'avère en pratique épineuse. C'est probablement la raison pour laquelle, dans le présent arrêt, la Cour de cassation opte pour une motivation relativement longue et didactique, visant à définir les fondements du raisonnement devant être suivi par les juges du fond pour opérer ce contrôle.

II. La mise en balance in concreto du caractère légitime et proportionné de l’ingérence dans la liberté d’expression du salarié

Dans le présent arrêt, la Cour opère un contrôle de proportionnalité, classique en matière d’atteinte à une liberté fondamentale : l’atteinte doit poursuivre un but légitime (A.) et être proportionnée au but recherché (B.).

A. Une sanction fondée sur une clause du contrat de travail poursuivant un but légitime

Pour valider l’appréciation de la cour d’appel confirmant le bienfondé de la rupture du contrat de travail, la Chambre sociale relève que « le licenciement, fondé sur la violation par le salarié d'une clause de son contrat de travail d'animateur, poursuivait le but légitime de lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques et celui de la protection de la réputation et des droits de l'employeur ».

Au regard de cet attendu, on peut relever que la Cour entend, en premier lieu, rattacher la mesure à la méconnaissance d’une clause contractuelle. Ce rattachement au contrat de travail était effectivement un point important du dossier puisqu’une partie des faits reprochés à l’animateur se sont déroulés en dehors du temps et du lieu de travail. En pareille hypothèse, les faits en cause doivent, pour être sanctionnés, constituer un manquement à une obligation découlant du contrat de travail [12].

En l’occurrence, une clause contractuelle imposait au salarié de respecter la Charte des antennes de France Télévision, laquelle contenait des clauses, citées ci-dessus, visant notamment à lutter contre le sexisme et la violence. On peut relever que, par cet arrêt, la Cour reconnaît la valeur juridique d’un renvoi dans le contrat de travail à un texte extérieur à l’entreprise, en l’occurrence une charte établie par un client de l’employeur.

Ce rattachement à une clause contractuelle permet de rappeler que, dans le cadre d’une procédure prud’homale, le juge n’a pas vocation à se prononcer sur l’autorisation ou l’interdiction du salarié de s’exprimer et, encore moins, sur le bon ou le mauvais goût de cette expression. Son rôle se limite à l’appréciation de l’existence d’un manquement ou non du salarié à ses obligations résultant de son contrat de travail et à la vérification du caractère justifié et proportionné de ces obligations. La Cour a, d’ailleurs, entendu le rappeler de manière claire dans le communiqué accompagnant la décision : «  par cette décision, la Cour de cassation ne juge pas qu’un humoriste n’a pas le droit de faire une telle « blague » à la télévision. En effet, la Cour de cassation se place ici dans le cadre du contrat de travail que l’intéressé avait signé pour exercer un métier d’animateur à la télévision : elle juge qu’au regard des clauses prévues dans le contrat de travail et des circonstances, concernant tant le salarié que l’employeur, qui ont entouré cette « blague », le licenciement ne constituait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression du salarié ».

Les termes de ce communiqué attirent l’attention sur l’intérêt de prévoir, sur le sujet, des clauses contractuelles ou d’établir des chartes auxquelles renvoie le contrat de travail [13]. Comme le démontre la présente affaire, lorsque les obligations fixées par le contrat de travail ou une charte sont justifiées et proportionnées, elles permettent au juge de s’y rattacher pour fonder et, le cas échéant, justifier, la mesure disciplinaire.

Dans la présente espèce, on peut d’ailleurs s’interroger sur le sens qu’aurait pris la décision en l’absence de la clause et de la charte en cause tant leur présence est fondamentale dans la motivation retenue par la cour d’appel et la Cour de cassation.

Au-delà de la référence à la clause contractuelle, la Chambre sociale énonce également que la sanction poursuivait deux buts légitimes de nature à justifier une restriction à la liberté d’expression : la lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques, d’une part, et la protection de la réputation et des droits de l’employeur, d’autre part.

Le caractère légitime de ces intérêts ne fait pas de débat. On peut toutefois relever que si la protection des intérêts de l’entreprise est reconnue, de longue date, comme un but légitime à la restriction d’une liberté fondamentale [14], c’est la première fois, à notre connaissance, que la Cour de cassation justifie une ingérence dans une liberté fondamentale d’un salarié par la lutte contre les discriminations et les violences domestiques.

Cela étant, le caractère légitime du but poursuivi ne suffit pas, à lui seul, à justifier une ingérence de l’employeur dans la liberté d’expression du salarié. Le juge doit, au surplus, opérer un contrôle de proportionnalité en mettant en balance les intérêts en présence.

B. Une mise en balance des intérêts en présence en fonction des données concrètes de la cause

Dans le présent arrêt, la Cour de cassation considère qu’en cas d’ingérence de l’employeur dans la liberté d’expression du salarié, il appartient au juge « de vérifier si, concrètement, dans l’affaire qui lui est soumise, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique, et, pour ce faire, d'apprécier la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif ».

Les juges du fond doivent donc apprécier, in concreto, les données factuelles de la cause pour contrôler le caractère nécessaire et proportionné de l’ingérence de l’employeur. Sur ce point, le présent arrêt est particulièrement instructif, puisqu’au-delà d’énoncer ce principe, la Chambre sociale détaille la « mise en balance des intérêts en présence » réalisée par la cour d’appel. Cette exposition fournit des renseignements utiles pour définir les circonstances que peut prendre en compte le juge pour déterminer si une atteinte à la liberté d’expression est justifiée et proportionnée.

Ainsi, en premier lieu, le juge prend en compte les engagements notamment contractuels du salarié. En l’espèce, la cour d’appel a rappelé les obligations de l’animateur résultant des clauses de son contrat de travail, mais également les engagements qu’il avait pris lors d’une réunion à faire évoluer son comportement à la suite de précédents dérapages.

En deuxième lieu, la Cour relève le contexte de « l’actualité médiatique » entourant les propos . En l’occurrence, elle évoque notamment les révélations de l’affaire « Weinstein » et le développement des mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc quelques semaines avant les propos en cause ainsi que la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes qui s’était tenue cinq jours plus tôt.

Cette prise en compte de l’actualité médiatique peut interroger. En effet, elle pourrait induire que les limites de la liberté d’expression fluctuent en fonction du temps et de l’opinion publique. Il faut, à notre sens, plutôt y voir une prise en compte, par les juridictions, du rejet de plus en plus franc par les sociétés démocratiques des comportements sexistes. Sur ce point, s’il est usuel que les juridictions prennent en compte les circonstances qui entourent des propos d’un salarié soumis à son appréciation, il est, en revanche, plus inédit pour la Cour de cassation de prendre aussi clairement en compte le contexte sociétal pour apprécier le caractère fautif et la gravité d’un manquement.

En troisième lieu, la cour d’appel a relevé les circonstances dans lesquelles les propos ont été tenus : au terme de l’émission diffusée en direct et à une heure de grande écoute, dans des circonstances ne permettant pas à leur auteur de s’en distancier pour tenter d’en atténuer la portée. La teneur des propos doit donc être contextualisée.

En quatrième lieu, la juridiction a pris en compte l’attitude du salarié en relevant qu’il avait lui-même conscience d’avoir dépassé « les limites acceptables », mais que, pour autant, il s’était vanté, auprès d’un collègue, d’avoir « fait son petit buzz » et avait récidivé en tenant, de nouveau, des propos sexistes quelques jours plus tard lors de l’enregistrement de son émission. La Cour relève alors que l’absence de remise en cause de l’animateur était de nature à renforcer la banalisation de la violence vis-à-vis des femmes.

Enfin, la Cour prend en compte les conséquences de ces propos sur l’image de l’entreprise. Elle relève notamment qu’en réaction à ces propos, le diffuseur de l’émission, France Télévision, avait exigé, auprès de la société de production qui employait l’animateur, le remplacement « sans délai » de ce dernier.

On peut donc retenir que, pour procéder au contrôle de proportionnalité nécessaire en présence d’une ingérence de l’employeur, le juge peut notamment prendre en compte : les engagements du salarié, le contexte médiatique et sociétal, les circonstances des propos et l’audience, l’attitude du salarié à la suite de ces derniers et l’impact sur l’image de l’entreprise.

Après avoir rappelé ces nombreuses constatations factuelles, la Chambre sociale retient que la cour d’appel « a exactement déduit, compte tenu de l'impact potentiel des propos réitérés du salarié, reflétant une banalisation des violences à l'égard des femmes, sur les intérêts commerciaux de l'employeur, que cette rupture n'était pas disproportionnée et ne portait donc pas une atteinte excessive à la liberté d'expression du salarié ».

En d’autres termes, l’animateur n’a pas été sanctionné seulement pour une blague de mauvais goût. Il l’a été pour un ensemble de faits et une attitude, méconnaissant ses engagements contractuels, qui portaient une atteinte aux droits des femmes et aux intérêts de son employeur, ce qui justifiait la mesure prise. Contrairement à ce qu’a pu déclarer le principal intéressé, l’arrêt n’autorise donc pas à « virer quelqu'un pour une blague alors que son métier est de faire des blagues » [15]. Pourtant, en appel et en cassation, on venait de le lui expliquer deux fois…


[1] CEDH, 2 septembre 2021, Req. 46883/15 N° Lexbase : A151143D.

[2] CA Paris, Pôle 6, 11ème ch., 3 décembre 2019, n° 18/10602 N° Lexbase : A5740Z84.

[3] CESDH, art. 10 N° Lexbase : L1357A97, DDHC, art. 11 N° Lexbase : L1358A98, etc.

[4] Notamment : Cass. soc., 28 avril 1988, n° 87-41.804 N° Lexbase : A4778AA9 ; Cass. soc., 28 avril 2011, n° 10-30.107, F-P+B N° Lexbase : A5365HPE ; Cass. soc., 16 février 2022, n° 19-17.871, FS-B N° Lexbase : A33567NM.

[5] Voir en ce sens : C. trav., art. L. 1235-3-1 N° Lexbase : L1441LKL (pour le licenciement) ; Cass. soc., 6 février 2013, n° 11-11.740, FP-P+B+R N° Lexbase : A6281I7R (pour une rupture anticipée d’un CDD).

[6] Cass. soc., 2 mai 2000, n° 98-41.557 N° Lexbase : A8294AHN ; Cass. soc., 28 avril 2011, n° 10-30.107, F-P+B N° Lexbase : A5365HPE ; Cass. soc., 2 mars 2017, n° 15-21.737, F-D N° Lexbase : A9882TRG ; Cass. soc., 30 septembre 2020, n° 19-10.123, FS-D N° Lexbase : A69333WP.

[7] Cass. soc., 11 juillet 2012, n° 11-23.486, F-D N° Lexbase : A8098IQY.

[8] Ch. Bigot, Le droit à la dignité humaine ne peut prévaloir à lui seul sur le droit à l'humour, JCP G, 2019, n° 48, 1223.

[9] CA Paris, Pôle 6, 11ème ch., 3 décembre 2019, n° 18/10602 N° Lexbase : A5740Z84.

[10] Pour plus de détails, voir notre commentaire, Nullité du licenciement fondé sur un motif lié à l’exercice non abusif par le salarié de sa liberté d’expression, Lexbase Social, mars 2022, n° 898 N° Lexbase : N0751BZT.

[11] Cass. soc., 24 novembre 2021, n° 20-18.143, F-D N° Lexbase : A51347DI ; Cass. soc., 21 mars 2018, n° 16-20.516, FS- N° Lexbase : A7858XHI ; Cass. soc., 27 mars 2013, n° 11-19.734, FS-P+B N° Lexbase : A2827KBC.

[12] Cass. soc., 5 février 2014, n° 12-28.255, F-D N° Lexbase : A9160MDM ; Cass. soc., 10 juillet 2013, n° 12-16.878, F-D N° Lexbase : A8657KIH ; Cass. soc., 27 mars 2012, n° 10-19.915, FS-P+B N° Lexbase : A9930IGU.

[13] Étant précisé qu’en ce qu’elles fixent les règles de discipline, ces chartes doivent suivre la procédure inhérente à l’adoption du règlement intérieur. Dans ce cadre, l’inspecteur du travail pourra être amené à contrôler le caractère justifié et proportionné des obligations fixées par l’employeur.

[14] Cass. soc., 12 février 2014, n° 11-27.899, FS-D N° Lexbase : A3735ME3 ; Cass. soc., 11 juillet 2000, n° 98-43.945, inédit N° Lexbase : A3802AUD ; Cass. soc., 12 janvier 1999, n° 96-40.755, publié N° Lexbase : A4618AG7.

[15] Déclaration de l’animateur « Tex », sur le plateau de l’émission « TPMP People, le prime », diffusée sur la chaîne C8 le 28 avril 2022.

newsid:481595

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.