La lettre juridique n°905 du 12 mai 2022 :

[Jurisprudence] Revirement jurisprudentiel en matière d’opposabilité des exceptions

Réf. : Cass. civ. 1, 20 avril 2022, n° 20-22.866, FS-B N° Lexbase : A08717US

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par Gaël Piette, Professeur à l’Université de Bordeaux

le 11 Mai 2022

Mots-clés : cautionnement • caution • opposabilité des exceptions • prescription biennale du Code de la consommation • exception inhérente à la dette • revirement de jurisprudence • réforme du droit des sûretés • ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021

Opérant un revirement de jurisprudence, la Cour de cassation retient que si la prescription biennale de l'article L. 218-2 du Code de la consommation procède de la qualité de consommateur, son acquisition affecte le droit du créancier, de sorte qu'il s'agit d'une exception inhérente à la dette dont la caution, qui y a intérêt, peut se prévaloir.


 

Ce qui devait inéluctablement arriver arriva…

Le droit du cautionnement a connu une réforme de grande ampleur grâce à l’ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021 N° Lexbase : L8997L7D. De nombreuses règles, relatives à sa formation ou ses effets, ont été profondément modifiées : mentions manuscrites, proportionnalité, devoir de mise en garde, opposabilité des exceptions, etc.[1].

Toutefois, ces nouvelles dispositions ne sont applicables, pour l’essentiel, qu’aux cautionnements conclus postérieurement à son entrée en vigueur, soit après le 1er janvier 2022. En d’autres termes, et conformément aux principes communément admis en matière d’application de la loi nouvelle dans le temps, les contrats de cautionnements signés avant le 1er janvier 2022 demeurent soumis à la loi ancienne.

L’arrêt rendu le 20 avril 2022 prend, dans ce cadre, tout son intérêt.

Par acte sous seing privé en date du 22 novembre 2007, une banque a consenti à des personnes physiques un prêt immobilier garanti par le cautionnement de la société CNP caution. En raison, vraisemblablement, d’une défaillance des emprunteurs, la banque a assigné ceux-ci et la caution en paiement des sommes restant dues au titre du prêt.

Mais l’action de la banque contre les emprunteurs s’est heurtée au délai de prescription de deux ans établi par l’article L. 218-2 du Code de la consommation N° Lexbase : L1585K7T pour les actions des professionnels pour les biens ou les services qu’ils fournissent aux consommateurs.

La caution a entendu se prévaloir de cette prescription pour s’opposer à la demande en paiement formée contre elle par la banque.

En appel, la banque a été déboutée : les juges ont estimé que la dette était éteinte par prescription et que cette extinction a profité à la caution [2]. Le créancier a formé un pourvoi en cassation, en se plaçant sur le terrain de l’opposabilité des exceptions et en invoquant la jurisprudence antérieure.

Hier. Rappelons qu’avant la réforme de 2021, l’article 2313 du Code civil N° Lexbase : L1372HIN, opérait une distinction entre les exceptions inhérentes à la dette et celles qui sont personnelles au débiteur principal. La caution pouvait opposer au créancier les premières, mais non les secondes. La rédaction guère heureuse de ce texte créait de la confusion, la distinction entre les deux types d’exception étant peu claire. Cette confusion fut attisée par la Cour de cassation elle-même, à partir de 2007. Dans un arrêt rendu en Chambre mixte le 8 juin 2007, la Cour décida que le dol subi par le débiteur principal est une exception personnelle à celui-ci, qui ne peut donc être opposée au créancier par la caution [3]. Cette décision fut suivie par de nombreuses autres, dont le point commun était de réduire comme peau de chagrin la liste des exceptions opposables par la caution.

Plus particulièrement, c’est dans la ligne de cette jurisprudence que la Cour de cassation avait estimé, en 2019, que la prescription biennale de l’article L. 218-2 du Code de la consommation constitue une exception purement personnelle au débiteur principal, car elle procède de sa qualité de consommateur auquel un professionnel a fourni un service [4].

Aujourd’hui. C’est précisément sur cette dernière solution, invoquée par le créancier, que le présent arrêt revient. La première chambre civile reprend l’idée de 2019, à savoir que la prescription biennale procède de la qualité de consommateur. Mais elle décide que l’acquisition de cette prescription affecte le droit du créancier, ce dont il résulte qu’il s’agit d’une exception inhérente à la dette, et donc opposable par la caution.

Ce revirement de jurisprudence s’inspire expressément de la réforme de 2021, puisque l’arrêt remarque que le maintien de la solution antérieure « conduirait à traiter plus sévèrement les cautions ayant souscrit leur engagement avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance » du 15 septembre 2021. L’idée de la Cour est donc d’assurer une certaine égalité de traitement entre les cautions, indépendamment de la date de conclusion du cautionnement. L’affirmation mérite d’autant plus d’être soulignée que la Cour n’avait en réalité pas besoin de se référer à la réforme de 2021. Les solutions antérieures à celle-ci étaient jurisprudentielles. C’est le propre de la jurisprudence de pouvoir faire l’objet de revirements.

Certains pourraient s’inquiéter de l’atteinte à la sécurité juridique et aux prévisions du créancier. L’inquiétude nous parait devoir être limitée, au regard de deux considérations. En premier lieu, dans une situation telle que celle de l’arrêt commenté, les prévisions du créancier ne sont pas affectées outre mesure. Il s’agissait d’un problème d’opposabilité de la prescription, non d’une règle à respecter lors de la conclusion du contrat. Rappelons que, contrairement à ce que la place du  nouvel article 2298 dans le Code civil N° Lexbase : L0172L8U pourrait laisser penser, la question de l’opposabilité des exceptions se rattache à l’exécution du cautionnement, et non à sa formation.

En second lieu, la sécurité juridique et les prévisions des contractants sont, par hypothèse, affectées par tout revirement de jurisprudence. Faut-il pour autant interdire les revirements de jurisprudence ?

Le revirement réalisé par l’arrêt du 20 avril 2022 nous apparait totalement justifié, en ce qu’il met un terme à une jurisprudence qui était fort contestable pour au moins deux raisons. D’une part, la caution ne saurait être tenue plus sévèrement que le débiteur principal. Or, tel est le cas si la caution demeure tenue alors que le débiteur est libéré envers le créancier. D’autre part, le fait que la dette soit prescrite est évidemment inhérent à celle-ci. Il importe peu que le délai de prescription dépende d’une qualité du débiteur (ici, le fait qu’il soit consommateur). La caution n’entend pas opposer au créancier la qualité de consommateur du débiteur principal. Elle entend se prévaloir de la prescription de la dette. Il s’agit donc à l’évidence d’une exception inhérente à la dette, qui doit donc pouvoir être opposée par la caution au créancier sur le fondement de l’ancien article 2313 du Code civil.

Et demain ? La question qui se pose est évidemment celle de savoir si la Cour de cassation procèdera de manière similaire au sujet d’autres règles du cautionnement modifiées par la réforme du 15 septembre 2021. Pourra-t-elle modifier certaines solutions, ou faire évoluer sa propre jurisprudence, à la lumière des règles nouvelles ? En excluant la question des obligations d’information (C. civ., art. 2302 N° Lexbase : L0153L88 et s.), qui s’appliquent aussi aux cautionnements signés avant le 1er janvier 2022, il nous semble qu’il conviendra de distinguer selon les règles en cause.

S’agissant des mentions manuscrites, l’important assouplissement réalisé par la réforme de 2021 devrait inciter la Cour de cassation à continuer dans la voie dans laquelle elle s’était elle-même engagée [5]. Il y a donc fort à parier que de moins en moins de mentions manuscrites seront déclarées contraires aux anciens articles L. 331-1 N° Lexbase : L1165K7B et L. 331-2 N° Lexbase : L1164K7A du Code de la consommation, sauf, évidemment, violation flagrante de ce formalisme.

En ce qui concerne l’exigence de proportionnalité, il sera difficile à la Cour de cassation d’appliquer par anticipation les nouvelles solutions. En effet, contrairement à l’opposabilité des exceptions, qui n’était encadrée que par un texte très imprécis et dont le régime était principalement jurisprudentiel, l’ancien article L. 332-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1162K78 laisse peu de place à l’interprétation en ce qui concerne sa sanction. Le créancier ne pouvait se prévaloir du cautionnement disproportionné. Si le contrat a été conclu avant le 1er janvier 2022, il ne pourra pas davantage s’en prévaloir, malgré le changement de sanction (C. civ., art. 2300 N° Lexbase : L0174L8X réduction du cautionnement disproportionné).

Enfin, s’agissant du devoir de mise en garde, qui profite dorénavant à toutes les cautions personnes physiques, profanes comme averties, il ne serait pas impossible, en théorie, d’anticiper le changement, puisque la mise en garde de la caution était une exigence d’origine jurisprudentielle. Toutefois, une telle extension serait beaucoup trop attentatoire aux prévisions du créancier. En effet, ce dernier, dans un cautionnement signé avant 2022, n’a commis aucun manquement en ne mettant pas en garde une caution avertie.


[1] Sur l’ensemble de la réforme, v. Dossier spécial « La réforme du droit des sûretés par l'ordonnance du 15 septembre 2021 », Lexbase Affaires, octobre 2021, n° 691 N° Lexbase : N8992BYP et sur le cautionnement, v. G. Piette, Réforme du droit des sûretés par l’ordonnance du 15 septembre 2021 : formation et étendue du cautionnement, in Dossier spéc. préc. N° Lexbase : N8978BY8 et Réforme du droit des sûretés par l’ordonnance du 15 septembre 2021 : effets et extinction du cautionnement, in Dossier spéc. préc. N° Lexbase : N8979BY9.

[2] CA Lyon, 1er octobre 2020, n° 18/00021 N° Lexbase : A46523W9.

[3] Cass. mixte, 8 juin 2007, n° 03-15.602, P+B+R+I N° Lexbase : A5464DWB, JCP G, 2007, II, p. 10138, note Ph. Simler.

[4] Cass. civ. 1, 11 décembre 2019, n° 18-16.147, F-P+B+I N° Lexbase : A1641Z8B, RTD civ., 2020, p. 161, obs. Ch. Gijsbers ; G. Piette, in Panorama de droit des sûretés (second semestre 2019), Lexbase Affaires, février 2020, n° 623 N° Lexbase : N2134BYP.

[5] Pour une synthèse, v. G. Piette, Solutions pour mettre un terme au contentieux relatif aux mentions manuscrites dans le cautionnement, D., 2017, p. 1064.

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