Lexbase Social n°521 du 28 mars 2013 : Discrimination et harcèlement

[Questions à...] Principe de laïcité et relations de travail - Questions à Caroline Autret et Christophe Noize, avocats à la cour, Acanthe Avocats

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par Grégory Singer, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 28 Mars 2013

Rares sont les arrêts de la Chambre sociale qui sortent autant du microcosme juridique des "travaillistes" et font réagir tant d'élus de la République. Les deux arrêts, rendus par les magistrats du Quai de l'Horloge, le 19 mars 2013 (1), en sont une illustration, touchant à un principe fondateur de la République française : "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale". En effet, ces arrêts ont précisé les contours du principe de laïcité appliqué au monde du travail, dans deux affaires de licenciement d'une salariée aux motifs qu'elle portait un voile islamique laissant voir le visage mais couvrant les cheveux et contrevenant ainsi à une disposition du règlement intérieur de l'employeur. Dans l'affaire la plus emblématique, "Baby Loup" (2), la Chambre sociale n'a pas suivi la décision de la cour d'appel, en annulant le licenciement de la salariée travaillant dans une crèche prônant des valeurs laïques. A la suite de cette dernière décision, la porte-parole du Gouvernement, Najat Vallaud-Belkacem, a indiqué que le Gouvernement n'excluait pas de légiférer à ce sujet. Le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, en pleine séance de questions au Gouvernement, est "sorti de ses fonctions" et a annoncé regretter cette décision de la plus Haute juridiction française. Le Défenseur des droits, Dominique Baudis, souhaite, également, une clarification des dispositions législatives. Le 26 mars 2013, le député Eric Ciotti a déposé une proposition de loi permettant aux entreprises d'inscrire dans leur règlement intérieur le principe de neutralité. Mais il est important de ne pas uniquement se concentrer exclusivement sur l'arrêt "Baby-Loup" en occultant la seconde décision de la Cour de cassation qui étend, pour la première fois, les principes de laïcité et de neutralité à l'ensemble des services publics, y compris ceux qui sont assurés par des organismes de droit privé. Lexbase Hebdo - édition sociale a recueilli l'analyse de Maître Caroline Autret et Maître Christophe Noize, avocats à la cour, Acanthe Avocats sur ces deux importantes décisions. Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les faits de ces deux affaires ?

Caroline Autret et Christophe Noize : Par deux arrêts rendus le 19 mars 2013, la Chambre sociale de la Cour de cassation s'est prononcée sur l'application du principe de laïcité au travail que ce soit au sein d'une entreprise de droit privé (affaire "Baby Loup", pourvoi n° 11-288.45) ou d'un organisme privé exerçant une mission de service public (affaire "CPAM de Seine-Saint-Denis", pourvoi n° 12-11.690).

Plus précisément, dans l'affaire "Baby Loup", il était demandé à la Haute juridiction de statuer sur le licenciement pour faute grave d'une femme engagée en qualité d'éducatrice de jeunes enfants et exerçant les fonctions de directrice adjointe de la crèche et de la halte-garderie gérée par l'association Baby Loup. Cette salariée a été licenciée aux motifs qu'elle contrevenait aux dispositions du règlement intérieur de l'association en portant un voile islamique.

Le conseil de prud'hommes puis la cour d'appel ont débouté la salariée de ses demandes considérant que son licenciement était justifié. La Cour de cassation casse et annule l'arrêt rendu par la cour d'appel en jugeant que les termes généraux et imprécis du règlement intérieur ne répondaient pas aux exigences de l'article L. 1321-3 du Code du travail (N° Lexbase : L8833ITC), qui impose que les restrictions apportées aux libertés individuelles et collectives doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.

Dans l'affaire de la "CPAM", la Cour de cassation devait se prononcer sur le licenciement pour cause réelle et sérieuse d'une salariée exerçant les fonctions de technicienne prestations maladie au sein de la Caisse primaire d'assurance maladie de Seine-Saint-Denis. Le licenciement de cette salariée reposait sur le fait qu'elle portait un foulard islamique en forme de bonnet contrevenant ainsi au règlement intérieur qui interdisait "le port de vêtements ou d'accessoires positionnant clairement un agent comme représentant un groupe, une ethnie, une religion, une obédience politique ou quelque croyance que ce soit" et notamment "le port d'un voile islamique, même sous forme de bonnet".

La Chambre sociale confirme la position des juges du fond en validant le licenciement de la salariée au visa du principe de laïcité et de neutralité du service public et en précisant que ce principe s'appliquait même si la mission de service public était confiée à un organisme de droit privé et que la salariée n'avait pas de contact direct avec le public.

Lexbase : Par ces deux décisions, il semble que le principe de laïcité ne s'applique pas de la même manière entre organisme privé participant à une mission de service public et salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ? Pourquoi le principe de laïcité instauré par l'article 1er de la Constitution ([LXB=L1277A98]) s'arrête à la porte des crèches privées ?

Caroline Autret et Christophe Noize : Nous vous confirmons qu'il existe deux régimes différents. Le principe de laïcité ne s'applique qu'au service public en raison du devoir de neutralité imposé aux agents de droit public exerçant une mission de service public (CE, 3 mai 1950, Demoiselle Jamet).

Ainsi, pour les salariés, même soumis aux dispositions du Code du travail, comme les agents des caisses primaires d'assurance maladie, qui participent à une mission de service publique, il existe une interdiction de manifester leur croyance religieuse par des signes extérieurs, en particulier vestimentaire.

Antérieurement à la décision de la Cour de cassation, ce principe de neutralité de l'Etat et des services publics a été rappelé par une décision du Conseil constitutionnel du 21 février 2013 (3) et par la jurisprudence du Conseil d'Etat (4).

Il en va autrement au sein des entreprises privées puisque le principe de laïcité ne désigne que l'attitude de l'Etat face au fait religieux et n'est pas applicable à la société civile.

Dans l'arrêt "Baby Loup", la Cour de cassation estime que la liberté religieuse est une liberté fondamentale. Dès lors, les restrictions à cette liberté ne peuvent être mises en place qu'à la condition d'être justifiées par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché.

La Cour de cassation se fonde notamment sur les dispositions de l'article L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P), "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché" et sur les dispositions de l'article L. 1321-3 du Code du travail qui prévoient que "le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché".

Enfin, la Cour applique également la Directive européenne 2000/78 du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail (N° Lexbase : L3822AU4), qui admet des restrictions aux libertés fondamentales lorsqu'elles sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et lorsqu'elles sont "justifiées par la nature de la tâche à accomplir".

Lexbase : Comment une entreprise peut articuler principe de laïcité et interdiction des discriminations fondées sur les convictions religieuses dans son règlement intérieur ?

Caroline Autret et Christophe Noize : Dans l'affaire "Baby Loup", la clause de laïcité et de neutralité contenue dans le règlement intérieur était trop large et imprécise. Le règlement intérieur doit donc être précis et explicite.

L'employeur, s'il veut limiter les libertés individuelles, doit justifier cette restriction par la nature de la tâche à accomplir, la nécessité de répondre à l'exigence professionnelle essentielle et déterminante et enfin par la proportionnée au but recherché.

En l'espèce, la question de savoir si le port d'un foulard est compatible avec une activité de garde de jeunes enfants n'a pas été tranchée par la Cour de Cassation qui a annulé le licenciement en raison de l'imprécision du règlement intérieur. Le juge qui aura à connaître de cette question pourra s'inspirer de la décision "Dahlab c/ Suisse" (5) qui a estimé que l'interdiction faite à une institutrice, s'étant convertie à l'Islam, de porter le foulard pendant qu'elle enseignait n'était pas déraisonnable compte tenu du fait que les enfants dont elle avait la charge étaient âgés de 4 à 8 ans, âge auquel ils sont plus facilement influençables que des élèves plus âgés.

Lexbase : Le Défenseur des droits, Dominique Baudis, souhaite une clarification de ces dispositions. Qu'en pensez-vous ?

Caroline Autret et Christophe Noize : Il ne nous appartient pas de trancher cette question qui correspond à un débat de société sur lequel seuls les élus peuvent se prononcer.

En tout état de cause, si le législateur souhaite légiférer, il devra prendre garde à la constitutionnalité de la loi et aux respects des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L6799BHB) et de la Directive du 27 novembre 2000 (6).


(1) Cass. soc., deux arrêts, 19 mars 2013, n° 11-28.845, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5857KA8) et n° 12-11.690, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5935KA3).
(2) CA Versailles, 11ème ch., 27 octobre 2011, n° 10/05642 (N° Lexbase : A9204HZW) ; lire (N° Lexbase : N9072BSS) et v. Licenciement pour port d'un voile : "une pierre à l'édifice de la laïcité" - Questions à Maître Richard Malka, avocat à la cour, Lexbase Hebdo n° 421 du 16 décembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N8427BQ8).
(3) Cons. const., décision n° 2012-297 QPC, du 21 février 2013 (N° Lexbase : A2772I88).
(4) CE 4° et 6° s-s-r., 3 mai 2000, n° 217017 (N° Lexbase : A9574AGP) ; sur cette question, v. l'analyse de Ch. De Bernardinis, La Charte de la laïcité dans les services publics, Lexbase Hebdo n° 266 du 28 juin 2007 - édition publique (N° Lexbase : N5866BBU).
(5) CEDH, 15 février 2001, n° 42393/98 (N° Lexbase : A2729ENE). Le juge pourrait également faire référence à la notion d'entreprise de tendance. CEDH, 23 septembre 2010, 2 arrêts, req. 1620/03 (N° Lexbase : A9856E9W) et req. 425/03 (N° Lexbase : A9858E9Y), v. les obs. de Ch. Willmann, Entreprises de tendance : on ne badine pas avec l'amour, Lexbase Hebdo n° 414 du 28 octobre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N4392BQQ).
(6) V. sur ce point, les arrêts récents de la CEDH (CEDH, 15 janvier 2013, aff. jointes, Req. n° 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10 (en anglais)), v. les obs. de Ch. Willmann, Convictions religieuses du salarié vs Pouvoir de direction de l'employeur : un arbitrage de la CEDH nuancé, Lexbase Hebdo n° 515 du 7 février 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N5652BTI).

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