Lexbase Affaires n°277 du 15 décembre 2011 : Propriété intellectuelle

[Chronique] Chronique de droit de la propriété intellectuelle - Décembre 2011

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par Nathalie Martial-Braz, Professeur à l'Université de Franche-Comté

le 15 Décembre 2011

Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose de retrouver, cette semaine, la chronique en droit de la propriété intellectuelle de Nathalie Martial-Braz, Professeur à l'Université de Franche-Comté. Le dernier semestre de l'année 2011 est avant tout marqué par une intense activité de la Cour de justice de l'Union européenne tant en matière de droit d'auteur qu'en matière de brevet qui démontre l'influence qu'elle exerce dans le processus d'harmonisation du droit de la propriété intellectuelle actuellement à l'oeuvre. Union, Harmonisation et Exception, un triptyque qui pourrait être à l'image des deux importantes décisions rendue par la Cour de justice de l'Union européenne ces dernières semaines : celle, d'abord, du 1er décembre 2011, dans laquelle les juges de Luxembourg retiennent en substance que, si la photographie d'un portrait bénéficie de la même protection que celle conférée par le droit d'auteur à toute autre oeuvre, les médias peuvent publier une telle photographie sans le consentement de son auteur si la publication, dans le cadre d'une enquête criminelle, a pour objet d'aider la police à retrouver une personne disparue ; celle, ensuite, du 18 octobre 2011, dans laquelle la CJUE nous livre, en matière d'exclusion de la brevetabilité des embryons à des fins de recherche scientifique, une interprétation stricte des exceptions au nom du respect de l'ordre publique et du principe de dignité humaine.

  • Exceptions au droit d'auteur : la reproduction de photographie dans le cadre d'une enquête criminelle en question (CJUE, 1er décembre 2011, aff. C-145/10 N° Lexbase : A4925H3S)

Le droit d'auteur se niche parfois bien loin des sentiers pour lesquels il a été pensé... Si tout auteur d'une oeuvre littéraire ou artistique quelconque a bien évidemment droit à la protection du seul fait de la création, il est des revendications qui bien que juridiquement fondées n'en semblent pas moins, sinon choquantes, tout au moins, inopportunes.

Mais au-delà des faits et des sentiments que peuvent inspirer la revendication d'un droit d'auteur dans de telles circonstances, la solution rendue le 1er décembre 2011 par la Cour de justice est des plus instructive (1). Elle s'inscrit, peu ou prou, dans une démarche de "petits pas" que semble avoir initiée la Cour de justice pour parvenir à une harmonisation de fait du droit d'auteur.

Il est néanmoins difficile de ne pas rappeler le contexte factuel qui permet d'offrir à la Cour l'opportunité d'une nouvelle avancée dans cette perspective d'harmonisation, et ce en dépit de la notoriété de ces faits. En l'espèce, une jeune fille Natasha K. avait été enlevée à l'âge de 10 ans puis séquestrée pendant huit ans. A la suite de son enlèvement, en 1998, les autorités de sécurité compétentes ont diffusé un avis de recherche illustré par des portraits de la jeune fille réalisés dans son école maternelle par Mme P., photographe indépendante. Lorsque la jeune fille a pris la fuite en 2006, et avant toute apparition publique de cette dernière, de nombreux médias autrichiens et allemands ont reproduit les photographies sans indiquer le nom de son auteur ou avec une indication erronée. Par ailleurs, certains de ces médias ont également diffusé un portrait-robot de la jeune fille élaboré par traitement informatique à partir des photographies litigieuses.

L'affaire ayant été très médiatisée, la photographe a assigné le 10 avril 2007 devant les juridictions autrichiennes les médias concernés afin qu'ils soient condamnés à cesser de reproduire et/ou de distribuer, sans son consentement et sans l'indication de son nom en qualité d'auteur, tant lesdites photographies que le portrait-robot. Conjointement, l'auteur a également demandé à ce que ces médias soient condamnés à une reddition des comptes, à un versement d'une rémunération appropriée pour la diffusion desdites photographies et à une indemnisation pour le préjudice subi. Parallèlement, une procédure en référé a été introduite, qui a été définitivement tranchée par la Cour suprême autrichienne le 26 août 2009.

La Cour a jugé que les médias en cause, en application des dispositions nationales, n'avaient pas besoin de recueillir le consentement de Mme P. pour publier le portrait-robot qui ne constituait nullement une adaptation de l'oeuvre originale de l'auteur, mais une libre utilisation de celle-ci. Pour cette juridiction, la qualification d'adaptation ou de libre utilisation se déduit de l'activité créatrice s'exprimant dans l'oeuvre initiale. Pour les juges autrichiens, plus le niveau d'activité créatrice est élevé, moins il est possible d'admettre une libre utilisation. Ils ont alors jugé que, s'agissant de photographies de portrait, le créateur n'a que des possibilités réduites de création artistique originale. En conséquence, il a été décidé que la portée de la protection conférée par le droit d'auteur à cette photographie est restreinte. A l'égard du portrait-robot, il a en outre été décidé qu'il constituait une oeuvre nouvelle, autonome et, partant, protégée par un droit d'auteur indépendant.

Fort de cette décision, la juridiction autrichienne saisie des demandes au fond a décidé de surseoir à statuer et de poser quatre questions préjudicielles à la Cour de justice de l'Union européenne portant notamment sur l'interprétation de l'article 5 § 3 sous d) et e) et 5, de la Directive 2001/29 du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001, sur l'harmonisation du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information (N° Lexbase : L8089AU7). En substance, ces questions ont pour but de déterminer, d'une part, dans quelle mesure les photographies litigieuses peuvent revêtir la qualification d'oeuvre originale au sens du droit de l'Union et, partant, être protégées par un droit d'auteur (1°) et, d'autre part, de déterminer le champ des exceptions au droit d'auteur afin de savoir si la publication des photographies litigieuses peut être réalisée sans le consentement de leur auteur (2°).

1°) La qualification d'oeuvre couverte par un droit d'auteur d'une photographie de portrait

Il semble évidemment logique que la première question sur laquelle il convient de s'attarder porte sur la qualification d'oeuvre littéraire ou artistique des photographies litigieuses. En dépit du fait qu'il s'agisse de la dernière question préjudicielle posée à la Cour, celle-ci fait l'objet d'un traitement prioritaire, et la Cour saisie donc ici une nouvelle occasion de se prononcer sur la qualification d'oeuvre originale et ainsi de définir des frontières communes et harmonisées du droit d'auteur. Toutefois, la Cour travestie les intentions de la juridiction autrichienne pour laquelle les doutes ne portaient que sur la singularité du droit d'auteur conféré à des oeuvres photographiques de portrait, et plus généralement des photographies réalistes, pour lesquelles la création artistique peut sembler réduite au point de diminuer l'étendue de la protection conférée par le droit.

La Cour de justice n'en est effectivement pas à sa première ébauche, et il faut reconnaître aux juges de Luxembourg un sens aigu de l'opportunité qui les poussent à faire feu de tout bois lorsqu'il est question de définir le droit d'auteur et les oeuvres qu'il protège. Ainsi qu'il a fort bien été dit dans ces colonnes (2), la Cour n'hésite plus à outrepasser les limites de sa compétence pour harmoniser à "marche forcée" (3) une matière laissée par principe à la liberté des Etats. La Cour se prononce en effet, ici encore (4), sur la nature de l'oeuvre littéraire ou artistique et sur la définition de l'originalité que doit revêtir cette oeuvre. La Cour fait expressément référence aux précédentes décisions dans lesquelles elle s'est prononcée sur ces questions attestant d'une identité de démarche en l'espèce. Elle rappelle dès lors que le droit d'auteur "n'est susceptible de s'appliquer que par rapport à un objet, telle une photographie, qui est original en ce sens qu'il est une création intellectuelle propre à son auteur" (5). Elle en déduit, par conséquent, que constitue une oeuvre originale celle pour laquelle l'auteur "a pu exprimer ses capacités créatives lors de la réalisation de l'oeuvre en effectuant des choix libres et créatifs" (6). Or elle souligne qu'une photographie de portrait peut permettre à l'auteur une telle expression créative, et, partant, peut être une oeuvre originale conférant à son titulaire un droit d'auteur conformément à l'article 6 de la Directive 93/98 (7). Il faut toutefois souligner que ce qui semble être a priori dans les termes de la Cour (8) une définition appliquée de l'originalité requise pour qualifier le droit d'auteur, paraît in fine constituer une condition distincte et partant supplémentaire. En effet, dans sa réponse la Cour souligne "qu'une photographie de portrait est susceptible [...] d'être protégée par le droit d'auteur, à condition, [...], qu'elle soit une création intellectuelle de l'auteur reflétant la personnalité de ce dernier et [nous soulignons] se manifestant par les choix libres et créatifs de celui-ci lors de la réalisation de cette photographie" (9). Faut-il gloser l'utilisation de la conjonction de coordination "et" pour en déduire qu'il s'agit de deux conditions distinctes ou peut-on considérer, en dépit de la lettre de la décision que la seule condition de la qualification d'oeuvre littéraire ou artistique réside dans l'originalité ? Originalité qui se traduit par le fait que la personnalité de l'auteur se reflète dans son oeuvre ce qui se déduit des choix libres et créatifs du photographe lorsqu'ils existent. De l'interprétation qui est adoptée dépend bien évidemment l'appréciation qui peut être faite du droit d'auteur harmonisé par la Cour de justice de l'Union européenne.

Dès lors qu'est admis le principe selon lequel le droit d'auteur peut couvrir une photographie de portrait, la Cour se devait de répondre (enfin !) à la question posée par les juridictions autrichiennes relativement à l'étendue et à la portée du droit d'auteur ainsi reconnu. Celles-ci ont en effet consulté la Cour pour savoir si l'on peut admettre un droit d'auteur de moindre portée eu égard au moindre investissement artistique de l'auteur. La réponse est, fort heureusement et évidemment, négative. La Cour souligne en effet, en des termes très généraux, qu'"aucun élément dans la Directive 2001/29 ou dans une autre directive applicable en la matière ne permet de considérer que l'étendue d'une telle protection serait tributaire d'éventuelles différences dans les possibilités de création artistiques, lors de la réalisation de diverses catégories d'oeuvres" (10). L'inverse impliquerait que les juges se fassent également critiques d'art et portent un jugement, nécessairement subjectif, sur l'oeuvre litigieuse, là où le contrôle ne doit porter que sur son aspect original. Une telle rigueur est heureuse tant l'abîme qu'aurait ouvert une reconnaissance d'un droit d'auteur singulier fondé sur une appréciation du caractère artistique de la création aurait été profond. On n'ose imaginer le sort des créations d'art appliqué si le droit d'auteur plein et entier ne devait être réservé qu'aux beaux-arts.

Si la photographie de portrait peut être une oeuvre originale, ce qu'il appartiendra aux juridictions nationales de déterminer, le droit d'auteur qu'elle confère à son créateur doit donc être entier. Il ne saurait exister un droit d'auteur inférieur. Reste que la plénitude du droit d'auteur peut toujours être remise en cause par les exceptions qui sont admises à l'article 5 de la Directive 2001/29 sur l'interprétation duquel la Cour de Justice avait également à se prononcer.

2°) Le domaine des exceptions au droit d'auteur : la reproduction d'oeuvres dans le cadre d'une enquête criminelle

Le domaine d'application et l'étendue des exceptions au droit d'auteur sont ensuite au coeur de cette décision à l'instar des préoccupations du juge (11) comme du législateur de l'Union européenne (12). Cet intérêt ne doit pas tromper, ce sont en effet les lacunes des dispositions existantes et l'importante marge d'appréciation laissée aux Etats pour déterminer ces exceptions qui engendrent les difficultés contemporaines d'interprétation et incitent à appeler de ses voeux une réforme, au moins sur cette question des exceptions au droit d'auteur (13). La Directive 2001/29 prévoit en effet toute une série d'exceptions au droit patrimonial de l'auteur et plus spécialement au droit de reproduction et au droit de communication au public. Ces exceptions et limitations permettent pas conséquent à des tiers de reproduire ou de communiquer au public une oeuvre sans le consentement de son auteur. Ces exceptions exorbitantes limitativement énumérées par l'article 5 de la Directive 2001/29, peuvent être, à la discrétion des Etats, transposées dans les législations de chacun des Etats membres. La liberté des Etats est toutefois encadrée par le triple test prévu à l'article 5 § 5, qui soumet l'instauration des exceptions à la triple condition que l'exception soit spécialement prévue, qu'elle ne porte pas atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre et qu'elle ne cause pas un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du droit d'auteur. La législation autrichienne a admis dans son droit interne les exceptions posées par l'article 5 § 3 sous d) et e). En vertu de ces dispositions, il peut être fait exception au droit d'auteur, d'une part, lorsqu'il s'agit de courtes citations, mais la source, y compris le nom de l'auteur, doit être indiquée et, d'autre part, "lorsqu'il s'agit d'une utilisation à des fins de sécurité publique ou pour assurer le bon déroulement de procédures administratives, parlementaires ou judiciaires, ou pour assurer une couverture adéquate desdites procédures". En l'espèce, les médias ayant diffusé les photographies litigieuses ont invoqué ces exceptions et notamment l'utilisation à des fins de sécurité publique pour justifier la reproduction des oeuvres en cause sans le consentement de leur auteur. La Cour de justice devait donc déterminer en substance si l'utilisation à des fins de sécurité publique pouvait être valablement invoquée pour justifier la diffusion de photographies d'une victime d'une infraction par un organe de presse, sans avis de recherche des autorités. Le texte ne précisant pas le contexte dans lequel l'intérêt public peut être invoqué, et bien que les Etats disposent à cet égard d'une grande marge d'appréciation, l'interprétation de la Cour s'avère particulièrement précieuse. Tout d'abord, relativement à l'exception de sécurité publique, la Cour entend la notion de "sécurité publique" restrictivement et souligne au préalable qu'un média ne saurait s'attribuer la protection de la sécurité publique (14). Par principe, "un média [...], ne peut pas utiliser, de sa propre initiative, une oeuvre protégée par le droit d'auteur en invoquant un objectif de sécurité publique" (15). Par exception toutefois, un tel média peut collaborer "ponctuellement à la réalisation d'un tel objectif en publiant une photographie d'une personne recherchée". Mais cette exception est évidemment d'interprétation stricte et la Cour soumet celle-ci à une double condition. Elle juge en effet qu'il doit être exigé que cette initiative "d'une part, s'insère dans le contexte d'un décision prise ou d'une action menée par les autorités nationales compétentes et visant à assurer la sécurité publique et d'autre part, soit prise en accord et en coordination avec lesdites autorités, afin d'éviter le risque d'aller à l'encontre des mesures prises par ces dernières, sans qu'un appel concret, actuel et exprès, émanant des autorités de sécurité, à publier à des fins d'enquête une photographie soit pour autant nécessaire" (16). La Cour se prononce ensuite sur l'appréciation de la mention des sources dans le cadre de l'exception de courte citation. Sur cette limitation, la Cour de justice se fait plus souple. Elle décide que, là encore par principe, cette exception doit être interprétée dans le sens ou son application est "subordonnée à l'obligation que la source y compris le nom de l'auteur ou de l'artiste interprète, de l'oeuvre ou de l'autre objet protégé cités soit indiquée". Il peut toutefois être fait exception à ce principe lorsque, dans le cadre d'une utilisation de l'oeuvre dans un but d'intérêt public, le nom de l'auteur n'a pas été indiqué, la citation qui en est faite par d'autres par la suite est conforme à l'obligation prescrite par l'article 5 § 3 sous d) lorsqu'est seulement indiquée la source à l'exclusion du nom de l'auteur.

Il est à noter que le droit français est également concerné par cette décision. En dépit du fait que l'article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L8877IQT), qui énumère de manière exhaustive les limitations et exceptions qui peuvent être portées aux droit patrimoniaux de l'auteur, ne prévoit pas une telle disposition, l'exception d'intérêt public ou de sécurité publique est néanmoins présente dans notre droit interne. En effet, il est prévu à l'article L. 331-4 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L1776H38), dans des termes plus généraux encore que ceux de l'article L. 122-5, que "les droits mentionnés dans la première partie du présent code ne peuvent faire échec aux actes nécessaires à l'accomplissement d'une procédure parlementaire de contrôle, juridictionnelle ou administrative prévue par la loi, ou entrepris à des fins de sécurité publique". Or cette disposition pourrait justifier une exception plus large que celle envisagée par l'article 5 de la Directive 2001/29 dès lors que les droits auxquels des limitations peuvent être portées, à suivre la lettre de l'article L. 331-4 du Code de la propriété intellectuelle, sont tant les droits patrimoniaux de l'auteur que ses droits moraux. L'interprétation faite par la CJUE de l'intérêt public doit donc, par analogie, être retenue pour interpréter l'article L. 331-4 du Code de la propriété intellectuelle.

Par ces multiples aspects, la décision rendue le 1er décembre 2011 par la Cour de justice de l'Union européenne ne manquera pas d'intéresser les observateurs avertis de la construction du droit d'auteur au sein du droit de l'Union européenne, qui sans être (encore ?) unifié tend de plus en plus, et cette décision y contribue pleinement, à être profondément harmonisé.

  • Exclusion de la brevetabilité des embryons à des fins de recherche scientifique : de l'interprétation stricte des exceptions au nom du respect de l'ordre publique et du principe de dignité humaine (CJUE, 18 octobre 2011, aff. C-34/10 N° Lexbase : A7783HYW)

L'arrêt rendu le 18 octobre 2011 par la CJUE (17) était attendu tant par les spécialistes du droit de la bioéthique que par les observateurs du droit de la propriété intellectuelle. En effet à l'occasion d'une procédure préjudicielle introduite par une juridiction allemande à l'occasion d'une procédure d'annulation d'un brevet portant sur des cellules précurseurs obtenues à partir de cellules souches embryonnaires humaines et sur des procédés pour la production de ces cellules précurseurs, la Cour de justice dispose enfin d'une opportunité de donner une définition de l'embryon humain et, ce faisant, de préciser le champ de la brevetabilité d'inventions qui impliquent pour leur obtention une manipulation desdits embryons. C'est naturellement sur le second aspect de cette décision que nous nous attarderons plus spécifiquement. Trois questions préjudicielles ont été posées à la Cour de justice de l'Union européenne aux fins de d'interprétation de l'article 6 § 2 sous c) de la Directive 98/44/CE du 6 juillet 1998, relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques (N° Lexbase : L9982AUA). La solution rendue, particulièrement attendue, est essentielle dans la mesure où les Etats membres ne disposent d'aucune marge d'interprétation (18) relativement à cette disposition reprise dans notre droit interne à l'article L. 611-18 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L6893GTH).

A la première question relative à la notion d'embryon humain au sens de la Directive 98/44, la Cour décide que constitue "un embryon humain [...] tout ovule humain non fécondé dans lequel le noyau d'une cellule humaine mature a été implanté et tout ovule humain non fécondé qui, par voie de parthénogenèse, a été induit à se diviser et à se développer".

Les deux autres questions étaient relatives aux conditions de brevetabilité d'une invention impliquant un embryon humain. Plus précisément, la Cour de justice devait, d'une part, déterminer l'interprétation du champ de l'exclusion de brevetabilité des "utilisations d'embryons humains à des fins industrielles ou commerciales" et ce faisant définir cette notion (1°). Il était, d'autre part, requis de la Cour qu'elle se prononce sur la possibilité d'admettre la brevetabilité d'une invention dont l'enseignement technique revendiqué ne fait pas apparaître une telle utilisation des embryons humains. La brevetabilité peut-elle être admise lorsqu'en dépit des revendications, une telle utilisation apparaît comme une condition essentielle de la mise en oeuvre de l'invention à double titre, soit tout d'abord parce que le brevet porte sur un produit dont la production requiert la destruction préalable d'embryons humains, soit, ensuite, parce que le brevet porte sur un procédé pour lequel un tel produit est nécessaire comme matériau de départ (2°) ?

1°) La notion d'utilisation à des fins industrielles et commerciales : la recherche scientifique objet d'utilisation industrielle et commerciale

En l'espèce le brevet allemand avait été déposé dans une perspective de recherche scientifique afin de trouver des palliatifs à la transplantation de cellules cérébrales dans le système nerveux pour permettre le traitement de nombreuses maladies neurologiques. Afin de décider s'il convient d'annuler un tel brevet, il est nécessaire de déterminer si la recherche scientifique constitue une "utilisation à des fins industrielles et commerciales", au sens de l'article 6 § 2 sous c) de la Directive 98/44, et doit dès lors être exclu du champ de la brevetabilité. Il faut, avant tout, bien circonscrire le domaine de la réponse apportée par la Cour de justice : elle n'entend, en effet, en aucun cas se prononcer sur la réglementation de la recherche scientifique sur des embryons humains. La seule question que tranche ici la Cour est celle de la brevetabilité d'une telle recherche.

Après avoir rappelé que toute invention doit pouvoir, pour être brevetée, faire l'objet d'une application industrielle, la Cour déduit de la nature même du brevet que la recherche scientifique sur des embryons humains ne peut se distinguer d'une utilisation à des fins industrielles et commerciales. Le brevet confère en effet un monopole d'exploitation à des fins industrielles et commerciales à son titulaire, ce que souligne négativement le quatorzième considérant de la Directive. Or, si le but de la recherche scientifique peut évidemment être étranger à de telles fins, force est d'admettre que les droits qui seront reconnus au titulaire du brevet n'auront d'autres finalités que de permettre une telle exploitation. En outre, le législateur européen avait pris le soin de souligner que les hypothèses envisagées, exclusives de brevetabilité, ne sont données qu'à titre d'exemplarité et partant de manière non exhaustive. Par ailleurs, il faut souligner que le législateur a envisagé une exception à cette exclusion de brevetabilité dans le cas où l'invention a "un objectif thérapeutique ou de diagnostic qui s'appliquent à l'embryon humain et lui sont utiles" (19). A contrario, si un tel objectif n'est pas manifesté par l'invention, il ne peut y avoir d'autre conclusion que celle retenue par la Cour de justice et par laquelle elle décide que l'exclusion de brevetabilité relative à l'utilisation d'embryons humains à des fins industrielles et commerciales englobe également l'utilisation de tels embryons à des fins de recherche scientifique.

Si la solution semble juridiquement incontestable, elle est également conforme aux impératifs de protection d'ordre public que le législateur de l'Union européenne a entendu ménager lors de l'élaboration des règles relatives à la brevetabilité du vivant (20). En effet, il est souligné à de multiples reprises qu'il ne saurait y avoir de protection par le brevet lorsque celle-ci risque de heurter l'ordre public. Il est ainsi rappelé un tel impératif à de multiples reprises dans les considérants de la Directive 98/44 (21). Or, celui-ci pourrait être atteint dans l'hypothèse d'une utilisation d'embryons humains si les droits conférés au titulaire du brevet lui assure un monopole d'exploitation à des fins industrielles ou commerciales sur une invention pour laquelle des manipulations ont été faites sur des embryons humains (22).

Enfin, cette décision doit être approuvée en opportunité dans un souci d'harmonisation du droit des brevets notamment au sein de l'Union européenne. En effet, la Grande Chambre des recours de l'Office européen des brevets s'est déjà prononcée sur une telle question dans un arrêt rendu le 25 novembre 2008 (23). A l'occasion de cette décision, elle a statué en faveur de l'exclusion du champ de la brevetabilité des utilisations d'embryons humains à des fins de recherche scientifique. A l'époque, le risque de contradiction avec une interprétation divergente de la part de la Cour de justice avait été soulevé par les plaignants qui avaient invoqué, sans fondement toutefois, la nécessité pour la Grande Chambre des recours de saisir la Cour de justice d'une question préjudicielle. Cette requête avait été rejetée au motif de l'indépendance des ordres juridiques entre l'Organisation européenne des brevets et l'ordre communautaire. Ce risque était pourtant réel et aurait été peu opportun. En effet, le brevet européen ne concerne pas le strict cadre de l'Union européenne qui n'est d'ailleurs pas, en tant que telle, signataire de la Convention de Munich. Toutefois, les vingt-sept Etats membres de l'Union sont individuellement signataires de ladite convention. Il n'aurait donc pas été souhaitable que des interprétations divergentes puissent être admises selon que le brevet est ou non obtenu à l'issue de la procédure consacrée par la Convention de Munich. Il est heureux, en définitive, que les brevets nationaux des Etats membres soient soumis aux mêmes exceptions que le brevet européen et que les utilisations d'embryons humains ne puissent entrer dans le champ de la brevetabilité que dans des circonstances semblables, exclusivement à des fins de diagnostic ou thérapeutique.

La solution rendue par la Cour de justice confirme, en outre, la position de l'Office européen des brevets sur le fait que l'exclusion n'est pas limitée aux seules revendications. Il est précisé, dans cet arrêt, à l'instar de celui rendu le 25 novembre 2008, que l'exclusion de la brevetabilité est également applicable lorsque l'enseignement technique revendiqué ne mentionne pas l'utilisation d'embryons humains qui a néanmoins été réalisée pour parvenir à l'invention.

2°) L'indifférence du caractère apparent de l'utilisation des embryons humains dans l'enseignement technique revendiqué

La Cour de justice était enfin tenue de répondre à une ultime question préjudicielle relative à l'étendue de l'exclusion de la brevetabilité. Doit-on entendre limitativement l'exclusion de la brevetabilité ou faut-il admettre qu'un enseignement technique "est exclu de la brevetabilité également dans le cas où l'utilisation d'embryons humains ne fait pas partie de l'enseignement technique revendiqué par le brevet, mais est la condition nécessaire de sa mise en oeuvre, [soit] parce que le brevet porte sur un produit dont la production requiert la destruction préalable d'embryons humains, [soit] parce que le brevet porte sur un procédé pour lequel un tel produit est nécessaire comme matériau de départ ?".

La question se pose légitimement. En effet, les droits intellectuels conférés par le brevet, dont on a vu qu'ils justifient l'exclusion de la brevetabilité lorsque l'utilisation des embryons humains est faite à des fins de recherche scientifique, ne s'étendent que sur les éléments revendiqués dans la demande de brevet. Dès lors, si l'enseignement technique revendiqué ne mentionne pas une telle utilisation, on aurait pu admettre qu'une réponse distincte soit apportée. Pourtant il n'en a pas été ainsi et ceci est conforme à l'esprit des dispositions contenues dans la Directive 98/44 (24). La Cour décide en effet, conformément à la ratio legis de la Directive, que le champ de l'exclusion est général, qu'est ainsi exclue de la brevetabilité l'invention qui requiert la destruction d'embryons humains ou leur utilisation comme matériau, "quel que soit le stade auquel celles-ci interviennent et même si la description de l'enseignement technique revendiqué ne mentionne pas l'utilisation d'embryon humain". La volonté du législateur n'a en effet pas été de condamner exclusivement "la monopolisation par le droit intellectuel de certains usages ou de la source biologique de l'invention" (25), mais bien de sanctionner "l'utilisation nécessaire de l'embryon à la réalisation d'une invention brevetable" (26). La lettre même de la Directive invite d'ailleurs à un tel raisonnement. L'article 5 § 1 prévoit en effet que "le corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d'un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d'un gène, ne peuvent constituer des inventions brevetables", il serait dès lors redondant de n'admettre à l'article 6 § 2 sous c) une lecture similaire à celle déjà retenue dans un article précédent.

En outre, un argument d'efficacité milite également en faveur d'une telle solution. Limiter l'exclusion aux seules revendications ne serait pas un gage suffisant pour s'assurer de la non-utilisation d'embryons humains pour parvenir à l'invention revendiquée. Une rédaction "habile" desdites revendications permettrait en effet de contourner l'interdiction (27).


(1) Sur cet arrêt cf. D., 2011, actu. 2930, obs. J. Daleau.
(2) C. Zolynski, in Chronique de droit de la propriété intellectuelle - Octobre 2011, Exclusivité 0, Harmonisation 1 ! Une étonnante victoire, obs. sous CJUE 4 octobre, 2011, aff. C-403/08 (N° Lexbase : A1573HYW), Lexbase Hebdo n° 270 du 27 octobre 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N8450BSR).
(3) V. notamment V.-L. Bénabou, Propriétés intellectuelles, 2009, p. 378 et 2011, p. 209 ; adde, du même auteur, Que reste-t-il au juge national pour dire le droit d'auteur ?, RDTI, 2009/37, p. 71.
(4) CJUE 16 juillet 2009, aff. C-5/08 (N° Lexbase : A9796EIN), Rec. p. 1-6569 ; CJUE 4 octobre 2011, aff. C-403/08 et 429/08, préc., à paraître au Recueil.
(5) Point 87.
(6) Point 89.
(7) L'article 7 de la Directive 93/98 du Conseil du 29 octobre 1993, relative à l'harmonisation de la durée de protection du droit d'auteur et de certains droits voisins (N° Lexbase : L7789AUZ) dispose que "les photographies qui sont originales en ce sens qu'elles sont une création intellectuelle propre à leur auteur sont protégées conformément à l'article 1er. Aucun critère ne s'applique pour déterminer si elles peuvent bénéficier de la protection [...]".
(8) Points 87 et 89 précités.
(9) Point 99.
(10) Point 97.
(11) V. not. CJUE, 21 octobre 2010, aff. C-467/08 (N° Lexbase : A2205GCN), V-L. Benabou, Copie privée : la Cour de Justice prend en main la notion de compensation équitable ou rien ne change mais tout change, juriscom.net ; La notion de compensation équitable dans l'arrêt Padawan ou quand la CJUE fait main basse sur les notions du droit d'auteur, Légipresse, février 2011, p. 95 ; N. Binctin, La rigueur risquée, CCE, 2011, étude 1 ; Ch. Caron, La rémunération pour copie privée en droit communautaire, CCE, 2011, n° 1, comm. 2 ; CJUE, 16 juin 2011, aff. C 462/09 (N° Lexbase : A6408HTI), V.-L. Benabou, Que reste-t-il de la copie privée, Légipresse, 2011.
(12) V. not. Livre vert de la Commission européenne sur la diffusion en ligne des oeuvres audiovisuelles du 13 juillet 2011 qui aborde notamment la question des exceptions au droit d'auteur et plus largement soulève la question des sources du droit d'auteur au sein de l'Union européenne.
(13) Réforme que le juge européen a d'ores et déjà initiée à travers les arrêts CJUE, 21 octobre 2010, aff. C-467/08, préc. et CJUE, 16 juin 2011, aff. C 462/09, préc., à l'égard de l'exception pour copie privée puisque l'Assemblée nationale vient d'adopter en première lecture le 29 novembre 2011 le projet de loi, relatif à la rémunération pour copie privée. V. not., D. 2011, actu. 2929, obs. J. Daleau ; V. Téchené, Rémunération pour copie privée : adoption du projet de loi par l'Assemblée nationale, Lexbase Hebdo n° 276 du 8 décembre 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N9095BSN).
(14) Point 111.
(15) Point 116.
(16) Point 116.
(17) Cf. D., 2011, Act. p. 2596, obs. J. Daleau.
(18) CJCE 16 juin 2005, aff. C-456/03 (N° Lexbase : A6839DI7), Rec. I-10423, point 78, "contrairement à l'art. 6.1 de cette Directive, qui laisse aux autorités administrative et aux juridictions des Etats membres une marge d'appréciation dans la mise en oeuvre de la brevetabilité des inventions dont l'exploitation commerciale serait contraire à l'ordre public et aux bonnes moeurs, le paragraphe 2 du même article ne laisse aux Etats membres aucune marge d'appréciation en ce qui concerne la non-brevetabilité des procédés et utilisations qui y sont énumérés, cette disposition visant expressément à encadrer l'exclusion prévue au paragraphe 1".
(19) Directive 98/44, considérant 42.
(20) Il convient toutefois de noter que la conception de l'ordre public n'est évident pas nécessairement homogène. La conception retenue par la Directive est fortement inspirée de considérations personnalistes, voire religieuses, qui sacralisent l'embryon en tant que personne humaine. Il est en revanche possible de retenir des conceptions plus utilitaristes qui admettent, notamment dans une perspective de recherche scientifique, la création, la manipulation voire la destruction d'embryon humain. Sur ces questions purement éthiques, v. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat, D., 2007, pan. 1102 et s., J.-C. Galloux, Non à l'embryon industriel : le droit européen des brevets au secours de la bioéthique ?, D., 2009, p. 578.
(21) En ce sens, v. considérant 37 "la présente directive se doit d'insister sur le principe selon lequel des inventions dont l'exploitation commerciale serait contraire à l'ordre public ou aux bonnes moeurs doivent être exclues de la brevetabilité".
(22) En ce sens, v. considérant 16 "le droit des brevets doit s'exercer dans le respect des principes fondamentaux garantissant la dignité et l'intégrité de l'homme ; qu'il importe de réaffirmer le principe selon lequel le corps humain, dans toutes les phases de sa constitution et de son développement, cellules germinales comprises, ainsi que la simple découverte d'un de ses éléments ou d'un de ses produits, y compris la séquence ou séquence partielle d'un gène humain, ne sont pas brevetables ; que ces principes sont conformes aux critères de brevetabilité prévus par le droit des brevets, critères selon lesquels une simple découverte ne peut faire l'objet d'un brevet" ; considérant 39 : "l'ordre public et les bonnes moeurs correspondent notamment à des principes éthiques ou moraux reconnus dans un Etat membre, dont le respect s'impose tout particulièrement en matière de biotechnologie en raison de la portée potentielle des inventions dans ce domaine et de leur lien inhérent avec la matière vivante ; que ces principes éthiques ou moraux complètent les examens juridiques normaux de la législation sur les brevets, quel que soit le domaine technique de l'invention". V. également, Avis du groupe européen d'éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne, Les aspects éthiques de la brevetabilité des inventions impliquant des cellules souches humaines, 7 mai 2002.
(23) OEB, gde ch. rec., 25 novembre 2008, décision n° G 0002/06, D., 2008, Pan. 1435, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; J.-C. Galloux, Non à l'embryon industriel : le droit européen des brevets au secours de la bioéthique ?, préc..
(24) En ce sens, v. les travaux préparatoires, COM (95)0661 C4-0063/96 95/350(COD), JOCE C 286, 22 septembre 1997.
(25) J.-C. Galloux, op. cit..
(26) Ibid..
(27) Point 50.

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