La lettre juridique n°443 du 9 juin 2011 : Droit des étrangers

[Questions à...] Quand la CJUE décrète l'impossibilité d'infliger une peine de prison à un étranger séjournant illégalement - Questions à Bruno Bochnakian, avocat au barreau de Toulon

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N4212BSS

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[Questions à...] Quand la CJUE décrète l'impossibilité d'infliger une peine de prison à un étranger séjournant illégalement - Questions à Bruno Bochnakian, avocat au barreau de Toulon. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/4715421-questions-a-quand-la-cjue-decrete-limpossibilite-dinfliger-une-peine-de-prison-a-un-etranger-sejourn
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 09 Juin 2011

Dans une décision rendue le 28 avril 2011 (CJUE, 28 avril 2011, aff. C-61/11 N° Lexbase : A2779HPM), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que la Directive (CE) 2008/115 du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (N° Lexbase : L3289ICS), dite Directive "retour", doit être interprétée en ce sens qu'elle s'oppose à la réglementation d'un Etat membre qui prévoit l'infliction d'une peine d'emprisonnement à un ressortissant d'un pays tiers en séjour irrégulier pour le seul motif que celui-ci demeure, en violation d'un ordre de quitter le territoire de cet Etat dans un délai déterminé, sur ledit territoire, sans motif justifié. Auparavant, le Conseil d'Etat avait confirmé que les dispositions de cette Directive étaient susceptibles d'être invoquées par un justiciable contestant la mesure de reconduite dont il fait l'objet (CE 2° et 7° s-s-r., 21 mars 2011, n° 345978, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6964HEN). Dans la décision du 28 avril 2011, la Cour de Luxembourg rappelle qu'il résulte de l'article 15, paragraphe 1, de la Directive "retour", que les Etats membres doivent procéder à l'éloignement au moyen des mesures les moins coercitives possibles. C'est précisément ce qui avait posé problème en l'espèce, puisque le comportement des autorités italiennes, où s'était déroulée l'affaire en cause, avait fait débat au motif que la sanction pénale avait été prononcée sans qu'une procédure d'éloignement ait été auparavant engagée. Pour cerner les enjeux de cette importante décision et ses impacts éventuels sur la procédure pénale française, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Bruno Bochnakian, avocat au barreau de Toulon, spécialisé en droit des étrangers. Lexbase : Quels sont les objectifs de la Directive "retour" ?

Bruno Bochnakian : La Directive (CE) 2008/115 du 16 décembre 2008 du Parlement européen et du Conseil, dite Directive "retour", a pour objectif de fixer "des règles claires, transparentes et équitables afin de définir une politique de retour efficace" des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier séjournant dans les pays de l'Union. Il s'agit, en l'espèce, d'établir "un ensemble commun minimal de garanties juridiques permettant d'encadrer notamment les procédures d'éloignement". Cette Directive, qui laisse une grande place à l'initiative des Etats membres pour légiférer dans ce domaine, concentre ses dispositions sur les grands principes de la politique d'immigration européenne appliqués aux procédures de retour des étrangers dans leurs pays d'origine, notamment le respect des droits fondamentaux.

Lexbase : Quel a été le cheminement de la CJUE pour conclure à l'interdiction de l'incarcération des étrangers en situation irrégulière ?

Bruno Bochnakian : L'arrêt du 28 avril 2011 de la CJUE s'est prononcé de manière inédite sur la compatibilité d'une politique migratoire pénale d'un Etat membre aux objectifs de l'Union. A l'origine, cette saisine, formulée par une juridiction italienne, visait une procédure engagée contre un ressortissant d'un Etat tiers condamné à une peine d'un an d'emprisonnement pour le délit de séjour irrégulier sur le territoire italien, celui-ci n'ayant, en outre, pas respecté une décision d'éloignement prise à son encontre.

La Cour s'est attachée à tirer les conséquences de l'absence de transposition de la Directive "retour" en droit italien, permettant l'invocabilité directe de ses dispositions "inconditionnelles et suffisamment précises", comme le prévoit la jurisprudence "Perreux" (CE Ass., 30 octobre 2009, n° 298348, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6040EMN), notamment les articles 15 et 16 de la Directive. La Cour a, ainsi, rappelé qu'il incombait aux Etats membres d'"aménager leur législation dans ce domaine de manière à assurer le respect du droit de l'Union". Ceci étant précisé, la Cour a conclu qu'une peine d'emprisonnement, pour un tel délit, risquait, "en raison, notamment, de ses conditions et modalités d'application [...] de compromettre la réalisation de l'objectif poursuivi par ladite Directive, à savoir l'instauration d'une politique efficace d'éloignement et de rapatriement des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier". La Cour renvoie, par conséquent, et d'une manière assez ferme, l'Etat italien à revoir sa politique en matière de répression du séjour irrégulier des étrangers.

Lexbase : Quels changements concrets cette décision va-t-elle impliquer ?

Bruno Bochnakian : Cet arrêt est d'une portée considérable pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il confirme autant que de besoin l'invocabilité en droit interne des Directives non (ou indirectement) transposées dans le droit interne des Etats membres. Ensuite, alors que les textes répressifs se sont multipliés ces dernières années, notamment en France, pour lutter contre l'immigration clandestine, la Cour rappelle que la politique de l'union en matière d'immigration vise non pas à sanctionner l'étranger, dans le sens pénal du terme, mais bien à adopter à son encontre des mesures proportionnelles et graduées, visant prioritairement sa reconduite à la frontière.

Cet arrêt a, d'ailleurs, été immédiatement suivi d'effets en France, les juges des libertés et les tribunaux correctionnels ayant rapidement appliqué la portée de cet arrêt, notamment en ce qui concerne la légalité du placement en garde à vue. En effet, dans la mesure où la peine d'emprisonnement de l'étranger en séjour irrégulier ne trouve plus à s'appliquer, le délit de séjour irrégulier (C. entr. séj. étrang. et asile, art. L. 621-1 N° Lexbase : L5884G4P), accompagné, ou non, d'une soustraction à une mesure de reconduite (C. entr. séj. étrang. et asile, art. L. 624-1 N° Lexbase : L1327HPT), n'est plus sanctionné par une simple peine d'amende. Or, l'article 67 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L2165IEW) ne prévoit le placement en garde à vue, en matière de flagrance, qu'en cas de délit "où la loi prévoit une peine d'emprisonnement". Le placement en garde à vue étant généralement le premier acte permettant de mettre l'étranger sous main de justice avant qu'il ne fasse l'objet d'une mesure administrative de reconduite à la frontière, c'est toute la chaîne d'éloignement qui s'en trouve soudainement fragilisée.

Lexbase : Y a-t-il des risques que les autorités cherchent à contourner l'arrêt de la Cour ?

Bruno Bochnakian : Mesurant l'ampleur du séisme, la Chancellerie a rapidement rédigé une circulaire adressée le 12 mai 2011 (N° Lexbase : L3657IQI) par le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, aux premiers présidents de cours d'appel. A sa lecture, l'on constate qu'il est question de restreindre strictement la portée de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne en se limitant à une interprétation restrictive de cette décision, la Chancellerie considérant que "les dispositions de la Directive communautaire ne [seraient] donc pas susceptibles d'affecter les mesures de garde à vue et les poursuites engagées sur le fondement de l'article L. 621-1 [du Code d'entrée et de séjour des étrangers et du droit d'asile], ni les procédures de rétention administrative qui peuvent faire suite à ces procédures".

Nous pensons, toutefois, que tel n'est pas l'esprit de la Directive (CE) 2008/115, qui transcrit une volonté politique de l'Union, à vocation générale en matière de retour des ressortissants des Etats tiers séjournant irrégulièrement en Europe, et qui se contredirait elle-même si elle devait réserver un traitement plus défavorable à l'étranger n'ayant pas encore fait l'objet d'une mesure d'éloignement. Tel est, d'ailleurs, le sens d'une ordonnance récente du 13 mai 2011 de la cour d'appel de Toulouse (CA Toulouse, 13 mai 2011, n° 11/265 N° Lexbase : A4387HSB) appliquant en droit interne les articles 15 et 16 de la Directive à un étranger n'ayant fait l'objet préalablement d'aucune mesure d'éloignement.

En revanche, la circulaire précitée rappelle que la procédure de garde à vue à l'encontre de l'étranger en séjour irrégulier peut, néanmoins, prospérer, dès lors que le comportement du mis en cause renvoie à des infractions connexes telles que des comportements violents envers les personnes dépositaires de l'autorité publique, la production de faux documents, c'est-à-dire autant de délits détachables de l'infraction de séjour irrégulier. L'on, peut, néanmoins, s'interroger sur le soin tout particulier de la Chancellerie de cataloguer ces infractions connexes, dont la matérialité pourra être largement discutable, comme par exemple "le défaut manifeste de coopération" qui pourra être invoqué, le cas échéant, pour légaliser certaines procédures de garde à vue.

Lexbase : La procédure d'éloignement prévue par la législation française est elle conforme à celle établie par la Directive "retour" ? Qu'en est-il du projet de loi relatif à l'immigration adopté le 11 mai 2011 ?

Bruno Bochnakian : Si le projet de loi "Besson" a justement pour objet de transposer en droit interne les dernières Directives de l'Union en matière d'immigration, dont la Directive "retour", l'on peut craindre, in fine, que cette loi ne vienne contrarier l'esprit de l'arrêt de la Cour récemment rendu. En effet, le principe même du placement en garde à vue de l'étranger en situation irrégulière ayant été remis en cause, l'on constate que les autorités ont déjà communiqué sur le moyen de contourner ces nouvelles résolutions en invitant les officiers de police judiciaire à rechercher et à caractériser des délits connexes dont les contours sont extrêmement flous. Or, le projet de loi en discussion, tel qu'il est présenté, compromet largement le droit de l'étranger de soumettre la légalité de la procédure pénale dont il est l'objet devant le juge judiciaire (juge des libertés et de la détention), le législateur ayant souhaité décaler la comparution de l'étranger devant ce magistrat du deuxième au cinquième jour suivant le placement en rétention.

Cette mesure, décriée par les avocats et les magistrats comme étant une atteinte à l'article 66 de la Constitution (N° Lexbase : L0895AHM) selon lequel "nul ne peut être arbitrairement détenu [...]" vise, en effet, en réalité à priver les étrangers de leur comparution devant ce magistrat, gardien des libertés, et à donner un délai de cinq jours suffisamment confortable à l'administration pour mettre à exécution les décisions de reconduite, en dépit de procédures pourtant irrégulières. Cela est tout à fait regrettable, d'autant que le nouveau texte envisage aussi de restreindre le contrôle du juge judiciaire "aux seuls vices de procédure ayant pour effet de porter atteinte aux droits de l'étrangers".

En définitive, plutôt que d'encourager le perfectionnement des divers intervenants à la procédure de reconduite à la frontière, ce qui aurait pour effet de limiter la libération des étrangers dont les procédures sont viciées, la résolution est prise de retarder l'intervention du juge, ce qui, pour le juriste, est tout à fait inacceptable. Nul doute que ce procédé sera prochainement soumis à nos institutions européennes qui ne manqueront pas de rappeler les termes assez fermes de la Directive du 16 décembre 2008 enjoignant, au point 11 de son préambule, aux Etats membres d'assortir toute mesure de reconduite d'une "protection efficace des intérêts des personnes concernées".

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