Réf. : Cass. civ. 1, 13 mai 2014, n° 12-28.248, F-P+B+I (N° Lexbase : A0459MLL)
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 29 Mai 2014
Avant cette décision du 17 juin 2013, la voie de fait s'entendait comme une "atteinte grave à la propriété privée ou à une liberté fondamentale", sans nécessairement que cette propriété disparaisse totalement. Etait, par exemple, considérée comme telle l'abattage par des détenus d'arbres situés sur une propriété privée jouxtant un centre pénitentiaire (T. confl., 15 février 2010, n° 3722 N° Lexbase : A0211ESM), ou des travaux d'élargissement engagés par la commune sur un sentier traversant une parcelle privée en vue de prévenir les incendies de forêt (Cass. civ. 3, 20 février 2013, n° 12-11.994, FS-P+B N° Lexbase : A4170I8X). Il en était de même concernant le cas d'une commune ayant fait réaliser sur un terrain appartenant à un particulier des travaux consistant, à l'occasion de l'aménagement d'un boulevard, à enfouir des canalisations d'assainissement sous le sol des parcelles et à installer des regards sur ces dernières (T. confl., 21 juin 2010, n° 3751 N° Lexbase : A6223E3U), ou dans le cas d'une ville ayant procédé à divers travaux sur l'immeuble appartenant à un particulier sans son autorisation (Cass. civ. 2, 18 mars 2010, n° 09-13.376, FS-P+B N° Lexbase : A8234ET7).
Il ressort clairement de la jurisprudence que la prise de possession d'une propriété privée par l'administration sans justifier d'un titre et sans utiliser les voies légales de l'expropriation est normalement constitutive d'une voie de fait (Cass. civ. 3, 30 novembre 1994, n° 92-19.192 N° Lexbase : A6523C7Q). De même, il avait été jugé que la prise de possession d'une partie d'un terrain qui n'a fait l'objet ni d'un arrêté de cessibilité, ni d'une cession amiable, mais seulement d'une déclaration d'utilité publique, est manifestement insusceptible de se rattacher à l'exercice d'un pouvoir appartenant à l'administration et est donc constitutif d'une voie de fait (Cass. civ. 3, 24 novembre 1993, n° 91-18.184 N° Lexbase : A5924AHU). Toutefois, l'existence d'une atteinte irrégulière portée à la propriété privée par l'administration ne suffisait pas à caractériser une voie de fait. Il était nécessaire, tout d'abord, que l'opération en cause soit réalisée dans des conditions manifestement non susceptibles de se rattacher à l'exercice des pouvoirs de l'administration, ce qui n'était pas le cas, par exemple, de l'implantation d'une ligne électrique, puisque les articles 12 et 12 bis de la loi du 15 juin 1906, sur les distributions d'énergie, permettent de recourir à la procédure d'expropriation -ainsi qu'aux servitudes- pour l'installation de lignes de transport électrique (Cass. civ. 3, 19 décembre 2012, n° 11-21.616, FP-P+B N° Lexbase : A1799IZN).
Cette conception restrictive de la voie de fait était en germe depuis plusieurs années, en témoigne une solution retenue par la troisième chambre civile dans un arrêt du 5 mai 2010 (Cass. civ. 3, 5 mai 2010, n° 09-66.131, FS-P+B N° Lexbase : A0833EX7). Dans cet arrêt, la Cour de cassation rejette la qualification de voie de fait dans une hypothèse où les travaux d'édification d'un canal avaient été réalisés sans titre, mais en complément du bassin de retenue auquel il était relié et pour la réalisation duquel le bénéficiaire de l'expropriation bénéficiait d'un titre résultant d'une procédure de déclaration d'utilité publique et d'expropriation régulièrement diligentées. Les conditions de la reconnaissance d'une voie de fait étant cumulatives, le fait que l'opération en cause se rattache bien à un pouvoir de l'administration aurait suffi à écarter cette qualification en l'espèce. Les juges avaient, toutefois, pour habitude de rappeler que, pour que la voie de fait soit retenue, il est, également, nécessaire que l'atteinte portée à la propriété privée soit suffisamment grave : l'inaction pendant de longues années des propriétaires successifs de parcelles, en pleine connaissance de l'ouvrage réalisé, s'oppose donc à la reconnaissance de celle-ci (Cass. civ. 3, 19 décembre 2012, n° 11-21.616, FP-P+B, précité) (1). De manière plus générale, en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique, il a été jugé que la seule constatation d'une voie de fait ouvre droit à réparation au profit des propriétaires (Cass. civ. 3, 9 septembre 2009, n° 08-11.154, FS-P+B N° Lexbase : A8939EKB).
II - Il est à noter que, dans le cas contraire, le juge sait se montrer intraitable envers la personne publique. Une décision du Tribunal des conflits du 6 mai 2002 (T. confl., n° 3287, 6 mai 2002 N° Lexbase : A7835C8P),a reconnu que le juge administratif dispose du pouvoir d'injonction à l'égard de l'administration en ce qui concerne les ouvrages publics. Dès 2003, la Haute juridiction administrative, dans une décision du 29 janvier 2003 (CE, Sect., 29 janvier 2003, n° 245239, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0493A7E), saisie d'une demande d'exécution d'une décision juridictionnelle dont il résulte qu'un ouvrage public, en l'espèce une ligne électrique, a été implanté de façon irrégulière, en ordonne, à certaines conditions, la démolition. A la suite de cette décision, le juge judiciaire s'autorise, de son côté, à prononcer la destruction d'un ouvrage public constitutif d'une voie de fait non régularisée (voir, par exemple, Cass. civ. 3, 5 mai 2010, n° 09-66.131, FS-P+B N° Lexbase : A0833EX7). Le principe d'intangibilité de l'ouvrage public devient ainsi un "principe relatif". Dans un premier temps, très peu de décisions avaient statué en ce sens. Il semble même que, de 2003 à 2004, le Conseil d'Etat n'ait ordonné qu'une seule fois, dans un arrêt rendu le 9 juin 2004 (CE 9° et 10° s-s-r., 9 juin 2004, n° 254691, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0971D3D), la suppression d'un ouvrage public, en l'espèce une ligne électrique, comme dans l'arrêt du 29 janvier 2003 précité, dans une zone protégée par la loi "montagne" (loi n° 85-30 du 9 janvier 1985, relative au développement et à la protection de la montagne N° Lexbase : L7612AGZ). En revanche, les juges du Palais-Royal ont, dans plusieurs décisions, refusé qu'un ouvrage public implanté irrégulièrement ne soit démoli. En revanche, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 13 février 2009 (CE 3° et 8° s-s-r., 13 février 2009, n° 295885, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1148EDU), n'avait pas ordonné la démolition d'une calle d'accès à la mer en s'appuyant sur son intérêt économique et sur "l'intérêt certain pour la sécurité des exploitants, des plaisanciers et des estivants" qu'elle présentait. Cette décision a pu être analysée comme montrant que la démolition d'un ouvrage public doit demeurer exceptionnelle et même comme "recréant une forme d'intangibilité au stade de l'exécution du jugement".
Cependant, en 2011, deux décisions du Conseil d'Etat ont confirmé la possibilité de démolir un ouvrage public mal implanté. Un premier arrêt du 20 mai 2011 (CE 1° et 6° s-s-r., 20 mai 2011, n° 325552, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0315HSH) avait enjoint la démolition d'un aménagement touristique et portuaire implanté sur les rives du lac du Bourget en violation de la loi "littoral" (loi n° 86-2 du 3 janvier 1986, relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral N° Lexbase : L7941AG9) et un autre arrêt du 14 octobre 2011 (CE, Sect., 14 octobre 2011, n° 320371, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7406HYX) jugé que le maintien d'un parking en cours de construction dans une station de sports d'hiver porterait atteinte au caractère et à l'intérêt du site. Une décision du 29 janvier 2003 (CE, Sect., 29 janvier 2003, n° 245239, publié au recueil Lebon, préc.), avait ensuite fixé les deux conditions à respecter lorsque le juge administratif est saisi d'une demande de démolition d'un ouvrage public implanté de façon irrégulière. Dans cette décision, il a été dit pour droit que le juge doit vérifier, tout d'abord, que la régularisation de l'ouvrage, au jour où il statue en qualité de juge de l'exécution, est impossible et, ensuite, procéder à un bilan coût-avantage permettant de démontrer que la démolition ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général. Une décision du 14 octobre 2011 (CE, Sect., 14 octobre 2011, n° 320371, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7406HYX), concernant les conditions liées à l'exercice du pouvoir d'injonction de démolition, a confirmé la possibilité de fonder cette demande sur l'article L. 911-1 du Code justice administrative (N° Lexbase : L3329ALU). Toutefois, le Conseil d'Etat a indiqué explicitement qu'il peut prescrire une demande d'exécution d'une décision juridictionnelle "qu'il soit saisi de conclusions tendant à ce qu'il prescrive les mesures d'exécution qu'implique nécessairement sa décision (CJA, art. L. 911-1 (N° Lexbase : L3329ALU) ou d'une demande d'exécution d'une décision précédemment rendue (CJA, art. L. 911-4 N° Lexbase : L3332ALY)", affirmant par là même l'unité de la procédure (2).
La solution de l'arrêt d'espèce renvoie donc aux fonctions traditionnelles du juge judiciaire, protecteur de la liberté individuelle et du droit de propriété, tandis que le juge administratif du référé-liberté est chargé, par l'article L. 521-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3058ALT), de mettre fin à une atteinte grave à une liberté fondamentale, notion qui inclut le droit de propriété (voir CE référé, 23 janvier 2013, n° 365262, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9100I3G) (3). Ce droit n'ayant pas été totalement annihilé, c'est donc au juge administratif qu'il reviendra en l'espèce de trancher définitivement le litige.
(1) P. Tifine, Chronique de droit de l'expropriation - Avril 2013, Lexbase Hebdo n° 285 du 18 avril 2013 - édition publique (N° Lexbase : N6663BTX).
(2) L'existence des ouvrages publics irrégulièrement édifiés menacée par le juge administratif - Questions à Corinne Manson, Maître de conférences en droit public, Université François Rabelais de Tours, Lexbase Hebdo n° 231 du 26 janvier 2012 - édition publique (N° Lexbase : N9796BSM).
(3) M-C. de Montecler, Le Tribunal des conflits redéfinit la voie de fait, AJDA 2013. 1245.
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