La lettre juridique n°556 du 30 janvier 2014 : Rupture du contrat de travail

[Jurisprudence] La limitation de la liberté d'expression du salarié par transaction

Réf. : Cass. soc., 14 janvier 2014, n° 12-27.284, FS-P+B (N° Lexbase : A7772KTZ).

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

le 30 Janvier 2014

Cela relève de son essence, la transaction comporte nécessairement des concessions réciproques si bien que, d'une certaine manière, chacune des parties y "perd" quelque chose. Les manifestations de ces concessions sont diverses. Il peut s'agir de l'obligation de verser une indemnité ou, au contraire, la privation d'une indemnité due, de la restriction d'un droit dont le contractant était titulaire ou, même, de la restriction d'une de ses libertés. Cette dernière proposition peut, cependant, faire difficulté en ce que le Code du travail encadre la restriction des libertés des parties au contrat de travail par l'intermédiaire de l'article L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P]) qui dispose que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". C'est à la question de l'articulation de ces deux règles que la Chambre sociale de la Cour de cassation était confrontée dans une affaire jugée le 14 janvier 2014. La Haute juridiction accepte la faculté pour les parties de limiter la liberté d'expression de l'ancien salarié par transaction (I]), mais contrôle l'atteinte qui doit demeurer proportionnée au but recherché (II]).
Résumé

Des restrictions peuvent être apportées à la liberté d'expression pour assurer la protection de la réputation et des droits d'autrui, dès lors que ces restrictions sont proportionnées au but recherché.

Commentaire

I - La faculté de limiter la liberté d'expression par transaction

  • Conditions de validité de la transaction

La transaction est une convention encadrée par le Code civil et définie par son article 2044 (N° Lexbase : L2289ABE) comme le contrat "par lequel les parties terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître". Si les dispositions du Code civil s'appliquent parfaitement à la transaction conclue entre un employeur et un salarié, des règles spécifiques ont été établies en droit du travail.

Ainsi, par l'effet de l'interdiction de renoncer par avance aux droits relatifs à la rupture du contrat de travail (1), la transaction ayant pour objet de régler le différend entre les parties né de la rupture du contrat de travail doit impérativement être conclue après la rupture (2).

La transaction devra surtout comporter des concessions réciproques de chacune des parties (3) qui, sans devoir nécessairement être d'une importance identique, devront à tout le moins ne pas être dérisoires (4).

Quant à l'objet de ces concessions, il varie selon les parties, même si celle de l'employeur réside généralement dans l'octroi d'une indemnité transactionnelle (5) alors que le salarié renonce à différents droits : droit d'agir en justice (6), droit à congés payés (7), etc..

Rares sont les concessions totalement interdites. Il a cependant été jugé que la transaction ayant pour objet de qualifier rétroactivement et artificiellement de période d'essai le début de la relation de travail dans le but d'éviter l'application du droit du licenciement était nulle (8). De la même manière, doit être annulée la transaction conclue postérieurement à l'avis du médecin du travail faisant suite à la suspension du contrat de travail et fixant rétroactivement la date de la rupture du contrat à une date antérieure à l'avis médical (9).

  • Liberté d'expression et relation de travail

Une clause de la transaction peut-elle priver le salarié de sa liberté d'expression ? La réponse à cette question posée à la Chambre sociale de la Cour de cassation impose de revenir sur la conception de la liberté d'expression adoptée par le droit du travail.

A côté du droit à l'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail octroyées à chaque salarié par application de l'article L. 2281-1 du Code du travail (N° Lexbase : L2503H9L), les salariés conservent, malgré la relation de travail, le bénéfice de la liberté d'expression garantie par la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW), mais, surtout, par des textes à valeur supérieure, comme l'article 11 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen (N° Lexbase : L1358A98) ou l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4743AQQ).

Le salarié jouit donc de sa liberté d'expression et les restrictions qui peuvent lui être apportées doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché (10).

  • L'espèce

Un célèbre journaliste de télévision avait été licencié par la chaîne qui l'employait. A la suite du licenciement fut conclue une transaction par laquelle chacune des parties s'engageait à ne pas critiquer ou dénigrer l'autre. Le journaliste publia, néanmoins, un ouvrage dont le contenu fut considéré par l'employeur comme une violation de son obligation transactionnelle et saisit le juge prud'homal pour obtenir réparation du préjudice subi.

Le juge prud'homal, et la cour d'appel de Versailles dans son sillage, refusèrent d'annuler la clause de la transaction et condamnèrent le journaliste pour violation de l'obligation transactionnelle.

Au soutien de son pourvoi, le journaliste invoquait pour l'essentiel la règle tirée de l'article L. 1121-1 du Code du travail et soutenait que seul l'abus de la liberté d'expression pouvait constituer une limite à sa liberté d'expression, si bien que la clause qui lui interdisait toute critique n'était ni nécessaire, ni proportionnée au but recherché et, par conséquent, devait être annulée. La clause aurait, en outre, un domaine trop vaste interdisant toute critique relative aux vingt années de collaboration des parties et n'étant donc pas limité à l'encadrement des effets de la rupture. La liberté d'expression, consacrée par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme relèverait du domaine de l'ordre public absolu, si bien qu'il ne serait pas permis d'y déroger par accord transactionnel.

La Chambre sociale rejette le pourvoi par un arrêt rendu le 14 janvier 2014 et juge que "des restrictions peuvent être apportées à la liberté d'expression pour assurer la protection de la réputation et des droits d'autrui dès lors que ces restrictions sont proportionnées au but recherché". Cherchant à analyser si l'atteinte était justifiée et proportionnée, elle rappelle que la transaction avait pour objet de "mettre fin à une intense polémique médiatique entretenue par le salarié après son licenciement, de nature à nuire à la réputation de son employeur" et qu'elle "comportait l'engagement réciproque de cesser tout propos critique et dénigrant, qu'elle était précise dans son objet et quant aux personnes physiques et morales ainsi qu'aux programmes que le salarié s'engageait à ne pas critiquer ni dénigrer, qu'elle était limitée à dix-huit mois". Les juges d'appel avaient justement déduit que l'atteinte "était justifiée et proportionnée au but recherché".

II - Le contrôle de la limitation de la liberté d'expression par transaction

  • Application de l'article L. 1121-1 du Code du travail à la transaction ?

On peut se demander si la Chambre sociale fait, ici, application à la transaction des dispositions issues de l'article L. 1121-1 du Code du travail. D'abord, le texte n'est pas clairement invoqué et la référence à la justification de l'atteinte opérée s'écarte de celle trouvée par le texte dans la "nature de la tâche à accomplir". En outre, ce texte est plus couramment employé pour contrôler le caractère justifié et proportionné de clauses du contrat de travail (11) ou, plus généralement, de contraintes ou d'atteintes à des libertés durant la relation de travail (12). Au contraire, ici, c'est le contenu d'une transaction, dont l'exécution intervient après la rupture du contrat de travail, qui est confronté à cette règle.

Peut-être la Chambre sociale mobilise-t-elle une règle plus générale dont le texte ne serait qu'une application (13). La règle de l'article L. 1121-1 du Code du travail n'est, d'ailleurs, pas expressément limitée à l'exécution de la relation de travail, même si la référence à la "tâche à accomplir", soigneusement écartée en l'espèce, ramène évidemment à la phase d'exécution davantage qu'elle n'évoque le stade de la rupture des relations. Enfin, s'il est vrai que le texte figure dans une partie du Code du travail relative aux relations individuelles, on sait depuis longtemps que les litiges relatifs aux transactions relèvent très clairement du domaine des relations professionnelles lorsqu'elles surviennent à la suite de la rupture du contrat de travail, comme l'illustre par exemple le fait que le juge prud'homal soit compétent en la matière.

En définitive, la Chambre sociale semble adapter la règle de justification et de proportionnalité des atteintes aux droits et libertés du salarié pour l'appliquer à la transaction qui, lorsqu'elle entend régler les conséquences de la rupture du contrat, doit trouver une justification différente de la nature de la tâche qui n'est plus à accomplir. La justification de l'atteinte est puisée dans la protection de la réputation et des droits d'autrui.

Pour le reste, le juge judiciaire fait, somme toute, une application fort classique de la règle : la Chambre sociale constate que les juges d'appel avaient recherché l'existence d'une justification (l'existence d'une "intense polémique médiatique") et analyse le caractère proportionné de la mesure (précision de la limitation dans son objet et limitation dans le temps).

  • Nouvelle condition implicite de la transaction ?

Il peut être intéressant d'imaginer une autre solution à cette affaire. Que se serait-il produit, en effet, si l'atteinte à la liberté d'expression prévue par la transaction avait été jugée injustifiée ou disproportionnée ? L'analyse proposée par le journaliste demandeur semble pouvoir être retenue : à l'image d'une clause du règlement intérieur ou du contrat de travail portant une atteinte excessive à une liberté du salarié, la clause de la transaction aurait pu être annulée ou être réputée non écrite, emportant éventuellement avec elle la transaction dans son ensemble s'il s'agissait de la concession unique du salarié.

Il pourrait, ainsi, apparaître une nouvelle condition de validité de la transaction qui n'était pas jusqu'ici totalement formalisée quoique implicitement présente dans certaines décisions refusant de valider la transaction par laquelle le salarié renonçait à la période d'essai ou au droit tiré de l'inaptitude médicale (14). L'excès de la concession octroyée ne pourrait être admis.

Il reste, cependant, peu probable que cette analyse puisse même indirectement ramener à l'analyse du caractère proportionné des concessions elles-mêmes. Seule l'atteinte à un droit ou à une liberté est ici jugée excessive sans qu'une pesée de la contrepartie, de la concession obtenue par le salarié en échange de l'atteinte ne soit menée. Si, en définitive, les transactions ne peuvent donc comporter de concessions consistant en des atteintes excessives à des droits ou libertés des salariés, ce caractère excessif ne devrait pas être apprécié à l'aune des concessions offertes par la partie adverse.


(1) C. trav., art. L. 1231-4 (N° Lexbase : L1068H9G).
(2) Cass. soc., 29 mai 1996, n° 94-41.948, publié (N° Lexbase : A2145AAP) ; Dr. soc., 1996, p. 687, note J. Savatier ; JCP, 1996, II, 22711, note F. Taquet.
(3) Cass. soc., 18 décembre 2001, n° 99-40649, publié au bulletin (N° Lexbase : A7222AXR), Dr. soc., 2002, p. 360, obs. B. Gauriau.
(4) Cass. soc., 18 mai 1999, n° 96-44.628 (N° Lexbase : A4655AGI), Dr. soc., 1999, p. 749, obs. B. Gauriau ; Cass. soc., 15 mai 2008, n° 07-40.627, F-D (N° Lexbase : A5420D8A) ; Dr. soc., 2008, p. 986, note Ch. Radé.
(5) L'employeur peut également concéder une qualification de licenciement d'une gravité inférieure à celle qui aurait pu être prononcée, v. Cass. soc., 29 octobre 2002, n° 00-44.779, inédit (N° Lexbase : A4066A3Y).
(6) Cass. soc., 3 juin 1981, n° 79-41.887 (N° Lexbase : A9088AAT).
(7) Cass. soc., 26 mai 1988, n° 85-42.951 (N° Lexbase : A1507AHB) ; Cass. soc., 1er décembre 2004, n° 02-46.341, publié (N° Lexbase : A1259DED).
(8) Cass. soc. 18 juin 1996, n° 92-44.729 (N° Lexbase : A9328AB4).
(9) Cass. soc., 29 juin 1999, n° 97-40426, publié au bulletin (N° Lexbase : A5352AW7).
(10) Cass. soc., 28 avr. 2011, n° 10-30.107, F-P+B (N° Lexbase : A5365HPE) ; JCP éd. S, 2011, 1374, note B. Bossu.
(11) Par ex. à propos de la mise en oeuvre d'une clause de mobilité, v. Cass. soc., 13 janvier 2009, n° 06-45.562, FS-P+B (N° Lexbase : A3375ECY) ; D., 2009, p. 1799, note M.- C. Escande-Varniol ; Dr. soc., 2009, p. 614, obs. Ch. Radé ; JCP éd. S, 2009. 1162, obs. B. Bossu.
(12) Les applications sont fort nombreuses. V., par ex., en dernier lieu sur les fichiers informatiques, Cass. soc., 10 mai 2012, n° 11-13.884, F-P+B (N° Lexbase : A1376ILK) et les obs. de L. Casaux-Labrunée, "Mes documents"... ne sont pas personnels !, Lexbase Hebdo n° 486 du 24 mai 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N2082BTB).
(13) Pour le règlement intérieur, v. C. trav., art. L. 1321-3 (N° Lexbase : L8833ITC) et pour le droit d'alerte des délégués du personnel, C. trav., art. L. 2313-2 (N° Lexbase : L8848ITU).
(14) Cf. supra, notes n° 8 et 9.

Décision

Cass. soc., 14 janvier 2014, n° 12-27.284, FS-P+B (N° Lexbase : A7772KTZ)

Rejet (CA Versailles, 15ème ch., 5 septembre 2012, n° 11/04706 N° Lexbase : A9057ITM)

Textes concernés : C. trav., art. L. 1121-1 (N° Lexbase : L0670H9P)

Mots-clés : transaction ; liberté d'expression ; proportionnalité au but recherché

Liens base : (N° Lexbase : E9926ESG)

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