Réf. : Cass. soc., 25 septembre 2024, n° 23-11.860, FS-B N° Lexbase : A2981548
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par Fanny Gabroy, Professeure de droit privé à l’Université CY Cergy Paris Université
le 02 Octobre 2024
► Même au temps et au lieu de travail, le salarié a droit au respect de l’intimité de sa vie privée, laquelle implique le secret des correspondances ; par conséquent, l’employeur ne peut utiliser le contenu des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail, pour le sanctionner.
Faits et procédure. Un salarié, occupant les fonctions de directeur général chargé des ventes, est licencié pour faute grave pour avoir envoyé, à l’un de ses collègues et à trois autres personnes, des messages électroniques à partir de sa messagerie professionnelle, dont le contenu semblait porter sur des blagues et commentaires vulgaires et sexistes. Le salarié saisit la juridiction prud’homale.
La cour d’appel de Versailles (CA Versailles, 8 décembre 2022, n° 22/00880 N° Lexbase : A92778YA) considère que le licenciement est bel et bien justifié par une faute grave, eu égard au contenu « dégradant pour les femmes » des messages envoyés.
L’arrêt d’appel est cassé par la Cour de cassation, reprochant aux juges du fond de s’être fondés, pour retenir la faute grave, sur la charte interne destinée à prévenir le harcèlement sexuel, alors que les messages litigieux ne constituaient pas des faits de harcèlement sexuel (Cass. soc., 2 février 2022, n° 19-23.345, F-D N° Lexbase : A51407LX).
Sur renvoi, la cour d’appel de Versailles prononce la nullité du licenciement, estimant ce dernier fondé sur une atteinte à la liberté d’expression du salarié. La société, au soutien de son pourvoi, tentait de faire admettre à la Chambre sociale de la Cour de cassation que les propos tenus dans les messages électroniques dépassaient les limites de l’exercice de la liberté d’expression.
Enjeux. Lorsque le licenciement est fondé sur une atteinte à une liberté fondamentale, comme la liberté d’expression, sa sanction est particulièrement énergique. Le licenciement prononcé est nul, solution initialement retenue par la Cour de cassation dans l’arrêt « Clavaud » (Cass. soc., 28 avril 1988, n° 87-41.804 N° Lexbase : A4778AA9), puis consacrée par le législateur à l’article L. 1235-3-1 du Code du travail N° Lexbase : L1441LKL. L’annulation du licenciement entraîne un droit à la réintégration du salarié dans l’entreprise ainsi qu’un droit à une indemnité d’éviction, destinée à compenser la totalité du préjudice économique subi au cours de la période écoulée entre le licenciement et la réintégration effective dans son emploi. En cas de non-réintégration, le salarié peut prétendre à une indemnité qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois, l’application des barèmes Macron étant écartée (C. trav., art. L. 1235-3-1).
Solution. La Cour de cassation rejette le pourvoi de la société, mais en procédant à une substitution de motifs. Elle considère que le licenciement est fondé, non pas sur une violation de la liberté d’expression du salarié, mais sur une atteinte au droit au respect de l’intimité de sa vie privée.
La Chambre sociale rappelle, dans un premier temps que, sur le fondement des articles 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme N° Lexbase : L4798AQR, 9 du Code civil N° Lexbase : L3304ABY et L. 1121-1 du Code du travail N° Lexbase : L0670H9P, le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée, laquelle implique le secret des correspondances. Dès lors, l’employeur ne peut utiliser le contenu des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail, pour le sanctionner. La Cour de cassation précise, dans un deuxième temps, qu’en principe, un motif tiré de la vie personnelle d’un salarié ne peut justifier un licenciement, sauf si ce motif constitue un manquement à une obligation découlant du contrat de travail. En conséquence, le licenciement fondé sur une violation du droit au respect de l’intimité de la vie privée du salarié doit être annulé.
En l’occurrence, les propos reprochés au directeur général avaient été échangés lors d’une conversation privée, dans un cadre strictement privé, sans rapport avec l’activité professionnelle. Cette conversation, de nature privée, ne pouvait constituer un manquement aux obligations découlant du contrat de travail et justifier le licenciement pour faute grave du salarié.
Observations sur le caractère illicite du licenciement. La solution, s’inscrivant dans la lignée de la jurisprudence de la Cour de cassation, ne surprend pas. De jurisprudence constante, les employeurs ne peuvent « prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail et ceci même au cas où l’employeur aurait interdit une utilisation non professionnelle de l’ordinateur » (Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942 N° Lexbase : A1200AWD). Outre la présomption du caractère professionnel des messages et fichiers contenus sur un outil numérique professionnel, s’il s’avère que le contenu du document est personnel, l’employeur ne peut l’utiliser à l’appui d’une sanction disciplinaire (Cass. soc., 5 juillet 2011, n° 10-17.284, F-D N° Lexbase : A9555HUG, à propos de photos érotiques échangées entre deux salariés de l’entreprise).
La Cour de cassation juge de manière tout aussi constante qu’un fait tiré de la vie personnelle du salarié ne peut à lui seul justifier un licenciement. Seuls deux tempéraments sont admis. Premièrement, bien que de moins en moins admis, lorsque les faits reprochés au salarié entraînent un trouble objectif caractérisé au fonctionnement de l’entreprise (Cass. soc., 17 avril 1991, n° 90-42.636 N° Lexbase : A3738AAP ; Cass. soc., 20 novembre 1991, n° 89-44.605 N° Lexbase : A9479AAC). Secondement, lorsque le comportement du salarié constitue un manquement à une obligation découlant de son contrat de travail. Seule cette seconde exception justifie un licenciement disciplinaire (Cass. soc., 3 mai 2011, n° 09-67.464, FS-P+B N° Lexbase : A2484HQ3 ; Cass. soc., 30 septembre 2020, n° 19-12.058, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A41383W8 ; Cass. soc., 4 octobre 2023, n° 21-25.421, F-B N° Lexbase : A03711KX).
Cette dernière règle a été récemment rappelée par l’Assemblée plénière, à propos de messages à caractère insultant et homophobe, échangés dans une conversation privée entre deux collègues au moyen de la messagerie intégrée au compte Facebook personnel du salarié, installé sur son ordinateur professionnel (Cass. ass. plén., 22 décembre 2023, n° 21-11.330 N° Lexbase : A27232A4).
Aussi, les contenus des messages à caractère privé échangés entre deux salariés, y compris au moyen des outils numériques professionnels, ne peuvent en eux-mêmes constituer un manquement à une obligation du contrat de travail, fussent-ils homophobes, racistes (v. en ce sens : Cass. soc., 6 mars 2024, n° 22-11.016 N° Lexbase : A29592SE) ou encore sexistes. Bien entendu, il en serait autrement si le message était insultant à l’endroit de son destinataire.
Observations sur la sanction du licenciement illicite. Pour la Cour de cassation, dans la présente décision, l’utilisation de ces messages privés par l’employeur, afin de sanctionner le salarié, constitue une atteinte au droit au respect de l’intimité de la vie privée du salarié, entraînant la nullité du licenciement. C’est sur ce dernier point que l’arrêt apporte, à notre sens, une solution quelque peu nouvelle.
Auparavant, la Cour de cassation semblait conclure à un licenciement sans cause réelle et sérieuse (par ex., Cass. soc., 9 mars 2011, n° 09-42.150, FS-P+B N° Lexbase : A2470G9D ; Cass. soc., 3 mai 2011, n° 09-67.464, FS-P+B N° Lexbase : A2484HQ3 ; Cass. soc., 4 octobre 2023, n° 21-25.421, F-B N° Lexbase : A03711KX ; Ass. plén., 22 décembre 2023, n° 21-11.330 N° Lexbase : A27232A4 ; Cass. soc., 6 mars 2024, n° 22-11.016 N° Lexbase : A29592SE), suscitant un doute sur la sanction de ce licenciement illicite.
Dans cet arrêt du 25 septembre 2024, elle affirme clairement que le licenciement intervenu « même en partie » en violation du droit au respect de l’intimité de la vie privée du salarié, qui est une « liberté fondamentale », entraîne « à lui seul » la nullité du licenciement. On aura par ailleurs reconnu derrière ces deux formules le motif contaminant (v. Ch. Radé, Le motif contaminant, Lexbase Social, février 2016, n° 644 N° Lexbase : N1350BWW).
Il n’aura toutefois pas échappé au lecteur le plus averti que si les arrêts précités sanctionnaient le licenciement fondé « sur un motif tiré de la vie personnelle du salarié » par le défaut de cause réelle et sérieuse, l’arrêt du 25 septembre 2024 justifie la nullité par la « violation du droit au respect de l’intimité de la vie privée ». Est-ce à dire que, pour la Chambre sociale, seul le droit au respect de l’intimité de la vie privée peut être qualifié de liberté fondamentale, au sens de l’article L. 1235-3-1 ? Le cas échéant, qu’engloberait ce droit ? À la lecture de cette décision, on pourrait y inclure, assez sûrement, le secret des correspondances. Mais, pour le reste, il faudrait tracer les frontières du « droit au respect de l’intimité de la vie privée » et celles « de la vie personnelle » du salarié, ce qui ne sera guère aisé…
Pour aller plus loin :
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