La lettre juridique n°595 du 18 décembre 2014 : Éditorial

Huit valeurs qui justifient une information numérique (juridique)... payante

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 20 Décembre 2014


"Rien n'est jamais sans conséquence. En conséquence, rien n'est jamais gratuit" - Confucius

Coup sur coup, les juges parisiens tentent d'endiguer, à la demande des producteurs, la diffusion gratuite et illégale de produits musicaux ou télévisuels, tant en ordonnant aux fournisseurs d'accès à internet (FAI) de bloquer l'accès aux sites de téléchargement illégal de musique, ainsi qu'à leurs sites miroirs (TGI Paris, 3ème ch., 4 décembre 2014, n° 14/03236), qu'en condamnant un hébergeur pour défaut de prompt retrait (CA Paris, Pôle 5, 1ère ch., 2 décembre 2014, n° 13/08052). L'affaire n'est pas nouvelle ; les juges souhaitent régulièrement responsabiliser les hébergeurs quant à leurs obligations, si minimes soient-elles, pour favoriser le respect des droits d'auteur, comme ils enjoignent, une fois par an, aux FAI de "fermer les vannes" du téléchargement et du streaming illégal : un coup d'épée dans l'eau ?

Les deux décisions parisiennes sont intéressantes car elles témoignent de la philosophie du net toute entière, à travers les dispositifs coercitifs jurisprudentiels mis en oeuvre par les magistrats à l'adresse des acteurs d'internet facilitant, à leur corps défendant le plus souvent, ou non, l'accès illégal à des contenus protégés. D'une part, la cour d'appel de Paris condamne l'hébergeur à la somme conséquente de 1 132 000 euros pour pas moins de 566 manquements à son obligation de prompt retrait ; les juges précisant sans ambages que la diffusion illicite d'émissions a ainsi nécessairement un impact négatif sur l'audience télévisée et par voie de conséquence sur les recettes publicitaires de cette société privée, ne bénéficiant pas de la redevance de l'audiovisuel. D'autre part, le tribunal de grande instance de Paris précise que le nombre de sites qui doivent faire l'objet de l'interdiction d'accès est limitativement fixé par le jugement et toute mesure touchant un autre site doit être autorisée par une autorité judiciaire, les FAI n'ayant pas d'obligation de surveillance de contenus et la société collective demanderesse ne disposant pas du droit de faire bloquer l'accès des sites sans le contrôle préalable de l'autorité judiciaire. Les FAI ont donc l'obligation de mettre en place des mesures qui ne doivent répondre qu'à ce qui apparaît nécessaire à la préservation des droits en cause, sans risquer de devenir obsolètes. Quant au coût de ces mesures, le TGI estime qu'il ne peut être mis à la charge des FAI et qu'il leur appartiendra de solliciter le remboursement, s'ils le souhaitent, auprès des demandeurs. Deux poids, deux mesures ? Non, c'est le principe de responsabilisation qui s'applique pour autant que l'acteur du net (hébergeur ou FAI) soit conscient et débiteur d'une obligation particulière en faveur du respect des droits des ayants-droit sur les oeuvres copiées illégalement. Une fois encore, ce n'est pas le fait d'héberger des oeuvres reproduites illégalement qui est sanctionné lourdement, mais le défaut de prompt retrait sur demande régulière du titulaire des droits sur les oeuvres en cause.

Mais, l'on sait que le morceau musical ou la vidéo protégée sera remis en ligne quelques heures après le prompt retrait respecté ; comme les sites de téléchargement ou de streaming illégal seront dupliqués vers de nouvelles adresses ou de nouvelles plateformes que les FAI n'auront pas pu bloquer -faute pour l'ordonnance, bien souvent, de citer le site miroir ou la nouvelle adresse non encore mis en service au moment de son prononcé-. C'est le jeu du chat et de la souris, dont l'enjeu intrinsèque apparaît nul. Car personne ne se fait d'illusions sur l'issue plus que probable : comme dans Tom et Jerry, le rongeur s'échappe.

Il s'échappe parce que l'économie, en général, et l'économie numérique, en particulier, tendraient vers la gratuité. L'économie digitale surferait sur une vague de copies : Anderson explique très bien que, là où Gilette offrait des rasoirs qui allaient avec les lames que nous payions, les coûts de reproduction régressant chaque année, par l'amélioration des technologies de la numérisation, associés à un foisonnement de l'offre sur une toile débridée, conduisent l'économie du web vers le "prix nul" -ce qui n'est pas la même chose que la gratuité à proprement parler-. "Il n'y a jamais eu un marché plus concurrentiel que l'internet, et chaque jour le coût marginal de l'information devient plus proche de rien du tout" expose le journaliste américain, auteur de Free ! Entrez dans l'économie du gratuit. Ou encore : "la constante diminution des coûts de production de l'économie numérique incitera bientôt la plupart des entreprises à donner la majorité de leurs produits". En cela, l'économie numérique ne ferait qu'exacerber la baisse des coûts résultant de l'hégémonie des productions à bas coûts chinoises ou indiennes : les coûts des biens marchands réels enregistrant une baisse constante, l'internaute refuse de payer les produits immatériels dont il peine à reconnaître et/ou quantifier la valeur.

Pour autant, les actions entreprises par les producteurs de musique, films et autres émissions télévisuelles ont-ils tort de saisir les juges pour ce qui ne constituera qu'une goutte d'eau (bénite) dans l'océan libertaire d'internet ? L'enjeu extrinsèque de ces actions est alors le temps : le temps gagné, le temps ainsi accordé pour trouver un nouveau business model compatible avec l'explosion de la contrefaçon culturelle et informative. Le temps de choisir entre le modèle fremium, qui couple une version gratuite grand public à une version payante, plus évoluée pour un marché de niche ; le modèle publicitaire ; celui des "subventions croisées", qui permet d'offrir gratuitement un produit pour inciter à en acheter un autre ; celui du coût marginal nul, pour lequel il est plus simple d'offrir que de faire payer -mais il faut alors trouver une autre source de revenu- ; le modèle de l'échange de travail collaboratif et mutualisé ; enfin celui de l'économie du don, pour lequel l'argent n'est pas la seule motivation, mais le partage des savoirs, notamment, est primordial. Bien évidement, aucun de ces modèles ne satisfait les acteurs de l'économie dite réelle, parce qu'inexorablement aucun d'entre eux ne permet d'atteindre les sommets de rentabilité enregistrés sous l'ère pré-numérique. Mais, il leur faudra nécessairement renoncer à leurs avantages acquis pour inventer un nouveau corps business et contrarier la gratuité rampante d'internet et de ses contenus.

Et, les éditeurs juridiques dans tout cela ? Un peu de ceci, un peu de cela... Une chose est certaine : la profusion de l'information gratuite et celle de l'offre d'accès numérique à des bases de données juridiques obligent les acteurs de cette "niche" économique -de 250 millions d'euros tout de même- à repenser, sinon à améliorer, leur conception de la rentabilité, sinon leur business model lui-même. Quand le coeur de l'information juridique (les sources juridiques via Légifrance ou Eur-Lex) est gratuit ; quand le traitement de l'information est largement diffusé (sites officiels, blogs, réseaux sociaux, etc.) ; quand les systèmes de veille sont, eux-mêmes, gratuits ou peu onéreux (Mozilla Update Scanner, Website Watcher, Google Alerts, Talkwalker Alerts, Netvibes et Feedly) : que faire payer à l'abonné ? Qu'est-ce qui peut bien le motiver à débourser pour accéder aux contenus d'un voire, comble du luxe aujourd'hui, plusieurs éditeurs juridiques ?

Kevin Kelly, fondateur de Wired, nous éclaire tous, lecteurs, abonnés et éditeurs :

- l'immédiateté. Avoir accès à une jurisprudence le surlendemain de son prononcé dans son intégralité ; à son commentaire la semaine en cours ; à l'actualisation rapide de l'ensemble des bases de données concernées : quel éditeur respecte cet engagement ?

- la personnalisation. Avoir accès à sa jurisprudence locale ; pouvoir composer son e-book avec ses propres recherches ; actualiser ses recherches et poser des veilles personnelles sur ses domaines de compétence : quel éditeur respecte cet engagement ?

- l'interprétation. L'accès aux sources principales est gratuit, mais quid de leur intelligibilité ? Un arrêt de la Cour de cassation est-il compréhensible sans l'arrêt d'appel ? Et ce dernier sans sa première instance ? Avoir accès à une contextualisation et une mise en perspective exhaustive de l'information : quel éditeur respecte cet engagement ?

- l'authenticité. Avoir accès à l'analyse d'un collège d'auteurs spécialistes reconnus dans leurs matières respectives et diversifié ; être certain de la fiabilité de leur analyse parce que vous êtes certains que ce sont bien eux qui écrivent et non une cohorte de doctorants : quel éditeur respecte cet engagement ?

- l'accessibilité. Avoir accès à sa base de données à tout instant, sans interruption de service, sans problème de connexion, voire sans sésame (logins/mots de passe) obligatoire, sur tous supports médias, tablettes et smartphones compris ; avoir accès à des liens profonds permanents et intangibles ; être certain de l'intégrité des informations communiquées : quel éditeur respecte cet engagement ?

- l'incarnation. Avoir accès à un véritable service en qualité d'abonné ; pouvoir commander des décisions introuvables ; pouvoir demander une aide documentaire pour trouver une information précise ; pouvoir joindre toute la semaine, soir et week-end son conseiller : quel éditeur respecte cet engagement ?

- le mécénat. Trouver auprès de l'éditeur un véritable partenaire dans sa vie professionnelle, au-delà du simple encaissement du prix de l'abonnement ; élaborer ensemble des projets collaboratifs éditoriaux ; pouvoir compter sur le soutien technique, logistique et éditorial d'un partenaire pour des colloques, conférences, commissions, etc. : quel éditeur respecte cet engagement ?

- la trouvabilité. Que vaut un site d'information pléthorique dans lequel on ne distingue rien ; dans lequel il n'y a pas de hiérarchie de l'information ; dans lequel il est plus difficile de trouver sa documentation pertinente que de chercher dans le livre correspondant ? Que vaut un site d'information dont le moteur de recherche ne sert qu'à trouver des documents, sans les classer, les ordonner, les valoriser, les référencer ? Quel éditeur respecte cet engagement ?

"Ces 8 valeurs génératives demandent une compréhension de la façon dont l'abondance engendre un nouvel état d'esprit", conclut Kevin Kelly.

J'ajouterai que ces huit valeurs sont génératrices de la confiance d'un abonné, professionnel du droit, à l'adresse de l'éditeur. Et, finalement, il n'est pas incongru que l'économie de l'immatériel soit fondée et prospère sur la valeur immatérielle par excellence que constitue la confiance ; seule valeur capable de bourse délier, seule capable de justifier que l'économie numérique demeure une économie payante.

"Rien n'est gratuit en ce bas monde. Tout s'expie, le bien comme le mal, se paie tôt ou tard. Le bien c'est beaucoup plus cher forcément" - Céline dans Semmelweis.

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