La lettre juridique n°859 du 25 mars 2021

La lettre juridique - Édition n°859

Avocats/Champ de compétence

[Brèves] L’Autorité de la concurrence propose au Gouvernement la création de deux offices d’avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation d’ici 2023

Réf. : Avis Autorité de la concurrence n° 21-A-02, 23 mars 2021, relatif à la liberté d'installation et à des recommandations de créations d'offices d'avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation (N° Lexbase : X8366CMS)

Lecture: 2 min

N6889BYS

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par Marie Le Guerroué

Le 24 Mars 2021

► L’Autorité de la concurrence propose au Gouvernement la création de deux offices d’avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation d’ici 2023, qui viendront s’ajouter aux huit offices déjà créés depuis 2017, portant le nombre total d’offices à 70.

En application de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques (loi « Macron ») (N° Lexbase : L4876KEC), qui prévoit un réexamen de situation au moins tous les deux ans, l’Autorité a déterminé le nombre d’offices qu’il y a lieu de créer pour la période 2021-2023 (3ème période d’application de la loi). L’analyse menée, qui fait suite à celle réalisée pour les périodes 2016-2018 (4 offices créés) et 2018-2020 (4 offices créés) s’est appuyée sur l’évolution prévisible des contentieux devant les Hautes juridictions (Conseil d’État et Cour de cassation), sur l’activité et la situation économique des professionnels en place avant la réforme et de ceux nouvellement installés depuis 2016 dans le cadre de la libre installation (activité des professionnels, revenus, profitabilité). L’Autorité a notamment pris en compte dans son analyse les effets de la crise du Covid-19 sur l’activité des deux juridictions suprêmes et sur l’activité des avocats aux Conseils. Au terme de cette analyse, l’Autorité de la concurrence propose donc au Gouvernement la création de deux offices d’avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation d’ici 2023, qui viendront s’ajouter aux huit offices déjà créés depuis 2017, portant le nombre total d’offices à 70.

À noter que la publication de l’avis de l’Autorité au JO fera courir le délai de deux mois dans lequel les personnes intéressées peuvent déposer leur demande de nomination dans un office créé d’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation (décret n° 91-1125 du 28 octobre 1991 relatif aux conditions d’accès à la profession d’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, art. 25 N° Lexbase : L1713IRU).

Pour en savoir plus : v. ÉTUDE : La représentation en justice et défense, Le cas particulier des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassationin La profession d'avocat, (dir. H. Bornstein), Lexbase, (N° Lexbase : E36333RY).

 

 

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Contrat de travail

[Tribune] Les travailleurs de plateforme invitent à faire œuvre de modernité

Lecture: 15 min

N6903BYC

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par Jérôme Giusti, Avocat associé fondateur et Alexandre Philipponneau, Avocat, Metalaw Avocats Associés

Le 24 Mars 2021

Les plateformes numériques de travail, permettant le transport de personnes avec chauffeurs ou la livraison de repas à domicile, ne cessent plus de faire parler d’elles. Ayant déjà suscité de nombreuses décisions judiciaires, abondamment commentées, elles occupent depuis deux ans l’agenda du Gouvernement qui, après une loi d’orientation des mobilités [1] et l’installation de deux missions pour réfléchir au statut des travailleurs de plateforme, s’apprête à proposer à l’homologation du Parlement, avant le 24 avril 2021, une prochaine ordonnance dont l’objet est d’organiser un dialogue social entre les plateformes et leurs travailleurs [2].

Au-delà d’être subordonnés aux plateformes qui les emploient, ces travailleurs sont aliénés à l’algorithme, lequel pourrait devenir bientôt notre nouveau « patron » à tous. L’algorithme n’est pas seulement la nouvelle machine des temps modernes, l’algorithme dirige, contrôle et sanctionne. Il est l’employeur. Et notre Gouvernement, tout à son affaire de chercher à imposer un tiers statut, entre l’indépendance et le salariat, à travers notamment la tentative avortée de faire émerger des « chartes de responsabilité sociale », sera peut-être bien un jour le dernier Gouvernement en Europe à ne pas protéger les travailleurs de plateforme. Car en ces temps de crise sanitaire, le droit du travail et la protection sociale sont redevenus étonnement modernes. C’est la « start-up nation » qui risque bientôt de souffrir de ringardisme et, quitte à être résolument modernes, pourquoi ne pourrions-nous pas aujourd’hui défendre, pour mieux protéger ces travailleurs, l’avènement d’une action de groupe prud’homale ?

Entendons Alain Supiot, Professeur émérite au Collège de France, nous dire que : « Aujourd’hui, sous la pression d’un intense lobbying, le législateur semble s’acharner à soustraire les plateformes du champ d’application du droit du travail. C’est un jeu très dangereux dont on ne mesure pas assez les risques. La conception des algorithmes devrait par ailleurs faire l’objet d’un débat contradictoire et même entrer dans le champ de la négociation collective. Pour cela, il faut un cadre législatif. Sinon, il ne se passera rien, les plateformes se contenteront de faire la réclame de chartes sans valeur et inopérante » [3].

I. Des travailleurs subordonnés à l’algorithme  

À l’occasion de deux arrêts importants, la Chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que les travailleurs collaborant avec une plateforme numérique de travail sont en réalité des travailleurs salariés, dénonçant ainsi le caractère fictif de leur statut de travailleurs indépendants [4].

À cette occasion, les juges ont retenu qu’un chauffeur Uber faisait partie intégrante d’un service de prestation de transport, tout entier créé et organisé par la plateforme, lequel ne lui permettait pas de se constituer une clientèle propre ou de fixer librement ses tarifs ni les modalités d’exercice de sa prestation. La Cour de cassation a également relevé que l’application imposait au chauffeur un itinéraire particulier dont il n’avait pas le libre choix, dès lors que des corrections tarifaires lui étaient appliquées s’il ne suivait pas cet itinéraire. Il ne pouvait pas non plus réellement choisir les courses qui lui convenaient, dès lors que la destination finale de la course ne lui était pas connue d’avance. Les juges de la Cour suprême ont enfin constaté l’existence d’un pouvoir de sanction d’Uber à l’égard du chauffeur, puisque la société dispose de la faculté de le déconnecter de son compte, temporairement ou définitivement, en raison de faits considérés comme plus ou moins fautifs.  

Ce faisant, la Cour de cassation a appliqué une analyse traditionnellement retenue en droit du travail, à savoir que le salariat se déduit d’une relation de subordination du travailleur à l’employeur, laquelle se caractérise classiquement par un pouvoir de direction, contrôle et sanction. Pour beaucoup de commentateurs, l’arrêt du 4 mars 2020 est un arrêt de principe qui s’applique à tous les travailleurs de plateforme [5]. Ainsi, dans le droit fil de cet arrêt, le conseil de prud’hommes de Nantes a fait droit à la demande en requalification d’un chauffeur Uber, dans un jugement en date du 23 novembre 2020 [6].

Mais certaines juridictions font de la résistance. En effet, par plusieurs décisions du 23 juin 2020, le conseil de prud’hommes de Paris s’est estimé incompétent au profit du tribunal de commerce pour connaître de l’action en requalification de six chauffeurs Uber, au motif qu’ils devaient être considérés comme des travailleurs présumés indépendants, par application l’article L. 8221-6 du Code du travail (N° Lexbase : L8160KGC) [7]. Dans un jugement du 30 juillet 2020, le même conseil de prud’hommes a renvoyé un autre chauffeur Uber devant le juge départiteur. Enfin, la cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 15 janvier 2021, a refusé à un chauffeur Uber cette requalification au motif qu’il avait le libre choix de son temps de travail, ce qui suffisait, selon les juges d’appel, à rejeter les autres critères retenus par la Cour de cassation [8]. Trois cents chauffeurs Uber ont saisi le conseil de prud’hommes de Paris depuis mai 2020. Les premières affaires se plaident en juin 2021. Nous saurons prochainement ce que les juges parisiens entendent juger de nouveau.

La résistance de certaines juridictions est d’autant plus surprenante que le management algorithmique, auquel sont résolument soumis les travailleurs de plateforme, crée de facto sinon de jure une subordination qui n’a jamais été aussi forte dans l’histoire du salariat. Né de la rencontre de la digitalisation et des mathématiques, le management automatisé de la force de travail renforce en effet, comme jamais, la puissance du « patron » dans les processus de travail. L’homme est ainsi asservi à la machine, sans possibilité d’en contrer les effets ni de pouvoir discuter, négocier ou contester ses instructions. Cette automatisation algorithmique, qui fonde le modèle même de l’économie dite collaborative, implique que des travailleurs répondent aux demandes d’un logiciel installé sur leur smartphone, lequel remplace bien plus sûrement n’importe lequel des contremaîtres et les obligent à suivre un processus normalisé, rationnalisé et déshumanisé, aux impératifs absolus et aux exigences totales. Cédric Durand, économiste, le décrit ainsi parfaitement : « Ces agents [les chauffeurs] interagissent non pas avec des superviseurs humains mais principalement avec un système rigide et peu transparent dans lequel une grande partie des règles commandant les algorithmes leur sont inaccessibles. Dans le cas des chauffeurs Uber, cela débouche sur une situation paradoxale, où l’aspiration à l’autonomie se heurte à l’emprise extrêmement forte de la plateforme sur l’activité » [9].

En pratique, c’est l’algorithme qui fixe le prix de la course selon des critères qui sont incompris des chauffeurs. C’est avec un « chatbot » (robot conversationnel) que les chauffeurs dialoguent quotidiennement, sans jamais avoir la possibilité de s’exprimer oralement ni d’être entendus. C’est par le biais de « nudges » (outils d’incitation comportementale), notifiés par le logiciel, que les chauffeurs sont amenés à adapter leur travail, lesquels sont alors incités à multiplier les courses, aller plus vite, faire de plus longues journées [10]. C’est enfin automatiquement qu’ils sont déconnectés de la plateforme, temporairement ou définitivement et ce, sans préavis et selon des critères arbitraires. La machine s’arrête ainsi comme elle a commencé. Elle donne du travail, le dirige, le retire.

Travailler sur ordre d’un algorithme est ainsi devenu l’une des dernières servitudes modernes. Elle déshumanise celui qui en est la victime et l’enferme dans une violence quotidienne. Ne pas comprendre les règles, ne pas savoir quand et comment elles s’appliquent, ne pas pouvoir les contester, entraine chez ces travailleurs un stress, des dépressions et des burn-out avérés, sans que personne et certainement pas la machine, ne se préoccupe de la pénibilité de leur travail.

II. En Europe, la France fait cavalier seul

Le débat sur le statut des travailleurs de plateforme commence à tourner en Europe à leur avantage. Dans une décision du 19 février 2021, la Cour suprême britannique s’est prononcée en faveur des chauffeurs Uber, leu reconnaissant le statut de « workers », un régime intermédiaire entre les « employees » et les indépendants, ce qui leur permet de bénéficier notamment d’un salaire minimum et de congés payés.  Aux termes d’une longue motivation, les juges britanniques ont repris l’intégralité des indices qui caractérisent la subordination, ceux-là mêmes que la Chambre sociale de la Cour de cassation avait déjà énoncés en France, il y a un an, dans son arrêt du 4 mars 2020. Ainsi, la Cour suprême britannique a pareillement insisté sur le fait qu’Uber fixait unilatéralement la rémunération des chauffeurs, comme d’ailleurs l’ensemble des conditions de leur contrat de travail avec la plateforme. Le juge britannique a également constaté qu’Uber exerçait un contrôle constant sur les chauffeurs en vérifiant le taux d’acceptation des demandes de courses, les conditions d’exercice de leur activité (type de voiture, itinéraire) ou encore, leur attitude au volant et l’égard de la clientèle grâce à un système de notation pouvant se révéler pénalisant. Enfin, la juridiction britannique a relevé qu’Uber mettait en place des mesures opérationnelles et techniques afin d’empêcher les conducteurs d’établir une relation directe avec les passagers. Cette décision de justice a obligé Uber à annoncer publiquement, dans les jours qui l’ont suivie, que la plateforme allait passer l’intégralité de ses chauffeurs sous le régime des « workers » [11].

Dans le même temps, en Espagne, les partenaires sociaux sont parvenus à un accord dont l’objet est de créer une présomption de salariat pour les livreurs de repas et de marchandise opérant à travers une plateforme numérique [12]. De son côté, la justice italienne a exigé, fin février 2021, des sociétés de plateforme de livraison de repas qu’elles requalifient leurs 60 000 livreurs en travailleurs salariés [13].

En France, le Gouvernement fait le choix inverse : il persiste à vouloir considérer les travailleurs de plateforme comme des travailleurs indépendants à qui il consent cependant de bien vouloir accorder certains « droits sociaux ». Après l’échec des « chartes de responsabilité sociale » [14] qui devaient permettre aux plateformes numériques de déterminer unilatéralement l’étendue des droits individuels ou collectifs qu’elles consentaient à accorder à leurs travailleurs, en échange d’une protection contre le risque judiciaire de requalification de la relation de ces travailleurs en salariat, le Gouvernement a confié à Jean-Yves Frouin, ancien président de la Chambre sociale de la Cour de cassation, une mission sur le cadre juridique d’exercice des travailleurs des plateformes numériques [15]. Faisant le constat que le Gouvernement ne voulait pas du statut salarié ce qui, selon elle, aurait toutefois permis de résoudre la question, cette mission a toutefois exclu expressément la création d’un tiers statut et a proposé en substance de déléguer à d’autres structures que les plateformes numériques l’embauche des travailleurs sous le régime du salariat, par le recours soit au portage salarial, soit à la coopérative d’activité et d’emploi (CAE). La proposition de la CAE avait déjà été avancée dans le rapport « Pour travailler à l’âge du numérique, défendons la coopérative ! » [16], publié à la Fondation Jean Jaurès, en janvier 2020. Un nouveau rapport, publié en mars 2021, enrichit la proposition [17]. Et de fait, plus de cinq cents chauffeurs sont aujourd’hui en train de se constituer en coopérative en Île-de-France. S’ils mènent leur projet à terme, cette coopérative sera une grande première en France et en Europe. Aux États-Unis, l’expérience existe déjà [18].

Néanmoins, les conclusions du rapport Frouin n’ont pas convaincu le Gouvernement, qui a décidé, le 11 janvier 2021, de confier à une nouvelle « task force », sous la présidence de Bruno Mettling, le soin de rouvrir la réflexion sur le dialogue social entre travailleurs et plateformes numériques, ce qui doit aboutir à la rédaction d’un projet d’ordonnance. Cette mission a rendu son rapport [19] le 12 mars 2021, lequel préconise l’organisation d’élections professionnelles pour désigner des représentants de travailleurs de plateformes qui pourront négocier avec ces dernières les conditions de leur emploi dont notamment, le prix des courses. Imaginons cependant l’absurdité de la situation si ces travailleurs, pour qui des droits auront été collectivement négociés dans ce cadre, se trouvent a posteriori judiciairement requalifiés en travailleurs salariés. Que vaudront alors les termes de cette négociation alors qu’une convention collective, certainement celle des transports routiers, devra leur être substituée après coup ? 

À force de déni, notre Gouvernement risque donc bien d’être bientôt le dernier en Europe à défendre Uber. Jusqu’au bout, quitte à risquer un procès en carence de l’État. En juin 2020, à la sortie du premier confinement, un syndicat de chauffeurs avait demandé à l’inspection du travail d’inspecter Uber pour travail dissimulé et défaut de mise en place des règles sanitaires dans les véhicules, ce que l’administration a refusé de faire. Ayant alors écrit à Élisabeth Borne, en sa qualité de ministre du Travail, pour lui demander de saisir l’inspection du travail et celle-ci n’ayant pas répondu, le syndicat et 161 chauffeurs ont alors été contraints de saisir le tribunal administratif de Paris pour faire annuler la décision de rejet implicite de la ministre [20]. Est-ce que le tribunal enjoindra à l’État d’enjoindre à l’inspection du travail d’inspecter Uber ? L’affaire est à suivre.

III. Vers une action de groupe prud’homale ?

L’organisation du travail au sein des plateformes numériques créée des travailleurs isolés, satellisés dans leur voiture ou sur leur vélo. À date, il ne bénéficie d’aucun droit collectif. Ils sont pourtant plusieurs centaines à avoir agi devant les conseils de prud’hommes, partout en France. Pourtant, la procédure civile n’est pas adaptée à ce contentieux de masse. En effet, même si le droit du travail connaît, depuis la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 (N° Lexbase : L1605LB3), le mécanisme de l’action de groupe, celle-ci n’est ouverte qu’en matière de discrimination. Néanmoins, cette voie procédurale est encore peu utilisée et l’actualité récente en démontre les limites [21].  

Les actions de groupe [22] sont nées en 2014 de la prise de conscience qu’il existait des risques et périls communs à un même groupe d’individus et du constat qu’un particulier pouvait ne pas avoir les moyens, notamment financiers, d’attaquer seul en justice des opérateurs plus puissants que lui. C’est indubitablement le cas des travailleurs des plateformes numériques. Aujourd’hui, bien qu’il ne dispose pas d’une connaissance précise du nombre de chauffeurs VTC, le ministère des Transports estime qu’Uber fait travailler 40 000 à 50 000 personnes en France. En ne leur reconnaissant pas le statut de travailleur salarié, la multinationale californienne porte collectivement préjudice à leurs droits sociaux.

Quand ils saisissent les conseils de prud’hommes, les avocats de ces travailleurs sont confrontés à de nombreuses difficultés. Ils doivent engager de multiples fois une action unique par chauffeur, ce qui les oblige à répéter leurs actes et à répliquer leurs arguments autant de fois qu’il y a de plaignants et de juges pour les entendre. Or les moyens de fait et de droit sont toujours les mêmes, les chefs de demande identiques et les condamnations requises quasi-semblables. Le désavantage de ce système réside dans la démultiplication des frais de procédure, des moyens matériels et humains pour engager de telles actions, ainsi que le risque de contrariété de jugements entre les juridictions, les unes ou les autres déboutant ou condamnant les plateformes plus ou moins sévèrement, selon les circonstances.

Il nous semble dès lors évident que les milliers de personnes travaillant toutes avec la même plateforme et donc, soumises aux mêmes conditions de travail, de surcroît standardisées, appartiennent à une même catégorie de justiciables, se retrouvant tous dans une même situation juridique, qu’il faudrait alors traiter judiciairement de façon commune, collective et coordonnée. L’efficacité de la justice en serait accrue. Et la peur du gendarme deviendrait effective. Bien entendu, cette action de groupe en matière prud’homale ne serait pas exclusive de toute action individuelle que les plaignants pourraient vouloir mener individuellement s’ils ont à faire valoir un droit ou une situation qui leur sont propres. Ce projet d’introduire une action de groupe en matière prud’homale est porté aujourd’hui par le groupe socialiste, écologiste et républicain du Sénat qui vient de déposer, le 4 décembre 2020, une proposition de loi relative à « la protection des travailleurs indépendants par la création d’un devoir de vigilance, à la défense du statut de salarié et à la lutte contre l’indépendance fictive » [23].

La modernité n’est plus de soutenir coûte que coûte une économie numérique devenue irresponsable. La modernité, c’est de promouvoir une économie respectueuse du droit, dans le respect de notre tradition juridique, libérale et sociale. Être moderne, c’est défendre tout à la fois l’entreprise et le travail.

 

[1] Loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019, d'orientation des mobilités (N° Lexbase : L1861LUH), P. Lokiec, La loi «LOM» : nouveautés et incertitudes, Lexbase Social, janvier 2020, n° 810 (N° Lexbase : N1934BYB).

[2] L. De Comarmond, Vers une élection nationale pour représenter les livreurs et VTC, Les Echos, 4 mars 2021 [en ligne].

[3] Interview A. Supiot, Alternatives économiques, 22 janvier 2021 [en ligne].

[4] Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A95123GE), dit arrêt « Uber », Ch. Radé, La Cour de cassation et les chauffeurs salariés de la plateforme Uber, Lexbase Social, mars 2020, n° 817 (N° Lexbase : N2637BYC).

[5] JCP S, 2020, n° 23, n° 2045.

[6] CPH Nantes, 23 novembre 2020, n° 20/00205.

[7] CPH Paris, 23 juin 2020, n° 18/09958 et suivants.

[8] CA Lyon, 15 janvier 2021, n° 19/08056 (N° Lexbase : A63364CN).

[9] C. Durand, Techno-féodalisme, Critique de l’économie numérique, La Découverte, coll. Zones, 2020.

[10] M. Murphy, Gig economy workers score historic digital rights victory against Uber an Ola Cabs, TaxiPoint, 12 mars 2021 [en ligne].

[11] A. Laurin, Uber accord des droits sociaux à ses chauffeurs au Royaume-Uni », Les Echos, 16 mars 2021 [en ligne].

[12] Espagne : Les livreurs à domicile seront présumés salariés, une première européenne », RFI, 11 mars 2021 [en ligne].

[13] J. Lecot, Ubérisation - La justice italienne exige la régularisation de plus de 60 000 livreurs », Libération, 25 février 2021 [en ligne].

[14] Cons. const., décision n° 2018-769 DC du 4 septembre2018 (N° Lexbase : A3185X3D) ; Cons. const., décision n° 2019-794 QPC du 28 juin 2019 (N° Lexbase : A7057ZGH).

[15] Lettres de mission du Premier Ministre à Jean-Yves Frouin en date des 13 janvier et 5 juin 2020.

[16] J. Guisti et Th. Thévenoud, Pour travailler à l’âge du numérique défendons la coopérative !, Fondation Jean Jaurès, 15 janvier 2020 [en ligne].

[17] J. Guisti et Th. Thévenoud, Travailler à l’âge du numérique. L’an II des coopératives !, Fondation Jean Jaurès, à paraître.

[18] J.-Y. Alric, Ces chauffeurs VTC créent une coopérative dans l’espoir de concurrence Uber, The Driver Cooperative à New-York, Presse Citron, 24 janvier 2021 [en ligne].

[19] B. Bissuel, Les travailleurs des plates-formes numériques devraient élire des représentants en 2022, Le Monde, 12 mars 2021 [en ligne].

[20] Ubérisation et droit du travail. Madame la Ministre, Uber n’est pas au-dessus des lois, L’Humanité, 17 mars 2021 [en ligne].

[21] Sur le jugement du tribunal judiciaire de Paris en date du 15 décembre 2020, n° 18/04058 (N° Lexbase : A69574AW), lire M. Peyronnet, L’action de groupe « discrimination » a déjà atteint ses limites, Dalloz actualités, 11 janvier 2021.

[22] Loi n° 2014-344 du 17 mars 2014, relative à la consommation (N° Lexbase : L7504IZX).

[23] Proposition de loi relative à la protection des travailleurs indépendants par la création d’un devoir de vigilance, à la défense du statut de salarié et à la lutte contre l’indépendance fictive, présentée le 4 décembre 2020 au Sénat [en ligne].

newsid:476903

Divorce

[Brèves] Le divorce par compensation (« khol’â ») algérien (réservé à la seule épouse) est-il contraire au principe d’égalité entre époux ?

Réf. : Cass. civ. 1, 17 mars 2021, n° 20-14.506, FS-P (N° Lexbase : A89574LC)

Lecture: 5 min

N6887BYQ

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par Anne-Lise Lonné-Clément

Le 24 Mars 2021

► Une décision de divorce prononcée par les juridictions algériennes en application de l’article 54 du Code de la famille algérien, qui permet à la seule épouse d’obtenir le divorce par compensation (sans l’accord de l’époux, moyennant le versement d’une somme à titre de « khol’â »), n’est pas contraire au principe d’égalité entre époux, et sa reconnaissance ne heurte donc pas l’ordre public international, dès lors que :
- l’épouse qui l’invoque est soumise à des règles moins favorables que l’époux (qui lui peut obtenir un divorce pour répudiation lequel n’est pas subordonné au paiement d’une somme d’argent) ;
- et que la procédure suivie n’a pas été entachée de fraude et que l’autre époux a pu faire valoir ses droits.

Divorce par compensation algérien. L’article 54 du Code de la famille algérien prévoit que « L’épouse peut se séparer de son conjoint, sans l’accord de ce dernier, moyennant le versement d’une somme à titre de "khol’â".

En cas de désaccord sur la contrepartie, le juge ordonne le versement d’une somme dont le montant ne saurait dépasser la valeur de la dot de parité "sadaq el mithl" évaluée à la date du jugement. »

Question soulevée. La question s’est ainsi posée, devant la première chambre civile de la Cour de cassation, de savoir si un jugement algérien prononçant un divorce en application de ce texte, pouvait être déclaré irrégulier, comme étant contraire au principe d’égalité entre époux, et donc contraire à l’ordre public international.

C’est ce que prétendait le requérant qui  faisait grief à l’arrêt de déclarer régulier et opposable le jugement de divorce rendu le 4 juillet 2017 par le tribunal de Hussein Dey (Algérie), d’autoriser en conséquence son épouse à faire procéder à son expulsion de la maison d’habitation appartenant à cette dernière, et de le condamner à payer une indemnité d’occupation jusqu’à son départ effectif du logement.

Il n’obtiendra pas gain de cause.

Réponse de la Cour de cassation. Selon la Haute juridiction, lorsqu’une décision de divorce a été prononcée à l’étranger en application d’une loi qui n’accorde pas à l’un des époux, en raison de son appartenance à l’un ou l’autre sexe, une égalité d’accès au divorce, sa reconnaissance ne heurte pas l’ordre public international, dès lors :

1° qu’elle est invoquée par celui des époux à l’égard duquel sont prévues les règles les moins favorables ;
2° que la procédure suivie n’a pas été entachée de fraude ;
3° et que l’autre époux a pu faire valoir ses droits.

L’arrêt est intéressant en ce qu’il indique que, dans le cas du divorce par compensation algérien, la première condition est vérifiée. En effet, la Cour de cassation valide le raisonnement des juges d’appel qui ont énoncé exactement, tant par motifs propres qu’adoptés, que toute assimilation du divorce par compensation prévu à l’article 54 du Code de la famille algérien à la répudiation prévue à l’article 48 du même code doit être écartée, dès lors que le premier, prononcé à l’initiative de l’épouse, est subordonné au paiement d’une somme d’argent, tandis que la seconde procède de la seule volonté de l’époux, lequel ne peut être tenu à une réparation pécuniaire qu’en cas de reconnaissance par le juge d’un abus de droit.

Pour les autres conditions, elles étaient également remplies en l’espèce, les juges d’appel ayant relevé que l’époux avait pu faire valoir ses moyens de défense et qu’il n’établissait pas que la saisine du juge algérien par l’épouse ait été entachée de fraude.

De ces énonciations et appréciations, la cour d’appel a exactement déduit que la décision algérienne, invoquée par l’épouse, n’était pas contraire au principe d’égalité des époux lors de la dissolution du mariage, et donc à l’ordre public international.

À propos du divorce par répudiation algérien. On relèvera que la Cour de cassation a été amenée à juger, au contraire, à propos du divorce par répudiation algérien, que celui-ci pouvait emporter violation du principe de l'égalité des époux : est contraire à l'ordre public international un jugement de divorce algérien constatant la répudiation unilatérale et discrétionnaire par la seule volonté du mari, pour des motifs que ce dernier n'était tenu ni de révéler, ni de justifier, sans donner d'effet juridique à l'opposition de l'épouse, fût-elle dûment convoquée, ce qui rendait cette décision contraire au principe de l'égalité des époux lors de la dissolution du mariage, quelles que soient les nouvelles voies de droit ouvertes à l'épouse pour y parvenir (Cass. civ. 1, 23 octobre 2013, n° 12-21.344, FS-P+B+I N° Lexbase : A2621KNE).

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Fiscalité des entreprises

[Focus] Lease-back : refinancez-vous avec étalement des plus-values de cession !

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N6888BYR

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par Guillaume Massé, Avocat à la Cour et Estelle Biemmi, Juriste, D'Alverny Avocats

Le 24 Mars 2021


Mots-clés : loi de finances pour 2021 • entreprises • lease-back • plus-values de cession

Pour prendre en compte les difficultés financières résultant du Covid-19, l’article 33 de la loi de finances pour 2021 (loi n° 2020-1721, du 29 décembre 2020, de finances pour 2021 N° Lexbase : L3002LZ9) est venue rétablir le dispositif d’étalement de l’impôt sur la plus-value de cession d’un immeuble constatée lors d’une opération de lease-back (vente, suivie d’un crédit-bail). Pour mémoire, un régime similaire avait déjà été mis en place de 2009 à 2012, par le plan de relance de l’économie, à la suite de la crise financière post subprime de 2008.


 

Cette mesure permettra aux entreprises d’améliorer leur trésorerie, tout en évitant l’imposition immédiate de la plus-value réalisée à l’occasion de la vente de l’immeuble ainsi refinancé. Elle s’appliquera aux cessions réalisées entre le 1er janvier 2021 et le 30 juin 2023 [1], et dont l’accord de financement (avec le crédit-bailleur) aura été accepté par le crédit preneur entre le 28 septembre 2020 et le 31 décembre 2022 au plus tard.

Similaire dans ses principes à ce précédent régime de faveur, quelques aménagements lui sont toutefois apportés, notamment par l’obligation qu'il fait peser sur le crédit-preneur d'affecter l'immeuble cédé à la société de crédit-bail à son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole.

Intérêts du dispositif

Pour l’entreprise, cet étalement de l'imposition de la plus-value de cession sur la durée d'amortissement un facteur de neutralité fiscale puisque la charge représentée par les loyers de crédit-bail ensuite supportés venait s'imputer sur la réintégration annuelle progressive de la plus-value de cession. L'avantage de ce dispositif est de permettre aux entreprises de trouver immédiatement de la trésorerie en cédant les immeubles dont elles étaient propriétaires, mais sans en perdre la jouissance et surtout sans subir de coût fiscal immédiat puisque la plus-value dégagée lors de l'opération était étalée sur une durée qui ne pouvait toutefois excéder 15 ans.

Pour l'État, le coût immédiat de ce dispositif en trésorerie (la plus-value n'étant pas intégralement imposée lors de la cession), fait in fine ressortir un solde budgétaire neutre sur la durée d'amortissement du bien puisque la plus-value dégagée est en tout état de cause progressivement réintégrée aux résultats imposables des entreprises concernées sur la durée du contrat de crédit-bail.

Pour quelles opérations ?

Les opérations de crédit-bail sont celles par lesquelles une entreprise donne en location des biens immobiliers à usage professionnel achetés par elle ou construits pour son compte, lorsque ces opérations, quelle que soit leur qualification, permettent aux locataires de devenir propriétaires de tout ou partie des biens loués à l’expiration du bail (CMF, art. L. 313-7, 2 N° Lexbase : L9240DYU).

L’article 33 de la loi de finances pour 2021 prévoit, dans le cas où une entreprise cède à une société de crédit-bail un immeuble dont elle retrouve immédiatement la jouissance en vertu d’un contrat de crédit-bail, la possibilité de répartir par parts égales, sur les exercices clos pendant la durée du contrat de crédit-bail le montant de la plus-value de cession, sans pouvoir excéder quinze ans.

Exemple : une entreprise cède à une société de crédit-bail un immeuble et conclut immédiatement avec elle le 1er octobre 2021 un contrat de crédit-bail pour une durée de douze ans. La plus-value réalisée lors de la cession de l'immeuble est de 300 000 euros. L'entreprise clôture ses exercices au 31 décembre. Elle exerce l'option pour le régime d'étalement des plus-values prévu à l'article 39 novodecies du CGI. L'étalement doit être effectué sur les douze exercices clos pendant la durée du contrat de crédit-bail. La plus-value à réintégrer au titre de chaque exercice est de 25 000 euros. La dernière fraction sera réintégrée au résultat de l'exercice clos le 31 décembre 2032.

Pour quels contribuables ?

Cette mesure bénéficie aux contribuables relevant alternativement de l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC), des bénéfices agricoles (BA) ou des bénéfices non commerciaux (BNC). Elle s’applique également à la quote-part de plus-value réalisée par une société de personnes dont ces contribuables seraient associés et qui serait imposable en leur nom dans ces mêmes conditions du fait de la translucidité fiscale de la société de personnes (CGI, art 8 N° Lexbase : L1176ITQ).

La plus-value de cession d'un immeuble par une société soumise à l'impôt sur les sociétés relève du régime du court terme et bénéficie pour son montant total du régime d'étalement.

La plus-value de cession d'un immeuble, détenu depuis au moins deux ans, réalisée par une entreprise relevant de l'impôt sur le revenu est à court terme à hauteur des amortissements pratiqués, et à long terme pour le surplus.

Pour quels immeubles ?

L’article décrit spécifiquement les immeubles concernés par la mesure : un immeuble bâti ou non bâti affecté par le crédit-preneur à son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole.

Sont donc exclus les immeubles de placement : la mesure ne s’applique donc pas aux immeubles affectés par l’entreprise à des activités de gestion de son propre patrimoine. Sauf si l’immeuble est loué par le crédit-preneur à une entreprise bailleresse avec laquelle il entretient des liens de dépendance (détention de la majorité du capital social, y exerce un pouvoir de décision ou qui sont sous le contrôle d’une même tierce société, et qui affecte l’immeuble à une des activités susvisées.

Exception à l'exclusion : Par « pragmatisme économique » et dans un souci d'« équilibre de l'encadrement », le dispositif « s'applique lorsque l'immeuble est loué par l'entreprise [...] à une entreprise avec laquelle elle entretient des liens de dépendance au sens du 12 de l'article 39 et qui affecte l'immeuble à une activité [économique] ».

Ainsi, la circonstance que l'immeuble soit loué à un tiers par le crédit-preneur ne fait pas obstacle au régime de faveur d'étalement de la plus-value à la double condition :

  • l'entreprise locataire affecte l'immeuble à une activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole ; et
  • l’entreprise locataire est liée au crédit-preneur au sens de l'article 39, 12 du CGI, c'est-à-dire, selon le législateur, qu'elles « aient une relation de société mère et de filiale ou de sociétés sœurs [2] »

Ce tempérament s'explique par la volonté du législateur de tenir compte des modalités d'organisation de certains groupes dans lesquels le patrimoine immobilier affecté à l'activité est géré par une seule société qui loue les immeubles à l'ensemble des sociétés du groupe.

La cession doit porter sur un immeuble qui, en l'absence de précision, devrait pouvoir être bâti ou non bâti. Les opérations portant sur des terrains devraient donc pouvoir entrer dans le champ du dispositif.

Un régime optionnel

Ce régime reste toutefois optionnel. L’entreprise peut choisir de ne pas opter pour ce régime. L’option pour le dispositif porte sur l’ensemble de la plus-value afférente à l’immeuble cédé, c’est-à-dire aussi bien les plus-values à court terme que les plus-values à long terme. Il n’est donc pas possible d’étaler la seule plus-value à court terme ou la seule plus-value à long terme.

Il peut être mis fin à l’étalement lorsque l’immeuble est acquis par l’entreprise ou en cas de résiliation du contrat de crédit-bail. Le solde restant de la plus-value est alors immédiatement imposable.  

Perte anticipée du bénéfice de l'étalement

L'étalement de la plus-value n'est pas définitivement acquis lors de la cession de l'immeuble : en effet, le mécanisme prend fin de manière anticipée dans deux hypothèses [3] :

  • acquisition (par définition anticipée) de l'immeuble par l'entreprise cédante ;
  • résiliation du contrat de crédit-bail.

Si l'un de ces évènements vient à se produire, le solde de la plus-value non encore réintégré fait l'objet d'une imposition immédiate.

Le saviez-vous ?

Le régime de l’article 39 novodecies du CGI s’articule avec les régimes des articles 151 septies B (N° Lexbase : L1142IEZ) du CGI et 151 septies (N° Lexbase : L4192LI4) du CGI.

L’article 151 septies B du CGI prévoit un abattement de 10% par année de détention d’un immeuble d’exploitation à compter de la 6e année, ce qui aboutit à une exonération totale de la plus-value économique afférente aux biens détenus depuis plus de quinze ans (100 % d’abattement).  

Lorsque cet article trouve à s’appliquer, la plus-value pouvant bénéficier de la mesure d’étalement sera la plus-value nette imposable, c’est-à-dire celle ayant bénéficié, le cas échéant, de l’abattement annuel de 10% au titre de la durée de détention prévue à l’article 151 septies B du CGI.

Une entreprise cède le 1er juin 2021 à une société de crédit-bail son immeuble d'exploitation acquis le 1er janvier 2014. Cet immeuble a toujours été inscrit au bilan. Sa cession entraîne la constatation d'une plus-value :

  • à court terme à hauteur de 70 000 euros ;
  • à long terme à hauteur de 500 000 euros.

Lors de la cession, l'immeuble est détenu par l'entreprise depuis sept années révolues. Elle peut donc bénéficier d'un abattement de 20 % sur la plus-value à long terme, en application des dispositions de l'article 151 septies B du CGI (abattement de 10 % pour chacune des années de détention au-delà de la cinquième). La plus-value à long terme est ainsi imposable à hauteur de 400 000 euros [500 000 - (500 000 × 20 %)].

En cas d'option pour le régime prévu à l'article 39 novodecies du CGI, la plus-value à court terme de 70 000 euros et celle à long terme de 400 000 euros font l'objet de la mesure d'étalement.

L’article 151 septies du CGI prévoit également un régime particulier d’imposition des plus-values. Il s’agit cependant de deux régimes dont le champ d’application est distinct. L’un s’applique à la plus-value de l’immeuble et l’autre à la plus-value nette de l’exercice. Lors de l’application en 2009 du régime d’étalement, il avait été précisé que si la plus-value nette afférente à l’immeuble relevant des dispositions de l’article 39 novodecies du CGI peut bénéficier des dispositions de cet article.

Une entreprise réalise une plus-value de 3 000 euros lors de la cession d'un immeuble dans des conditions ouvrant droit au régime de l'article 39 novodecies du CGI, une plus-value à court terme de 1 000 euros et une moins-value de 800 euros lors de la cession d'autres éléments de son actif. La plus-value nette de l'exercice est égale à 3 200 euros et le régime d'étalement prévu à l'article précité porte sur cette plus-value nette à hauteur de 3 000 euros. L'entreprise bénéficie, compte tenu de son chiffre d'affaires, d'une exonération partielle de la plus-value nette à hauteur de 25 % en application de l'article 151 septies du CGI. La plus-value nette imposable, soit 2 400 euros, bénéficie du régime d'étalement à hauteur de 2 250 euros [3 000 - (3 000 × 25 %)].

J’ai entendu dire

Il n’en resterait pas moins que si l’entreprise subit une moins-value au cours de l’exercice elle devra être imputée dans les conditions de droit commun.

De même que la redevance de crédit-bail devra être déduite dans les conditions du droit commun.

À retenir

Il est désormais possible pour les entreprises, durant les 3 prochaines années, de bénéficier de plus de trésorerie par le contrat de crédit-bail grâce à l’étalement de l’imposition de la plus-value sur quinze ans.

Il reste à espérer que ce nouveau dispositif d'étalement des plus-values de cession-bail d'immeubles connaisse un succès identique à celui mis en place par la 2ème loi de finances rectificative pour 2009. En effet, selon les parlementaires [4], il s’était traduit par des opérations de cession-bail triplant en nombre pour un montant cumulé passant de 500 millions d’euros à 1,5 milliards d’euros en moyenne annuelle, « en rendant les opérations de cession-bail plus attractives, par l'étalement dans le temps de la fiscalité, ce régime fiscal a facilité le refinancement des entreprises et participé au soutien de l'activité économique en période de crise ».

 

[1] CGI, art. 39 novodecies, II, al. 1 (N° Lexbase : L1090IE4).

[2] Rapport AN, n° 3399 (2020-2021), t. II, p. 251.

[3] CGI, art. 39 novodecies I, 2ème phrase. 

[4] Rapport Sénat n° 111, Philippe Marini.

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Harcèlement

[Brèves] Validité de l’enquête sur des faits de harcèlement moral réalisée sans information préalable et sans audition du salarié incriminé

Réf. : Cass. soc., 17 mars 2021, n° 18-25.597, FS-P+I (N° Lexbase : A89224LZ)

Lecture: 3 min

N6900BY9

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par Charlotte Moronval

Le 29 Mars 2021

► Ne constitue pas une preuve déloyale, le rapport d’enquête réalisée dans l’entreprise par un organisme extérieur en vue de recueillir des témoignages après que des faits de harcèlement ont été dénoncés, sans que le salarié auquel les faits de harcèlement sont imputés n’en ait pas été préalablement informé, ni n’ait été entendu dans ce cadre.

Faits et procédure. Une salariée est licenciée pour faute grave au motif qu’un audit confié avec l’accord des délégués du personnel à une entreprise extérieure spécialisée en risques psycho-sociaux ait révélé qu’elle avait proféré des insultes à caractère racial et discriminatoire et causé des perturbations graves de l’organisation et l’efficacité collective.

La salariée a contesté son licenciement devant la juridiction prud’homale.

Pour écarter le compte-rendu de l’enquête confiée par l’employeur à un organisme extérieur sur les faits reprochés à la salariée, la cour d’appel (CA Paris, Pôle 6, 10ème ch., 26 septembre 2018, n° 16/08439 N° Lexbase : A8405X7G) a retenu que celle-ci n’avait été ni informée de la mise en œuvre de cette enquête ni entendue dans le cadre de celle-ci, de sorte que le moyen de preuve invoqué se heurtait à l’obligation de loyauté et était illicite.

La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale casse et annule l’arrêt rendu par la cour d’appel.  

Rappel. → Aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance.

→ Si l'employeur a le pouvoir de contrôler et de surveiller l'activité de son personnel pendant le temps de travail, il ne peut mettre en œuvre un dispositif de contrôle clandestin et à ce titre déloyal.

En statuant comme elle l’a fait, alors qu’une enquête effectuée au sein d’une entreprise à la suite de la dénonciation de faits de harcèlement moral n’est pas soumise aux dispositions de l’article L. 1222-4 du Code du travail (N° Lexbase : L0814H9Z) et ne constitue pas une preuve déloyale comme issue d’un procédé clandestin de surveillance de l’activité du salarié, la cour d’appel a violé par fausse application l’article L. 1222-4 du Code du travail et le principe de loyauté dans l’administration de la preuve.

En savoir plus. La Cour de cassation considère que la simple surveillance d'un salarié faite sur les lieux du travail par son supérieur hiérarchique, même en l'absence d'information préalable du salarié, ne constitue pas en soi un mode de preuve illicite (Cass. soc., 26 avril 2006, n° 04-43.582, F-P+B (N° Lexbase : A2120DP9). V. aussi, Cass. soc., 5 novembre 2014, n° 13-18.427, FS-P+B (N° Lexbase : A9135MZD).

Par ailleurs, dans un arrêt récent du 8 janvier 2020 (Cass. soc., 8 janvier 2020, n° 18-20.151, F-D N° Lexbase : A47343AL), la Cour de cassation a précisé que le licenciement pour faute grave d’un salarié manageant une quinzaine de personnes, fondé sur des accusations de harcèlement moral est justifié, même si l’ensemble des victimes n’a pas été entendu.

V. également ETUDE : Les modes de preuve de la cause réelle et sérieuse, in Droit du travail, Lexbase (N° Lexbase : E0803ZN3).

 

newsid:476900

Procédure civile

[Jurisprudence] Quand la Cour de cassation rappelle quelques fondamentaux de procédure civile, ce n’est pas sans susciter quelques émotions…

Réf. : Cass. civ.2, 4 mars 2021, n° 19-21.579, F-P (N° Lexbase : A01414KG)

Lecture: 34 min

N6882BYK

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par Yannick Joseph-Ratineau, Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes - Directeur adjoint de l’Institut d’Études Judiciaires de Grenoble en charge de la prépa ENM - Membre du Centre de Recherches Juridiques - EA 1960

Le 23 Juillet 2021


Mots-clés : conseiller de la mise en état • déféré • procès équitable • droit à un tribunal impartial • récusation • appel •intérêt à agir • jugement mixte • absence de signification • délais • acquiescement au jugement. 

L’arrêt rendu le 4 mars 2021 par la Cour de cassation est riche d’enseignements et de rappels utiles, qu’il s’agisse des conséquences pour le plaideur de ne pas avoir récusé son juge dans les temps, des règles relatives à l’appel des jugements mixtes ou encore de l’appréciation de l’acquiescement implicite au jugement.


 

En l’espèce, une station d'épuration ainsi qu’un château d’eau sont construits, à l’initiative de la commune du Diamant, située sur l’île de la Martinique, sur une parcelle de terrain dont la propriété est revendiquée par la société Cofic qui, s’estimant victime d'une voie de fait sur sa parcelle, assigne en réparation la commune du Diamant devant un tribunal de grande instance le 16 octobre 2007, et attrait en intervention forcée, le 7 juillet 2009, devant cette même juridiction, le syndicat intercommunal du centre et du sud de la Martinique (le syndicat intercommunal), auquel la commune du Diamant prétend avoir transféré les compétences d'assainissement sur le terrain de la société Cofic. 

Par jugement du 20 avril 2010, le tribunal dit que la prise de possession du terrain appartenant à la société Cofic est constitutive d'une voie de fait imputable à la commune du Diamant, rejette la demande tendant à voir constater que la compétence d'assainissement a été transférée au syndicat intercommunal, ainsi que le moyen tiré de la déchéance quadriennale opposé par la commune du Diamant à la demande d'indemnisation présentée par la société Cofic, et, avant dire droit, ordonne une expertise sur l'évaluation du préjudice. 

Par jugement du 19 novembre 2013, le tribunal condamne la commune du Diamant à payer à la SARL Cofic une somme à titre d'indemnisation de la voie de fait commise sur la parcelle dont elle revendique la propriété, outre les intérêts. 

Le syndicat intercommunal interjette appel de ce jugement le 12 juin 2014, ainsi que la commune du Diamant. Le conseiller de la mise en état déclare irrecevable l’appel du syndicat intercommunal, et par suite, l’appel incident de la commune du Diamant. Cette ordonnance du conseiller de la mise en état est infirmée par la cour d’appel de Fort-de-France statuant sur déféré, laquelle déclare l’appel du syndicat intercommunal recevable par arrêt du 22 novembre 2016.

Le 16 juillet 2015, la commune du Diamant interjette appel du jugement rendu le 20 avril 2010 par le tribunal de grande instance, lequel est déclaré recevable par le conseiller de la mise en état dans une ordonnance du 15 décembre 2016, tout comme l'appel incident du syndicat intercommunal qui, selon la cour d’appel, a intérêt à discuter les prétentions de la SARL Cofic, même dirigées à l'encontre de la seule commune du Diamant, puisqu'il serait susceptible d'en supporter les conséquences en vertu des dispositions du Code général des collectivités territoriales, et alors même qu’elle constate dans sa décision que le jugement entrepris n'a prononcé aucune condamnation contre le syndicat et l'a même mis hors de cause. La cour d'appel rejette les demandes de sursis à statuer et d'irrecevabilité des conclusions de la société Cofic qui soulevaient, notamment, la nullité de l’ordonnance déférée en raison de la participation du conseiller de la mise en état à la formation de jugement, alors que ce dernier avait statué en déféré contre une autre ordonnance rendue entre les mêmes parties dans l'autre instance d'appel concernant le jugement du 19 novembre 2013, et qu'étaient repris dans l'ordonnance déférée certains éléments de motivation de l'arrêt rendu dans l'autre instance. Statuant sur déféré, la cour d'appel confirme l'ordonnance en toutes ses dispositions dans son arrêt du 14 décembre 2017. 

La société Cofic forma alors un pourvoi en cassation au sein duquel elle fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir violé, tout d’abord, l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR) (droit à un tribunal impartial), en ayant confirmé l'ordonnance déférée et en ayant refusé de l'annuler alors même que l’arrêt a été rendu par une formation comportant en son sein un magistrat qui avait préalablement porté une appréciation sur les faits en litige (premier moyen) ; ensuite, les articles 544 (N° Lexbase : L6695H74) et 545 (N° Lexbase : L6696H77) du Code de procédure civile, en ayant confirmé l'ordonnance déférée en ce qu'elle a déclaré recevable l'appel principal de la commune du Diamant à l'encontre du jugement du 20 avril 2010, alors « que l'appel d'un jugement mixte est irrecevable s'il est interjeté après l'appel du jugement statuant sur le fond » ; enfin, les dispositions des articles 31 et 546 du Code de procédure civile, en ayant confirmé l'ordonnance déférée en ce qu'elle a déclaré recevable l'appel incident du syndicat intercommunal, alors même que, selon elle, ce dernier ne disposait d’aucun intérêt à agir contre un arrêt qui ne lui faisait pas grief. 

Dans son arrêt rendu le 4 mars 2021, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, au visa de l’article 546 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6697H78), prononce la cassation partielle de l’arrêt rendu le 14 décembre 2017 par la cour d’appel de Fort-de-France aux motifs que le syndicat intercommunal était dépourvu d’intérêt à interjeter appel dès lors que le jugement entrepris n'avait prononcé aucune condamnation à son encontre, et que ce dernier, qui n'était pas comparant en première instance, n'avait formulé aucune demande devant le tribunal. Les deux autres moyens au pourvoi sont rejetés par la Cour de cassation qui considère, d’une part, qu’en s’abstenant de solliciter, en application de l’article 342 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6751LER), la récusation du magistrat, alors que la composition collégiale de la juridiction était connue à l’avance, la partie a renoncé à s’en prévaloir, de sorte qu’elle ne peut être recevable à invoquer devant la Cour de cassation la violation de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; d’autre part, que la cour d'appel a fait une exacte application des textes en retenant que l'article 545 du Code de procédure civile, interprété comme imposant de former appel le même jour du jugement avant dire droit et du jugement sur le fond, n'était pas applicable au jugement du 20 avril 2010, ce texte concernant les jugements « autres » que ceux visés par l'article 544 du même code. Elle a donc eu raison d’en déduire, après avoir constaté que le jugement n'avait pas été signifié, que le délai d'appel n'avait pas commencé à courir et que l'appel de la commune du Diamant était recevable.

L’arrêt rendu le 4 mars 2021 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation est riche d’enseignements, mais également de rappels qui ne sont pas inutiles. Il en est ainsi bien évidemment des conditions dans lesquelles l’impartialité du tribunal peut être remise en question, et des voies de droit offertes au justiciable pour redresser cette situation et garantir le respect de son droit à un procès équitable (I), mais également des règles qui conditionnent la recevabilité de l’appel, lesquelles ne sont pas toujours aisément identifiables, notamment en présence de jugements mixtes (II). 

I. Ne pas agir en récusation à temps, c’est renoncer à son droit à un tribunal impartial

À la lecture de l’arrêt, l’on comprend que la Cour de cassation ne nie pas, qu’en l’espèce, le Conseiller de la mise en état avait porté une appréciation juridique de nature à faire douter de son impartialité lorsqu'il a siégé ensuite en formation collégiale dans le cadre du déféré qui a été soumis à la cour d’appel (A), mais se contente d’esquiver le problème en recourant à une jurisprudence bien établie qui consiste à reprocher au plaideur de ne pas avoir fait usage de la procédure de récusation offerte par l’article 342 du Code de procédure civile, pour en déduire qu’il a « donc ainsi renoncé à s'en prévaloir » (B). 

A. Qui préjuge ne saurait juger…

Le respect du droit à un procès équitable débute par le respect du droit fondamental reconnu à toute personne à ce que sa cause entendue par un tribunal impartial. Bien que la jurisprudence ait refusé de voir dans la participation du conseiller de la mise en état à la formation collégiale statuant en déféré sur les ordonnances qu’il a rendues un élément suffisant, à lui seul, à faire douter de la partialité de ladite formation (1), cette solution est aujourd’hui largement dépassée, comme en témoigne l’arrêt rendu le 4 mars 2021 par la Cour de cassation (2). 

1) L’absence de partialité du « tribunal » résultant de la présence du conseiller de la mise en état dans la formation collégiale statuant en, déféré, sur les ordonnances dont il est l’auteur

Il est admis que la partialité peut résulter dans la connaissance, par le juge, des mêmes faits pour les mêmes parties à des instances différentes, soit que l’on se trouve dans des instances qui se succèdent dans le temps, soit successivement, soit en parallèle. De ce point de vue, il est classiquement enseigné qu’un même juge ne peut pas connaître deux fois de la même affaire, pour les mêmes faits et pour les mêmes parties car, en pareille hypothèse, il y a risque de préjugement au fond de l’affaire. Bien évidemment, la question s’est rapidement posée de savoir s’il était possible, pour le conseiller de la mise en état, de participer à la formation qui statue en déféré sur les décisions qu’il a rendues. Dans la droite ligne de la jurisprudence « Morel » [1], la Cour de cassation a considéré, dans un premier temps, que, partant de ce que le rôle du conseiller de la mise en état est d’instruire le dossier et de le mettre en état, sa fonction « « ne le met pas en état » de partialité puisqu’il s’agit de régler des questions de procédure distinctes de celles qui sont traitées au fond par le tribunal. [2] La solution se justifiait aisément dans le cas particulier du déféré par le fait que la Cour de cassation considérait – et considère encore [3] – que le déféré n’est pas un recours au sens de l’article 763 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L8601LY9) . Toutefois, cette position a été dépassée avec les arrêts « Le Grand Galion » [4] et  « Laye » [5] au sein desquels la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a affirmé, au visa de l’alinéa 5 de l’article 341 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6752LES), qu’à compter de l’instant où « la composition de la formation de jugement appelée à connaître du déféré étant connue du syndicat des copropriétaires, celui-ci n'est pas recevable à invoquer, devant la Cour de Cassation la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'il avait la possibilité de récuser le conseiller de la mise en état et qu'il s'en est abstenu » ; solution ultérieurement entérinée par l’Assemblée plénière avec l’arrêt« Comet » . [6]

En admettant que la procédure de récusation pouvait être engagée à l’encontre du conseiller de la mise en état, la Cour de cassation admettait donc que le conseiller de la mise en état pouvait devenir partial dès lors qu’il avait porté, à un moment de la procédure, une appréciation juridique de nature à faire douter de son impartialité lorsqu'il siège, ensuite, dans la formation collégiale statuant sur la requête déférée à la cour contestant l’ordonnance dont il est l’auteur. Tel est le cas lorsque la motivation donnée par le conseiller de la mise en état laisse penser qu'il s’est forgé une conviction de nature à influencer l'opinion qu'il serait conduit à émettre lors de l'examen au fond. En l’espèce, nul ne sait réellement si tel était le cas dès lors que la demanderesse, dans son pourvoi, relevait simplement que le conseiller de la mise en état dont l'ordonnance était déférée avait préalablement siégé au sein de la formation collégiale qui avait connu du déféré d'une autre ordonnance prise dans le cadre d’une autre instance d'appel pour les mêmes faits et entre les mêmes parties concernant le jugement du 19 novembre 2013, et qu'il était également relevé qu'étaient repris, dans l'ordonnance déférée, certains éléments de motivation de l'arrêt rendu dans l'autre instance. La simple reprise d’éléments de motivation de l’arrêt rendu dans l’autre instance suffit-elle à démonter objectivement la partialité du magistrat auteur des deux décisions ? Pour la cour d’appel, tel n’était pas le cas puisqu’elle a considéré que la « reprise de la motivation d'un arrêt rendu préalablement entre les mêmes parties ne démontrait en aucune façon la partialité » du magistrat auteur des deux décisions. Pourtant, la motivation de l’arrêt d’appel étonne au regard de la solution retenue par la Cour de cassation dans un arrêt du 10 septembre 2009. 

2) La partialité du « tribunal » résultant de la présence du conseiller de la mise en état dans la formation collégiale statuant, en déféré, sur les ordonnances dont il est l’auteur

Dans un arrêt du 10 septembre 2009, la Cour de cassation, au seul visa de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, a admis que la seule présence du conseiller de la mise en état dans la formation statuant sur la requête déférée à la cour (CPC, art. 914, al. 2 N° Lexbase : L7247LE7)contestant l’ordonnance, rendue par lui, ayant déclaré irrecevable l’appel principal porte atteinte au droit à un tribunal impartial garanti par ce texte.[7] Avec la solution retenue dans cette décision, finalement peu importe que le conseiller de la mise en état ait porté ou non une appréciation juridique de nature à faire douter de son impartialité lorsqu'il siège dans la formation collégiale statuant sur la requête déférée à la cour, contestant l’ordonnance dont il est l’auteur, sa seule présence au sein de cette formation collégiale est légitime à faire naître un doute sur son impartialité dans l’esprit du justiciable, et lui ouvrir les portes de la récusation. S’il s’agit assurément d’une jurisprudence sévère en ce qu’elle oblige les chefs de juridiction à jongler avec la distribution des affaires pour empêcher que l’organisation et la composition des différentes formations des juridictions ne génèrent des situations dans lesquelles l’impartialité du tribunal ou de l’un de ses membres ne pourrait être mise en doute, ce qui est un exercice particulièrement complexe dans un contexte de pénurie des personnels judiciaires, elle apparaît surtout discutable par son visa ! En effet, comment justifier, dans l’arrêt du 10 septembre 2009, comme ceux qui suivront d’ailleurs, y compris l’arrêt du 4 mars 2021 commenté, l’application à la récusation des règles du procès équitable s’agissant d’une procédure qui ne constitue pas à première vue une accusation en matière pénale, ni la contestation d’un droit ou d’une obligation à caractère civil ? Des éclaircissements de la part de la Haute Juridiction seraient plus que souhaitables ! Par ailleurs, si le niveau de garantie de l’impartialité de la formation collégiale statuant sur la requête en déféré des ordonnances du conseiller de la mise en état s’accroît à l’aune de cette jurisprudence, le sentiment d’une meilleure protection du droit à un tribunal impartial fond comme neige au soleil lorsque l’analyse des arrêts rendus par la Haute juridiction sur la question, et dans la droite ligne duquel l’arrêt du 4 mars 2021 commenté s’inscrit, montre qu’il est possible, aux yeux de la Cour de cassation, plus haute autorité judiciaire de notre pays, et donc, gardienne des libertés fondamentales si l’on en croit l’article 66 de la Constitution, de déduire de l’absence de la possibilité offerte au justiciable de récuser son juge dès que la cause de récusation a été découverte, un renoncement de ce dernier à son droit à un tribunal impartial, autrement dit, à son droit un procès équitable. 

B. … Sauf accord implicite de la partie concernée

En effet, la solution retenue par la Cour de cassation, dans l’arrêt du 4 mars 2021, tend à confirmer une jurisprudence bien établie selon laquelle, si le plaideur n’a pas sollicité la récusation de son juge dès la découverte de la cause de récusation, il est réputé avoir renoncé à son droit à un tribunal impartial. Cette solution jurisprudentielle, si elle est conforme aux textes applicables en la matière (1) semble excessive et quelque peu déconnectée des réalités de la pratique au regard des dispositions de l’article 339 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1515LSW) (2).

1) Une solution conforme aux textes encadrant le droit de récusation

Si la partialité du tribunal ouvre, en droit interne, la voie de la récusation au plaideur (CPC, art. 343 N° Lexbase : L6750LEQ à 349 N° Lexbase : L6744LEI), encore faut-il qu’il use de cette faculté dès que la cause de récusation est découverte, que ce soit en dehors de l’audience (CPC, art. 344, al. 1 N° Lexbase : L6749LEP) ou à l’audience (CPC, art. 344, al. 2). Ce principe est gravé dans le marbre de l’article 342 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6751LER) depuis l’entrée en vigueur du décret n° 75-1123 du 5 décembre 1975 (N° Lexbase : L8919IRR) instituant un nouveau Code de procédure civile, et ni le décret n° 2006-1805 du 23 décembre 2006 (N° Lexbase : L9637HT4) relatif à la matière successorale et modifiant certaines dispositions de procédure civile, ni le récent décret n° 2017-892 du 6 mai 2017 (N° Lexbase : L2664LEE) portant diverses mesures de modernisation et de simplification de la procédure civile ne sont venues modifier le contenu de ce texte. De ce point de vue, en rappelant à la demanderesse au pourvoi que « les débats ayant eu lieu devant une formation collégiale dont la composition était nécessairement connue à l'avance de la partie représentée par son avocat, celle-ci n'est pas recevable à invoquer devant la Cour de cassation la violation de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, dès lors qu'elle n'a pas fait usage de la possibilité d'en obtenir le respect en sollicitant, en application de l'article 342 du Code de procédure civile », la Cour de cassation fait une exacte application des textes. La solution peut paraître sévère à l’égard des parties, notamment au regard des enjeux (nous parlons ici ni plus ni moins du respect au droit à un procès équitable), mais elle se comprend aisément à la lecture d’un autre texte de grande importance : l’article 339 du Code de procédure civile.

2) Récusation versus abstention

Selon l’article 339 du Code de procédure civile, « Le juge qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience ne pas devoir connaître de l’affaire peut s’abstenir ». En d’autres termes, la question de la récusation ne se pose aux parties que dans l’hypothèse où le juge ne s’est pas abstenu, alors même qu’il connaît la cause de récusation bien avant les parties, ce qui était le cas en l’espèce. Le conseiller de la mise en état ne pouvait pas ignorer qu’il avait déjà jugé de l’affaire, même si les deux procédures étaient formellement distinctes, dès lors que le lien de connexité était évident et connu des avocats qui représentaient les parties. Or, ce texte, dans sa rédaction issue du décret n° 2019-913 du 30 août 2019 (N° Lexbase : L8789LRX) pris en application de l'article 95 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (N° Lexbase : L6740LPC), dispose que « Le juge qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience devoir s’abstenir se fait remplacer par un autre juge que désigne le président de la juridiction à laquelle il appartient ». L’article 339 du Code de procédure civile met ainsi en exergue le fait que la partialité du tribunal n’est pas seulement le problème des parties, mais également celui du service public de la justice. Il ne nous semble pas possible, comme le fait la Cour de cassation, de remettre entièrement entre les mains des parties la responsabilité de contester le choix de la composition qui va juger de leur affaire, notamment dans les cas où la partialité dérive des nécessités managériales de la juridiction, ce qui semble être le cas en l’espèce, et que, si en principe, il est possible d’obtenir la composition de la juridiction auprès du greffe, en pratique, c’est bien souvent quelques instants avant l’audience, lors de l’affichage du bulletin, que les avocats prennent réellement connaissance de la composition de la juridiction, et qu’ils peuvent se trouver saisis du problème, soit au dernier moment, sans compter qu’il arrive que la composition de la juridiction soit modifiée au dernier moment. En d’autres termes, c’est précisément juste avant de plaider l’affaire au fond que l’avocat va devoir soulever l’incident, ce qui est loin d’être simple en pratique… De ce point de vue, considérer comme le fait la Cour de cassation, que le plaideur a renoncé au droit à un tribunal impartial parce qu’il n’a pas réagi dans l’instant confine à la fiction. Du côté des magistrats, la modification de l’article 339 du Code de procédure civile les place face à un dilemme : s’abstenir de siéger et/ou de statuer pour garantir le droit à un tribunal impartial ou considérer que, de ce droit ils ne sont pas redevables, ce qui est contraire à l’article 66 de la Constitution, et qu’ils leur incombent, dans l’ordre des priorités, de faire passer les impératifs du service avant ? De ce point de vue, il nous semble que la rédaction de l’article 19 du décret n° 2019-913 du 30 août 2019 est maladroite. Il aurait été plus opportun, dans l’intérêt des magistrats et des parties, d’introduire une obligation d’abstention pour le juge qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience ne pas devoir connaître de l’affaire. 

II. L’exercice du droit d’appel : quelques rappels utiles 

Avec l’arrêt du 4 mars 2021, la Cour de cassation rappelle quelques fondamentaux utiles en ce qui concerne l’exercice du droit d’appel, qu’il s’agisse de l’exigence d’un intérêt à interjeter appel de l’appelant (A) ou des règles particulières régissant l’appel des jugements mixtes (B). 

A. Irrecevabilité de l’appel, faute d’intérêt à interjeter appel de l’appelant

Dans sa décision, la Cour de cassation rappelle que, pour être recevable en son appel, l’appelant doit avoir un intérêt à interjeter appel (1), lequel doit être direct et personnel (2). 

1) L’intérêt à interjeter appel

Si en principe, les personnes ayant été parties en première instance peuvent interjeter appel du jugement, il n’est toutefois pas acceptable qu’une personne puisse saisir la cour sans attendre de celle-ci une amélioration du sort qui lui a été réservé par le premier jugement. C’est précisément la raison pour laquelle le législateur encadre l’exercice du droit d’appel par un certain nombre de conditions de fond et de forme, dont l’intérêt à agir de l’appelant. En application de l’article 546 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6697H78), « le droit d’appel appartient à toute partie qui y a intérêt […] ». Il est classiquement admis que l’intérêt à interjeter appel ressort du profit, de l’avantage que l’appel est susceptible de procurer à l’appelant, ce qui pose, en définitive, la question de l’utilité de sa demande [8]. Il est possible de rechercher l’existence d’un intérêt à interjeter appel dans l’appréhension de la notion de succombance. Celui qui a succombé, même partiellement, a intérêt à poursuivre pour obtenir un résultat plus avantageux [9], ce qui induit que celui qui n’a pas succombé ne peut, en principe, interjeter appel du jugement de première instance au motif qu’il est dépourvu d’intérêt à agir. Nous ne sommes toutefois pas en présence d’une interdiction de principe, et il est admis qu’il ne s’agit que d’une présomption d’absence d’intérêt à interjeter appel d’une décision dont la jurisprudence considère qu’elle n’est pas irréfragable, ce qui autorise l’appelant à prouver qu’il conserve un intérêt à appeler d’une décision qui, en apparence, lui a donné satisfaction ou ne lui cause aucun grief [10].

En l’espèce, le syndicat intercommunal fondait son intérêt à agir sur le fait qu'il serait susceptible de supporter les conséquences de la condamnation de la commune du Diamant en vertu des dispositions du Code général des collectivités territoriales. Il est vrai que, sur le fondement des dispositions des articles L. 1321-1 (N° Lexbase : L9584DNB) et L. 1321-2 (N° Lexbase : L2867LNI) du Code général des collectivités territoriales, le transfert de compétence d’une commune à un syndicat intercommunal entraîne de plein droit la mise à disposition des biens meubles et immeubles utilisés pour l’exercice de cette compétence, la collectivité bénéficiaire devant, dès lors, assumer l’ensemble des obligations de la commune. Pour la cour d’appel, dès lors que le jugement entrepris condamnait la commune du Diamant au paiement de dommages et intérêts en réparation d’une voie de fait commise sur une parcelle appartenant à la Cofic, et sur laquelle la commune a fait édifier une station d’épuration, l’intérêt à agir du syndicat intercommunal était démontré. Pour le juge d’appel, dès lors que le syndicat était destiné à assumer la condamnation prononcée à l’encontre de la commune du Diamant, sauf infirmation du jugement en appel, il était certain que le respect des dispositions légales relatives à l’organisation des collectivités publiques constituait un intérêt supérieur pour lui, même s’il n’avait pas été condamné en première instance. Ce raisonnement est sanctionné dès lors que l’intérêt à interjeter appel doit être direct et personnel ! 

2) Un intérêt à interjeter appel direct et personnel

L'article 546, alinéa 1er, du Code de procédure civile est une application particulière de la règle « pas d’intérêt, pas d'action », valable pour toutes les actions en justice [11]. Pour que l’intérêt soit direct, il faut, qu’au jour de l’appel [12], le jugement de première instance cause un grief à l'appelant [13]. De facto, l’intérêt à interjeter appel sera considéré comme direct et personnel toutes les fois où une partie aura été condamnée ou, de façon plus générale, aura succombé dans tout ou partie de ses prétentions formulées en première instance. Or, en l’espèce, tel n’était pas le cas. Comme le faisait valoir la demanderesse dans son pourvoi, un syndicat intercommunal prétendument bénéficiaire d’un transfert de compétence n'a pas vocation à veiller de façon abstraite au respect de la loi indépendamment de son intérêt propre ! En justifiant l’intérêt du syndicat à faire appel d’un jugement qui ne lui faisait pas grief, aux motifs qu’il aurait intérêt à faire assurer le respect des dispositions légales relatives à l’organisation des collectivités publiques par la détermination, en cas de condamnation, de l’exact débiteur de celle-ci, le raisonnement des juges d’appel entrait nécessairement en contradiction avec les dispositions des articles 31 (N° Lexbase : L1169H43) et 546 du Code de procédure civile. Le moyen au pourvoi soulevé par la demanderesse qui contestait la recevabilité de l’appel du syndicat intercommunal pour défaut d’intérêt à interjeter appel est accueilli favorablement par la Cour de cassation qui, au visa de l’article 546 du Code de procédure civile, rappelle que, si le droit d'appel appartient à toute partie qui y a intérêt si elle n'y a pas renoncé, l'intérêt à interjeter appel a pour mesure la succombance, qui réside dans le fait de ne pas avoir obtenu satisfaction sur un ou plusieurs chefs de demande présentés en première instance, et qu’en l’espèce, non seulement le jugement rendu par le tribunal de grande instance n’avait prononcé aucune condamnation à l'encontre du syndicat intercommunal, mais en outre, ce dernier, qui n'était pas comparant en première instance, n'avait formulé aucune demande devant le tribunal, de sorte que le syndicat intercommunal n'avait aucun intérêt à interjeter appel.

B. Tardiveté de l’appel d’un jugement mixte : « à nos actes manqués »

Dans l’arrêt du 4 mars 2021, si la Cour de cassation rappelle le régime de l’appel applicable aux jugements mixtes (1), lequel ne doit pas être confondu avec celui des jugements avant dire droit, elle esquive toutefois le moyen au pourvoi qui arguait de l’existence d’un acquiescement au jugement que la cour d’appel avait manqué de vérifier (2).

1) Le régime de l’appel des jugements mixtes

De la qualification du jugement dépend l'ouverture immédiate d'une voie de recours et l'autorité de la décision. Un jugement mixte est, par nature, un jugement au sein duquel le tribunal a statué partiellement sur une partie des demandes, et ordonné, avant dire droit, une mesure d’instruction ou provisoire qui doit porter sur la demande partiellement tranchée, sans quoi il s’agit d’un jugement susceptible d’appel portant uniquement sur ce chef. En l’espèce, il ne fait aucun doute que le jugement rendu le 20 avril 2010 est un jugement mixte dès lors qu’il constate, au fond, une voie de fait imputable à la commune du Diamant, et rejette la demande tendant à voir constater que la compétence assainissement a été transférée au syndicat intercommunal du centre et du sud de la Martinique, ainsi que le moyen tiré de la prescription quadriennale opposée par la commune du Diamant à la demande d’indemnisation formulée par la société Cofic ; et il est avant dire droit en ce qu’il ordonne une mesure d’expertise préalablement à l’évaluation de l’indemnité due à la Cofic. Les modalités de l’appel de ce type de jugement sont fixées par l’article 544 du Code de procédure civile qui permet l’appel immédiat des jugements mixtes suivant les modalités de droit commun des articles 528 (N° Lexbase : L6676H7E) et 538 (N° Lexbase : L6688H7T) du même code, soit dans le délai d’un mois à compter de sa signification. Reste qu’en l’espèce, le jugement du 20 avril 2010 n’avait jamais été signifié, de sorte que le délai butoir de l’article 528-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6677H7G), en vertu duquel « Si le jugement n'a pas été notifié dans le délai de deux ans de son prononcé, la partie qui a comparu n'est plus recevable à exercer un recours à titre principal après l'expiration dudit délai » semblait interdire à la commune du diamant la possibilité d’interjeter appel de cette décision, lequel intervenait plus de cinq ans après la date du jugement (appel interjeté le 16 juillet 2015). 

Reste que l’article 528-1 du Code de procédure civile n’est applicable qu’aux jugements qui tranchent tout le principal, et à ceux qui, statuant sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident, mettent fin à l'instance. Or, par définition, un jugement mixte n’est pas un jugement qui « tranche tout le principal » puisque la saisine du juge ne sera épuisée, en l’espèce, qu’une fois le jugement du 19 novembre 2013, par lequel il sera statué sur le montant de l’indemnité due au titre de la voie de fait commise sur la parcelle de terrain dont la propriété était revendiquée par la Cofic, prononcé. Reste que la question pouvait se poser de savoir si l’appelant n’aurait pas dû interjeter appel, d’abord, du jugement du 20 avril 2010, pour ensuite interjeter appel du jugement rendu le 19 novembre 2013 ? C’est ce que soutenait la demanderesse au pourvoi qui arguait que de ce que l’appel d’un jugement mixte est irrecevable s’il est interjeté après l’appel du jugement statuant sur le fond, et qu’en ayant décidé le contraire, la cour d’appel aurait violé par fausse interprétation les articles 544 et 545 du Code de procédure civile. La règle est pourtant simple ! Le régime de l’appel des jugements mixtes est défini à l’article 544 du Code de procédure civile, il ne saurait donc leur être appliqué celui de l’article 545 du même code qui vise, notamment, les jugements avant dire droit, ce que n’était pas le jugement rendu le 20 avril 2010. 

2) L’irrecevabilité de l’appel fondé sur l’acquiescement au jugement

Se posait alors la question, plus sérieuse peut-être, de l’acquiescement au jugement du 20 avril 2010 par la commune du Diamant ? Il est en principe admis que, sauf disposition expresse, législative ou réglementaire, l’acquiescement au jugement n’est pas possible. À notre connaissance, il n’existe qu’une seule prohibition de ce type : celle prévue à l’article 1120 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1115IGE), dans sa rédaction issue du décret n° 75-1124 du 5 décembre 1975, en vertu duquel « Un majeur protégé ne peut acquiescer au jugement de divorce, ou se désister de l'appel, qu'avec l'autorisation du juge des tutelles ». Hors ce cas de figure très particulier, il est donc possible pour les parties d'adhérer implicitement au jugement en laissant expirer, sans exercer de voies de recours, les délais pendant lesquels elles peuvent attaquer cette décision. A priori, il suffirait donc de ne pas intenter les recours ouverts contre le jugement pour obtenir un même résultat. L'identité de résultat ne signifie cependant pas, pour la Cour de cassation, que l'expiration du délai pour exercer une voie de recours puisse, à elle seule, emporter acquiescement au jugement [14]. En pratique, toute la difficulté réside dans l’appréciation de l’existence d’un tel acquiescement. L’article 410 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6511H7B) dispose que « l'acquiescement peut être exprès ou implicite. L'exécution sans réserve d'un jugement non exécutoire vaut acquiescement, hors les cas où celui-ci n'est pas permis ». Dans le premier cas, c'est-à-dire lorsque la volonté d'acquiescer est expresse, aucune autre formalité n'est en principe exigée [15]. Mais, lorsque le code vise une volonté implicite d'acquiescer, la formule qu'il retient dans ce second cas impose néanmoins de caractériser l'intention non équivoque de l'intéressé d'acquiescer, de sorte qu'un acquiescement ne peut s'induire à partir de simples présomptions [16]. L’acquiescement implicite doit donc résulter d'actes ou de faits démontrant avec évidence et sans équivoque l'intention de la partie à laquelle on l'oppose [17]

En l’espèce, c’est bien l’argument qui était soulevé par la demanderesse. Elle reprochait à la cour d’appel d’avoir examiné de façon isolée les éléments présentés par la société Cofic comme valant acquiescement par la commune du Diamant au jugement frappé d’appel sans apprécier si, ensemble, les circonstances de la cause qui s’étaient succédées - la soumission volontaire à l’expertise judiciaire, le fait que la commune du Diamant ait laissé expirer le délai sans faire appel du jugement sur le fond prononçant sa condamnation à plus d’un million deux cent mille euros, l’écoulement d’un délai de plus de cinq ans avant de faire appel du jugement entrepris - ne manifestait pas la volonté certaine de cette dernière d’acquiescer au jugement. Bien consciente que l'expiration du seul délai pour exercer l’appel n'emporte pas, à elle seule, acquiescement au jugement, la demanderesse faisait valoir que les juges d’appel auraient dû rechercher si cette circonstance de fait ne pouvait pas, avec d’autres, manifester la volonté implicite d’acquiescer. Or, l’arrêt d’appel retient, de façon abstraite, que le temps mis par une partie pour interjeter appel ne peut lui être opposé autrement que par la sanction de l’irrecevabilité de l’appel pour tardiveté et n’est pas un signe d’acquiescement, sans rechercher de façon concrète si l’expiration du délai de recours contre le jugement de condamnation au fond n’était pas une circonstance de fait de nature à manifester, avec d’autres, la volonté non équivoque d’acquiescer au jugement entrepris. Sur cette critique, la Cour de cassation ne répond pas, ce qui est regrettable selon nous car, si les juges d’appel font une exacte application de la loi en retenant que la tardiveté de l’appel n’est pas, en soi, un élément propre à caractériser un acquiescement au jugement, force est de constater qu’ils n’ont pas apprécié si l’ensemble des circonstances de la cause qui s’étaient succédées ne manifestait pas la volonté certaine de l’appelant d’acquiescer au jugement.

À retenir : avec l’arrêt du 4 mars 2021, la Cour de cassation rappelle : 

  •  tout d’abord que, faute pour le plaideur d’avoir agi en récusation dès la cause de récusation connue ou découverte, il est réputé avoir renoncé à son droit à un tribunal impartial et ne peut donc se prévaloir, devant la Cour de cassation, de la violation de ce droit fondamental sur le fondement de l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ; 
  •  ensuite, que les règles relatives à l’appel des jugements mixtes sont celles énoncées par l’article 544 du Code de procédure civile, et que les dispositions de l’article 545 du même code leur sont inapplicables, de sorte qu’il est possible pour l’appelant d’interjeter appel du jugement ayant épuisé la saisine du juge, avant de faire appel ultérieurement du jugement mixte.
 

[1] CEDH, 6 juin 2000, Req 34130/96, Morel c/ France (N° Lexbase : A7094AWN).

[2] Cass. civ. 2, 13 mars 1996, n° 93-20.557 (N° Lexbase : A8316ABM) ; Ass. plén., 6 novembre 1998, n° 95-11.006 (N° Lexbase : A3207AR9).

[3] Cass. civ. 2, 11 janvier 2018, n° 16-23.992 (N° Lexbase : A2014XAT).

[4] Cass. civ. 2, 6 mai 1999, n° 96-10.407 (N° Lexbase : A3220CGD).

[5] Cass. civ. 2, 6 mai 1999, n° 96-12.964 (N° Lexbase : A9734A7N).

[6] Ass. plén., 24 novembre 2000, n° 99-12.412 (N° Lexbase : A3217AUP).

[7] Cass. civ. 2, 10 septembre 2009, n° 08-14.004, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8946EKK).

[8] Cass. civ. 2, 6 mars 2008, n° 07-12.538, F-P+B (N° Lexbase : A3340D7T).

[9] Cass. civ. 1, 21 avril 1970, n° 68-14.452 (N° Lexbase : A3946CIY).

[10] Cass. civ. 2, 19 juin 1980, n° 79-10.82.

[11] Cass. civ. 2, 18 octobre 2012, n° 11-20.450, FS-P+B (N° Lexbase : A7251IU4) ; Cass. civ. 2, 13 mai 2015, n°14-13.801, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8860NHM).

[12] Cass. civ. 3, 27 janvier 2015, n° 13-27.703, F-D (N° Lexbase : A7001NAK) ; Cass. civ. 3, 23 juin 2016, n° 15-12.158, F-D (N° Lexbase : A2610RU9).

[13] Cass. civ. 3, 8 avril 2010, n° 09-11.159, FS-P+B (N° Lexbase : A5837EUQ) ; Cass. civ. 1, 14 avril 2010, n° 09-11.218, FS-P+B+I (N° Lexbase : A9199EUA).

[14] Cass. civ. 1, 3 mars 1998, n° 96-10.753 (N° Lexbase : A2172ACG).

[15] Cass. civ. 2, 18 novembre 1999, n° 97-15.92. 

[16] Cass. civ. 2, 25 mai 1994, n°93-10.881 (N° Lexbase : A7543ABY) ; Cass. civ. 3, 21 juin 2006, n° 05-12.975, FS-P+B, (N° Lexbase : A9968DPU).

[17] Cass. com., 26 octobre 1999, n° 96-21.745 (N° Lexbase : A8050AGA) ; Cass. civ. 1, 16 juin 2011, n° 10-30.689, F-P+B+I (N° Lexbase : A6186HTB).

newsid:476882

Procédure pénale

[Jurisprudence] Précisions sur l’étendue du contrôle de la chambre de l’instruction concernant les mesures de sûreté

Réf. : Cass. crim., 27 janvier 2021, n° 20-85.990 (N° Lexbase : A65064DC)

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N6774BYK

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par Cédric Porteron, Avocat au Barreau de Nice, Maître de Conférences associé à l’Université Côte d’Azur

Le 24 Mars 2021


Mots-clés : chambre de l’instruction • indices graves ou concordants • mise en examen • violation contrôle judiciaire • détention provisoire 

La présente décision apporte une intéressante contribution quant à l’étendue du contrôle de la chambre de l’instruction sur les conditions du placement en détention provisoire et plus largement l’usage des mesures de sûreté pendant l’instruction. Rendue dans le cadre particulier de la violation d’une obligation du contrôle judiciaire, elle doit être appréciée en considération d’un précédent arrêt rendu le 14 octobre 2020 [1]. Ce dernier avait déjà précisé ces obligations. La solution est reprise. Mais, elle est complétée et étendue.


 

Dans le cas d’espèce, un juge d’instruction, constatant la violation de ses obligations de contrôle judiciaire par un mis examen, saisit le juge des libertés et de la détention (JLD) aux fins de révocation de la mesure. Celui-ci refusant, le procureur de la République interjette appel. La chambre de l’instruction infirme l’ordonnance rendue. Elle révoque le contrôle judiciaire et ordonne le placement en détention provisoire, en relevant que l’intéressé a violé à de nombreuses reprises l’interdiction de se rendre dans certains lieux. Un pourvoi est alors formé par l’intéressé.

L’auteur invoquait d’abord l’absence de motivation de la décision. Sur ce point, sans surprise, la Chambre criminelle rappelle une solution acquise depuis plusieurs années, strictement conforme à la rédaction des textes [2] :

« […] la décision de placement en détention provisoire prise pour sanctionner l’inexécution par la personne mise en examen des obligations du contrôle judiciaire n’a pas à être motivée par des considérations de droit et de fait répondant aux exigences de l’article 144 du même code ».

Dans ce cas, la juridiction doit seulement caractériser l’existence d’un manquement entrant dans les prévisions de l’article 141-2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L5028K8Q) [3]. Elle apprécie souverainement s’il doit donner lieu à révocation du contrôle judiciaire [4].

En revanche, un autre moyen plus actuel était soulevé. Il était reproché à la chambre de l’instruction de ne pas avoir constaté l’existence d’indices graves ou concordants de la participation de la personne poursuivie à la commission de l’infraction dont le juge d’instruction était saisi. Dans la décision rendue quelques mois plus tôt [5], la Chambre criminelle avait considéré qu’à chacun des stades de la procédure, la chambre de l’instruction doit s’assurer que les conditions légales de la détention provisoire sont réunies, et notamment de l’existence d’indices graves ou concordants rendant vraisemblable la participation de la personne mise en examen aux faits reprochés. Elle avait ainsi sanctionné une chambre de l’instruction qui avait refusé d’examiner ce point.

Dans sa décision du 27 janvier 2021, la Cour de cassation rejette le pourvoi, mais elle s’inscrit dans la lignée de l’arrêt de 2020, jugeant que :

« Il résulte des articles 80-1 et 137 du Code de procédure pénale que les mesures de sûreté ne peuvent être prononcées qu’à l’égard de la personne à l’encontre de laquelle il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont le juge d’instruction est saisi

Il se déduit de l’article 5 1. c de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH) que la chambre de l’instruction, à chacun des stades de la procédure, doit s’assurer, même d’office, que les conditions légales des mesures de sûreté sont réunies, en constatant expressément l’existence de tels indices ».

En statuant de la sorte, la Cour affine le fondement juridique du principe posé.

Alors qu’elle se fondait initialement sur le seul article 5, 1. c de la CESDH, les juges de la Haute Cour visent ici les dispositions du Code de procédure pénale en passant au second plan le droit européen des droits de l’Homme. La référence à l’article 80-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L2962IZQ) se comprend. Il définit les conditions de la validité de la mise en examen et précisément la nécessité d’indices graves ou concordants. En revanche, le visa de l’article 137 du même code (N° Lexbase : L9393IEM) est formellement critiquable. Cette disposition rappelle les atteintes à la liberté auxquelles peut être soumise la personne mise en examen. Il est fait référence à ce statut, sans que la notion d’indices graves ou concordants ne soit citée. En réalité, la référence à la CESDH est plus opportune pour fonder le principe mis en place : cet article permet la détention lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner que la personne a commis une infraction ; ce qui impose au juge saisi du contentieux de la détention de vérifier leur existence. La Cour de Strasbourg a précisé que si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention [6].

La Chambre criminelle complète également la décision rendue en 2020.

Alors qu’il avait été jugé que la chambre de l’instruction devait répondre si la partie soulevait l’absence d’indices graves ou concordants, la Cour de cassation précise ici que ce contrôle doit même être réalisé d’office. Un contrôle systématique est ainsi instauré. Autrement dit, qu’elle y soit invitée ou pas par les parties, la chambre de l’instruction se doit d’aborder incidemment le fond du dossier. Cette orientation devrait mettre fin aux reprochent souvent adressés aux avocats lorsqu’ils abordent oralement ou dans leur mémoire le dossier à l’occasion du contentieux de la liberté [7].

En revanche, lorsque l’on se situe dans le cadre de la violation du contrôle judiciaire, l’arrêt affirme que cette obligation de contrôle systématique cesse. On ne peut être plus clair :

« […] L’obligation susvisée de constater l’existence des indices graves ou concordants cesse, sauf contestation sur ce point, en cas de placement en détention provisoire sanctionnant des manquements volontaires aux obligations du contrôle judiciaire.

En l’absence de contestation, un tel placement en détention provisoire ne doit être motivé qu’au regard des manquements de la personne à ses obligations.

En l’espèce, la chambre de l’instruction, qui n’était pas saisie d’une contestation sur ce point, n’avait pas à s’assurer de l’existence de tels indices ».

C’est dire que le conseil de la personne mise en examen doit prendre soin de soulever dans son mémoire, en même temps qu’il conteste une violation des obligations, l’absence d’indices graves ou concordants.

À défaut de contestation sur ce point, la chambre de l’instruction n’a pas à le vérifier. La solution est somme toute logique. Dès lors que l’on entend faire du placement en détention provisoire une exception, il faut d’abord vérifier que la condition légale, préalable à son usage, existe : une mise en examen fondée sur des indices graves ou concordants. Dès lors qu’il s’agit de sanctionner une violation des obligations du contrôle judiciaire ce contrôle n’est plus nécessaire. Il le redevient lorsque la partie entend démontrer qu’en dépit de la violation de son contrôle judiciaire, le placement en détention n’est pas possible car il n’existe pas ou plus d’indices graves ou concordants.

On notera également une phrase qui étend la portée de la décision.

Cette dernière impose à la chambre de l’instruction un contrôle des conditions légales des « mesures de sûreté ». Dans l’arrêt précédent, la Cour ne visait que la détention provisoire. La question pourrait dès lors se poser de savoir si le contrôle que doit opérer la chambre de l’instruction sur l’existence des indices graves ou concordants doit se retrouver dans le contentieux du contrôle judiciaire. En cas d’appel sur l’usage d’une telle mesure, les conseillers ne devraient-ils pas vérifier d’office l’existence de tels indices, conditions légales de cette mesure de sûreté ? La formulation utilisée porte à le croire. De la même manière, même si ce n’est pas évoqué, ne pourrait-on pas étendre ce contrôle systématique en amont. C’est au JLD qu’appartient la décision de placement en détention provisoire. Ne devrait-il pas contrôler d’office, ou à la demande du conseil, l’existence d’indices graves ou concordants ? L’avocat pourrait alors demander au juge de se prononcer sur l’absence de ces indices.

Ce sont des questions auxquelles la Chambre criminelle aura à répondre dans l’avenir. De même, des précisions devront être apportées par les décisions à venir quant à l’étendue de la motivation. L’arrêt impose aux conseillers de « constater » l’existence d’indices graves et concordants. Il précise par la suite qu’ils doivent « s’assurer » de leur présence. Le premier terme pourrait laisser entendre une motivation de pure forme. Le second implique une motivation plus explicite, condition pour que le droit consacré par l’article 5 de la CESDH (N° Lexbase : L4786AQC) soit concret et effectif et non théorique et illusoire. C’est pourquoi le défaut ou l’insuffisance de motivation d’une décision ordonnant un placement en détention est l’un des éléments sur lesquels la Cour se fonde pour en apprécier la régularité au regard de l’article 5, § 1 [8].

Reste une précision importante que la Haute juridiction a d’ores et déjà donnée et qui n’apparaissait pas dans l’arrêt de 2020 : quelles que soient les conditions dans lesquelles une chambre de l’instruction serait amenée à constater l’absence d’indices graves ou concordants, ce contrôle est propre à la matière des mesures de sûreté. Par conséquent, il est « sans incidence sur la validité de la mise en examen ». Dans le cadre de ce contentieux, le constat de l’absence d’indices graves et concordants n’entrainera pas une remise en cause de la mise en examen. Cette dernière ne peut être critiquée « que dans le cadre des procédures engagées sur le fondement des articles 80-1-1 (N° Lexbase : L2963IZR) et 170 (N° Lexbase : L0918DYN) du Code de procédure pénale ». Il appartiendra donc à l’avocat, fort de la décision rendue, de présenter une demande d’annulation de la mise en examen. On rappellera cependant qu’il ne pourra le faire que dans les 6 mois de la mise en examen. Autrement dit, cette action pourrait lui être fermée alors que la chambre de l’instruction a considéré qu’il n’y a pas d’indices graves ou concordants. Le conseil pourrait alors solliciter une levée de la mise en examen au bénéfice du statut de témoin assisté. Toutefois, elle ne sera possible que dans les 6 mois de la mise en examen puis tous les 6 mois [9]. C’est dire que l’on pourrait donc se retrouver en présence d’une personne qui ne peut encore demander la levée de sa mise en examen et pour laquelle on a considéré par ailleurs qu’il n’y a pas à son encontre d’indices graves ou concordants. Ajouté au fait que le juge d’instruction n’a pas de délai pour répondre à une telle demande [10], on pourrait se trouver en présence de situations singulières.

En revanche, quand sur saisine directe ou en cause d’appel la chambre de l’instruction devra se prononcer sur une telle demande, on imagine difficilement comment elle pourrait ne pas y faire droit. À moins qu’entre temps, de nouveaux indices soient apparus, à la lumière de nouvelles investigations, justifiant le maintien de la mise en examen et par la même un nouveau placement en détention provisoire ou l’usage du contrôle judiciaire.

À retenir : lorsque la chambre de l’instruction se prononce dans le cadre du contentieux du placement en détention provisoire, elle est tenue de vérifier et de mentionner dans sa décision qu’existent à l’encontre de la personne des indices graves et concordants d’avoir participer aux faits dont le juge d’instruction est saisi.

Lorsqu’elle intervient dans le cadre de l’appréciation du bien-fondé de la révocation du contrôle du contrôle judiciaire et du placement en détention à titre de sanction, cette vérification n’a plus lieu d’être. C’est au conseil qu’il appartient de soulever l’absence d’indices graves ou concordants pour que la chambre de l’instruction se prononce.

 

[1] Cass. crim., 14 octobre 2020, n° 20-82.961, FS-P+B+I (N° Lexbase : A50093XS).

[2] Not. Cass. crim., 13 octobre 1998, n° 98-84.260 (N° Lexbase : A5294AC3) : C. Marsat, obs.,  Dr. pén., 1999, Chron. 11 ; Cass. crim., 25 novembre 2003, n° 03-85.386, F-P+F (N° Lexbase : A4430DAC) : D., 2004. IR 734.  La solution est différente en cas de placement en détention provisoire suite à la découverte de nouveaux éléments rendant le contrôle judiciaire insuffisant : not. Cass. crim., 29 janvier 2008, n° 07-87.802, F-P+F (N° Lexbase : A7380D44).

[3] On notera par ailleurs que dans cette décision la Cour refuse de transmettre au Conseil constitutionnel la QPC soulevée au motif que cet article n’apporterait pas suffisamment de garanties à une personne présumée innocente.

[4] Not. Cass. crim., 20 février 2019, n° 18-86.730, F-D (N° Lexbase : A8799YYK). Ce qui ne la dispense pas de répondre aux articulations essentielles du mémoire déposé : Cass. crim., 3 novembre 2020, n° 20-83.855, F-D (N° Lexbase : A926933P).

[5] Cass. crim., 14 octobre 2020, op. cit.

[6] Not. CEDH, 22 mai 2014, Req. 15172/13, Ilgar Mammadov c/ Azerbaïdjan, § 90 (N° Lexbase : A2444ZDU).

[7] Pour confirmer l’ordonnance du JLD et répondre au mémoire qui faisait valoir, au soutien de ses dénégations, l’absence d’indice précis et concordant de la participation aux faits pour lesquels il était mis en examen, l’arrêt attaqué dans la décision rendue le 14 octobre 2020 énonçait que « la discussion des indices graves ou concordants, voire des charges, est étrangère à l’unique objet du contentieux dont la chambre de l’instruction est saisie, en l’espèce celui des mesures de sûreté », Cass. crim., 14 octobre 2020, op. cit.

[8] CEDH, 22 octobre 2018, Req. 35553/12, S., V. et A. c/ Danemark, § 92 (N° Lexbase : A0238YHB).

[9] Cette demande peut également être faite dans les dix jours qui suivent la notification d'une expertise ou un interrogatoire au cours duquel la personne est entendue sur les résultats d'une commission rogatoire ou sur les déclarations de la partie civile, d'un témoin, d'un témoin assisté ou d'une autre personne mise en examen

[10] V. not. Cass. crim., 16 juin 2020, no 19-86.760, F-P+B+I (N° Lexbase : A71303NE).

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Régimes matrimoniaux

[Brèves] Séparation de biens, logement & CCM : l’exclusion des apports en capital (rappel) !

Réf. : Cass. civ. 1, 17 mars 2021, n° 19-21.463, FS-P (N° Lexbase : A88744LA)

Lecture: 4 min

N6929BYB

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par Anne-Lise Lonné-Clément

Le 24 Mars 2021

► Il résulte de l’article 214 du Code civil (N° Lexbase : L2382ABT) que, sauf convention contraire des époux, l’apport en capital de fonds personnels, effectué par un époux séparé de biens pour financer la part de son conjoint lors de l’acquisition d’un bien indivis affecté à l’usage familial, ne participe pas de l’exécution de son obligation de contribuer aux charges du mariage.

La première chambre civile de la Cour de cassation réitère, dans cet arrêt rendu le 17 mars 2021, la solution qu’elle a posée dans son arrêt rendu le 3 octobre 2019 (Cass. civ. 1, 3 octobre 2019, n° 18-20.828, FS-P+B+I N° Lexbase : A4983ZQM ; cf. les observations de J. Casey, Lexbase Droit privé, novembre 2019, n° 803 N° Lexbase : N1246BYS), et qui avait permis de clarifier la jurisprudence.

« Séparation de biens, logement & CCM ». Le contexte est classique et concerne des époux mariés sous le régime de la séparation de biens, l’un d’eux réclamant, lors du divorce, le remboursement des sommes qu’il a versées pour l’acquisition du bien indivis constituant le logement familial, au-delà de sa proportion dans l’indivision, finançant par là-même, en tout ou partie, la part incombant à l’autre époux ; la difficulté provient de la clause, contenue presque systématiquement dans les contrats de séparation de biens, affirmant que « les époux sont réputés avoir contribué au charges du mariage au jour le jour, de sorte qu’ils ne sont tenus à aucun compte à ce titre ».

La Cour de cassation a indiqué, en 2013, qu’une telle clause posait une présomption irréfragable, interdisant toute demande de remboursement à ce titre (Cass. civ. 1, 15 mai 2013, n° 11-26.933, FS-P+B+I N° Lexbase : A3195KDP). La Haute juridiction a néanmoins, par la suite, été amenée à affiner sa jurisprudence, admettant la possibilité pour un époux d’invoquer, en la prouvant, une surcontribution, laquelle écarte toute qualification de charges du mariage, et par là-même l’application de la clause (cf. notamment, Cass. civ. 1, 3 octobre 2018, n° 17-25.858, F-D N° Lexbase : A5433YEX ; Cass. civ. 1, 5 décembre 2018, n° 18-10.488, F-D N° Lexbase : A7877YPG ; pour une analyse détaillée, cf. J. Casey, Sommaires de jurisprudence - Droit des régimes matrimoniaux (année 2018) - Première partie, obs. n° 17, paru dans Lexbase, Droit privé, n° 769, 2019 N° Lexbase : N7341BX8), étant précisé que toute idée de surcontribution est par définition incompatible avec le caractère irréfragable de la clause (Cass. civ. 1, 18 novembre 2020, n° 19-15.353, FS-P+B N° Lexbase : A506837T ; pour bien comprendre l’articulation globale des solutions, cf. J. Casey, Sommaires de droit des régimes matrimoniaux (septembre 2020 - décembre 2020), obs. n° 10, Lexbase, Droit privé, janvier 2021, n° 850 N° Lexbase : N6084BYY).

Toujours est-il que cette question ne concerne que la seule hypothèse d’un financement par des revenus, et que s’agissant d’un financement par un apport en capital de fonds personnel, la clause reste sans incidence, et ne saurait donc faire obstacle à une demande de remboursement.

L’affaire en cause. C’est bien de cette dernière hypothèse dont il était question dans l’affaire en cause. L’épouse faisait grief à l’arrêt de rejeter sa demande de créance au titre de l’acquisition du bien immobilier constituant le logement de la famille, lequel avait été financé pour partie au moyen d’un apport personnel de l’épouse.

Pour rejeter sa demande, la cour d’appel avait retenu, d’abord, que la clause du contrat de mariage stipulant que chacun des époux sera réputé s'être acquitté jour par jour de sa part contributive aux charges du mariage leur interdit de prouver que l’un ou l’autre ne se serait pas acquitté de son obligation, ensuite, que les versements effectués par l’un d’eux pendant le mariage, tant pour régler le prix d'acquisition d’un bien immobilier constituant le domicile conjugal que pour rembourser les mensualités des emprunts immobiliers contractés pour en faire l’acquisition, participent de l’exécution de son obligation de contribution aux charges du mariage, sauf s’ils excèdent ses facultés contributives, enfin, que l’épouse ne démontrait pas que sa participation financière à l’acquisition du domicile familial avait excédé son obligation de contribution aux charges du mariage.

Le raisonnement est censuré par la Cour suprême, qui rappelle donc qu’il résulte de l’article 214 du Code civil que, sauf convention contraire des époux, l’apport en capital de fonds personnels, effectué par un époux séparé de biens pour financer la part de son conjoint lors de l’acquisition d’un bien indivis affecté à l’usage familial, ne participe pas de l’exécution de son obligation de contribuer aux charges du mariage.

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Sociétés

[Brèves] SAS : conséquences de l’arrivée du terme des fonctions du président nommé pour une durée déterminée

Réf. : Cass. com., 17 mars 2021, n° 19-14.525, FS-P (N° Lexbase : A88274LI)

Lecture: 4 min

N6892BYW

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par Vincent Téchené

Le 24 Mars 2021

► Lorsque le président d'une société par actions simplifiée a été nommé pour une durée déterminée, la survenance du terme entraîne, à défaut de renouvellement exprès, la cessation de plein droit de ce mandat et le président qui, malgré l'arrivée du terme, continue de diriger la société ne peut donc pas se prévaloir d'une reconduction tacite de ses fonctions et devient alors un dirigeant de fait qui, à l'égard de la société, ne peut revendiquer les garanties dont bénéficie le seul dirigeant de droit.

Faits et procédure. Par une décision de l'assemblée générale d’une SAS, sa présidente a été nommée pour une durée de trois ans, les statuts de la société prévoyant que la révocation du président ne pourrait intervenir que pour un motif grave, par décision collective unanime des associés autres que le président, et que toute révocation intervenant sans qu'un motif grave ne soit établi ouvrirait droit à une indemnisation du président. Trois ans plus tard, l'assemblée générale ne s'est pas prononcée sur le renouvellement du mandat de la présidente, qui est toutefois restée en fonction. L’AG qui s’est tenue l’année suivante a décidé de ne pas la renouveler dans ses fonctions de présidente. Soutenant qu'elle avait fait l'objet d'une révocation fautive et que cette mesure était intervenue dans des conditions brutales et vexatoires, la présidente a assigné la société en paiement de l'indemnité statutaire et de dommages-intérêts.

L’arrêt d’appel ayant rejeté les prétentions de la présidente, elle a formé un pourvoi en cassation.

Décision. La Cour de cassation rejette le pourvoi.

Énonçant la solution précitée, elle retient que la cour d’appel ayant relevé que le mandat de la présidente n'avait pas été renouvelé à l'expiration de la durée de trois ans pour laquelle elle avait été nommée, c'est à bon droit qu’elle a retenu qu'à compter de l'arrivée du terme, la présidente avait géré la société en qualité de dirigeante de fait. Dès lors, elle en a justement déduit que, n'ayant pas été régulièrement reconduite dans ses fonctions de présidente, elle ne pouvait revendiquer l'application des dispositions statutaires relatives à la révocation du président pour prétendre percevoir l'indemnité prévue en cette circonstance par les statuts.

Concernant ensuite la demande d’indemnisation en raison du prétendu caractère vexatoire de la révocation, l'arrêt d'appel retient que l'examen du procès-verbal de constat dressé par l'huissier de justice, relatant les échanges qu'il avait enregistrés à l'issue de l'assemblée générale, révèle, d'un côté, que c'est par crainte d'une disparition de documents que le directeur juridique a proposé à la présidente de récupérer ses affaires personnelles en présence de cet huissier de justice, de l'autre, que la présidente est allée les récupérer sans incident et que l'arrivée et son départ de la société se sont effectués en toute discrétion et sans témoin. Ainsi, la cour d’appel en a justement déduit que la présidente ne rapportait pas la preuve qu'il avait été mis fin à ses fonctions dans des conditions vexatoires.

Observations. Concernant l’arrivée du terme des fonctions du dirigeant, la cour d’appel de Paris a retenu une solution similaire concernant le président du directoire d’une SA : les fonctions de membre de directoire cessent de plein droit à la survenance du terme prévu et le membre du directoire qui poursuit l'exercice de son mandat sans que le conseil de surveillance ait statué expressément sur sa nouvelle désignation ne peut pas se prévaloir d'un renouvellement par tacite reconduction (CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 16 octobre 2018, n° 16/03087 N° Lexbase : A4249YGH).

On rappellera également que les conditions dans lesquelles le président peut être révoqué sont, dans le silence de la loi, librement fixées par les statuts tant en ce qui concerne ses causes que ses modalités.

Toutefois, il bénéficie, dans tous les cas, des garanties jurisprudentielles minimales qui interdisent que la révocation soit faîte de manière vexatoire ou injurieuses (v. par ex., CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 29 juin 2010, n° 08/07998 N° Lexbase : A3584E4I – CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 30 avril 2014, n° 13/12230 N° Lexbase : A6069MKY) et qui imposent que la révocation soit effectuée dans le respect du principe du contradictoire (v. par ex., CA Paris, 3ème ch., sect. A, 4 avril 2006, n° 05/12090 N° Lexbase : A1921DQ9)

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : La direction de la société par actions simplifiée, Le président de la SAS, in Droit des sociétés, Lexbase (N° Lexbase : E7560ADD).

 

newsid:476892

Sociétés

[Jurisprudence] Le défaut de publicité des comptes annuels constitue un trouble manifestement illicite dont le juge des référés de droit commun peut ordonner la cessation

Réf. : Cass. com., 3 mars 2021, n° 19-10.086, F-P (N° Lexbase : A00154KR)

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N6891BYU

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par Philippe Duprat, Avocat à la cour, ancien Bâtonnier du barreau de Bordeaux, chargé d’enseignement à l’Université de Bordeaux

Le 21 Juillet 2021


Mots-clés : publication des comptes annuels • juge des référés • trouble manifestement illicite • prescription

Les actions prévues par les dispositions spéciales du Code de commerce permettant d’obtenir le dépôt des comptes de la société au registre du commerce et des sociétés ne sont pas exclusives de celles fondées sur les dispositions de droit commun. L’injonction faite à la société de procéder au dépôt de ses comptes met fin au trouble manifestement illicite résultant de l’absence de publicité sans que puisse être opposée la prescription tirée de l’article 1844-14 du Code civil.


 

Le formalisme poursuit en droit des sociétés deux objectifs. Il assure en premier lieu la sécurité juridique des actes rédigés, par ou pour la société, en garantissant leur régularité au moins formelle. Il organise en second lieu l’information des tiers. Dans une économie libérale fondée essentiellement sur la libre concurrence des acteurs économiques, tout intéressé est en droit de connaitre la situation de fortune, ou éventuellement d’infortune, de la société avec il se propose de traiter.

À l’inverse des particuliers, les sociétés sont à cette fin, tenues dans le mois suivant leur approbation, de procéder à la publication au registre du commerce et des sociétés de leurs comptes annuels. Le siège de cette obligation réside dans les dispositions des articles L. 232-21 (N° Lexbase : L5750ISR) et suivants du Code de commerce. Si le premier de ces textes concerne les sociétés en nom collectif, les sociétés à responsabilité limitée et les sociétés par actions relèvent respectivement des articles L. 232-22 (N° Lexbase : L5751ISS) et L. 232-23 (N° Lexbase : L0103LTY) du même code. Les sociétés civiles sont concernées par l’article 20 du décret du décret n° 78-704 du 3 juillet 1978 (N° Lexbase : L1376AIS).

L’effectivité d’un tel dispositif, dont l’économie générale demeure complexe, ne saurait cependant dépendre du seul bon vouloir de ceux qui y sont soumis. C’est la raison pour laquelle le législateur a organisé un mécanisme spécifique permettant de vaincre l’inertie de la société. À cet effet l’article L. 123-5-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L2182ATY), issu de la loi « NRE » (loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 N° Lexbase : L8295ASZ), instaure une procédure qualifiée de référé injonction permettant, au président du tribunal de commerce, statuant à la requête de tout intéressé ou du ministère public, d’enjoindre le dirigeant de toute personne morale de procéder au dépôt des pièces et actes au registre du commerce et des sociétés auquel celle-ci est tenue. Un mandataire peut également être désigné à cette même fin (C. com., art L. 123-5-1, al. 2). Ce dispositif est complété par l’article R. 210-18 du Code de commerce (N° Lexbase : L0083HZ4) qui concerne indistinctement toutes les sociétés commerciales. L’article L. 611-2, II du Code de commerce (N° Lexbase : L1046KMP) réglemente enfin, dans le cadre de la prévention des difficultés des entreprises, le pouvoir d’injonction du président du tribunal de commerce.

S’agissant d’actions spécifiquement prévues par le Code de commerce, se pose légitiment deux questions. Tout d’abord le même résultat pourrait-il être atteint par le recours à une simple demande en référé fondée sur l’article 873, alinéa 1er, du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0850H4A). Quel serait ensuite le régime de la prescription de l’action engagée ?

C’est à ces deux questions que l’arrêt sous examen répond.

Statuant en référé, la cour d’appel de Versailles [1] avait déclaré, par arrêt infirmatif, recevable l’action engagée par deux sociétés à l’encontre d’un de leur fournisseur dont elles poursuivaient la condamnation sous astreinte, à publier ses comptes sociaux pour les exercices clos du 31 décembre 2008 au 31 décembre 2015. L’action avait été engagée par les deux demanderesses, au visa de l’article L. 232-23 du Code de commerce, la société défenderesse étant une société par actions simplifiée, et dans le cadre d’une procédure de référé de droit commun de l’article 873, alinéa 1er, Code de procédure civile. Alors qu’il était reproché à la cour d’avoir déclaré recevable cette action, la Cour de cassation rejette le pourvoi et juge que l’arrêt « énonce exactement que les actions prévues par [l]es dispositions spéciales ne sont pas exclusives des dispositions de droit commun ».

La Cour de cassation approuve par ailleurs les juges du fond d’avoir dit que la fin de non-recevoir tirée de la prescription triennale de l’article 1844-14 du Code civil (N° Lexbase : L2034ABX) « n’importait pas » au motif qu’il y avait lieu d’enjoindre à la société défaillante de mettre fin à un trouble manifestement illicite résultant d’une absence de transparence qui avait duré plusieurs années.

La Cour de cassation rejette ainsi l’argument de la primauté des voies de droit ad hoc sur la voie de droit commun (I). Elle estime par ailleurs que l’action en réparation du trouble manifestement illicite causé par le défaut continu de publication des comptes sociaux n’est pas justiciable de la prescription tirée de l’article 1844-14 du Code civil (II).

I. L’absence de primauté de voies de droit ad hoc

La profusion, en toute matière, des textes législatifs et réglementaires est une source évidente de complexité. Elle crée une forme d’insécurité juridique en multipliant les risques de contradiction. C’est souvent en voulant répondre à une problématique particulière que la promulgation d’un nouveau texte, qui peut avoir du mal à trouver sa place dans un ordonnancement général préexistant, crée parfois plus de difficultés qu’il n’en résout.

Pour réduire autant que possible ces risques le droit s’appuie sur quelques principes d’interprétation contenus pour l’essentiel dans des adages encore libellés en latin. Ils sont « destinés à assurer la police des textes en conflit » selon l’expression du Professeur Saintourens [2].

Au cas d’espèce, la société demanderesse au pourvoi invoquait le bénéfice de l’adage selon lequel les lois spéciales dérogent aux lois générales (specialia generalibus dérogant). La mise en œuvre de ce principe requiert très classiquement la réunion de trois conditions.

Il faut qu’au moins deux textes de droit positif en vigueur apparaissent applicables aux faits de la cause. Il convient ensuite que les textes en concours aient la même valeur normative (deux lois, deux règlements…). Il faut enfin que les deux textes en présence soient incompatibles, c’est-à-dire qu’ils ne puissent pas être appliqués en même temps [3].

Appliqués aux faits dont les juges étaient saisis, la question était de savoir s’il fallait privilégier l’application des dispositions des articles L. 123-5-1 et R. 210-18 du Code de commerce permettant au président du tribunal de commerce d’enjoindre le dirigeant de la personne morale, ou de désigner un mandataire, pour procéder au dépôt des pièces (en l’occurrence les comptes annuels)  au registre du commerce et des sociétés auquel celle-ci est tenue, ou s’il fallait faire application de l’article L. 232-23 imposant à toute société par actions de déposer dans le mois de leur approbation ses comptes annuels.

L’action de l’article L 123-5-1 est directement dirigée contre de dirigeant social. L’action est ouverte au ministère public ainsi qu’à tout intéressé. Celui-ci n’a d’ailleurs pas besoin de justifier d’un intérêt particulier. La Cour de cassation estime, sauf abus, que tout intéressé peut agir dès lors qu’il justifie d’un intérêt légitime au succès d’une prétention, ce qui peut être le cas d’un ancien salarié désireux non pas « de faire respecter les obligations légales pesant sur les dirigeants d'une personne morale, mais de se procurer des pièces comptables qu'il voulait utiliser contre son ex-employeur dans l'instance prud'homale » [4]. L’action est mise en œuvre par simple demande adressée au président du tribunal de commerce. Celui-ci statuera en référé mais les conditions des articles 808 (N° Lexbase : L9112LTN) et 873 du Code de procédure civile n’auront pas besoin d’être remplies. Le mandataire recevra simplement mission d’accomplir la formalité du dépôt. Il ne sera pas, contrairement au dirigeant, condamné à y procéder.

À l’inverse de cette action spéciale, l’article L. 232-23 fait peser sur toute société par actions, et non sur son dirigeant, une obligation de dépôt de ses comptes au registre du commerce et des sociétés. Dans ce cas c’est la société qui est personnellement assignée en référé, et qui sera condamnée à accomplir la formalité.

On voit bien l’intérêt qu’il peut y avoir pour la société défenderesse à l’action de soutenir qu’il conviendrait d’appliquer le texte spécial plutôt que le texte général.

Au-delà du fait que l’injonction est personnelle au dirigeant et que si elle est prononcée sous astreinte c’est lui qui répondra sur son patrimoine de son éventuelle liquidation, c’est avant tout le moyen de faire déclarer l’action irrecevable et par conséquent de maintenir la situation de non-publication des comptes qui a justifié la saisine du président. Finalement invoquer le texte spécial revenait en l’espèce, pour la société, à faire obstacle à l’accomplissement des formalités légales lui incombant.

C’est pour ne pas parvenir à ce résultat désastreux pour la confiance publique que la Cour de cassation approuve la cour de Versailles d’avoir énoncé que les dispositions spéciales n’étaient pas exclusives de celles fondées sur le droit commun.

Le référé de droit commun devient alors une voie concurrente, mais surtout complémentaire, aux procédures ad hoc qui ne priment en rien. Ce n’est pas le seul domaine dans lequel la Cour de cassation, par pragmatisme et efficacité accepte de faire cohabiter, au choix du demandeur, la règle spéciale et la règle générale. Elle reconnait ainsi, en matière d’expertise dite de gestion, l’absence de subsidiarité de la mesure d’instruction ordonnée sur le fondement de l’article 145 Code de procédure civile (N° Lexbase : L1497H49) par rapport à l’expertise de gestion prévue par l’article L. 225-231 du Code de commerce (N° Lexbase : L2194LYW) [5].

Il conviendra cependant lorsque le choix se portera sur les procédures de droit commun d’en respecter les conditions de recevabilité. On rappellera à ce titre que la condition d’urgence doit être démontrée. L’existence d’un trouble manifestement illicite doit également être établie. C’est la persistance de ce dernier qui a rendu inefficace la fin de non-recevoir tirée de la prescription invoquée par la société défaillante.

II. L’absence de prescription tirée de l’article 1844-14 du Code civil

Plus préoccupée par sa  volonté  manifeste  de se soustraire à ses obligations légales que soucieuse de vouloir les respecter, la société demanderesse au pourvoi faisait également grief à l’arrêt d’appel d’avoir retenu que la fin de non-recevoir tirée de la prescription triennale des articles  1844-13 (N° Lexbase : L2033ABW) et  1844-14 du Code civil n’importait pas, dès lors que, pour la cour de Versailles, « la mesure de publication ordonnée s’avérait nécessaire pour mettre un terme au trouble manifestement illicite généré par l’absence de transparence ». Insensible à l’argumentation du second moyen du pourvoi, la Haute juridiction confirme également sur ce point l’arrêt en retenant qu’enjoindre la société défaillante d’avoir à procéder au dépôt de ses comptes pour les exercices clos le 31 décembre des années 2008 à 2015 était le seul moyen « de mettre un terme au trouble manifestement illicite résultant de l’absence de transparence, sans que puisse être opposée la prescription de l’article 1844-14 du Code civil ».

La référence faite à la prescription triennale des article 1844-13 et 1844-14 du Code civil par la société demanderesse au pourvoi interroge.

En effet la prescription triennale visée auxdits articles concerne les actions en nullité de la société ou des actes et des délibérations postérieurs à sa constitution. Or, la demande d’injonction de l’article L. 123-5-1 présentée contre le dirigeant ou la demande formulée à l’encontre de la société sur le fondement de l’article L. 232-23 ne tend pas à obtenir la nullité d'un acte, ni la régularisation d'une formalité de constitution, ni la mise en cause de la responsabilité du dirigeant.

La prescription triennale de l’article 1844-14 du Code civil ne peut donc pas s’appliquer, même au prix d’un raisonnement par analogie. L’action en dépôt des comptes, faute de délai spécifique, se prescrit alors par le délai de droit commun de cinq ans de l’article 2224 du Code civil (N° Lexbase : L7184IAC).

La Cour de cassation dans l’arrêt rapporté n’a toutefois pas jugé ce point.

À l’analyse, elle n’avait pas à le faire, puisqu’elle a constaté que le défaut de dépôt des comptes générait un trouble manifestement illicite auquel il convenait de mettre un terme. Le trouble constituant une infraction continue la prescription n’avait donc pas commencé à courir. Il importait simplement qu’il y fut mis fin sans qu’il y ait lieu d’examiner la question de la prescription qui ne se posait pas.

 

[1] CA Versailles, 15 février 2018, n° 17/03716 (N° Lexbase : A5054XDK).

[2] B. Saintourens, Essai sur la méthode législative : droit commun et droit spécial, thèse, 1986.

[3] Sur cette question voir A. Siri, Des adages lex posterior derogat priori & specialia generalibus derogant. Contribution à l’étude des modes de résolution des conflits de normes en droit français, Revue de la recherche juridique droit prospectif, 2009-4, p. 1781 à 1837.

[4] Cass. com., 3 avril 2012, n° 11-17.130, F-P+B (N° Lexbase : A1168II4), V. Téchené, Lexbase Affaires, avril 2012, n° 293 (N° Lexbase : N1539BT8).

[5] Cass. com., 10 octobre 2011 n° 10-18.989, F-P+B (N° Lexbase : A8700HYU), D. Gibirila, Lexbase Affaires, novembre 2011, n° 272 (N° Lexbase : N8624BS9).

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Union européenne

[Chronique] Chronique de droit de l’Union européenne (janvier - mars 2021)

Lecture: 29 min

N6868BYZ

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par Jean Félix Delile, Maître de conférences en droit public, Université de Lorraine, laboratoire IRENEE

Le 24 Mars 2021

 


Cette chronique traite une sélection d’arrêts prononcés par la Cour de justice de l’Union européenne au cours du 1er trimestre 2021. Quatre arrêts portent sur le droit des migrations (CJUE, 14 janvier 2021, aff. C-441/19, TQ), le droit de l’environnement (CJUE, 14 janvier 2021, aff. C-826/18, LB et Trib. UE, 27 janvier 2021, aff. T-9/19, Client Earth c/ BEI) et l’indépendance des juges (CJUE, 2 mars 2021, aff. C-824/18, AB), ils sont caractérisés par une volonté manifeste de la Cour et du Tribunal d’assurer dans ces domaines une garantie effective des droits substantiels et procéduraux issus du droit de l’Union. Un autre arrêt contraste avec cet engagement en faveur de la solidification de l’Union de droit, dans la mesure où il confirme l’attachement de la Cour à certains obstacles procéduraux entravant l’accès au juge de la légalité des actes juridiques de l’Union européenne (CJUE, 10 mars 2021, aff. C-708/19, Von Aschenbach & Voss GmbH).  


 


Sommaire

I. Droit des migrations : Une décision de retour ne peut être adoptée à l’encontre d’un mineur non accompagné à défaut d’accueil adéquat dans l’État de retour

CJUE, 14 janvier 2021, aff. C-441/19, TQ (N° Lexbase : A23254C4)

II. Droit de l’environnement : L’accès des ONG à la justice en matière d’environnement ne peut être subordonné à leur participation préalable à la procédure préparatoire de la décision contestée

CJUE, 14 janvier 2021, aff. C-826/18, LB (N° Lexbase : A23284C9)

III. Précisions sur l’obligation des institutions de l’Union d’effectuer un réexamen interne de la légalité d’un acte à incidence environnementale

Trib. UE, 27 janvier 2021, aff. T-9/19, Client Earth c/ BEI (N° Lexbase : A57894DR)

IV. État de droit, indépendance de la justice : La suppression du contrôle juridictionnel des décisions du Conseil national de la magistrature polonais présentant au président des candidats à la Cour suprême porte atteinte à l’indépendance de la justice

CJUE, 2 mars 2021, aff. C-824/18, AB (N° Lexbase : A49874IK)

V. Contentieux de l’Union européenne : Renvoi préjudiciel en appréciation de validité : nouvelle application de la jurisprudence TWD par la Cour de justice

CJUE, 10 mars 2021, aff. C-708/19, Von Aschenbach & Voss GmbH (N° Lexbase : A94094KP)


I. Droit des migrations : Une décision de retour ne peut être adoptée à l’encontre d’un mineur non accompagné à défaut d’accueil adéquat dans l’État de retour (CJUE, 14 janvier 2021, aff. C-441/19, TQ N° Lexbase : A23254C4)

L’arrêt « TQ » fournit un nouvel exemple de l’emprise grandissante du droit de l’Union sur les politiques d’asile des États membres. En mars 2018, le secrétariat général à la justice et à la sécurité des Pays-Bas a refusé d’attribuer le droit de séjour à M. TQ, mineur non accompagné né en 2002 en Guinée, au motif qu’il ne pouvait valablement prétendre au statut de réfugié ou à la protection subsidiaire. En avril 2018, M. TQ a contesté devant le Tribunal de la Haye la légalité de cette décision, engendrant une obligation de retour, en alléguant qu’il n’a, à sa connaissance, pas de famille susceptible de l’accueillir dans son État d’origine. Cet argument n’était aucunement opérationnel en droit néerlandais, dans la mesure où ce dernier n’impose pas une enquête visant à s’assurer de l’existence d’un accueil adéquat dans l’État de retour avant d’adopter une décision d’éloignement à l’intention des mineurs de plus de 15 ans. Dans ces circonstances, le tribunal de la Haye demandé à la Cour de justice si la Directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 (dite « retour ») [1], lue en combinaison avec 24, paragraphe 2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 (N° Lexbase : L0230LGM), garantissant la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant [2], s’oppose à une règlementation étatique qui réserve l’enquête d’accueil adéquat aux seuls mineurs de moins de quinze ans (1). La Cour était de surcroît appelée à préciser si l’adoption d’une décision de retour légale engendre une obligation de prendre immédiatement des mesures d’éloignement (2).

1) La Cour de justice s’est en premier lieu prononcée sur les contours de l’obligation de s’assurer que le mineur non accompagné sera accueilli adéquatement dans l’État de retour. Il est tout d’abord indiqué que lorsqu’ils mettent en œuvre la Directive 2008/115/CE, les États membres sont tenus de prendre en considération, en vertu de son article 5, l’intérêt supérieur de l’enfant, obligation renforcée par l’article 24, § 2 de la Charte des droits fondamentaux, qui étend cet impératif à tous les actes relatifs aux enfants adoptés par les autorités publiques (pts. 43-45) [3]. L’article 10, § 2 de la Directive 2008/115/CE concrétise cette obligation générale en exigeant qu’« avant d’éloigner du territoire d’un État membre un mineur non accompagné, les autorités de cet État membre s’assurent qu’il sera remis à un membre de sa famille, à un tuteur désigné ou à des structures d’accueil adéquates dans l’État de retour ». Il résulte de ces dispositions qu’avant d’adopter une décision de retour à l’encontre d’un mineur, un État est tenu de s’assurer qu’il bénéficiera d’un accueil adéquat dans l’État de retour (pts. 55-60). La Cour a ensuite précisé qu’un État membre ne saurait s’exonérer de son obligation de mener des investigations relatives à l’accueil adéquat s’agissant des mineurs de plus de 15 ans, au simple motif qu’une procédure d’asile dure généralement de 3 ans, ce qui induit que son initiateur est majeur à son terme.  Selon la juridiction de l’Union européenne, l’absence d’enquête sur les conditions d’accueil d’un enfant, justifiée par une distinction entre différentes catégories de mineurs fondée sur l’âge, ignore leur « situation de vulnérabilité comparable par rapport à l’éloignement ». De sorte que la règlementation néerlandaise sus-présentée contrevient à l’article 6, § 1, de la Directive 2008/115/CE, selon lequel une décision de retour est prise sans préjudice des dispositions précitées protectrices de l’intérêt supérieur de l’enfant (pts. 67-68).

2) L’arrêt « TQ » a par ailleurs abordé la délicate question des conséquences juridiques devant être retirées, au titre du droit de l’Union européenne, d’une décision de retour adoptée par un État membre. Selon l’article 8, § 1 de la Directive 2008/115/CE, « [l]es États membres prennent toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour ». Après avoir indiqué qu’il est requis de s’assurer que la perspective d’un accueil adéquat, établie lors de l’adoption de retour, ne s’est pas évanouie au jour de l’éloignement, la Cour a jugé que la Directive “retour” « impose aux États membres, dans le but d’assurer l’efficacité des procédures de retour, de prendre toutes les mesures nécessaires pour procéder à l’éloignement de l’intéressé, à savoir […] au transfert physique de celui-ci hors dudit État membre » (pt. 79). Une précision temporelle est ensuite apportée, la juridiction de l’Union indiquant que le principe de coopération loyale impose aux États membres de tout mettre en œuvre pour réaliser les objectifs de la Directive “retour” en éloignant le ressortissant de pays tiers « dans les meilleurs délais » (pt. 80) [4]. La pratique néerlandaise, consistant à attendre les 18 ans d’un destinataire d’une décision de retour est donc jugée contraire au devoir de loyauté des États membres à l’égard de l’Union européenne, dans le contexte de la mise en œuvre de l’article 8, § 1 de la Directive 2008/115/CE.

II. Droit de l’environnement : L’accès des ONG à la justice en matière d’environnement ne peut être subordonné à leur participation préalable à la procédure préparatoire de la décision contestée (CJUE, 14 janvier 2021, aff. C-826/18, LB N° Lexbase : A23284C9)

Dans l’affaire « LB », la Cour de justice a été appelée à déterminer si une organisation de protection de l’environnement et un particulier peuvent prendre appui sur la convention d’Aarhus pour obtenir un accès au juge de la légalité d’un acte à incidence environnementale, alors même qu’ils n’ont pas participé à son élaboration. Un permis de construire une extension de porcherie dans la commune d’Echt-susteren, délivré par cette dernière le 28 septembre 2017, sans étude d’impact mais après avoir permis au public concerné de présenter ses observations, a été contesté devant le tribunal de Limbour par M. LB et trois associations de protection des animaux. Or, il ressort de la loi néerlandaise portant dispositions générales en matière de droit de l’environnement que seuls les intéressés ayant présenté des observations lors de la procédure préparatoire peuvent introduire un recours contre la décision adoptée à son issue [5], ce qui n’était pas le cas des requérants en l’espèce.

Le tribunal de Limbour a alors interrogé la Cour sur la conformité du droit procédural néerlandais, qui lui imposait de juger les requêtes irrecevables, avec les articles 9, §§ 2 et 3 de la Convention d’Aarhus, du 25 juin 1998, sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement, accord mixte conclu par l’Union européenne et les États membres. L’article 9, § 2 de la Convention d’Aarhus impose aux États membres de garantir au « public concerné » le droit de contester en justice un acte dont l’adoption est assujettie, au terme de l’article 6 de cette convention, à une participation préalable dudit public. La Cour a rappelé à cet égard que son champ d’application personnel se distingue de celui de l’article 9, § 3 qui s’étend à l’ensemble du « public ». Les droits procéduraux conférés par l’article 9, § 2 sont ainsi réservés au « public touché ou qui risque de l’être par les décisions prises en matière d’environnement ou qui a un intérêt à faire valoir à l’égard du processus décisionnel » (pt. 35, par référence à l’article 2, § 5 de la Convention d’Aarhus), tandis que cette limitation est sans influence sur la portée de l’article 9, § 3 (pt. 44). Les ONG requérantes peuvent valablement invoquer l’article 9, § 2 de la Convention d’Aarhus dans la mesure où elles relèvent du « public concerné » dès lors qu’elles sont réputées avoir un intérêt à faire valoir dans le cadre du processus décisionnel (pt. 35).  En revanche, si la juridiction de renvoi venait à considérer, comme elle le laissait entendre dans sa question préjudicielle, que M. LB ne relève pas du « public concerné » par l’autorisation d’extension de la porcherie d’Echt-Susteren, il ne saurait se prévaloir d’une violation de l’article 9, § 2 de la Convention d’Aarhus (pt. 46).  Ce requérant doit en revanche être habilité à invoquer l’article 9, § 3 pour alléguer devant le juge a quo une violation dU droit de participer au processus décisionnel qui lui est conféré par le droit national de l’environnement (pts. 51-52) [6].

S’agissant des ONG de protection de l’environnement, la Cour a jugé que « l’objectif consistant à assurer un “large accès à la justice”, prévu à l’article 9, paragraphe 2, de la Convention d’Aarhus, et le respect de l’effet utile de cette disposition ne seraient pas assurés par une législation qui conditionnerait la recevabilité d’un recours formé par une organisation non gouvernementale en fonction du rôle qu’elle a pu ou non jouer lors de la phase de participation au processus décisionnel » (pt. 58) [7]. Il est à cet égard souligné que ces deux phases, participative et juridictionnelle, n’ont pas le même objet, et que l’appréciation portée par une ONG sur un projet peut de surcroît évoluer de l’une à l’autre. Les juridictions néerlandaises ne peuvent ainsi, à l’appui du droit procédural national, tirer argument du fait qu’une ONG n’a pas participé à un processus décisionnel environnemental pour la priver du droit de contester en justice la décision qui en est le produit.

En revanche, l’accès à la justice des membres du « public », tel que M. LB, peut être subordonné à une condition de participation préalable au processus décisionnel. En effet, il a été établi que ses droits procéduraux dérivent de l’article 9, § 3 de la Convention d’Aarhus. Or cette stipulation « encadre de manière plus souple la marge de manœuvre des parties à cette convention » (pt. 62) et permet à un État d’établir des conditions de recevabilité favorisant la présentation des objections des membres du public et la résolution des points litigieux au stade de la phase administrative (pt. 63) [8]. Cette valorisation des modes non juridictionnels de résolution des différends constitue du point de vue de la Cour un objectif d’intérêt général susceptible de justifier la limitation du droit à un recours effectif issu de l’article 47 de la Charte (pt. 66). Cette limitation fondée sur un objectif d’intérêt général est ensuite jugée proportionnée dans la mesure où l’exigence de participation préalable au processus décisionnel ne s’applique, en vertu du droit néerlandais, que dans l’hypothèse où le défaut de participation peut être raisonnablement reproché au requérant (pt. 67).

La Cour confirme ainsi dans l’arrêt « LB » que le paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention d’Aarhus encadre strictement l’autonomie procédurale et solidifie les droits procéduraux des ONG de protection de l’environnement, tandis que son paragraphe 3 présente une utilité plus limitée dans la mesure où il laisse une grande marge d’appréciation aux parties contractantes.

III. Précisions sur l’obligation des institutions de l’Union d’effectuer un réexamen interne de la légalité d’un acte à incidence environnementale (Trib. UE, 27 janvier 2021, aff. T-9/19, Client Earth c/ BEI N° Lexbase : A57894DR)

 

Le Règlement 1367/2006 du 6 septembre 2006, mettant en œuvre la Convention d’Aarhus (N° Lexbase : L2260HSI), a introduit en droit de l’Union une procédure de réexamen interne des décisions à incidence environnementale adoptées par les institutions de l’Union européenne [9]. Dans son arrêt « Client Earth c/ BEI », le Tribunal de l’Union européenne a conforté son intérêt pratique en limitant la capacité desdites institutions de déclarer les demandes de réexamen irrecevables. Le 12 avril 2018, la banque européenne d’investissement (ci-après BEI) a adopté une délibération approuvant le financement d’un projet de construction d’une centrale biomasse d’électricité dans la commune de Curtis, en Galice espagnole. L’ONG Client Earth, bien connue du prétoire de la Cour de justice de l’Union européenne, a introduit une demande de réexamen interne à l’encontre de cette délibération auprès de la BEI, procédure instituée par le Règlement d’Aarhus. La BEI a rejeté cette demande comme irrecevable au motif que l’acte attaqué n’est pas un « acte administratif » susceptible d’être attaqué au titre de ce règlement. La requérante a dans ces circonstances initié un recours en annulation contre cette décision de rejet devant le Tribunal de l’Union européenne, alléguant que celle-ci repose sur une interprétation erronée de la notion d’acte administratif susceptible d’être l’objet d’un réexamen interne.

Après avoir estimé la décision d’irrecevabilité de la BEI suffisamment motivée, le Tribunal a ainsi été appelé à préciser les contours de la notion d’« acte administratif » adopté « au titre du droit de l’environnement » et produisant « un effet juridique contraignant et extérieur », attaquable au titre du Règlement 1367/2006. Pour motiver sa décision d’irrecevabilité, la BEI, soutenue par la Commission, a en effet argué que sa délibération sort du champ d’application du Règlement d’Aarhus dans la mesure où elle ne relève pas du droit de l’environnement (pt. 113) et où elle ne produit pas d’effet juridique contraignant et extérieur (pt. 146). Le Tribunal s’est opposé à cette approche restrictive de la procédure de réexamen en précisant à titre liminaire qu’en vertu d’une jurisprudence bien établie, le Règlement d’Aarhus doit être interprété à la lumière de l’article 9, § 3 de la Convention d’Aarhus dès lors qu’un texte de droit de l’Union européenne doit être interprété en conformité avec le droit international, tout particulièrement lorsqu’il met en œuvre un accord international (pt. 107). Le tribunal a de surcroît souligné que la jurisprudence de la Cour relative à cette stipulation de la Convention d’Aarhus témoigne d’une volonté d’« adopter une approche très protectrice de l’effet utile et des objectifs de ladite convention » (pt. 113) qui doit être prise en considération dans l’examen des deux conditions de recevabilité susmentionnées.

S’agissant de la condition posée par l’article 10, § 1 du Règlement d’Aarhus, selon laquelle un acte n’est attaquable que s’il est adopté « au titre du droit de l’environnement », le Tribunal a précisé qu’elle ne requiert pas que celui-ci ait formellement pour base juridique une disposition du droit de l’environnement (pt. 125). Selon le Tribunal, cette notion « vise toute mesure de portée individuelle soumise à des exigences du droit dérivé de l’Union qui, indépendamment de leur base juridique, visent directement à la réalisation des objectifs de la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement » (pt. 126). Or, il est indiqué que la délibération litigieuse « constatait que certains critères d’éligibilité de nature environnementale, adoptés par la BEI [résultant de sa stratégie climat] visant directement à la réalisation des objectifs de la politique de l’Union dans le domaine de l’environnement, étaient en l’espèce respectés » (pt. 138). Par conséquent, le Tribunal a jugé que cette délibération peut être qualifiée de mesure de portée individuelle adoptée « au titre du droit de l’environnement », susceptible de faire l’objet d’un réexamen interne conformément à l’article 10, § 1 du Règlement d’Aarhus (pt. 142).

Un acte doit ensuite produire « effet juridiquement contraignant et extérieur », pour être réexaminé par l’institution qui en est l’auteur. Dans un souci de cohérence générale du droit procédural de l’Union, le Tribunal a lié cette notion à celles d’actes « destinés à produire des effets juridiques à l’égard des tiers », au sens de l’article 263, alinéa 1 du TFUE (N° Lexbase : L2577IP7), qui sont appréhendés par la Cour comme ceux qui produisent des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts d’un tiers, en modifiant de façon caractérisée la situation juridique de celui-ci [10] (pts. 149 et 153). Le Tribunal a estimé à cet égard que, même si la délibération ne valait pas par elle-même validation du financement du projet Curtis, « elle n’en produisait pas moins des effets juridiques à l’égard des tiers […] en ce qu’elle constatait l’éligibilité dudit projet à un financement de la BEI au regard de ses aspects environnementaux et sociaux, permettant ainsi audit promoteur de prendre les mesures suivantes nécessaires pour la formalisation du prêt dont il devait bénéficier » (pt. 171). La décision d’irrecevabilité adoptée par la BEI en réponse à la demande de réexamen introduite par Client Earth a donc été annulée par le Tribunal dans la mesure où les conditions de recevabilité posées par l’article 10, § 1 du règlement d’Aarhus étaient satisfaites. L’introduction d’un pourvoi devant la Cour de justice n’est toutefois pas à écarter dans la mesure où celle-ci s’est par le passé montrée moins encline que le Tribunal à promouvoir l’effet utile de la procédure de réexamen interne [11].

IV. État de droit, indépendance de la justice : La suppression du contrôle juridictionnel des décisions du Conseil national de la magistrature polonais présentant au président des candidats à la Cour suprême porte atteinte à l’indépendance de la justice (CJUE, 2 mars 2021, aff. C-824/18, AB N° Lexbase : A49874IK)

L’arrêt « AB », prononcé en grande chambre le 2 mars 2021, enrichit une jurisprudence de la Cour désormais fournie en matière d’atteinte à l’indépendance de la justice en Pologne [12]. La présente affaire est liée aux réformes de la composition de la Cour suprême polonaise et du conseil national de la magistrature, respectivement adoptées le 8 décembre 2017 et le 20 juillet 2018, dont il convient de rappeler les aspects les plus litigieux. La loi sur la Cour suprême a abaissé l’âge de départ à la retraite de ses membres de 70 ans à 65 ans (Article 37, paragraphe 1). Cette mesure s'appliquait à tous les juges alors en exercice. Les juges qui ont atteint 65 ans à la date d’entrée en vigueur de la loi ont ainsi été mis immédiatement à la retraite (Article 111, paragraphe 1). À la suite de l’ordonnance de la Cour du 17 décembre 2018, « Commission c/ Pologne », la loi portant modification de la loi sur la Cour suprême, du 21 décembre 2018 a néanmoins limité l’application du nouvel âge du départ à la retraite fixé à 65 ans aux seuls juges entrés en fonction à la Cour suprême après le 1er janvier 2019, ce qui a permis la réintégration des juges entrés en fonction avant cette date ayant été mis à la retraite en vertu de la loi du 8 décembre 2017. L’article 7 de la loi sur le Conseil national de la magistrature (ci-après la KRS) a pour sa part radicalement modifié l’ancien système dans lequel la majorité des membres du Conseil était, conformément aux normes européennes pertinentes [13], désignés par leurs pairs, en habilitant la Diète à nommer quinze juges à la KRS, ce qui constitue la majorité de ses membres. C’est dans ce contexte que s’inscrit le litige au principal, à l’occasion duquel cinq candidats au poste de juge à la Cour suprême ont contesté devant la Cour suprême administrative la légalité de la décision de la KRS de ne pas proposer leur nomination au président de la République. De tels recours étaient alors régis par un régime très restrictif issu d’un amendement du contrôle juridictionnel des résolutions de la KRS par la loi du 20 juillet 2018 qui la privait de tout effet utile, dans la mesure où l’hypothétique annulation d’une décision de non-présentation au président d’un candidat à un poste de juge à la Cour suprême adoptée par la KRS était insusceptible de faire obstacles à la nomination des candidats retenus et de fonder un nouvel examen des candidatures non retenues. De surcroît, une nouvelle loi portant modification de la loi sur la KRS, adoptée le 26 avril 2019, a supprimé cette procédure de contestation des résolutions de la KRS, indiquant en son article 3 que les recours « introduits et non jugés avant la date d’entrée en vigueur de la présente loi, font l’objet de plein droit d’un non-lieu à statuer ». Les recours introduits par les cinq requérants au principal comptent parmi ceux-là.

Dans ce contexte, la Cour suprême administrative a dans un premier temps demandé à la Cour de justice si l’article 19, § 1, al. 2, du TUE (N° Lexbase : L2119IP8[14] s’oppose à une procédure qui souffre des carences sus-présentées (2). Puis, après que cette procédure ait été supprimée en avril 2019, la juridiction de renvoi a ajouté le 26 juin 2019 une question préjudicielle complémentaire, interrogeant la Cour sur la conformité au droit de l’Union de cette suppression (1).

1) La Cour s’est dans un premier temps prononcée sur la question complémentaire de juin 2019, en précisant à titre préliminaire que l’abrogation d’une norme étatique dont la compatibilité avec le droit de l’Union est en cours d’examen par la Cour dans le cadre d’un renvoi préjudiciel en interprétation porte atteinte au principe de coopération loyale et à l’article 267 TFUE (N° Lexbase : L2581IPB) (pts. 90-107). Elle a par la suite rappelé l’importance fondamentale du respect de l’article 19 du TUE qui concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 du TUE (N° Lexbase : L8419IN7) (pt. 108). Cet article est applicable au litige dans la mesure où celui-ci porte sur la nomination de juges dans une juridiction, la Cour suprême polonaise, qui exerce sa juridiction dans des domaines couverts par le droit de l’Union, tels que la matière civile et la matière pénale (pt. 114). L’article 19 du TUE exige des États membres qu’ils établissent un système complet de voies de droit apte à garantir une protection juridictionnelle effective des droits issus du droit de l’Union européenne, ce qui requiert l’accès à un tribunal indépendant à l’égard des pouvoirs exécutifs et législatifs (pts. 115-116 et 118). Or cette garantie d’indépendance des juridictions postule l’encadrement des conditions de nomination de leurs membres (pt. 121) qui ne doivent pas faire naître dans l’esprit des justiciables des doutes légitimes quant à leur neutralité et à leur imperméabilité à l’égard d’éléments extérieurs (pt. 123). La Cour de justice a ensuite présenté une série d’éléments susceptibles de faire naître un tel doute dans l’esprit des justiciable s’agissant de la Cour suprême polonaise, parmi lesquels sont notables la désignation depuis 2018 de la majorité des membres de la KRS par la Diète et la mise à la retraite concomitante d’un grand nombre de juges de cette juridiction (pts. 131-134). Il est ainsi implicitement soutenu que l’autorité investie du pouvoir de proposer des candidats à la Cour suprême, la KRS, n’apparaît pas indépendante.

Ce défaut d’indépendance de l’autorité désignatrice implique l’existence d’un recours juridictionnel ouvert aux candidats non sélectionnés, « pour contribuer à préserver le processus de nomination des juges concernés d’influences directes ou indirectes et éviter, in fine, que des doutes légitimes puissent naître, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance des juges désignés au terme de ce processus » (pt. 136). La suppression de la procédure de contrôle juridictionnel des résolutions présentant les candidatures au poste de juge à la Cour suprême constitue pour cette raison une atteinte à la protection juridictionnelle effective. Très concrètement, la Cour a indiqué à la juridiction de renvoi qu’en vertu du principe de primauté, « la seule manière effective […] de remédier aux violations […] de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE qui découleraient de l’adoption de la loi du 26 avril 2019 consiste, en l’occurrence, à continuer d’assumer la compétence juridictionnelle au titre de laquelle elle a saisi la Cour de cette demande en vertu des règles nationales jusqu’alors applicables » (pt. 149).

2) S’agissant de la procédure préalablement existante, la Cour a mis en évidence ses différentes lacunes pour inviter la juridiction de renvoi à considérer qu’elle n’est elle-même pas de nature à dissiper les doutes légitimes que pourraient nourrir les justiciables à l’égard de l’indépendance des juges à la Cour suprême. Il est ainsi rappelé que la modification de la loi sur le contrôle des actes de la KRS par la loi de juillet 2018 a privé ce recours d’effectivité réelle, ne lui conservant que les apparences d’un contrôle juridictionnel (pt. 157). Dès lors que les candidats préalablement nommés par le président sur le fondement d’une décision de la KRS ultérieurement jugée illégale sont inamovibles, il est « patent qu’une annulation éventuelle de la décision […] de ne pas présenter à la nomination la candidature d’un requérant […] demeurera sans conséquences réelles sur la situation de celui-ci en ce qui concerne le poste qu’il convoitait et qui aura ainsi déjà été dévolu sur la base de cette résolution » (pt. 158). La Cour a également confirmé que la proximité temporelle de l’adoption de la loi modificative de juillet 2018 et des réformes relatives à la composition de la Cour suprême nourrissent le doute relatif à l’indépendance des membres de cette juridiction dans la mesure où il peut raisonnablement être supposé que cette réforme a eu pour objet de soustraire à tout contrôle juridictionnel les nominations aux nombreux postes nouvellement vacants à la Cour suprême en conséquence de la modification de l’âge de départ à la retraite (pt. 164). Si la cour suprême administrative venait à considérer, comme l’y invite la Cour, que la procédure issue de la loi modificative de juillet 2018 est de nature à engendrer des doutes sur l’indépendance de la Cour suprême, elle est appelée à appliquer les dispositions nationales antérieurement en vigueur en exerçant le contrôle prévu par ces dernières dispositions (pt. 166). Il s’agit concrètement de la procédure de droit commun de contrôle des actes de la KRS, applicable notamment aux résolutions de désignation des juges n’appartenant pas la Cour suprême, dans laquelle la Cour suprême administrative exerce un réel contrôle juridictionnel effectif (pt. 160). Dans cet arrêt « AB », la Cour de justice vient donc de nouveau au secours de l’État de droit en Pologne, gravement mis en péril par le PiS, aidé par une coupable passivité de la Commission qui néglige à ce sujet crucial son rôle de gardienne des traités [15]. Il est à souhaiter que cet appui permette à la Cour suprême administrative de préserver, tant que faire se peut, l’indépendance des juges dans son ordre juridique.

V. Contentieux de l’Union européenne : Renvoi préjudiciel en appréciation de validité : nouvelle application de la jurisprudence TWD par la Cour de justice (CJUE, 10 mars 2021, aff. C-708/19, Von Aschenbach & Voss GmbH N° Lexbase : A94094KP)

Selon la jurisprudence « TWD » [16], l’irrecevabilité d’un recours en annulation virtuel conditionne la recevabilité du renvoi préjudiciel en appréciation de validité. Dans l’hypothèse où la Cour considère qu’une personne aurait été, sans aucun doute, recevable à demander, dans le cadre du recours établi par l’article 263, alinéa 4 du TFUE (N° Lexbase : L2577IP7), l’annulation d’un acte juridique de l’Union, cette personne ne peut exciper de l’invalidité de cet acte devant une juridiction nationale (pt. 32). Cette logique de vase-communicant entre les voies de droit permettant de contester la légalité des actes juridiques de l’Union est très contestée dans la mesure où elle peut barrer l’accès d’un juge national à la procédure préjudicielle en raison de la prise en considération du comportement des parties au litige qu’il a à trancher [17]. Pour reprendre les mots de Marc Jaeger, « la logique objective du renvoi préjudiciel en appréciation de validité, instrument à la disposition du juge national pour faire contrôler la légalité des actes communautaires, est affectée par la nécessaire prise en considération, par le juge national, des droits subjectifs du requérant qu’il aurait pu et dû faire valoir par la voie du recours en annulation » [18]. Rarement appliquée, cette jurisprudence n’a néanmoins pas été abandonnée comme l’illustre l’arrêt « Von Aschenbach & Voss ».

En l’espèce, tribunal des finances de Düsseldorf a questionné la Cour sur la conformité au droit de l’Union d’un règlement d’exécution anti-dumping de la Commission sur l’importation de feuilles d’aluminium originaires de Chine [19]. La juridiction de l’Union était notamment appelée à déterminer si la Commission avait commis une erreur manifeste d’appréciation en motivant insuffisamment le règlement d’exécution et en ne vérifiant pas la destination des feuilles d’aluminium importées dans l’Union. La Cour a alors souligné que la partie requérante au principale, qui importait au demeurant la marchandise ciblée par le règlement d’exécution, était directement (pt. 38) et individuellement (pts. 40-47) concernée par ce règlement, en conséquence de quoi elle aurait été, sans aucun doute, recevable à agir à son encontre dans le cadre d’un recours en annulation introduit dans un délai de deux mois à compter de sa publication (pt. 49). La question préjudicielle en appréciation de validité a par conséquent été jugée irrecevable en application de la jurisprudence TWD (pt. 50). La maxime vigilantibus non dormientibus subveniunt jura [20] trouve donc toujours une très belle expression dans la systématique des voies de droit de l’Union, au détriment de l’effectivité du dialogue des juges et du principe de légalité dans l’ordre juridique de l’Union européenne.

 

[1] Directive 2008/115/CE du parlement et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (N° Lexbase : L3289ICS), JOUE, 24 décembre 2008, L 348, p. 398.

[2] Selon l’article 24, § 2 de la Charte, « Dans tous les actes relatifs aux enfants, qu'ils soient accomplis par des autorités publiques ou des institutions privées, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ».

[3] Dans le même sens, s’agissant de l’application de l’article 5 de la Directive 2008/115/CE (non-refoulement) : CJUE, 11 décembre 2014, aff. C‑249/13, Boudjlida (N° Lexbase : A2151M7S), EU:C:2014:2431, pt. 48 ; CJUE, 8 mai 2018, aff. C‑82/16, K.A. (N° Lexbase : A4783XM4), EU:C:2018:308, pt. 102 ; s’agissant de l’éloignement des parents d’un mineur : CJUE, 11 mars 2021, aff. C-112/20, MA (N° Lexbase : A62854KY), ECLI:EU:C:2021:197.

[4] Sur ces deux derniers points, voy. dans le même sens, CJUE, 23 avril 2015, aff. C‑38/14, Zaizoune (N° Lexbase : A0400NHB), EU:C:2015:260, pts. 33-34.

[5] Article 6 :13 de l’Algemene wet bestuursrecht (loi générale en matière administrative).

[6] Dans le même sens, CJUE, 20 décembre 2017, aff. C‑664/15, Protect Natur-, Arten- und Landschaftsschutz Umweltorganisation (N° Lexbase : A11754MH), EU:C:2017:987, pts. 46 et 48 ; CJUE, 3 octobre 2019, aff. C‑197/18 Wasserleitungsverband Nördliches Burgenland (N° Lexbase : A5069ZQS), EU:C:2019:824, pt. 34.

[7] CJUE, 15 octobre 2009, aff. C‑263/08, Djurgården-Lilla Värtans Miljöskyddsförening (N° Lexbase : A9998ELU), EU:C:2009:631, pts. 38, 39-48.

[8] CJUE, 20 décembre 2017, aff. C‑664/15, Protect Natur-, Arten- und Landschaftsschutz Umweltorganisation, préc., pts. 88 à 90.

[9] Règlement (CE) n°1367/2006 du 6 septembre 2006, concernant l’application aux institutions et organes de la Communauté européenne des dispositions de la convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement (N° Lexbase : L2260HSI), JO 2006, L 264, p. 13.  

[10] Voy. par exemple, CJUE, 21 juin 2007, aff. C‑163/06 P, Finlande c/ Commission (N° Lexbase : A11724MD), EU:C:2007:371, pt. 40.

[11] Voy. par exemple, TribUE, 14 juin 2012, aff. T-396/09, Vereniging Milieudefensie, Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht c/ commission européenne, (N° Lexbase : A1146M9C), EU:T:2012:301, annulé par CJUE, 13 janvier 2015, aff. jointes C-401/12 P à C-403/12 P, Conseil c/ Vereniging Milieudefensie et Stichting Stop Luchtverontreiniging Utrecht (N° Lexbase : A1147M9D), ECLI:EU:C:2015:4.

[12] CJUE, 17 décembre 2018, aff. C‑619/18, Commission/Pologne (N° Lexbase : A3338ZGQ) R, EU:C:2018:1021 ; CJUE, 5 novembre 2019, aff. C‑192/18, Commission c/Pologne (Indépendance des juridictions de droit commun), (N° Lexbase : A7794ZTT), EU:C:2019:924 ; CJUE, 19 novembre 2019, aff. C‑624/18 et C‑625/18, C‑585/18, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), (N° Lexbase : A8858ZZ4) ; CJUE, 24 juin 2019, aff. C‑619/18, Commission c/Pologne (Indépendance de la Cour suprême) (N° Lexbase : A3338ZGQ), EU:C:2019:531 ; CJUE, 26 mars 2020, aff. C-558/18 et C-563/18, Miasto Łowicz (Régime disciplinaire des juges) (N° Lexbase : A24863KB), ECLI:EU:C:2020:234.

[13] CEDH, 21 juin 2016, Req. 55391/13, 57728/13 et 74041/13, Ramos Nunes de Carvalho c/ Portugal (N° Lexbase : A2952I3Q), point 77.

[14] Selon cette disposition, « [l]es États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ».

[15] John Morijn, « Misjudging Judges: The EU Commission’s non-reply to a letter about judicial independence », VerfBlog, 3 mars 2021.

[16] CJCE, 9 mars 1994, aff. C‑188/92, TWD Textilwerke Deggendorf  (N° Lexbase : A9777AUN), EU:C:1994:90.

[17] Voy. par exemple, L. Coutron, La contestation incidente des actes de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 341.

[18] M. Jaeger, Les voies de recours sont-elles des vases communicants ?, in Mélanges en hommage à Fernand Schockweiler, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1999, pp. 233-253 (235).

[19] Règlement d’exécution (UE) 2017/271 de la Commission, du 16 février 2017 (N° Lexbase : L7972L3N), portant extension du droit antidumping définitif institué par le Règlement (CE) no 925/2009 du Conseil sur les importations de certaines feuilles d’aluminium originaires de la République populaire de Chine aux importations de certaines feuilles d’aluminium légèrement modifiées, JO 2017, L 40, p. 51.

[20] Les droits profitent aux éveillés, non aux endormis.

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Vente d'immeubles

[Brèves] VEFA : quelle surface mentionner pour solliciter la diminution du prix ?

Réf. : Cass. civ. 3, 18 mars 2021, n° 19-24.994, FS-P (N° Lexbase : A89444LT)

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N6905BYE

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par Juliette Mel, Docteur en droit, Avocat associé, Rome Associés, Chargée d’enseignements à l’UPEC et Paris Saclay, Responsable de la commission Marchés de Travaux, Ordre des avocats

Le 27 Mars 2021

► L’acte de vente doit mentionner les indications relatives à la consistance du bien vendu ;
► le contrat préliminaire qui peut précéder l’acte de vente ne peut mentionner qu’une surface habitable approximative ;
► l’acte de vente doit donc mentionner la surface habitable.

Par acte authentique de vente, une SCCV promoteur a vendu en l’état futur d’achèvement à un couple d’accédants à la propriété divers locaux à usage d’habitation. Estimant que la superficie habitable du logement est inférieure de plus d’un vingtième à celle convenue, les accédants à la propriété assignent le vendeur en réduction du prix de vente notamment.

Ils sont déboutés en première instance et en appel. Les juges du fond rappellent que :

- en application des dispositions de l’article L. 261-11 du CCH (N° Lexbase : L0016LNW), le contrat de vente en l’état futur d’achèvement doit comporter en annexes ou par références à des documents déposés chez un notaire, les indications relatives à la consistance du bien et aux caractéristiques techniques de l’immeuble ;

- l’article R. 261-13 du même code (N° Lexbase : L8543IAN) précise que, pour l’application de l’article précité, la consistance de l’immeuble vendu résulte des plans, coupes et élévations avec les cotes utiles et l’indication de chacune des pièces et des dégagements.

Ils retiennent alors qu’il n’est pas établi, en l’espèce, que le vendeur était tenu de livrer un appartement de la surface revendiquée. Ils estiment, également, que la différence entre la mesure réelle et celle exprimée dans le contrat, au sens de l’article 1619 du Code civil (N° Lexbase : L1719ABB), doit en l’espèce s’apprécier selon les dispositions de l’article R. 111-2 du CCH (N° Lexbase : L9669LRK), qui excluent les parties des locaux d’une hauteur inférieure à 1,80 mètre, peu importe que l’article R. 261-15 du même code (N° Lexbase : L3996IZZ) relatif au contrat de réservation impose d’y faire figurer la surface habitable approximative.

La Haute juridiction censure. Les indications relatives à la consistance mentionnées dans l’acte de vente s’entendent de la surface habitable au sens de l’article R. 111-2 précité, excluant les locaux d’une surface inférieure à 1,80 mètre.

La solution est, sans surprise, favorable à l’accédant à la propriété. Quoique contestée et contestable, la tolérance du vingtième prévue à l’article 1619 du Code civil est :

- toujours applicable à la VEFA (V. pour une jurisprudence antérieure Cass. civ. 3, 24 novembre 1999, n° 98-12.317, publié au bulletin N° Lexbase : A8918CI7) ;
- et ce, quand bien même la vente intervient dans le secteur protégé de l’habitation (V. également, Cass. civ. 3, 11 janvier 2012, n° 10-22.924, FS-P+B N° Lexbase : A5272IAI) dans lequel cette disposition doit s’articuler avec les règles impératives prévues notamment aux articles L. 261-11 et R. 261-15 qui ne prévoient eux aucune tolérance ;
- raison pour laquelle les promoteurs stipulent des clauses dites de tolérance, qui ne sont pas jugées abusives au sens des articles L. 132-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L1658K7K) (Cass. civ. 3, 8 juin 2005, n° 04-11.797, FS-P+B N° Lexbase : A6537DIX).

L’article 1619 du Code civil dispose, en effet, que « l’expression de la mesure ne donne lieu à aucun supplément de prix, en faveur du vendeur, pour l’excédent de mesure, ni en faveur de l’acquéreur, à aucune diminution du prix pour moindre mesure, qu’autant que la différence de la mesure réelle à celle exprimée au contrat est d’un vingtième en plus ou en moins (…) ».

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