La lettre juridique n°431 du 10 mars 2011

La lettre juridique - Édition n°431

Éditorial

Assurance automobile : échec aux dames...

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"Une moitié de l'espèce humaine est hors de l'égalité, il faut l'y faire rentrer : donner pour contrepoids au droit de l'homme le droit de la femme" - Victor Hugo, Actes et paroles.

Et, parce que l'égalité des sexes fait partie de l'égalité des Hommes, les textes et chartes fondamentaux ne distinguant pas entre les genres, le principe d'égalité homme-femme/femme-homme (selon) irrigue, enfin, notre droit national et communautaire pour faire entrer dans les faits une égalité des droits vieille de deux siècles, déjà.

Or, il y a deux manières de lutter contre l'inégalité de fait entre les hommes et les femmes : d'une part, il est possible d'obliger la société à considérer, à travers toutes ses ramifications, les femmes au même titre que les hommes (cf. les lois salariales, les lois anti-discrimination, les lois sur la parité électorale ou, dernièrement, la loi sur la parité dans les instances dirigeantes des grandes sociétés) ; d'autre part, il est possible d'interdire toute discrimination positive en faveur des femmes, pour ramener leur condition factuelle à celle des hommes. Si la première manière est, généralement, bien accueillie, en ce qu'elle marque un progrès de civilisation dans la compréhension et la nécessité d'un rééquilibrage dans les relations femmes-hommes, expression de l'égalité des genres, la seconde manière est perçue comme une douche froide, expression de l'égalitarisme aveugle dont il n'est pas certain qu'il serve, au final, les dessins de l'égalité elle-même.

Et, la pilule égalitariste avait de quoi être amère, en ce 1er mars 2011, à l'annonce, quelques jours avant la journée des Femmes (8 mars), par la Cour de justice de l'Union européenne, de la fin de la prise en compte du critère de sexe de l'assuré, en tant que facteur de risques dans les contrats d'assurance. Ainsi, à compter du 21 décembre 2012, les compagnies d'assurance ne pourront plus prendre en considération le sexe des conducteurs assurés pour déterminer le montant des primes d'assurance automobile, sauf à s'appuyer sur des études et données statistiques fiables et régulières justifiant d'un risque différencié entre les genres. Ce n'est donc pas la fin des primes d'assurances favorables aux femmes, comme l'ont clamé tous les journaux et médias de vulgarisation juridique. C'est la fin d'un régime automatique de discrimination positive en faveur des femmes, la règle n'étant plus la dérogation au principe d'égalité, mais celle de la prime unisexe ; charge aux assureurs d'apporter la preuve que le traitement favorable qu'ils appliqueraient aux femmes s'appuie sur des données statistiques (data mining) régulièrement mises à jour.

Dans un certain sens, la Cour, en promouvant le principe de la prime unisexe, tord le cou à l'idée que l'on puisse se fonder sur un cliché ou un axiome (vérité indémontrable), pour favoriser tel ou tel sexe ; ce qui apparaît comme un élan souhaitable dans la marche vers l'égalité entre les genres. Mais, il ne faut pas être dupe des conséquences directes d'une telle jurisprudence : les compagnies d'assurance s'apprêtent à augmenter le montant des primes d'assurance pour les conductrices, car elles ne comptent pas réévaluer, sur la base de ce critère, leurs montants à l'orée d'études statistiques régulières et coûteuses. L'égalité femme-homme se fera, en la matière, par un rehaussement des primes d'assurance des femmes et non un abaissement de celle des hommes. Certains évoquent, déjà, une majoration de 30 à 45 % pour les femmes de moins de 29 ans et de 25 % pour l'ensemble d'entre elles.

Ce n'est certes pas la première fois que le principe d'égalité entre les sexes dessert, dans les faits, les femmes. On pense, ici, au régime de départ à la retraite anticipé à taux plein des femmes fonctionnaires mères de trois enfants qui a empli les prétoires des juridictions administratives pendant dix ans. A partir du moment où le principe d'égalité homme-femme commandait à ce que les fonctionnaires hommes bénéficient du même avantage, l'Etat, pour des raisons budgétaires, n'a pas eu d'autre choix que de remettre en cause, progressivement, ce régime de discrimination positive. Mais, la décision de la Cour de justice est sans précédent en ce qu'elle remet en cause toute une économie, celle des assurances, et en ce qu'elle touche toutes les femmes (conductrices certes).

En effet, avec cet arrêt, c'est toutes les tables statistiques des assurances qu'il faut revoir. Si l'on ne pense qu'au critère de genre, le montant des primes d'assurance-vie pour les femmes -parce qu'elles vivent plus longtemps- va devoir être corrigé, ainsi que celui de l'assurance habitation ou de l'assurance santé. Mais, au-delà de l'égalité homme-femme, c'est l'interdiction de toute discrimination empirique qui est remise en cause : quid, alors, du critère de l'âge, de celui de l'état de santé, du handicap pour l'évaluation de la seule assurance automobile ?

D'aucuns, pratiques, se réjouiront que les assureurs s'obligent à une appréciation in concreto de la situation de l'assuré ; notamment au regard des seuls critères d'ancienneté du permis de conduire, du nombre d'accidents survenus, du type de véhicule assuré : ce que le système du bonus-malus traduit, d'ores et déjà, pour ce qui concerne l'assurance automobile. Mais, les choses risquent de se corser pour d'autres risques à couvrir où l'appréciation du risque est intimement, voire exclusivement, fonction de critères discriminant par nature -le sexe et l'âge en matière d'assurance-vie-.

D'autres, plus théoriques, se réjouiront que le droit communautaire tourne définitivement le dos au discours antique des inégalités culturelles par des causes naturelles, consacrant une certaine laïcisation de la vision chrétienne d'égalité des âmes et des personnes, condamnée par certains, comme Nietzsche, comme préjugé chrétien. Et, à l'heure où certains redécouvrent le terreau des valeurs spirituelles à des fins plus politiques que moniales, alors que son prédécesseur avait, justement, refusé d'inscrire cet héritage cultuel au sein de la Constitution européenne à des fins pacificatrices, on voit fort bien combien il est difficile de dépassionner le débat même sur l'égalité homme-femme. Mais, il faut dire aussi que les études récentes sur les comportements différenciés et le dimorphisme psychologique, mal interprétées ou à mauvais desseins, obligent, parfois, à faire appel aux grands principes universels, spirituels, voire cultuels, pour stopper net un discours renaissant sur le bien-fondé de l'inégalité entre les genres.

67 % des Français estiment qu'il est "important" de mettre le thème de la parité homme-femme à l'ordre du jour de l'élection présidentielle selon un dernier sondage réalisée par l'agence Mediaprism pour une association féministe, Le Laboratoire de l'Egalité. Certaines associations entendent soumettre un pacte sur l'égalité homme-femme aux candidats à la présidentielle de 2012 à l'image du pacte écologique de Nicolas Hulot ayant forcé l'avènement du "Grenelle de l'environnement". Il est certain que la parité homme-femme dans les conseils d'administration ne peut pas masquer l'inégalité factuelle entre les genres que subissent la majorité des femmes dans leur quotidien, ni les méfaits d'un égalitarisme, qui s'il est fondé sur de bonnes intentions, risque de paver l'enfer des femmes en proie à une inégalité de plus en plus inacceptable au regard de l'évolution inexorable des civilisations. Il appartient, dès lors, aux politiques nationaux et européens de s'emparer non pas d'un simple sujet de société, mais d'un principe constitutionnel au coeur de toute société tournée vers le progrès social. La lutte pour l'égalité homme-femme n'est autre que celle contre l'obscurantisme.

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Avocats/Champ de compétence

[Focus] Avocat mandataire en transactions immobilières : modalités pratiques

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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la rédaction

Le 27 Mars 2014

Historiquement, c'est la loi "Hoguet" du 2 janvier 1970 (loi n° 70-9 N° Lexbase : L7536AIX) qui est venue réglementer les activités relatives à certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce, et vise essentiellement les agents immobiliers. Professionnel de l'immobilier, l'agent immobilier doit, pour exercer son activité remplir certaines conditions requises par la loi. Sont visées certaines opérations portant sur les immeubles et les fonds de commerce exercées par les personnes physiques ou morales qui, de manière habituelle, se livrent ou prêtent leur concours aux opérations portant sur les biens d'autrui relatives notamment à :
- l'achat et la vente d'immeubles, la conclusion de contrats de location d'immeubles ;
- l'achat, la vente et la location de fonds de commerce ;
- la souscription, l'achat, la vente d'actions ou de parts de sociétés immobilières ;
- l'achat, la vente de parts sociales non négociables lorsque l'actif social comprend un immeuble ou un fonds de commerce ;
- la gestion immobilière.
Toutefois, l'article 2 de la loi prévoit qu'elle ne s'applique pas aux avocats "pour les opérations qu'ils sont régulièrement habilités à réaliser dans le cadre de la réglementation de leur profession" en considération du contrôle dont leur activité professionnelle fait l'objet ainsi que des garanties financières qu'ils offrent pour l'exercice de cette activité. La France n'est pas la première à avoir permis à ses avocats d'exercer cette activité : en Belgique, au Danemark, en Espagne ou encore aux Pays-Bas, cette activité est, parfois depuis plus de dix ans, accessibles à d'autres professions (que les agents immobiliers) et notamment aux avocats. Il en est naturellement de même dans les pays de Common Law, où les solicitors ont une activité bien plus large que les avocats français, ou aux Etats-Unis, puisque dans la majorité des Etats, l'avocat est autorisé à exercer l'activité d'entremise immobilière sans avoir de licence d'agent immobilier.

C'est le conseil de l'Ordre du barreau de Paris qui, le premier, est venu, le 21 avril 2009, préciser les modalités d'intervention de l'avocat mandataire en transactions immobilières par l'adoption d'un nouvel article P.6.2.0.4 ainsi que de l'annexe XV du règlement intérieur du barreau de Paris. Le Conseil national des barreaux a considéré, les 5 et 6 février 2010, que cette mission de mandataire en transactions immobilières entre dans le champ d'activité des avocats.

Lexbase Hebdo - édition professions vous propose cette semaine de revenir sur les modalités d'exercice de cette activité.

Un avocat peut-il recevoir un mandat de rechercher pour le compte d'un client un acquéreur ou un vendeur, plus généralement un co-contractant, et de négocier la conclusion de l'acte juridique objet du mandat ? Pour répondre à cette question, le CNB a pris un avis, adopté en assemblée générale du 6 février 2010, afin de rappeler les limites de l'intervention de l'avocat tenant au caractère accessoire de cette activité dans le cadre d'un mandat confié à l'avocat par son client. Cette activité rentre parfaitement, selon le CNB, dans le cadre de celles qui sont décrites et balisées par le règlement intérieur national (N° Lexbase : L4063IP8). En effet, l'article 6.3 du RIN prévoit que l'avocat peut recevoir mandat de "négocier, d'agir et de signer au nom et pour le compte de son client".

L'avocat peut donc exercer l'activité de mandataire en transactions immobilières dans les limites autorisées par la loi (vente d'immeubles). Mais il doit en faire la déclaration à l'Ordre par lettre adressée au Bâtonnier. Cette activité doit être pratiquée en vue de la rédaction d'un contrat ou avant-contrat et constitue pour l'avocat une activité accessoire. A cet égard, l'avocat doit ouvrir un sous-compte spécial à la Carpa pour accomplir sa mission de "mandataire en transactions immobilières" soumis au contrôle de l'Ordre.

Dans son activité de mandataire en transactions immobilières, l'avocat reste tenu de respecter les principes essentiels de sa profession et les règles du conflit d'intérêts ; il ne pourra intervenir que pour l'une des parties et ne percevra des honoraires que de celle-ci.

Exercice à titre accessoire. L'article 111 a) du décret du 27 novembre 1991 (décret n° 91-1197 N° Lexbase : L8168AID) dispose que "la profession d'avocat est incompatible avec toutes les activités à caractère commercial, qu'elles soient exercées directement ou par personne interposée". Ce texte n'interdit pas à l'avocat d'intervenir en qualité de mandataire en transactions. Il lui interdit toutefois d'exercer cette activité, si ses conditions et ses modalités d'exercice lui confèrent un caractère commercial. Tel n'est pas le cas si l'activité de mandataire en transactions reste une activité accessoire exercée en vertu d'un mandat de nature civile. L'avocat ne peut accepter le mandat de rechercher pour un client un acquéreur à un bien ou un bien pour son client et de négocier cette transaction que si cette mission est accessoire à une mission principale : assistance de son client dans le cadre d'un litige (règlement des conséquences patrimoniales d'un divorce ou d'une succession par exemple...), analyse de la situation en vue de lui apporter des conseils (audit professionnel, patrimonial, fiscal, création ou transmission d'entreprise, etc.), ou rédaction d'actes. Ceci implique qu'il ne peut agir que pour l'une des parties à la transaction envisagée et exclut toute activité de courtage qui le ferait tomber dans la commercialité.

Nécessité d'un mandat. Comme le prévoit l'article 6.3, alinéa 2, du RIN, l'avocat intervenant comme mandataire en transactions doit signer préalablement avec son client un mandat écrit. Le mandat doit déterminer la nature, l'étendue, la durée de la mission de l'avocat, les conditions et modes d'exécution de la fin de celle-ci. Le mandat doit prévoir précisément les modalités de la rémunération de l'avocat. Celle-ci ne peut être qu'à la charge exclusive de son client.

Le respect des principes essentiels. L'avocat qui exerce en qualité de mandataire en transactions doit respecter les principes essentiels rappelés à l'article 1.3 du RIN.

La publicité nécessaire à la bonne exécution du mandat de transaction pourra être faite à l'intérieur du cabinet ou à l'extérieur de celui-ci par la parution d'annonces notamment sur le site internet ou par panonceaux. Toutefois, l'affichage dans une vitrine formant devanture de boutique est interdit. La création de groupements destinés à mettre en commun des moyens permettant une meilleure diffusion de l'information sur les offres est permise, mais elle devra être portée à la connaissance du ou des Ordres des avocats concernés, les statuts ou règlements devant y être déposés. La publicité faite aux offres d'achats, de ventes ou de locations de biens, dont la transaction a été confiée à l'avocat doit avoir pour seul objet l'opération concernée.

La responsabilité encourue. Sur la base des règles rappelées ci-dessus, la responsabilité que peut encourir l'avocat lorsqu'il exerce l'activité de mandataire en transactions immobilières est multiple. Il peut tout d'abord engager sa responsabilité civile de droit commun -contractuelle ou délictuelle-. En effet, aux termes de son mandat, l'avocat est contractuellement responsable à l'égard de son client. De plus, comme l'a relevé Maître Chantal Meininger-Bothorel, lors d'un point présenté au conseil de l'Ordre du barreau de Paris en avril 2010, l'avocat doit, en outre, à son client un accompagnement matériel : réalisation d'un audit juridique ou technique du bien, organisation de visites, recherche de crédits, etc.. Il doit également "une sécurité juridique distincte de celle due en matière de rédaction d'actes puisqu'il a ici une double obligation d'information et de contrôle". L'obligation d'information est, ici, classique : l'avocat a le devoir se renseigner pour informer son client. L'obligation de contrôle, selon Maître Meininger-Bothorel, est plus large car en tant que mandataire en transactions immobilières, l'avocat va devoir vérifier la capacité, le consentement et le pouvoir des parties, ainsi que la conformité du bien avec sa désignation, l'existence éventuelle d'une interdiction préfectorale ou la solvabilité de l'acquéreur, etc..

Outre sa responsabilité civile, l'avocat mandataire peut voir engagée sa responsabilité disciplinaire, en cas, bien évidemment, la violation du secret professionnel ou encore des dispositions déontologiques inhérentes à la profession (violation des règles de conflits, acte de démarchage, etc.).

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Consommation

[Jurisprudence] L'action en suppression des clauses réputées non écrites est ouverte contre les rédacteurs de contrats, qu'ils soient ou non contractants des consommateurs

Réf. : Cass. civ. 1, 3 février 2011, n° 08-14.402, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2358GRR)

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N6385BRW

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par Malo Depincé, Maître de conférences à l'Université de Montpellier I, Avocat au barreau de Montpellier

Le 24 Mars 2011

Les clauses abusives sont par définition réputées non écrites. La technique voulue par le législateur est, par conséquent, d'une grande efficacité lorsque la clause est découverte : elle permet de supprimer du contenu du contrat la stipulation qui crée au détriment du consommateur (ou du non-professionnel) un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties. Le contrat qui était dans certains de ses aspects défavorable au consommateur voit l'équilibre initial sur lequel il était construit par le professionnel se modifier. Le professionnel est alors tenu par un ensemble contractuel qu'il n'avait pas envisagé, ni même a fortiori accepté en son intégralité. De sorte que le système est particulièrement protecteur du consommateur qui a obtenu en justice que soit réputée non écrite une clause contractuelle qui était à son détriment. Pour autant beaucoup de consommateurs ne saisissent pas le juge lorsqu'ils sont victimes d'une clause abusive et pourraient alors ne pas être protégés. Soit parce qu'ils n'en voient pas l'intérêt (le litige est trop modeste), soit parce qu'ils n'en ont pas les moyens, soit et c'est sans doute l'hypothèse la plus fréquente parce qu'ils ne savent pas ce qu'est une clause abusive et encore moins si celle qui leur est applicable répond ou non à la définition de l'article L. 132-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L6710IMH) (1). Il peut alors être beaucoup plus efficace de laisser aux associations de consommateurs la possibilité d'engager une action en suppression de ces clauses abusives, au bénéfice de tiers, les consommateurs.

Le droit de la consommation bouscule, en effet, en certaines hypothèses la conception classique du rapport contractuel et l'inscrit dans un rapport de masse : le contrat, d'adhésion, n'est plus envisagé de manière individuelle, considéré comme un échange de consentements entre les contractants, mais comme un rapport économique multiple où un certain nombre de personnes donnent leur consentement à un contrat proposé par une autre. Dans un but en quelque sorte prophylactique, le législateur a permis la mise en oeuvre d'actions préventives : si mieux vaut prévenir que guérir, mieux vaut retirer une clause abusive d'un modèle de contrat que réputer non écrite une clause présentée comme telle par un consommateur et maintenir de fait d'autres consommateurs dans un lien contractuel qu'ils considèrent à tort comme licite.

S'opposerait, alors, dans l'interprétation des rapports de consommation une conception singulière du droit des contrats, mais classique, où le contrat ne peut être envisagé que comme la rencontre de deux volontés spécifiques, et une conception plus complexe où le contrat est également considéré comme un modèle économique : dès lors, s'il existe une stipulation contractuelle contestable dans la première conception, la révision ne portera qu'au profit de celui qui a saisi le juge, alors que, dans la seconde, elle sera généralisée.

L'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation ici commenté, en date du 3 février 2011, serait à classer dans la seconde conception, bien plus proche à notre sens de la volonté du législateur. L'arrêt est d'importance : au regard de sa publication bien sûr (FS-P+B+R+I), mais également de ses conséquences pratiques et des nécessités de réforme processuelle qu'il pourrait dévoiler. Deux questions étaient en l'occurrence posées, tant à la Cour de cassation qu'aux juridictions préalablement saisies : la clause litigieuse devait-elle être réputée non écrite et une association de consommateurs avait-elle, dans le cas d'espèce, qualité pour agir ? C'est sur la seconde question que l'arrêt ici commenté est le plus pertinent et la question de la licéité de la clause sera donc rapidement évoquée pour insister sur le rôle des associations de consommateurs dans la protection des intérêts de ces derniers. Car, dans cette affaire, l'action était engagée, par une association de consommateurs contre un organisme de représentation des professionnels du secteur (une association de type "loi 1901") mais qui n'était aucunement en relation avec les consommateurs.

1. L'illicéité de la clause d'interdiction d'animaux domestiques

Etait en cause dans cet arrêt une clause expressément interdite, non pas par les dispositions du Code de la consommation relatives aux clauses abusives, mais par l'article 10. I de la loi n° 70-598 du 9 juillet 1970 (modifiant et complétant la loi du 1er septembre 1948 portant modification et codification de la législation relative aux rapports des bailleurs et locataires ou occupants de locaux d'habitation ou à usage professionnel N° Lexbase : L4772AGT). Cet article dispose que "est réputée non écrite toute stipulation tendant à interdire la détention d'un animal dans un local d'habitation dans la mesure où elle concerne un animal familier. Cette détention est toutefois subordonnée au fait que ledit animal ne cause aucun dégât à l'immeuble ni aucun trouble de jouissance aux occupants de celui-ci". L'action engagée visait la suppression d'une clause d'interdiction d'animaux domestiques dans des locations saisonnières. La cour d'appel avait admis le caractère illicite de cette clause, ce que contestaient évidemment les défendeurs à l'action. Selon le pourvoi, la loi de 1970 ne visait que les locaux d'habitation, à l'exclusion donc des locations saisonnières. La Cour de cassation rejette le moyen ici soulevé, considérant que "les dispositions impératives de l'article 10-1 de la loi du 9 juillet 1970 s'appliquent, par la généralité de leurs termes, aux locations saisonnières qui portent sur des contrats de location". La loi portait, certes, modification de la loi de 1948 sur les baux d'habitation, argument qui permettait de restreindre le champ d'application des dispositions de l'article 10-1, mais l'article en lui-même visait bien, dans une rédaction particulièrement large "un local d'habitation" et donc tout immeuble à louer pour un usage personnel. La question pourra in fine se poser d'une nouvelle extension du champ d'application de ces dispositions à d'autres logements temporaires, même si cette extension se révélerait plus audacieuse encore : on pourrait citer les mobil-homes, les cabanes et autres habitats démontables, ou bien encore les chambres d'hôtels (dans cette dernière hypothèse, le trouble des voisins de chambre justifierait, nous semble-t-il, néanmoins une interdiction).

Il convient d'ajouter ici que seules les dispositions de la loi de 1970 permettaient, en l'espèce, de réputer la clause non écrite, celle-ci ne pouvant, en effet, être qualifiée de clause abusive au sens de l'article L. 132-1 du Code de la consommation qui ne vise que les stipulations créant un déséquilibre significatif au détriment du consommateur. Or, tel n'était sans doute pas le cas ici, même si le consommateur se voyait imposer une restriction d'usage du bien qu'il louait.

2. La qualité à agir de l'association

Si la clause pouvait être réputée non écrite, était-il pour autant possible à une association de consommateurs d'engager une action en suppression de celle-ci ? En principe oui, puisque l'article L. 421-6 du Code de la consommation (N° Lexbase : L6513ABT) dispose, depuis la loi "Royer" de 1973 (loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973 N° Lexbase : L6622AGD), que les associations qualifiées (2) "peuvent agir devant la juridiction civile pour faire cesser ou interdire tout agissement illicite au regard des dispositions transposant les Directives mentionnées à l'article 1er de la Directive [98/27 du 19 mai 1998 N° Lexbase : L9967AUP] ; le juge peut à ce titre ordonner, le cas échéant sous astreinte, la suppression d'une clause illicite ou abusive dans tout contrat ou type de contrat proposé ou destiné au consommateur". L'action est donc ouverte non seulement contre les clauses abusives au visa de l'article L. 132-1 du Code de la consommation, mais également de toutes autres clauses simplement illicites visées par d'autre dispositions (y compris en dehors le Code de la consommation), comme ici la loi de 1970 précitée.

La cour d'appel de Grenoble avait partiellement reconnu la recevabilité de l'action engagée par l'association de consommateur, ce que contestait le pourvoi. Pour les demandeurs au pourvoi en effet (un organisme de représentation de professionnels), est "irrecevable la demande d'une association de consommateurs contre l'association éditrice d'un modèle de contrat de location saisonnière entre un non professionnel et un particulier comportant une clause prétendument illicite dès lors que cette association ne propose pas elle-même ce contrat aux consommateurs et n'est pas partie à ce contrat de location saisonnière". L'argument était intéressant, il a néanmoins été rejeté au regard des impératifs de protection des consommateurs et, nécessairement, de la rédaction on ne peut plus accueillante de l'article L. 421-6. L'argument du demandeur au pourvoi était que dans la mesure où il n'était pas partie aux contrats de location, il ne faisait que proposer des modèles de contrats aux loueurs professionnels qui eux étaient libres de reprendre la disposition critiquée ou de l'abandonner.

La cour d'appel l'avait suivi et retenu une conception très restrictive du professionnel estimant que seule l'entité économique qui retire un profit direct de son activité peut être ainsi qualifiée. La décision en cause considérait que ces "associations, ayant la qualité de professionnels participant à l'industrie du tourisme et des loisirs, n'effectuent aucune location et n'interviennent pas directement auprès des locataires et ajoute, par motifs adoptés, que l'absence de trace de leur intervention directe aux contrats de location saisonnière ne permet pas d'envisager que les consommateurs soient confrontés à ces associations en tant que victimes d'éventuels abus de leur part, faute de bénéficier de prestations effectives et rémunérées en tant que telles". En d'autres termes, à défaut d'intérêt direct à ces contrats, les associations professionnelles ne pourraient être assignées en justice en suppression des clauses incriminées.

Sur ce point précis, l'arrêt d'appel est cassé au vu du principe affirmé par la Cour de cassation dans le présent arrêt "l'action préventive en suppression de clauses abusives ouverte aux associations agréées de défense des consommateurs a vocation à s'appliquer aux modèles types de contrats destinés aux consommateurs et rédigés par des professionnels en vue d'une utilisation généralisé".

La possibilité de suppression d'une clause abusive dans un contrat-type n'a jamais été contestée, le Code de la consommation refusant depuis la loi "Royer" de ne considérer que les rapports singuliers de consommation. Une association de consommateurs a donc pu indiscutablement demander la suppression d'une clause réputée abusive dans un modèle de contrat présenté par un professionnel à ses futurs contractants. Toute autre est la question de la possibilité d'engager une action en suppression contre un rédacteur qui ne sera jamais le contractant du consommateur comme c'était le cas en l'espèce.

Une première jurisprudence de la Cour de cassation en 1999 semble, en revanche, avoir écarté cette possibilité en approuvant une cour d'appel qui avait "constaté que le contrat dont les clauses étaient critiquées avait été conclu entre des non-professionnels et que la société T., éditeur du modèle de contrat, n'avait elle-même conclu aucun contrat avec un consommateur, c'est à bon droit que la cour d'appel, qui n'a pas ajouté aux conditions posées par la loi, a déclaré irrecevables les demandes formées par les associations et qui tendaient à la suppression de clauses dans le modèle édité par cette société" (3).

S'agit-il, pour autant, d'un revirement de jurisprudence important ? Il y a incontestablement deux différences importantes entre l'arrêt de 1999 et celui ici commenté : en 1999 l'association de consommateurs avait engagé une action contre une société d'édition qui proposait des modèles de contrat à tout un chacun, alors que dans ce dernier arrêt l'action visait un organisme de représentation des professionnels du secteur qui ne proposait ces clauses qu'à ses membres. L'éditeur n'avait donc qu'un lien bien indirect avec les consommateurs, alors que le lien de l'organisme du second arrêt était bien plus évident : il travaillait dans l'intérêt des professionnels contractants des consommateurs. Deuxième différence, les relations contractuelles qu'encadrait le modèle de contrat analysé en 1999 ne concernaient que des non-professionnels, ce qui excluait de droit la réglementation des clauses abusives qui nécessite pour trouver application la présence d'un professionnel.

La solution proposée par la Cour de cassation, en ce qu'elle ouvre les voies du contentieux, doit donc être approuvée. Elle permet, à la fois, bien évidemment une meilleure protection du consommateur mais aussi, de manière plus paradoxale, du professionnel dont les contrats peuvent être analysés plus en amont, avant même donc qu'ils ne soient proposés aux consommateurs. Car le pire, sans doute, pour le professionnel, n'est pas de voir un modèle de contrat révisé, mais bien d'être condamné à la révision d'un contrat déjà signé et en cours d'exécution.

Ce nouvel arrêt s'inscrit, par conséquent, dans un mouvement de renforcement de l'aspect préventif de l'article L. 421-6 du Code de la consommation. La Cour de cassation, généralisant la possibilité d'agir en justice contre tous les rédacteurs de clauses présentées comme abusives et présentées à des consommateurs, assure alors une action en amont, plus protectrice des consommateurs, ce dont il faut sans doute se réjouir.

L'action en cessation demeure néanmoins toujours limitée, même si le droit communautaire, transposé sur ce point en droit français en 2001 (ordonnance n° 2001-741 du 23 août 2001 N° Lexbase : L2527ATR), a considérablement élargi son domaine (à l'origine cantonné aux seules clauses abusives). On n'échappera pas, sans aucun doute, à un nouvel élargissement des actions collectives et au débat sur l'introduction des "class actions", que vient de lancer la Commission européenne.


(1) Sur les dernières réformes de cet article et notamment ses décrets d'application, lire nos obs., Nouveau décret sur les clauses abusives en droit de la consommation, Lexbase Hebdo n° 344 du 2 avril 2009 - édition privée (N° Lexbase : N9991BIU).
(2) Sur les conditions de l'agrément national ou de l'inscription sur la liste communautaire, v. J. Calais-Auloy et H. Temple, Droit de la consommation, 8ème édition, Dalloz, 2010.
(3) Cass. civ. 1, 4 mai 1999, n° 97-14.187 (N° Lexbase : A3406AUP), D., 2000, somm. p. 48, obs. J.-P. Pizzio.

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Impôts locaux

[Jurisprudence] Chronique de fiscalité locale - Mars 2011

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N6350BRM

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par Laurence Vapaille, Maître de conférences à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne

Le 10 Mars 2011

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose de retrouver la chronique d'actualités en impôts locaux réalisée par Laurence Vapaille, Maître de conférences à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne. Cette chronique traite, tout d'abord, de la taxe professionnelle, impôt remplacé aujourd'hui par le contribution économique territoriale, mais qui pose toujours des problèmes au regard d'instances ouvertes avant sa suppression, et plus particulièrement, dans l'arrêt qui nous intéresse, au regard du lien avec l'activité professionnelle (CE 9° et 10° s-s-r., 23 décembre 2010, n° 313828, mentionné au recueil Lebon) (I). Elle aborde, ensuite, les questions soulevées lors de l'application de la taxe foncière sur les propriétés bâties, portant, d'une part, sur la définition d'une construction imposable (CE 3° et 8° s-s-r., 23 décembre 2010, n° 326047 et 326048, mentionné au recueil Lebon ; CE 3° et 8° s-s-r., 23 décembre 2010, n° 326049, inédit au recueil Lebon) (II) et, d'autre part, sur la définition de l'adjectif "industriel", ces deux notions étant fondamentales dans la recherche du champ d'application de cette taxe, et variant selon l'évolution des techniques (CE 3° et 8° s-s-r., 15 décembre 2010, n° 309678, mentionné aux tables du recueil Lebon ; CE 3° et 8° s-s-r., 15 décembre 2010, n° 322963, inédit au recueil Lebon) (III). I - TP : valeur locative des biens donnés en location à une personne qui n'est pas passible de la taxe (CE 9° et 10° s-s-r., 23 décembre 2010, n° 313828, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6985GNZ)

Bien que la taxe professionnelle ait été supprimée à compter du 1er janvier 2010 (loi n° 2009-1673 du 30 décembre 2009, de finances pour 2010, art. 2 N° Lexbase : L1816IGD), il n'en reste pas moins que certains des litiges relatifs à cette imposition peuvent toujours présenter un réel intérêt. Ainsi, l'affaire commentée évoque un problème de droit qui, à notre connaissance, n'avait pas été encore abordé par la Haute juridiction administrative.

Selon l'article 1473 du CGI (N° Lexbase : L0224HMA), elle était en prinicpe due dans chaque commune où le redevable disposait de locaux ou de terrains. Dans le cas où les biens étaient donnés en location à une personne non assujettie à la TP, ils étaient imposables au nom du propriétaire (CGI, art. 1469, 3° N° Lexbase : L4903ICL). Enfin la TP était établie suivant la "capacité contributive des redevables, appréciée d'après les critères économiques, en fonction de l'importance des activités exercées par eux sur le territoire de la collectivité bénéficiaire ou dans la zone de compétence de l'organisme concerné" (CGI, art. 1448 N° Lexbase : L0050HMS). La question principale, relative à l'hypothèse dans laquelle une entreprise possède plusieurs établissements, était de savoir dans la base de quel établissement devait être incluse la valeur locative des biens donnés en location à une personne non assujettie à la TP.

En l'espèce, la société requérante, qui avait pour activité la location de matériels informatiques et bureautiques, avait rattaché la valeur locative des biens loués à des personnes non assujetties à la TP à son établissement de Courbevoie pour l'année 1993. Cet établissement comportait 3 salariés traitant uniquement de la gestion des marchés publics passés avec des administrations, c'est-à-dire des personnes non assujetties à la TP. Cependant, selon l'administration fiscale, ces bases auraient dues être rattachées à l'établissement de Saint-Ouen, au sein duquel était assuré le suivi des dossiers des clients, et où était installé le centre national d'appel en cas d'incident technique. En conséquence, l'administration avait dégrevé l'entreprise de sa cotisation due au titre de la TP pour la commune de Courbevoie mais, corrélativement, lui avait assigné une cotisation supplémentaire sur le rôle de la commune de Saint-Ouen.

Dans un jugement en date du 12 décembre 2006, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise avait rejeté la demande de la société requérante qui tendait à la décharge des cotisations supplémentaires de TP au titre de l'année 1993 pour la commune de Saint-Ouen. Le tribunal administratif a aussi rejeté la demande de compensation sur le fondement de l'article L. 205 du LPF (N° Lexbase : L5582G4I), faite à titre subsidiaire, par la société, dans l'hypothèse il serait jugé que Saint-Ouen est la commune d'imposition.

La cour administrative d'appel de Versailles, dans un arrêt du 27 décembre 2007 (CAA Versailles, 1ère ch., 27 décembre 2007, n° 06VE02811 N° Lexbase : A7449D4N), a annulé la décision des juges de première instance et a prononcé la décharge des cotisations supplémentaires de TP au titre de l'année 1993, mises à la charge de la société requérante dans le rôle de la commune de Saint-Ouen. Le ministre du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique s'est pourvu en cassation contre cette décision.

La juridiction suprême a infirmé la décision de la cour administrative d'appel, au motif qu'elle était entachée d'une erreur de droit. En effet, "la valeur locative des biens donnés en location à une personne qui n'est pas passible de la TP doit être incluse dans les bases de l'établissement qui entretient, à titre principal, la relation contractuelle avec le client". Or, l'établissement qui entretenait principalement une telle relation est celui de Saint-Ouencar il assurait le suivi de l'exécution des contrats (assistance et dépannage). La circonstance que l'établissement de Courbevoie était le seul compétent en matière de passation des marchés publics n'était pas suffisante pour conclure que la valeur locative des biens donnés en location à des personnes non assujetties à la TP devait être incluse dans la base imposable de cet établissement. Ainsi, le Conseil d'Etat considère que le critère prépondérant en vue de rattacher la valeur locative de ces biens donnés en location était le suivi des contrats de location durant la phase d'utilisation de ces biens, et non la conclusion de ces contrats.

Il faut noter que la solution de la Haute juridiction est conforme à la doctrine administrative aux termes de laquelle "les matériels donnés en location à des personnes non assujetties à la TP et imposables au nom du propriétaire doivent être rattachés aux bases d'imposition de l'agence locale ou régionale à laquelle les clients doivent faire appel en cas d'incident technique" (1).

Dans cette espèce, le rattachement à l'établissement compétent pour assurer le suivi des contrats est pertinent, au regard du principe selon lequel la TP est une imposition liée à l'activité professionnelle, la gestion des contrats représentant la part la plus considérable de cette activité en comparaison avec la seule conclusion desdits contrats.

Enfin, concernant la demande de compensation subsidiaire fondée sur l'article L. 205 du LPF, elle a aussi été rejetée par le Conseil d'Etat.

II - TFPB : imposition d'un local de stockage à usage commercial démontable (CE 3° et 8° s-s-r., 23 décembre 2010, n° 326047 et 326048, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7001GNM ; CE 3° et 8° s-s-r., 23 décembre 2010, n° 326049, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7002GNN).

Les décisions concernant les deux pourvois formés par les sociétés requérantes portent sur la même question. Il s'agit de savoir si un local de stockage à usage commercial pouvant être démonté est imposable au titre de la TFPB sur le fondement du 1° de l'article 1380 du CGI (N° Lexbase : L9812HLY). Outre que les deux arrêts ont en commun le même problème de droit, les faits sont aussi similaires. Dans les deux cas, les locaux comportent les mêmes caractéristiques techniques, bien qu'ils soient d'une superficie différente : ils sont décrits comme étant "constitués de charpentes en profilé aluminium sur lesquelles étaient tendues des bâches préformées, d'un bardage extérieur en métal et de poteaux intérieurs et extérieurs raccordés à un pied métallique et ancrés au sol par des piquets métalliques vrillés de longueur importante". Ils sont aussi situés sur la même commune d'Enval dans le Puy-de-Dôme.

Antérieurement, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, par deux décisions en date du 4 décembre 2008 (TA Clermont-Ferrand, 4 décembre 2008, n° 0500587 N° Lexbase : A0756GQ3 ; TA Clermont -Ferrand, 4 décembre 2008, n° 0500588 N° Lexbase : A0757GQ4), avait rejeté les demandes des deux entreprises qui, l'une comme l'autre, demandaient la décharge des cotisations de TFPB auxquelles elles étaient assujetties pour les années 2003 et 2004.

Le Conseil d'Etat a confirmé les décisions du juge du fond. Le fait que les structures en cause soient démontables ne les placent pas hors du champ d'application du 1° de l'article 1380 du CGI car, eu égard à leur usage et leurs caractéristiques techniques, elles ne peuvent être considérées comme destinées à être déplacées.

Il a été admis traditionnellement que seules sont imposables les constructions "à perpétuelle demeure" (2). Cependant, cette notion doit être interprétée en prenant en compte les progrès techniques qui autorisent le déplacement de constructions de grande taille. En effet, le juge a assoupli ce critère en exigeant seulement que la construction ne soit pas destinée à être déplacée (3).

S'agissant du 1° de l'article 1380 du CGI, sont passibles de la TFPB les installations destinées à abriter des personnes ou des biens ou à stocker des produits. Dans une décision du 14 janvier 2003, le tribunal administratif de Dijon (4), solution inédite à l'époque (5), était venu confirmer la doctrine administrative selon laquelle les installations destinées à abriter des personnes ou des biens sont imposables si elles sont assimilables à des constructions et ne peuvent être déplacées par des moyens normaux (6). Cette décision des juges du fond concernait un assemblage d'éléments modulables, utilisés à usage de bureaux et non appelés à être déplacés.

Dans les deux espèces commentées, le Conseil d'Etat a privilégié le critère selon lequel les structures "ne peuvent être regardées comme étant destinées à être déplacées". Ainsi, sont assimilables à des constructions, les installations commerciales ou industrielles dont les dimensions ou les conditions d'assemblage sont "telles qu'elles empêchent tout déplacement sans l'utilisation de procédés techniques ou de moyens de levage exceptionnels" (7). Le fait que ces structures soient démontables ne présume pas de leur exclusion du champ d'application de la TFPB. Cette solution est tout à fait pertinente au regard de l'évolution des techniques en matière de construction. Par ces deux décisions, la Haute juridiction administrative vient confirmer une position des juges du fond ainsi que celle de l'administration fiscale, tout en prenant en compte les réalités de la mise en oeuvre de nouvelles techniques du bâtiment. Pour autant, il ne semble pas que cela remette en cause la notion de constructions "à perpétuelle demeure", mais c'est un assouplissement. Si la perpétuité n'est plus nécessaire, à tout le moins les constructions en cause ne doivent pas avoir vocation au nomadisme.

Dès lors que le Conseil d'Etat a admis l'application du 1° de l'article 1381 du CGI (N° Lexbase : L9814HL3), en découle nécessairement l'application des dispositions de l'article 1498 du CGI (N° Lexbase : L0267HMT) en matière d'évaluation de la valeur locative de ces immeubles. Ainsi, en l'absence de bases et aux termes du 3° de l'article 1498 du CGI, "la valeur locative est déterminée par voie d'appréciation directe", selon l'article 324 AC de l'annexe III du CGI (N° Lexbase : L3149HML).

III - TFPB : imposition des carrières au regard du 5° de l'article 1381 du CGI (CE 3° et 8° s-s-r., 15 décembre 2010, n° 309678, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6636GN4 ; CE 3° et 8° s-s-r., 15 décembre 2010, n° 322963, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6678GNN).

Les deux affaires concernent le même contribuable : la société qui exploite des carrières sur le territoire de plusieurs communes limitrophes du département du Pas-de-Calais. Les deux espèces sont relatives à la même question de droit, qui porte sur l'application du 5° de l'article 1381 du CGI. La première décision est prise à la suite de l'ordonnance aux termes de laquelle le président de la cour administrative d'appel de Douai (CAA Douai, 2ème ch., 30 septembre 2008, n° 07DA01399 N° Lexbase : A8434EAM) a transmis au Conseil d'Etat par application de l'article R. 351-2 du CJA (N° Lexbase : L2998ALM), et ne concerne que la cotisation due au titre de la TFPB pour l'année 2003. La seconde décision est prise sur le pourvoi formé par le ministre du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l'Etat, en vue d'annuler l'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Douai le 30 septembre 2008 (CAA Douai, 2ème ch., 30 septembre 2008, n° 07DA01399 N° Lexbase : A8434EAM) et est relatif aux cotisations de TFPB dues pour 2004 et des cotisations de TP dues au titre de 2004 et 2005.

Les litiges soumis à la Haute juridiction administrative sont relatifs à la fois à la TP et à la taxe foncière. En effet, si ces deux impositions sont distinctes, elles sont cependant liées quant à la détermination de la valeur locative. Aux termes du 1° de l'article 1467 du CGI (N° Lexbase : L0812IPR), la TP a pour assiette la valeur locative des immobilisations corporelles dont le redevable a disposé pour les besoins de son activité professionnelle. Cette disposition renvoie à l'article 1469 du CGI (N° Lexbase : L4903ICL), quant à la définition de la valeur locative. Aux termes du 1° de cette disposition, la valeur locative des biens passibles d'une taxe foncière est calculée en fonction de l'établissement de celle-ci. Ainsi, l'article 1469 du CGI permet de déterminer la valeur locative qui pourra servir d'assiette à la TP comme à l'une ou l'autre des taxes foncières. S'il s'agit d'une TFPB, il faudra se reporter aux articles 1494 (N° Lexbase : L0258HMI) à 1508 (N° Lexbase : L0289HMN) du CGI, en revanche s'il s'agit de la TFPNB, ce sont les articles 1509 (N° Lexbase : L5246IMA) à 1518 bis (N° Lexbase : L0885IPH) du CGI qui seront applicables.

Selon les termes du 5° de l'article 1381 du CGI, sont assujettis à la TFPB "les terrains non cultivés employés à un usage commercial ou industriels, tels que les chantiers, lieux de dépôt de marchandises et autres emplacements de même nature, soit que le propriétaire les occupe, soit qu'il les fasse occuper par d'autres à titre onéreux ou gratuit". L'énumération des différents lieux ne présente pas un caractère limitatif, son champ d'application est donc susceptible d'évoluer. "Le critère décisif d'imposition retenu par la jurisprudence du Conseil d'Etat consiste dans l'affectation du terrain à usage industriel et commercial" (8). Cependant, aux termes de l'article 1393 du CGI (N° Lexbase : L9911HLN) "la taxe foncière est établie [...] sur les propriétés non bâties [...]. Elle est notamment due pour les terrais occupés par les chemins de fer, les carrières, mines et tourbières, étangs [...]."

Le tribunal administratif de Lille, par un jugement en date du 5 juin 2007, avait rejeté la demande de la société de décharge des cotisations supplémentaires de TFPB pour 2003 et 2004, ainsi que des cotisations supplémentaires en matière de TP pour les années 2004 et 2005. A la suite de l'appel intenté par le contribuable, la cour administrative d'appel de Douai, le 30 septembre 2008, a infirmé la décision des juges de première instance et déchargé la société des cotisations supplémentaires mises à sa charge. Le ministre du Budget a demandé l'annulation de cette décision. La société a aussi formé un pourvoi incident tendant aussi l'annulation de cette décision, au motif qu'elle n'avait pas fait droit à sa demande de décharge de cotisations supplémentaires de TFPB pesant sur les bureaux et emplacements de stationnements situés dans l'enceinte des carrières exploitées.

Précédemment, la cour administrative d'appel de Douai avait eu a tranché un litige similaire dans un arrêt en date du 5 décembre 2007 (9) en décidant que la taxe foncière applicable -en l'espèce à des carrières- était la TFPNB. Suivant les conclusions de son commissaire du Gouvernement, la cour a fondé sa décision sur une analyse de l'arrêt du Conseil d'Etat du 6 mars 2006 (10), aux termes duquel la Haute juridiction examinait en premier lieu si les terrains litigieux étaient des carrières, avant d'étudier, en second lieu, s'il y avait lieu d'appliquer le 5° de l'article 1381. Se pose la question de savoir s'il faut "donner la priorité à la nature de carrières des terrains ou à leur emploi à un usage industriel" (11). Cette question avait reçu des réponses différentes selon les cours, car, si la cour administrative d'appel de Douai, à propos des espèces commentées, et dans la décision précédemment rappelée, avait privilégié la nature de la carrière plutôt que le critère de son usage industriel, d'autres CAA avaient fait prévaloir l'application du 5° de l'article 1381 du CGI sur celle de l'article 1393 du CGI (12).

Dans la décision du 6 mars 2006 (13), le Conseil d'Etat s'est prononcé sur la définition des terrains non cultivés employés à usage industriel, au sens du 5° de l'article 1381 du CGI. Il s'agit d'un arrêt de principe (14) quant à cette définition. La Haute juridiction a utilisé la même définition (15) que celle applicable aux établissements industriels (16) : "sont employés à un usage industriel au sens de l'article 1381, 5° du CGI, les terrains non cultivés sur lesquels est réalisé une activité nécessitant d'importants moyens techniques, non seulement lorsque cette activité consiste en la fabrication ou la transformation de biens corporels mobiliers, mais aussi lorsque le rôle des installations techniques, matériels et outillages mis en oeuvre [...] est prépondérant". Cette définition est aussi énoncée à l'identique dans la seconde décision objet du présent commentaire. Il faut noter un élément supplémentaire dans le fait que les moyens techniques d'exploitation des carrières mis en oeuvre sont mobiles ce qui, selon le Conseil d'Etat, ne constitue pas une circonstance propre à remettre en cause le caractère prépondérant de ces matériels dont découle l'application du 5° de l'article 1381 du CGI. C'est précisément cette notion de caractère prépondérant qui entraîne l'application de cette disposition et l'imposition de ces terrains au titre de la TFPB. Par ces décisions, il apparaît que l'importance des moyens techniques utilisés n'est pas évaluée en fonction de leur mobilité ou non. Dès lors, la valeur locative de ces biens sera déterminée par application de l'article 1499 du CGI (N° Lexbase : L0268HMU), applicable en matière de TFPB.

Ces deux arrêts permettent, d'une part, de résoudre des positions contradictoires prises par certaines juridictions d'appel. D'autre part, ils s'inscrivent dans la ligne jurisprudentielle du Conseil d'Etat (17), qui privilégie le critère matériel, en consacrant la primauté du rôle prépondérant des moyens techniques utilisés, plutôt qu'un critère lié à la nature de l'activité exercée, ou dans les deux espèces commentées relatif à la nature des terrains quant à leur définition en tant que terrains non cultivés employés à usage industriel par l'arrêt du 6 mars 2006 et qui trouve à s'appliquer dans les arrêts en date du 15 décembre 2010, au cas particulier des carrières.

La société se prévalait aussi des dispositions de l'article L. 80 A du LPF (N° Lexbase : L8732G8W) en invoquant la documentation administrative 6 B-113 du 15 décembre 1988. Mais, sur ce même point, le Conseil d'Etat avait déjà répondu dans sa décision du 6 mars 2006 (18) que les énonciations de la doctrine "ne contiennent expressément aucune interprétation formelle de la loi fiscale relative à la TFPB".

Enfin, dans le second arret commenté, s'agissant du pourvoi incident par lequel la société demandait à être déchargée des cotisations de TFPB pour les bureaux et emplacements de stationnement situés dans l'enceinte des carrières, au motif qu'ils ne concouraient pas à l'exploitation, le CE relève que cette affirmation ne résulte d'aucun élément de l'instruction, en conséquence ces biens doivent être évalués selon les dispositions de l'article 1499 du CGI.


(1) Doc. adm. 6 E-311, n° 2.
(2) Voir T. Lambert, La taxe sur les propriétés bâties, Encyclopédie Dalloz, collectivités locales, 2008, n° 13.
(3) On peut citer notamment : CAA Bordeaux, 3ème ch., 15 octobre 1996, n° 95BX1498 (N° Lexbase : A3228BEB).
(4) Voir DF, 2003, n° 16, comm. 313.
(5) Voir note sous jugement, RJF, 6/03, n° 725.
(6) Voir doc. adm. 6 C-112 du 15 décembre 1988.
(7) Voir T. Lambert, op. cit., n° 25.
(8) Voir T. Lambert, op. cit., n° 47.
(9) CAA Douai, 3ème ch., 5 décembre 2007, n° 06DA00573 (N° Lexbase : A7386EAS), Concl. P. Le Garzic ; voir DF, 2008, n° 30-35, comm. 424.
(10) CE 3° et 8° s-s-r., 6 mars 2006, n° 259156 (N° Lexbase : A4841DNM) ; voir DF, 2007, n° 24, comm. 606, concl. L. Olléon.
(11) Note sous CAA, 5 décembre 2007, op. cit..
(12) CAA Nancy, 2ème ch., 18 décembre 1997, n° 95NC01352 (N° Lexbase : A7406BGE) ; CAA Paris, 5ème ch., 7 décembre 2000, n° 97PA03675 (N° Lexbase : A8715BHA).
(13) CE 3° et 8° s-s-r., 6 mars 2006, n° 259156, op. cit..
(14) Voir note sous la décision, DF 2007, n° 24, comm. 606.
(15) Voir Y. Benard, Valeurs locatives foncières : panorama de jurisprudence 2006, RJF, 2/07, pp. 95-104, p. 96.
(16) CE, 27 juillet 2005, n° 261899 et n° 273663, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1332DKK) ; voir DF, 2005, n° 47, comm. 754, concl. L. Olléon, note O. Fouquet.
(17) CE, 27 juillet 2005, n° 261899 et n° 273663, op. cit..
(18) CE 3° et 8° s-s-r., 6 mars 2006, n° 259156, op. cit..

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[Questions à...] Le droit à l'image sur l'autel des réseaux sociaux - Questions à Maître Emmanuel Pierrat, Avocat à la Cour

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par Anne-Lise Lonné, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition privée

Le 10 Mars 2011

Le droit à l'image, ou plus précisément le droit au respect de sa propre image, défini dans le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu, comme le droit, pour chacun, à l'exclusivité et au respect de sa représentation, est une notion très ancienne puisqu'elle est apparue, au milieu du 19ème siècle, la première plaidoirie sur le droit à l'image se rapportant à des croquis représentant la comédienne Rachel sur son lit de mort, et qui avaient provoqué l'indignation de la famille. La protection du droit à l'image s'articule, aujourd'hui, entre l'article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY), relatif au respect de la vie privée, l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), en matière de responsabilité, et l'article 226-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2092AMG), qui impose de recueillir l'autorisation d'une personne avant de diffuser son image. On peut se demander si ce droit à l'image n'apparaît pas sacrifié sur l'autel des réseaux sociaux internet (Facebook, Twitter, Copains d'avant et tant d'autres...). Pour nous éclairer, nous avons interrogé Maître Emmanuel Pierrat, l'un des grands spécialistes en la matière, qui a accepté de répondre à nos questions. Lexbase : La publication d'une photo sur un site internet de réseau social relève-t-elle, selon vous, du domaine public ou privé ?

Emmanuel Pierrat : De l'un comme de l'autre, cela dépend des cas.

A priori, on peut considérer qu'un réseau social, tel qu'il est formaté aujourd'hui, relève, à 90 %, de l'espace public et constitue donc un média. Quel que soit le réseau social (qu'il s'agisse de Facebook, Copains d'avant, Twitter, etc.), dès lors que l'on utilise une fonctionnalité qui consiste à afficher une photo ou des informations accessibles à d'autres personnes, on se trouve dans l'espace public. Même s'il faut être membre du réseau pour y accéder, étant donnée l'ampleur des réseaux sociaux (pour Facebook, il s'agit de quelque 600 millions d'utilisateurs mondiaux, et 17 millions en France), considérer que l'on est dans un espace privé réservé me semble assez difficilement soutenable, et en tous les cas, les tribunaux ne le considèrent pas comme tel, que ce soit en droit du travail, ou en matière de diffamation.

La publication d'une photo sur un réseau social internet est donc soumise à l'ensemble de la législation, de la réglementation et de la jurisprudence applicables au droit de la presse en général, sachant que certaines règles (relatives aux délais de prescription, au droit de réponse, etc.) diffèrent selon le type de support (l'audiovisuel, à la radio, en direct, en différé).

Il faut toutefois nuancer. En effet, selon le paramétrage du profil et selon que la publication relève d'une correspondance privée entre un individu et un autre, via la fonctionnalité prévue à cet effet, qui implique que l'on s'adresse à un nombre de destinataires extrêmement limité, on peut considérer que la publication d'une photo relève du domaine privé. Mais il n'y a pas de limite chiffrée. Cette question a été extrêmement débattue devant les tribunaux en matière de diffamation publique ou privée, ou de syndicalisme, et les juges n'ont jamais fixé -fort heureusement- de limite précise. L'appréciation s'est toujours faite au cas par cas, et cela doit valoir dans le cadre des réseaux sociaux. Elle peut dépendre de la fonction utilisée pour véhiculer ou afficher des images (messagerie interne au réseau social, publication sur un "mur"), du nombre de personnes y ayant accès (tous les contacts, ou nombre de personnes très limité). Mais quoi qu'il en soit, on ne peut déterminer arithmétiquement des conditions précises à partir desquelles on basculerait de la sphère privée à la sphère publique. C'est une affaire de plaidoirie !

Lexbase : Dans quelle mesure une personne peut-elle publier des photos d'ordre privé, mettant en cause d'autres personnes qu'elle-même, sur un réseau social internet ?

Emmanuel Pierrat : Sur cette question du droit à l'image, c'est la jurisprudence qui a élaboré et construit le régime applicable sur les bases classiques du Code civil, c'est-à-dire de l'article 1382, relatif à la responsabilité, ou de l'article 9, relatif au respect de la vie privée, sachant que la Cour de cassation alterne entre les deux fondements, depuis un siècle et demie. En tout état de cause, la jurisprudence considère aujourd'hui que toute photo d'ordre privé, c'est-à-dire d'une personne qui n'est pas dans l'exercice d'une fonction publique, nécessite une autorisation pour qu'elle soit diffusée publiquement. Donc on retombe sur la question du domaine public ou privé : si l'on diffuse une photo d'ordre privé, mettant en cause une autre personne que soi-même, mais que cela reste dans un cadre très restreint personnel ou familial, il n'est pas nécessaire de demander une autorisation en droit ; en revanche, dès lors que la publication relève du domaine public, elle doit faire l'objet d'une autorisation.

Or, dans cette seconde hypothèse, dans 99,9 % des cas, aucune autorisation n'est demandée, et les personnes sont en infraction. En outre, les autorisations, pour être valables, selon la jurisprudence, doivent être extrêmement précises en visant le type de support, la durée, l'étendue de l'espace géographique, etc.. Au mieux, la personne qui aura diffusé la photo justifie d'une autorisation de mise en ligne de la photo, que lui a donnée la personne concernée dans le cadre d'un échange de mails, mais sans aucune précision quant à l'objet ou la durée de cette autorisation. On peut, donc, considérer qu'une personne qui estime que la publication d'une photo sur laquelle elle apparaît lui a causé un préjudice, peut attaquer la publication, et obtiendra gain de cause. Il faut, également, savoir que les conditions générales d'utilisation des réseaux sociaux contiennent une clause selon laquelle la personne garantit détenir les droits d'auteur, le droit à l'image, etc., et donc être munie de toutes les autorisations. Autrement dit, la publication d'une photo sur laquelle apparaît une autre personne qui n'a pas donné son accord relève de l'illégalité la plus complète.

Enfin, la question de l'identification de la personne (photo "taguée") vient amplifier le préjudice. L'indemnisation en dommages et intérêts est, alors, d'autant plus élevée si l'identité de la personne est directement identifiable.

Lexbase : Comment doit-on considérer le problème de la réutilisation par la presse d'une photographie diffusée sur un réseau social ? Cette photo doit-elle être considérée comme rendue publique et donc réutilisable ?

Emmanuel Pierrat : La réutilisation de ce type de photos par la presse est, évidemment, totalement litigieuse, et ce quand bien même la publication initiale de la photo est entrée dans le domaine public. En effet, s'il s'agit d'une photo publiée par une autre personne sur un réseau social, on ne peut pas exciper du fait que cette personne a commis une faute, pour la réitérer et l'amplifier ; et si c'est la personne elle-même qui a publié une photo d'elle, il faut considérer qu'elle garde le contrôle de la publication de son droit à l'image, c'est-à-dire le périmètre du support sur lequel elle entend voir son image publiée ; c'est ce que l'on appelle, dans mon jargon, "le droit au caprice".

On songe, ici, bien sûr à l'affaire de "Boris Boillon", et l'on peut extrapoler sur ce cas, sans préjuger. L'argument selon lequel il aurait publié lui-même sa photo ferait obstacle à ce qu'il puisse contester sa réutilisation sans son accord, ne tient absolument pas. La jurisprudence est très clairement établie. Ainsi, la publication initiale d'une photo détermine un périmètre que l'on peut délimiter en fonction du type de publication, de l'organe de presse, du support, etc.. Autrement dit, la publication par soi-même d'une photo sur un réseau social ne donne pas un blanc seing. En revanche, le juge va tenir compte de ce critère, qui n'est donc qu'un argument de plaidoirie, pour déterminer la sanction et la réparation.

Enfin, dans cette affaire, il n'y a pas de droit à l'information qui primerait et ferait sortir cette image de la vie privée pour la faire passer dans la sphère publique. La réutilisation par la presse n'est justifiable en rien par le débat à l'information sur le rôle que tient le nouvel ambassadeur de France en Tunisie, ou sur son comportement vis-à-vis de la presse.

Lexbase : Pensez-vous que l'état actuel du droit assure un équilibre satisfaisant entre sécurité et protection de la vie privée, d'une part, et liberté sur internet, d'autre part ? Une évolution du droit est-elle souhaitable ?

Emmanuel Pierrat : Très sincèrement, l'équilibre entre sécurité et protection de la vie privée, d'une part, et liberté sur internet me semble tout à fait satisfaisant. On dispose, aujourd'hui, d'un système juridique qui permet d'appréhender un certain nombre de comportements et dans lequel le juge joue réellement un rôle de régulateur, en portant une appréciation au cas par cas, et en adaptant la sanction à chaque fois. Le deuxième alinéa de l'article 9 du Code civil est en effet très large puisqu'il vise "toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée" ; il peut donc s'agir de mesures d'interdiction, de publication judiciaire, d'attribution de dommages et intérêts... Le dispositif laisse aux magistrats une grande souplesse, ce qui est très satisfaisant face à la diversité des situations, et face à une technologie sans cesse en évolution.

Toute tentative de légiférer n'a, donc, aucun sens, d'autant plus qu'une législation nationale ou européenne n'aurait aucune efficacité dans les limites du principe même d'internet. Je pense donc qu'il ne faut toucher à rien et s'en remettre simplement à la sagesse du tribunal !

Lexbase : N'existe-t-il pas des différences de traitement judiciaire, selon les tribunaux ?

Emmanuel Pierrat : On a effectivement pu entendre que le tribunal de Nanterre était plus "généreux", que celui de Paris, mais ce n'est pas vrai dans la réalité. Historiquement, la compétence du tribunal de Nanterre est liée à l'implantation des groupes de presse, même si le tribunal compétent est, soit celui du lieu du siège social de l'organe de presse, soit celui du lieu où le préjudice a été commis, et il peut donc s'agir de n'importe quel kiosque à journaux. Que ce soit au tribunal de Nanterre ou de Paris, ils sont tellement "rôdés" que l'on peut presque penser qu'ils appliquent un "barème". Mais heureusement, ce n'est pas si simple.

Je ne pense pas qu'il existe une différence à porter un litige devant le tribunal de Nanterre ou celui de Paris ; d'ailleurs, les magistrats permutent, et communiquent entre eux. Il existe donc, peu à peu, une sorte d'harmonisation chez les magistrats qui connaissent régulièrement de ce genre d'affaires.

En tout état de cause, il est préférable de porter ce type de litiges devant des juges spécialisés plutôt que devant des tribunaux de province qui n'ont pas l'habitude de ce contentieux. Les tribunaux de Nanterre ou de Paris sont très compétents techniquement. La spécialisation des magistrats permet de gagner du temps et de garantir des décisions plus équilibrées, plus justes, et moins susceptibles de voies de recours.

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Internet

[Panorama] Panorama d'actualité en droit des nouvelles technologies du cabinet FERAL-SCHUHL / SAINTE-MARIE, société d'avocats - Mars 2011

Lecture: 8 min

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Le 10 Mars 2011

Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose d'inaugurer, cette semaine, un nouveau rendez-vous mensuel avec le panorama d'actualité en droit des nouvelles technologies réalisé par le cabinet d'avocats FERAL-SCHUHL / SAINTE-MARIE. Ce cabinet, fondé par des avocats spécialistes dans les technologies, se concentre sur la négociation et la contractualisation de projets innovants et technologiques, sur la gestion des droits de propriété intellectuelle et sur la médiation, l'arbitrage ou les contentieux associés. Composé de 15 avocats et juristes spécialisés, le cabinet FERAL-SCHUHL / SAINTE-MARIE, leader dans le secteur des technologies de l'information et de la communication, sélectionne donc tous les mois, l'essentiel de l'actualité du droit des NTIC. Ainsi, au sommaire de ce premier numéro, on retrouvera, notamment, l'adoption définitive par le Parlement de la "LOPPSI 2", ainsi que la saisine consécutive du Conseil constitutionnel par 60 parlementaires de l'opposition. Par ailleurs, ce panorama, qui fait aussi une large place à l'actualité jurisprudentielle, revient, notamment, sur deux arrêts de la Cour de cassation : le premier, rendu par la Chambre criminelle le 11 janvier 2011, approuve le prononcé de la relaxe des annonceurs dans l'affaire des "Choristes", alors que le second, rendu par la Chambre commerciale le 17 février 2011, confirme le statut d'hébergeur de Dailymotion. Les équipes du cabinet FERAL-SCHUHL / SAINTE-MARIE ont également sélectionné, ce mois-ci, un panel de décisions de juridictions du fond particulièrement intéressantes en droit d'auteur et oeuvres numériques. I - Communications électroniques
  • L'ARCEP réaffirme la possibilité de résilier une offre mobile ou "triple play" pour hausse de la TVA (communiqué de l'ARCEP du 2 février 2011)

Dans un communiqué du 2 février 2011, l'ARCEP rappelle que la hausse des tarifs liée à l'augmentation de la TVA constitue une modification contractuelle unilatérale qui autorise le client à résilier son contrat tout en conservant son numéro. L'Autorité précise qu'en application des dispositions du Code de la consommation, les opérateurs ne peuvent appliquer de pénalités du fait de cette résiliation (C. consom., art. L. 121-84 N° Lexbase : L8523GQQ).

  • 60 % des foyers français raccordés à la fibre optique d'ici 10 ans (communiqué de presse du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie du 3 février 2011)

A l'occasion d'une visite dans des locaux de raccordement à la fibre optique, Eric Besson, ministre chargé de l'Industrie, de l'Energie et de l'Economie numérique, a annoncé que les engagements de couverture des opérateurs permettront à 60 % des foyers français d'être raccordés à la fibre optique dans un délai de 10 ans. Il a également indiqué qu'une somme de 2 milliards d'euros sera débloquée par le Gouvernement pour accélérer le déploiement dans les zones les moins denses.

  • Les propositions de l'ARCEP en faveur des consommateurs (proposition de l'ARCEP du 18 février 2011)

Le 18 février dernier, l'ARCEP a publié ses propositions visant à améliorer les offres faites aux consommateurs de services de communications électroniques et postales. Elle souhaite notamment que les fournisseurs d'accès Internet informent le consommateur sur le débit estimé de sa ligne et qu'ils proposent une version sans engagement de toutes leurs offres de service de communications électroniques

  • Le Sénat refuse la création d'un commissaire du Gouvernement auprès de l'ARCEP (projet de loi, portant diverses dispositions d'adaptation de la législation au droit de l'Union européenne en matière de santé, de travail et de communications électroniques, adopté par le Sénat le 10 février 2011)

Le 10 février 2011, les sénateurs ont supprimé la disposition du "Paquet Télécom" visant à créer un poste de commissaire du Gouvernement auprès de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP). Le texte, qui avait été voté à l'Assemblée nationale, doit désormais passer devant une commission mixte paritaire.

II - Dématérialisation des échanges

  • Publication du décret d'application sur les recommandés électronique (décret n° 2011-144 du 2 février 2011, relatif à l'envoi d'une lettre recommandée par courrier électronique pour la conclusion ou l'exécution d'un contrat N° Lexbase : L3476IPG)

Le décret d'application mettant en place un dispositif de lettres recommandées électroniques a été publié au Journal officiel du 4 février 2011. Il précise les modalités d'application de l'article 1369-8 du Code civil (N° Lexbase : L6359G9E) qui autorise l'envoi d'une lettre recommandée relative à la conclusion ou à l'exécution d'un contrat. Ce décret précise notamment les conditions d'identification du "tiers chargé de l'acheminement" et les obligations à la charge de ce dernier.

III - Données personnelles

  • Des données de recensement détournées par une mairie pour constituer un "fichier de population" (article de la CNIL du 31 janvier 2011)

Une mairie s'est fait condamner pour détournement de données de recensement destinées à la création d'un "fichier de population". L'infraction a été révélée lors d'un contrôle effectué par la Cnil qui rappelle que les données de recensement ont vocation à être transmises à l'INSEE sans que les communes ne puissent les conserver. Le maire de la commune en cause a été condamné pour détournement de la finalité d'un fichier et collecte illicite de données à une amende de 1 500 euros.

IV - Droit d'auteur et oeuvres numériques

  • Les Choristes : relaxe confirmée des annonceurs (Cass. crim., 11 janvier 2011, n° 09-83.072, F-D N° Lexbase : A3631GRW)

Le 11 janvier 2011, la Cour de cassation a approuvé la décision de la cour d'appel de Paris du 25 mars 2009 qui a rejeté, pour défaut de preuve, l'action en contrefaçon du réalisateur et des producteurs du film "Les Choristes" à l'encontre des annonceurs dont les publicités s'étaient retrouvées sur des sites "peer to peer" proposant illicitement le film au téléchargement.

  • Le courriel de retrait ne constitue pas une mise en demeure de l'hébergeur (CA Bordeaux, 5ème ch., 19 janvier 2011, n° 09/4218 N° Lexbase : A9601GQN)

Le 19 janvier 2011, la cour d'appel de Bordeaux a débouté le demandeur agissant en contrefaçon de photos mises en ligne sur deux sites d'annonces immobilières. Les juges justifient leur décision en retenant, pour les deux sites, la qualification d'hébergeur et en estimant ainsi que le courriel de demande de retrait des clichés envoyé par le demandeur n'était pas une mise en demeure au sens de l'article 6-5 de la "LCEN" (loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, pour la confiance dans l'économie numérique N° Lexbase : L2655DZD).

  • L'extraction illicite d'une base de données déduite d'un faisceau d'indices (T. com. Nanterre, 23 juillet 2010, aff. n° 2007F01514 N° Lexbase : A3828GR9)

Le tribunal de commerce de Nanterre a, dans une décision récemment publiée, utilisé un faisceau d'indices pour reconnaître une extraction illicite d'une base de données. Les juges ont pris en compte trois éléments : l'antériorité de la base de données du demandeur, la très grande disparité de moyens respectifs des parties et les similitudes de fautes d'orthographes, d'erreurs et d'omissions dans les deux bases.

  • Le renvoi par un lien hypertexte n'est pas une contrefaçon (TGI Nancy, Pôle civil, 1ère sect., 6 décembre 2010)

Par un jugement du 6 décembre 2010, le tribunal de grande instance de Nancy a jugé qu'une revue de presse du web qui renvoie par des liens hypertexte à des pages d'articles cités et résumés ne constitue ni un acte de contrefaçon, ni un acte de concurrence déloyale dès lors que l'internaute lit l'article dans son intégralité sur le site d'origine.

  • Le TGI de Paris incompétent pour connaître d'une action en contrefaçon en l'absence de critère de rattachement avec le territoire français (TGI Paris, 3ème ch., 7 janvier 2011, n° 10/05445 N° Lexbase : A2778GRC)

Par une ordonnance du 7 janvier 2011, le tribunal de grande instance de Paris s'est déclaré incompétent pour connaître de la contrefaçon d'une célèbre photographie d'Ernesto Guévara. Le tribunal fonde sa décision sur l'absence de critère de rattachement avec le territoire français, les articles litigieux étant mis en vente sur internet par un site hébergé aux Etats-Unis, dont le contenu est publié en anglais, à destination du public américain.

  • Moteur de recherche : absence d'extraction de base de données (TGI Paris, 3ème ch., 1er sect., 1er février 2011)

Par un jugement du 1er février 2011, le tribunal de grande instance de Paris a rejeté la demande d'un site d'annonces immobilières reprochant à un moteur de recherche d'avoir porté atteinte à son droit sui generis de producteur de bases de données. Les juges ont relevé que la mise à la disposition des internautes des références immobilières ne constitue pas une extraction de la base de données mais une indexation de leurs contenus permettant aux internautes d'être redirigés vers ces sites.

  • L'Assemblée nationale a adopté, le 15 février 2011, une proposition de loi sur le prix unique du livre numérique

Le 15 février dernier, l'Assemblée nationale a adopté une proposition de loi prévoyant, sur le modèle des livres physiques, la fixation d'un prix unique pour les livres numériques. Pour tenir compte des réserves émises par la Commission européenne sur la proposition de loi qui lui avait été soumise, seuls sont concernés par ce texte les éditeurs de livres numériques établis en France.

  • Remise du rapport sur le Conseil national du numérique

Le rapport de Pierre Kosciusko-Morizet sur la mise en place du futur Conseil national du numérique (CNN) vient d'être remis au Gouvernement. L'objectif de cet organe consultatif est d'éviter les oppositions entre les acteurs du secteur du numérique et le monde politique. Le CNN devrait être créé d'ici le printemps 2011.

V - Commerce électronique

  • Pas de responsabilité contractuelle de la plateforme de mise en relation en cas de vente d'un produit défectueux (TGI Nîmes, 4 janvier 2011)

Un jugement du tribunal d'instance de Nîmes du 4 janvier 2011 a rejeté la responsabilité contractuelle d'une plateforme de mise en relation de vendeurs et d'acheteurs particuliers sur internet, considérant que l'acheteur avait accusé réception du bien prétendument défectueux et lui avait accordé une excellente appréciation. La plateforme avait ainsi respecté les conditions générales de vente sans avoir commis de faute.

  • Un plan d'action pour une croissance équilibrée du commerce en ligne (dossier de presse de la DGCCRF du 21 janvier 2011)

Fréderic Lefebvre, secrétaire d'Etat chargé du Commerce, de l'Artisanat, des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme, des Services, des Professions libérales et de la Consommation, a présenté le 21 janvier 2011 ce plan qui a pour objectif de renforcer "l'information, la protection et la sécurité des consommateurs ainsi que celles des professionnels". Il prévoit notamment de lutter contre les faux avis de consommateurs sur Internet.

VI - Cybercriminalité

  • La "LOPPSI 2" adoptée par le Parlement (projet de loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure définitivement adopté le 8 février 2011)

Le 8 février 2011, l'Assemblée nationale et le Sénat ont adopté le projet de loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ("LOPPSI 2") élaboré par la commission mixte paritaire. Concernant le délit d'usurpation d'identité numérique, le texte définitif reprend les termes du projet adopté en deuxième lecture par le Sénat puisque ce délit n'est pas étendu aux pratiques de "hameçonnage" (phishing) et qu'il est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

  • La "LOPPSI 2" devant le Conseil constitutionnel (acte de saisine du Conseil constitutionnel)

Le Conseil constitutionnel a été saisi, mardi 15 février, du texte de loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ("LOPPSI 2"). Les auteurs de la saisine contestent notamment la constitutionnalité de l'article 18 en ce qu'il confère à des personnes privées, en matière de vidéoprotection, des prérogatives jusque-là exercées par des autorités publiques. L'article 4 sur le blocage des sites pornographiques, sans l'autorisation d'un juge, a également été soumis au contrôle des Sages.

VII - Acteurs d'internet

  • La Cour de cassation confirme le statut d'hébergeur de Dailymotion (Cass. civ. 1, 17 février 2011, n° 09-67.896, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A1445GXS)

Dans un arrêt du 17 février 2011, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a confirmé, dans cette affaire, le statut d'hébergeur de Dailymotion. Cette qualification, prévue par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, sur la confiance dans l'économie numérique ("LCEN" N° Lexbase : L2600DZC), permet à la plateforme de se prévaloir du régime dérogatoire de responsabilité accordé aux hébergeurs de contenus.

La proposition de loi relative à la neutralité d'internet est en première lecture devant l'Assemblée nationale. Ce principe s'entend comme "l'interdiction de discriminations liées aux contenus, aux émetteurs ou aux destinataires des échanges numériques de données". Les députés on rejeté ce texte le 1er mars 2011.

VIII - Données personnelles

  • Proposition de résolution de l'Assemblée nationale, visant à apporter le soutien de l'Assemblée nationale à l'élaboration d'une convention internationale relative à la protection de la vie privée et des données personnelles, enregistrée à la Présidence de l'Assemblée nationale le 5 octobre 2010

A la suite d'une rencontre entre la CNIL et les commissions du Parlement en charge des questions relatives à la protection des données personnelles, les deux assemblées ont déposé une proposition de résolution visant à soutenir l'élaboration d'une convention internationale relative à la protection de la vie privée et des données personnelles.

FERAL-SCHUHL / SAINTE-MARIE, société d'avocats
www.feral-avocats

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Marchés publics

[Doctrine] Avocats : comment se porter candidat aux marchés publics de prestations juridiques ?

Lecture: 7 min

N6329BRT

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par Vincent Corneloup, Avocat associé, spécialiste en droit public, docteur en droit public, SCP Dufay-Suissa-Corneloup

Le 14 Mars 2012

Les avocats sont des opérateurs économiques qui fournissent des prestations de service. Dès lors, comme tout opérateur économique, ils ne peuvent pas intervenir librement pour le compte des personnes publiques et, notamment, les collectivités territoriales. Le seuil de la mise en concurrence ayant été ramené à 4 000 euros par le Conseil d'Etat dans une décision rendue le 10 février 2010 (CE 2° et 7° s-s-r., 10 février 2010, n° 329100 N° Lexbase : A7061ERX) (1), au-delà de ce dernier montant, les collectivités territoriales doivent susciter le dépôt d'offres et comparer celles-ci. Si le montant annuel estimé de la prestation demeure peu élevé, 5 000 euros par exemple, il est possible pour le pouvoir adjudicateur de se contenter de demander des devis à trois avocats ou plus. Mais lorsque la prestation est d'un montant plus élevé, une consultation plus vaste s'impose, par le biais d'une publicité préalable et d'une procédure de mise en concurrence auxquelles les avocats intéressés devront se plier. Cette procédure restera toujours assez simple. En effet, quel que soit le montant de la prestation en cause, c'est une procédure adaptée qui sera suivie, aucune procédure formalisée (du type appel d'offre) n'étant obligatoire à propos des marchés de prestations juridiques (en application des articles 29 N° Lexbase : L2693ICQ et 30 N° Lexbase : L2220IGC du Code des marchés publics). L'objet de la présente analyse est de rappeler la procédure applicable en la matière à tous les avocats qui souhaiteraient présenter leur candidature à des personnes publiques lorsqu'elles organisent des consultations, ce qui les fait entrer dans un domaine qui, hormis pour les avocats intervenant régulièrement ou exclusivement en droit public, leur est souvent étranger (étant précisé que les besoins en droit privé des collectivités territoriales sont loin d'être négligeables : gestion du domaine privé, gestion des services publics industriels et commerciaux, etc.). Pour répondre à une consultation de prestations juridiques, l'avocat devra tenir compte de deux types de contraintes : celles relatives à tout opérateur économique (I), et celles spécifiques à la profession d'avocat (II).

I - Les contraintes relatives à tout opérateur économique

Il est impératif que l'avocat candidat à un marché public troque momentanément sa casquette d'auxiliaire de justice contre celle d'opérateur économique afin de présenter sa candidature conformément aux exigences du pouvoir adjudicateur.

- Distinction de la candidature et de l'offre

L'avocat devra présenter sa candidature pour démontrer qu'il est en mesure d'être titulaire du marché, c'est-à-dire qu'il a la structure juridique idoine, l'expérience requise, et les capacités financières, matérielles et humaines nécessaires. Ensuite, il devra présenter son offre pour démontrer qu'il fait la meilleure proposition sur le fond pour répondre précisément aux besoins du pouvoir adjudicateur en cause (il montrera alors qu'il est le moins cher et/ou le plus diligent et/ou le plus compétent, etc.). Sur ce point, il n'y a pas à proprement parler de règles à respecter, si ce n'est de tenir impérativement compte des demandes du pouvoir adjudicateur formulées en principe dans le règlement de la consultation et d'être le meilleur.

- Les déclarations du candidats (formulaires DC) DC1 et DC2

Pour présenter sa candidature, l'avocat devra, en principe, renseigner deux documents : les DC1  et DC2  (qui, jusqu'au 16 septembre 2010, étaient les DC4 et DC5) (2). Ces deux documents permettent de fournir des informations nécessaires à propos de la candidature sans avoir à multiplier les attestations diverses et variées. A ce titre, il faut savoir que ces documents (téléchargeables, avec une notice d'emploi, sans difficulté sur internet s'ils ne sont pas remis par le pouvoir adjudicateur) peuvent être utilisés par l'avocat pour présenter sa candidature, même si le pouvoir adjudicateur ne les vise pas. Mais, le plus souvent, la question ne se pose pas puisque la grande majorité des personnes publiques exige que ce soit ces deux formulaires qui soient utilisés, exigence à laquelle tout candidat potentiel devra se plier (de bonne grâce puisqu'il faut insister sur le fait qu'ils vont lui faciliter la tâche).

Le DC1 est la lettre de candidature par laquelle l'avocat se présente et indique s'il intervient seul ou en groupement (un avocat pouvant répondre à un marché public avec des confrères pour apporter une réponse sur toutes les branches du droit, ou pour pouvoir couvrir tout le territoire concerné). Il contient, également, une déclaration sur l'honneur par laquelle l'avocat indiquera qu'il n'entre pas dans un des cas l'interdisant de soumissionner prévus à l'article 43 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L2703HPS). Le DC1 atteste aussi (car c'est le seul à être signé par le candidat) de l'exactitude de l'ensemble des renseignements fournis dans le formulaire DC2 qui doit, également, être transmis.

Pour sa part, le DC2 présente un contenu plus fourni. En effet, c'est avec ce document que l'avocat va porter à la connaissance du pouvoir adjudicateur notamment les éléments suivants :

- forme juridique du candidat (opérateur individuel, SCP, SELARL, etc.) ;

- personne habilitée à présenter une offre (le gérant d'une SCP, par exemple) ;

- chiffre d'affaires hors taxes des trois derniers exercices disponibles et pourcentage de ce chiffre d'affaires pour des prestations similaires à celle faisant l'objet de la consultation ;

- attestation sur l'honneur de ne pas être en redressement judiciaire sans habilitation à poursuivre l'activité durant la durée d'exécution du marché ;

- et, en annexe, l'ensemble des renseignements ou documents demandés dans l'avis public à la concurrence (c'est-à-dire la publicité), le règlement ou la lettre de consultation, justifiant des capacités professionnelles, techniques et financières de l'avocat candidat, de ses éventuels co-traitants ou sous-traitants.

Cette annexe du DC2 est essentielle puisque c'est dans son cadre que l'avocat pourra (en fonction de la demande précise qui sera faite par le pouvoir adjudicateur à ce propos) montrer qu'il a l'expérience, l'équipe, et les références nécessaires pour mener éventuellement à bien les missions qui pourraient lui être confiées. Cette annexe doit donc faire l'objet du plus grand soin de la part de l'avocat candidat (voir, à ce propos, ci-dessous, les contraintes spécifiques à la profession d'avocat).

Il est essentiel de relever qu'aucun autre document n'a à être fourni au stade de la candidature (hormis en ce qui concerne spécifiquement la profession d'avocat), sauf si le pouvoir adjudicateur prend (illégalement) des libertés par rapport à l'arrêté du 28 août 2006, fixant la liste des renseignements et des documents pouvant être demandés aux candidats aux marchés passés par les pouvoirs adjudicateurs (N° Lexbase : L6697HKA), portant application de l'article 45 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L0605IDR), qui fixe la liste des renseignements ou documents pouvant être demandés aux candidats pour évaluer leur expérience et leurs capacités professionnelles, techniques et financières.

- Le NOTI2

C'est uniquement si son offre est retenue et qu'il est pressenti pour devenir titulaire du marché que l'avocat devra présenter le formulaire NOTI2 (ancien DC7) par lequel il justifiera de la régularité de sa situation fiscale et sociale (la fourniture de ce document évite d'avoir à présenter toutes les attestations et certificats fiscaux et sociaux). Pour ce faire, l'avocat doit se procurer (sur internet) le formulaire NOTI2 qu'il transmettra dûment complété au Trésorier payeur général ou au receveur général des finances qui indiquera, après vérifications auprès de toutes les administrations concernées, que la situation fiscale et sociale de l'avocat est régulière. Même si ce document visé par le Trésorier payeur général ou le receveur général des finances n'aura à être fourni éventuellement qu'après l'analyse des offres par le pouvoir adjudicateur, il est vivement recommandé de le solliciter à chaque début d'année civile pour pouvoir en disposer en temps voulu.

II - Les contraintes spécifiques à la profession d'avocat

L'avocat n'est pas un opérateur économique comme les autres et devra, à ce titre, se plier à quelques contraintes spécifiques. Le plus souvent, le pouvoir adjudicateur lui demandera la preuve qu'il est inscrit à l'un des barreaux français et, éventuellement, qu'il possède la (ou les) spécialisation(s) qu'il revendique. Dans la mesure où la réponse à des consultations doit souvent se faire en urgence (parfois le délai de réponse entre la date à laquelle a lieu la publicité et la date de remise des offres n'est que de trois semaines, voire parfois seulement de deux semaines, l'avocat pouvant n'avoir connaissance de cette publicité que tardivement), il est vivement recommandé à tout avocat intéressé de demander à l'avance les attestations correspondantes à son Ordre. Il en va de même pour l'attestation d'assurance (indiquant le montant des sinistres couverts) qui est parfois demandée et qui doit être communiquée au préalable par l'Ordre des avocats concerné, l'assurance étant, en effet, contractée collectivement par le biais des Ordres. Si l'avocat dispose d'une assurance complémentaire qui lui est propre, il devra, également, le cas échéant, produire une attestation.

La spécificité la plus marquante en ce qui concerne la profession d'avocat est relative aux références professionnelles permettant de démontrer que le candidat a une expérience suffisante pour pouvoir prétendre à l'attribution du marché en cause. En effet, le principe étant qu'un avocat ne peut pas dévoiler le nom de ses clients, il doit produire une liste rendue anonyme des clients pour lesquels il a effectué des prestations similaires. Mais la liste peut vite devenir sans intérêt pour le pouvoir adjudicateur si, par exemple, l'avocat se contente d'indiquer qu'il a déjà travaillé pour seize communes, un département et trois établissements publics. Certes, le plus souvent, le pouvoir adjudicateur va demander une description des prestations effectuées au cours des trois dernières années avec l'indication du montant facturé. Mais la précision que l'avocat a travaillé dans le cadre de représentations en justice d'un département pour un montant annuel de 18 000 euros ne va pas avoir un intérêt bien plus grand.

Il est donc recommandé aux avocats de préciser la taille de la collectivité territoriale en cause (un département de 300 000 et 500 000 habitants), sa localisation géographique (dans le nord-est de la France), l'ancienneté des interventions (depuis 1996), le nombre de dossiers pris en charge chaque année (de 5 à 10), le type de dossier (droit des baux), etc..

Par ailleurs, l'avocat a le droit de communiquer le nom de ses clients avec lesquels il a conclu des marchés publics de prestations juridiques similaires, à condition que lesdits clients aient donné "leur accord exprès et préalable" (décision du Conseil national des barreaux du 28 avril 2007, et voir l'article 2.2 du Règlement intérieur national de la profession d'avocat N° Lexbase : L4063IP8) (3). Le pouvoir adjudicateur a, au demeurant, la possibilité d'imposer la communication de l'identité de ces clients (CE 2° et 7° s-s-r., 6 mars 2009, n° 314610 N° Lexbase : A5784EDL).

Il est même possible pour l'avocat de se prévaloir du nom des collectivités pour lesquelles il est intervenu antérieurement en qualité d'associé ou de collaborateur d'un autre cabinet (mais il faut alors que l'avocat en avise son ancien cabinet). Cela suppose, évidemment, une sollicitation des clients concernés à l'avance pour que l'avocat puisse fournir leurs attestations à temps dans le cadre des consultations auxquelles il répond.

En conclusion, pour bien répondre à un marché public, un avocat devra donc veiller à :

- fournir précisément tous les renseignements et documents demandés par le pouvoir adjudicateur, étant précisé que le plus souvent, ce sont toujours les mêmes ;

- demander à l'avance aux administrations concernées, à son Ordre et, éventuellement, à ses clients, toutes les attestations dont il aura besoin pour présenter sa candidature et qui ne pourront pas être délivrées en urgence lorsque l'avocat aura pris connaissance d'un marché public précis auquel il aura décidé de répondre ;

- au delà de la problématique de sa candidature abordée ici, faire la meilleure offre pour devenir titulaire du marché, ce qui suppose qu'il ait, comme tout opérateur économique, une parfaite conscience de ses atouts et faiblesses comme de ceux de ses concurrents, une bonne connaissance de son marché et surtout celle de sa spécialité dans un ressort géographique déterminé.


(1) Lire nos obs., Marchés publics : l'annulation par le Conseil d'Etat du seuil des 20 000 euros, Lexbase Hebdo n° 145 du 24 février 2010 - édition publique (N° Lexbase : N2516BNI).
(2) Caractéristiques et objectifs des nouveaux modèles de formulaires "déclarations du candidats" en matière de marchés publics - Questions à... Maître Nicolas Nahmias, associé d'AdDen avocats, cabinet d'avocats spécialisé en droit public, Lexbase Hebdon° 173 du 13 octobre 2010 - édition publique (N° Lexbase : N2796BQM).
(3) Le RIN passé au crible de la jurisprudence 2009-2010 - Le secret professionnel, Lexbase Hebdo n° 45 du 22 septembre 2010 - éditions professions (N° Lexbase : N0895BQ9).

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Marchés publics

[Questions à...] La dématérialisation des marchés publics, cadre juridique et applications pratiques - Questions à Danièle Véret, avocat au barreau de Paris

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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

Le 10 Mars 2011

La dématérialisation des marchés publics se traduit par l'utilisation de la voie électronique pour les échanges qui interviennent dans le processus d'achat public et qui entrent dans le champ d'application de l'article 56 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L2773ICP). Cependant, la mise en ligne des documents et renseignements ne fait pas obstacle à la possibilité pour un opérateur de demander leur transmission par voie postale sur support papier ou, si le règlement de la consultation le permet, sur support physique électronique. Depuis le 1er janvier 2010, le pouvoir adjudicateur peut exiger la transmission des candidatures et des offres par voie électronique et depuis la même date, pour les achats de fournitures de matériels informatiques et de services informatiques d'un montant supérieur à 90 000 euros hors taxes, les documents requis des candidats sont transmis par voie électronique. Si la dématérialisation n'a aucun effet sur le contenu des informations, qui est indépendant de la forme du support utilisé et du mode de transmission, elle implique, toutefois, pour les acheteurs et les entreprises, une nouvelle organisation interne afin de pouvoir tirer tous les bénéfices de ces nouvelles pratiques, dont le contenu a été détaillé en 2010 par la direction des affaires juridiques du ministère de l'Economie dans un guide pratique de dématérialisation des marchés publics. Pour faire le point sur cette évolution importante dans la procédure de la commande publique, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Danièle Véret, avocat au barreau de Paris et animatrice du groupe de travail "Les nouvelles technologies en droit public" au sein de l'Association pour le développement de l'informatique juridique (ADIJ). Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste exactement la dématérialisation ? Quel en est le cadre juridique ?

Danièle Véret : La dématérialisation est une expression générique pour désigner le passage d'un document du format papier au format informatique. Cette expression englobe le procédé technique de changement de la forme du document. Il en découle la possibilité de ne plus stocker des papiers mais d'archiver les documents dématérialisés dans des fichiers électroniques. Cela permet, également, une consultation des documents directement depuis l'écran d'un ordinateur sans avoir besoin de documents sous format papier. La dématérialisation des marchés publics est la possibilité de conclure des marchés par voie électronique, en utilisant soit une messagerie électronique, soit une plateforme en ligne sur internet.

Surgissent, alors, immédiatement à l'esprit des doutes quand à la valeur probatoire des documents dématérialisés. L'article 1316 du Code civil (N° Lexbase : L1427ABH) énonce que "la preuve littérale, ou preuve par écrit, résulte d'une suite de lettres, de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d'une signification intelligible, quels que soient leur support et leurs modalités de transmission". Il ouvre donc la voie à la valeur probatoire d'un document dématérialisé. Mais ce nouveau document ne constitue pas l'original qu'il est préférable de conserver. En effet, l'article 1334 du même code (N° Lexbase : L1444AB4) dispose que "les copies, lorsque le titre original subsiste, ne font foi que de ce qui est contenu au titre, dont la représentation peut toujours être exigée". L'exemplaire numérisé est assimilable à une copie. Une autorité administrative ou judiciaire peut toujours être amenée à demander la communication de la pièce originale en vue d'une comparaison entre la copie et l'original. Si l'original n'a pas été conservé, c'est une copie fidèle et durable qui peut servir de preuve, selon l'article 1348 du Code civil (N° Lexbase : L1458ABM). Pour reconnaître une telle valeur à un document dématérialisé, il faut un procédé qui rend le document inaltérable. Selon cet article 1348, "est réputée durable toute reproduction indélébile de l'original qui entraîne une modification irréversible du support". La fidélité, quant à elle, induit un processus qui atteste de l'intégrité du message.

C'est devant ces exigences qu'est née la solution de procéder à une signature électronique du document qui a vocation à authentifier l'identité de l'émetteur et attester de l'intégrité du document. L'article 1316-4 du Code civil (N° Lexbase : L0630ANN), qui concerne cette signature, dispose que "lorsqu'elle est électronique, elle consiste en l'usage d'un procédé fiable d'identification garantissant son lien avec l'acte auquel elle s'attache. La fiabilité de ce procédé est présumée, jusqu'à preuve contraire, lorsque la signature électronique est créée, l'identité du signataire assurée et l'intégrité de l'acte garantie, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat". Ainsi, tout un processus de sécurisation a été mis en place pour obtenir la garantie de tiers de confiance qui délivrent des certificats qui permettent le chiffrement et le déchiffrement de données par des personnes habilitées grâce à des clés. C'est ce système qui a été mis en place, en particulier, sur les plates-formes de dématérialisation des marchés publics.

Toute la hiérarchie des normes du droit se décline sur le sujet de la signature électronique. L'on peut, ainsi, citer : la Directive (CE) 1999/93 du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 1999, sur un cadre communautaire pour les signatures électroniques (N° Lexbase : L0093AWD), transposée par la loi n° 2000-230 du 13 mars 2000, portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de l'information et relative à la signature électronique (N° Lexbase : L0274AIY) et le décret n° 2001-272 du 30 mars 2001, pris pour l'application de l'article 1316-4 du Code civil et relatif à la signature électronique (N° Lexbase : L1813ASX) ; le décret n° 2002-535 du 18 avril 2002, relatif à l'évaluation et à la certification de la sécurité offerte par les produits et les systèmes des technologies de l'information (N° Lexbase : L7050AZ7) ; et l'arrêté du 26 juillet 2004, relatif à la reconnaissance de la qualification des prestataires de services de certification électronique et à l'accréditation des organismes qui procèdent à leur évaluation (N° Lexbase : L3717GU9). Celui-ci indique que le COFRAC (Comité français d'accréditation) est habilité à délivrer des accréditations aux sociétés chargées d'évaluer les prestataires de services de certification, sous la surveillance de la Direction centrale de la sécurité des systèmes d'Information (DCSSI). Il existe, également, des normes sur l'archivage pour la conservation de données dans des conditions de sécurité et d'exploitabilité (norme NZ 042-13, par exemple).

Par ailleurs, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information, créée par le décret n° 2009-834 du 7 juillet 2009 (N° Lexbase : L4626IE3), donne son avis en matière de sécurité informatique. La dématérialisation vient aussi en amont de la conservation d'un document puisque la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, pour la confiance dans l'économie numérique (N° Lexbase : L2600DZC), va jusqu'à encadrer la conclusion de contrats par voie électronique. Elle a aussi fait son entrée dans le secteur des marchés publics puisque, outre le téléchargement des documents de consultation des entreprises, un système de réponse aux consultations publiques par voie dématérialisée est mis en place progressivement. Les dispositions sont prévues dans le Code des marchés publics, notamment à son article 41, alinéa 3 (N° Lexbase : L2724ICU), pour l'information des candidats et à son article 56 (N° Lexbase : L2773ICP) pour la définition des obligations en matière de dématérialisation. Cet article 56 précise, d'ailleurs, qu'"à compter du 1er janvier 2012, pour les achats de fournitures, de services ou de travaux d'un montant supérieur à 90 000 euros hors taxes, le pouvoir adjudicateur ne peut refuser de recevoir les documents requis des candidats transmis par voie électronique".

Lexbase : Quels éléments de sécurisation prévoir pour utiliser cette procédure ? Comment garantir la confidentialité des informations ?

Danièle Véret : En 2008, la Cour de cassation, s'appuyant sur le principe du procès équitable instauré par l'article 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR) a rendu une décision intéressante aux termes de laquelle "l'admission par le juge judiciaire d'une prétendue copie informatique qui ne présente aucune garantie de fidélité, d'inaltérabilité et d'intégrité n'est pas conforme aux exigences du procès équitable [...] la cour d'appel a demandé à l'employeur de rapporter la preuve impossible à établir d'un fait négatif [ne pas avoir reçu un courrier] rompant, ainsi, l'égalité des armes entre les parties" (Cass. civ. 2, 4 décembre 2008, n° 07-17.622, FS-P+B+R N° Lexbase : A5177EBD).

L'article 56 du Code des marchés publics, concernant la transmission électronique des offres, énonce que "le pouvoir adjudicateur assure la confidentialité et la sécurité des transactions sur un réseau informatique accessible de façon non discriminatoire, selon des modalités fixées par arrêté du ministre chargé de l'Economie [...]". Pour cela, des plates-formes de dématérialisation ont été mises en place et s'appuient sur le procédé de la signature électronique grâce à un certificat, un manuel devant permettre à l'utilisateur d'être dépanné en cas de difficulté. Toutefois, des incidents techniques peuvent se produire justifiant, alors, l'annulation de la procédure par le président du tribunal administratif jugeant dans le cadre d'une procédure de référé pré-contractuel. Il a, ainsi, été jugé que "des défaillances de l'opérateur du portail électronique de transmission des offres auquel il a obligé les candidats d'avoir recours sont de nature à affecter la régularité de la procédure de passation du marché public [...]" (TA Limoges, 12 novembre 2010). Le candidat avait reçu un message d'erreur "signature altérée" et n'avait pas trouvé, dans le manuel de la plate-forme, le mode d'emploi pour y remédier.

Lorsque la candidature et l'offre sont déposées par voie électronique dans la boîte mail de la personne publique qui a lancé la consultation, ces documents restent enfermés dans ce coffre-fort électronique qui ne sera ouvert qu'après la date et l'heure limite de remise des plis. Concernant ce que l'on pourrait appeler "l'e-administration", à savoir les échanges par voie dématérialisée entre les usagers et l'administration, il convient de se référer à l'ordonnance n° 2005-1516 du 8 décembre 2005, relative aux échanges électroniques entre les usagers et les autorités administratives et entre les autorités administratives (N° Lexbase : L4696HDB), qui vise, notamment, l'utilisation d'un référentiel général de sécurité (RGS) du système d'information de l'administration. Le décret n° 2010-112 du 2 février 2010 (N° Lexbase : L5256IGR) et l'arrêté du 6 mai 2010, portant approbation du référentiel général de sécurité et précisant les modalités de mise en oeuvre de la procédure de validation des certificats électroniques (N° Lexbase : L5011IPB) en précisent les modalités d'application. Celui-ci vise la sécurité, la confidentialité, l'intégrité des informations échangées, la disponibilité et l'intégrité des systèmes et de l'identification des utilisateurs. Le niveau de sécurité d'un produit de sécurité et d'un service de confiance fait l'objet d'une qualification.

Lexbase : Quelle est la valeur probante de la signature électronique ?

Danièle Véret : L'article 1316-4 précise que celle-ci, pour avoir une valeur probante, doit être mise en oeuvre grâce à un "procédé fiable d'identification garantissant son lien avec l'acte auquel elle s'attache". Il existe une présomption de fiabilité du procédé générant la signature mais la preuve contraire peut être apportée. Pour parler plus globalement de l'écrit sous forme électronique, l'article 1316-1 du même code (N° Lexbase : L0627ANK) dispose que "l'écrit sous forme électronique est admis en preuve au même titre que l'écrit sur support papier, sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu'il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l'intégrité".

A titre d'illustration de cette question, je citerai volontiers une décision de la Cour de cassation du 4 décembre 2008 (Cass. civ. 2, 4 décembre 2008, n° 07-17.622, FS-P+B+R, précitée), révélatrice des difficultés rencontrées pour asseoir de façon certaine la force probatoire de l'écrit dématérialisé : "[...] à l'heure de la dématérialisation, il ne saurait être fait grief à la Caisse primaire d'assurance maladie [...] de n'avoir conservé que la seule copie informatique du courrier en date du 20 janvier 2003". Toutefois, l'un des grands principes du droit de la preuve est que nul ne peut se constituer de preuve à soi-même. Ainsi, il convient de "démontrer que l'employeur a eu effectivement connaissance de la clôture de l'instruction avant la décision de prise en charge [...] cette preuve ne saurait être rapportée par la production d'un document informatique imprimé par la caisse pour les besoins de la cause qui permettrait tout au plus d'établir l'existence d'un courrier d'information mais en aucun cas l'envoi à l'employeur, et encore moins la réception par celui-ci, de ce courrier préalablement à la décision de prise en charge".

Dans une autre affaire, une caisse d'allocations familiales réclamait à M. X le solde d'un trop-perçu d'allocation de logement à caractère social pour la période des mois de juillet à décembre 2002, arguant d'une différence entre les revenus, à elle déclarés par l'allocataire au titre de l'année 2001, et ceux déclarés au service des impôts. Un protocole d'accord avait été signé le 20 novembre 1996 entre la Direction générale des impôts (DGI) et la Caisse nationale des allocations familiales permettant la transmission sur support magnétique de données fiscales par la DGI aux CAF afin de permettre à ces dernières de vérifier, a posteriori, la sincérité des ressources déclarées par les allocataires pour l'attribution des prestations sociales ou familiales sous condition de ressources, ainsi que pour l'aide personnalisée au logement. Le tribunal a considéré que "la seule impression d'écran [...] laissant apparaître un montant [...] au titre de l'avis d'imposition 2002 ne suffisait pas à rapporter la preuve de l'existence de l'indu, nul ne pouvant se constituer de preuve à soi-même". Pour la Cour de Cassation (Cass. civ. 2, 25 juin 2009, n° 08-12.248, F-D N° Lexbase : A4162EIY), ne figurent sur l'impression écran éditée à cette occasion par une CAF que les données objectives transmises par l'administration fiscale, issues des fichiers d'impôt sur le revenu détenus par cette dernière. L'impression d'écran n'est autre que le relevé informatique transmis par la DGI en application du protocole du 20 novembre 1996.

Nous retrouvons, ici, l'application de l'article 1316-3 du Code civil (N° Lexbase : L0629ANM) selon lequel "l'écrit sur support électronique a la même force probante que l'écrit sur support papier". Le pouvoir d'appréciation revient donc au juge, en application de l'article 1316-2 (N° Lexbase : L0628ANL) du même code : "lorsque la loi n'a pas fixé d'autres principes, et à défaut de convention valable entre les parties, le juge règle les conflits de preuve littérale en déterminant par tous moyens le titre le plus vraisemblable, quel qu'en soit le support".

Lexbase : Comment présenter sa candidature et son offre ?

Danièle Véret : Il convient de ne pas se leurrer : tout le processus de préparation des informations à fournir au titre d'une candidature (preuves de la compétence et des capacités financières) et de rédaction de l'offre (proposition technique et financière) passe par une étape papier. Les documents dématérialisés envoyés par le candidat sont au départ et à l'arrivée des copies électroniques de documents sur support papier. De toute façon, pour présenter ces documents, il faut respecter scrupuleusement les indications données par la personne publique dans l'avis d'appel public à concurrence et dans le règlement de consultation. Si la personne publique l'a décidé et qu'elle en a informé les candidats, la candidature et l'offre devront être transmises par voie électronique, l'obligation générale d'y recourir étant fixée au 1er janvier 2012.

Lexbase : Quelles sont les modalités d'exercice du contrôle de légalité des marchés dématérialisés ?

Danièle Véret : Il faut se reporter au décret n° 2005-324 du 7 avril 2005, relatif à la transmission par voie électronique des actes des collectivités territoriales soumis au contrôle de légalité et modifiant la partie réglementaire du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L1348G8G). La transmission doit être faite en utilisant un dispositif homologué répondant à des exigences précisées dans un cahier des charges. Le dispositif doit permettre "l'identification et l'authentification de la collectivité territoriale émettrice, l'intégrité des flux de données [...] ainsi que la sécurité et la confidentialité de ces données". Le préfet peut suspendre son utilisation en cas de dysfonctionnement grave qui l'empêche de prendre connaissance des documents. Il est précisé que le maire et le préfet signent une convention détaillée donnant la référence du dispositif homologué de transmission. Le cahier des charges doit décrire l'architecture de la chaîne de transmission, faire référence aux normes de données et à leurs fonctionnalités de traitement, et à la façon d'exploiter et de gérer les incidents de fonctionnement. En fait, c'est le mode de transmission qui rend les documents du marché dématérialisés. Le contrôle de légalité en tant que tel n'est pas modifié et le préfet examine les documents de la même façon, qu'ils soient sur support papier ou sur support électronique.

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Procédures fiscales

[Evénement] La question prioritaire de constitutionnalité en matière fiscale à la lumière de la pratique

Lecture: 12 min

N6376BRL

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par Sophie Cazaillet, Rédactrice en chef Lexbase Hebdo - édition fiscale

Le 17 Novembre 2011

A l'occasion du premier anniversaire de la QPC, l'IFA et le CEFEP ont organisé, le vendredi 4 mars 2011, une matinée autour du thème de la place de la QPC dans le domaine de la fiscalité et des pratiques qu'elle a suscitées jusqu'ici. Et il y a matière à débattre, car la fiscalité nourrit de nombreuses QPC, étant d'ailleurs sa matière de prédilection, plus encore que le droit pénal. Et même si le grand nettoyage du CGI n'a pas eu lieu, les dispositions candidates au contrôle a posteriori du Conseil constitutionnel sont nombreuses. Un an après l'entrée en vigueur de la QPC, les tendances et les conséquences de son utilisation, importante, en matière fiscale sont vues par Patrick Dibout, avocat et Professeur à l'Université Paris II Panthéon-Assas, "maître de cérémonie" de cette matinée, et ses deux intervenants, Pierre Collin, rapporteur public au Conseil d'Etat, et Benoît Delaunay, Professeur à la faculté de droit de l'Université de Poitiers. Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, un compte rendu de cette manifestation. I - Rappel de la procédure propre à la QPC et chiffres

Benoît Delaunay, après avoir rappelé les grandes lignes de la procédure applicable à la QPC, livre ses statistiques et performances en matière fiscale.

L'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel (N° Lexbase : L0276AI3) dispose que tout contribuable, partie à une instance judiciaire ou administrative, à l'exclusion des cours d'assises, peut soulever une QPC (article 23-1). Toutefois, un double filtre -et un double délai, par conséquent- a été mis en place par le législateur : les QPC soulevées devant le juge du fond sont d'abord filtrées, transmises aux juges suprêmes si elles répondent aux conditions (article 23-2) puis, en cas de transmission, la juridiction suprême, qu'il s'agisse du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation, opère elle-meme un second filtre, et transmet à son tour au Conseil constitutionnel celles qui répondent aux conditions (article 23-4). Ce "double filtre", a le caractère d'un "entonnoir", les conditions de transmission exigées par le juge du fond étant plus larges que celles exigées par le juge suprême. En effet, la "nouveauté de la question" apparaît, devant le Conseil d'Etat et la Cour de cassation, comme condition supplémentaire de transmission. La QPC qui a passé ces filtres est examinée par le Conseil constitutionnel. Il faut noter que le double filtre n'est pas systématique. En effet, la QPC peut être soulevée pour la première fois devant le juge suprême, qui devient du même coup l'unique filtre (article 23-5).

Benoît Delaunay revient sur l'engouement suscité par la création du contrôle de constitutionnalité a posteriori par le biais de la QPC. Il nous rappelle que le contrôle a priori s'est exercé sur la plupart des lois de finances depuis 1974, date à laquelle la loi constitutionnelle (loi n° 74-904 du 29 octobre 1974, portant révision de l'article 61 de la Constitution N° Lexbase : L9947IGI) a attribué la faculté de saisine du juge constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs, faculté très appréciée et pratiquée par l'opposition. Et ce contrôle porte ses fruits ! On se souvient notamment de la censure récente par le Conseil constitutionnel de la loi instituant la "taxe carbone" (Cons. const., décision n° 2009-599 DC, 29 décembre 2009, loi de finances pour 2010 N° Lexbase : A9026EPY). De plus, le contrôle de conventionalité, exercé par les juges des ordres judiciaire et administratif, permet, au jour le jour, d'écarter l'application des lois qui violeraient les Conventions internationales signées et ratifiées par la France, la CESDH, et la Charte des droits fondamentaux de l'UE (N° Lexbase : L8117ANX), qui a acquis force obligatoire par sa mention dans le TFUE. Les droits et libertés proclamés par ces textes ressemblent beaucoup à ceux du bloc de constitutionalité. Et les juges européens et communautaires ont à connaître d'affaires mettant en cause la fiscalité française, et ont déjà condamné la France sur le fondement des textes qu'ils défendent.

Cela étant dit, la QPC est tout de même un pouvoir formidable accordé au citoyen, au contribuable, qui peut vraiment, par ce biais, s'approprier les droits et libertés qui découlent du bloc de constitutionnalité, ceux-ci perdant, dès lors, leur caractère théorique pour jouer un rôle plus "quotidien".

Sur les chiffres, Benoît Delaunay nous livre les statistiques au niveau des juridictions suprêmes et du juge constitutionnel de cette première année de QPC :
- Devant le Conseil d'Etat : sur 68 des QPC portant sur la matière fiscale, 36 ont fait l'objet d'un refus de transmission, 10 sont pendantes, et 22 ont été transmises. Parmi elles, 14 dispositions ont été déclarées conformes, 1 seule a subi une non-conformité partielle et 2 ne sont pas conformes.
- Devant la Cour de cassation : au sein des chambres civiles, 51 QPC ont été traitées, 1 seule est pendante. 47 n'ont pas été transmises au juge constitutionnel, et sur les 4 transmissions opérées, 3 dispositions sont conformes et 1 non conforme. Au sein de la chambre pénale, 22 QPC dont 4 pendantes ont été présentées, et sur les 2 transmises au Conseil constitutionnel, 1 seule a été déclarée conforme sous réserve d'interprétation, l'autre étant pleinement conforme.
- Devant le Conseil constitutionnel : sur les 83 QPC dont a eu à connaître le juge constitutionnel, toutes matières confondues, le droit fiscal s'impose comme domaine privilégié de la QPC, avec 18 dispositions attaquées, contre 17 en droit pénal qui, malgré son retentissement médiatique fort, n'est pas leader.

II - Les actes susceptibles de faire l'objet d'une QPC

Pierre Collin détaille les actes susceptibles de faire l'objet d'une QPC, en vertu d'un texte ou d'une jurisprudence du juge constitutionnel, qui a eu à connaître de ces questions.

L'article 61-1 de la Constitution de 1958 (N° Lexbase : L5160IBQ), instituant la QPC, dispose qu'elle porte sur une "disposition législative". A priori, il s'agit des dispositions contenues dans les lois, à l'exclusion par conséquent des décrets, règlements, arrêtés, instructions, circulaires, etc.. Les dispositions législatives sont celles votées par le Parlement, qui revêtent la "forme" législative, au sens large. Les lois antérieures à 1958 sont visées, ainsi que les dispositions qui ont été abrogées (Cons. const., décision n° 2010-16 QPC, 23 juillet 2010 N° Lexbase : A9194E4B et lire N° Lexbase : N6930BPD).

Toutefois, n'entrent pas dans le champ des dispositions législatives, les lois de ratification d'une convention internationale (CE 10° s-s., 6 décembre 2010, n° 312305, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7166GMD), qui sont déjà embrassées par l'article 54 de la Constitution (N° Lexbase : L0883AH8), ni les lois de transposition des Directives communautaires (Cons. const., décision n° 2010-79 QPC, 17 décembre 2010 N° Lexbase : A1871GNM et lire N° Lexbase : N0208BR7). De même, les interprétations de la Constitution et les conventions internationales elles-mêmes (Cons. const., décision n° 2010-4/17 QPC, 22 juillet 2010 N° Lexbase : A9190E47) ne sont pas des dispositions législatives.

Rappelons que, pour autant, ces textes n'échappent pas à tout contrôle. En effet, pour prendre l'exemple du règlement, celui-ci est écarté par le juge du fond s'il est contraire à une loi.

Concernant les circulaires et instructions administratives, il a été jugé que, lorsqu'elles reprennent une loi, sans rien y ajouter, ces textes sont susceptibles de faire l'objet d'une QPC, sur le fondement de la loi citée (Cons. const., décision n° 2010-44 QPC, 29 septembre 2010 N° Lexbase : A4886GA9) (1).

III - Le champ et les limites du contrôle

Continuant le détail du champ d'application de la QPC, avec toutes ses subtilités, Pierre Collin revient sur l'expression consacrée par l'article 61-1 de la Constitution, concernant la référence à laquelle doit se confronter la disposition victime d'une QPC : les "droits et libertés que la Constitution garantit". Le choix est vaste.

Sans revenir sur le bloc de constitutionnalité, Pierre Collin se focalise sur les "objectifs à valeur constitutionnelle". Ce terme, créé de toute pièce par le Conseil constitutionnel, est flou, et l'est plus encore après sa confrontation avec la QPC. En effet, les objectifs qui fondent un texte peuvent sauver un texte du couperet de la QPC. Mais pas tous. Et pour certains, il n'y a pas encore de réponse.

A titre d'illustration, l'objectif valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale, et même contre l'évasion fiscale, a permis de sauver d'une mort probable l'article 155 A du CGI (N° Lexbase : L2518HLT), avec une déclaration de conformité sous réserve d'interprétation, selon laquelle l'application de cette disposition ne doit pas donner lieu à une double imposition (Cons. const., décision n° 2010-70 QPC, 26 novembre 2010 N° Lexbase : A3870GLW) (2). Ce fondement est large, et a récemment été utilisé par le Conseil d'Etat pour refuser la transmission d'une QPC portant sur l'article 57 du CGI (N° Lexbase : L3365IGQ) (CE 3° et 8° s-s-r., 2 mars 2011, n° 342099, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3003G4Y et lire N° Lexbase : N6331BRW).

En revanche, le trop large objectif d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi se voit refuser l'entrée dans la cour de la QPC (Cons. const., décision n° 2010-4/17 QPC, 22 juillet 2010, précité). Seul le contrôle a priori l'accueille.

A mi-chemin, le principe de sécurité juridique est entre deux eaux. Le juge constitutionnel, dans une affaire dans laquelle ce principe est invoqué par le contribuable, se prononce sans traiter cette question (Cons. const., décision n° 2010-99 QPC, du 11 février 2011 N° Lexbase : A9134GTH et lire N° Lexbase : N4852BR7). Le doute plane donc sur le sort réservé à ce fondement.

Concernant l'incompétence négative, pouvant être sanctionnée par les articles 34 de la Constitution (N° Lexbase : L0860AHC) et 14 de la DDHC (N° Lexbase : L6813BHS), le Conseil constitutionnel déclare qu'elle n'est pas susceptible d'être invoquée dans le cadre de la QPC, sauf dans le cas où est affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit. Or, en l'espèce, le seul fondement de ces articles, qui n'instituent pas un droit ou une liberté qui puisse être invoqué, est écarté (Cons. const., décision n° 2010-5 QPC, 18 juin 2010 N° Lexbase : A9571EZI et lire N° Lexbase : N4319BPN). A l'occasion d'un autre arrêt, le Conseil constitutionnel a, cette fois, soulevé d'office l'incompétence négative, qu'il retient fondée, pour déclarer inconstitutionnelle une disposition du Code de l'urbanisme, car aucune autre disposition législative que celle-ci n'institue les garanties permettant qu'il ne soit porté atteinte à l'article 17 de la Déclaration de 1789 sur la propriété, cet article instituant le droit de propriété (Cons. const., décision n ° 2010-33 QPC, 22 septembre 2010 N° Lexbase : A8929E9L et lire N° Lexbase : N0978BQB).

IV - La recevabilité de la QPC

Après avoir rappelé les conditions de recevabilité de la QPC (ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, art. 23-4), Pierre Collin revient sur chacune d'elle plus en détail.

Sur la condition selon laquelle la disposition critiquée doit être applicable au litige, il explique que la disposition en question n'est pas forcément celle permettant de trancher le litige.

La condition selon laquelle la disposition ne doit pas avoir déjà fait l'objet d'une décision de conformité souffre une exception, le changement de circonstances. Celles-ci peuvent avoir produit un changement vis-à-vis du texte incriminé, mais aussi vis-à-vis de la Constitution. C'est le cas de l'entrée de la Charte de l'environnement (loi n° 2005-205, du 1er mars 2005, relative à la Charte de l'environnement N° Lexbase : L0268G8G) dans les dispositions constitutionnelles, ou du principe d'individualisation des peines (Cons. const., décision n° 2005-520 DC du 22 juillet 2005, loi précisant le déroulement de l'audience d'homologation de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité N° Lexbase : A1641DKY), en 2005, qui a fait et fait toujours grand bruit.

Dernière condition, celle de la nouveauté -propre aux juridictions suprêmes- et du sérieux de la question. La nouveauté ne signifie pas simplement que la norme ne doit pas déjà avoir été examinée par le Conseil constitutionnel, ce qui va de soi, mais aussi que la norme constitutionnelle n'ait jamais été interprétée par le Conseil constitutionnel dans ce sens. Ainsi, les juridictions suprêmes opèrent un contrôle d'opportunité.

V - Le maniement de la QPC et le contrôle constitutionnel

Le Conseil constitutionnel contrôle la loi en vérifiant les critères d'objectivité et de rationalité que doivent prendre en compte une imposition. En effet, les droits et libertés que la Constitution garantit sont, en matière fiscale, le plus souvent, ceux des articles 6 et 13 de la DDHC. Benoît Delaunay expose, tout d'abord, ce que recouvrent les QPC fondées sur l'égalité devant les charges publiques, puis celles portant sur des principes de droit pénal.

L'égalité devant les charges publiques est quasi systématiquement invoquée. En effet, la discrimination est pourchassée en matière fiscale, et le juge constitutionnel doit faire le tri entre ce qui est discriminatoire et ce qui ne l'est pas. Ainsi, la taxe communale d'électricité (CGCT, art. L. 2333-5 N° Lexbase : L8810INM), plus ou moins lourde selon que l'entreprise a passé ou pas une convention avec la commune avant 1984, est discriminatoire (Cons. const., décision n° 2010-97 QPC, 4 février 2011 N° Lexbase : A1690GRZ et lire N° Lexbase : N3532BRA). En revanche, le plafonnement du plafonnement de l'ISF, prévu à l'article 885 V bis du CGI (N° Lexbase : L8876HLC) est conforme (Cons. const., décision n° 2010-99 QPC, 11 février 2011, précité). Le Conseil constitutionnel devra aussi se prononcer sur une QPC portant sur le taux réduit de TVA applicable au beurre et non aux margarines (CGI, art. 278 bis N° Lexbase : L0685IP3), QPC transmise par le Conseil d'Etat (CE 8° et 3° s-s-r., n° 344966, 14 février 2011 N° Lexbase : A1500GXT et lire N° Lexbase : N4995BRG).

A propos de principes plus généralement applicables en matière pénale, le Conseil constitutionnel a eu à connaître de la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture du dernier exercice non prescrit (Cons. const., décision n° 2010-78 QPC, 10 décembre 2010 N° Lexbase : A7113GME) (3), sur le fondement de l'égalité des armes, ainsi que des perquisitions fiscales de l'article L. 16 B du LPF (N° Lexbase : L0549IHS) (Cons. const., décision n° 2010-51 QPC, du 6 août 2010 N° Lexbase : A9238E7B) (4), et des sanctions fiscales. Définissant une sanction comme "toute mesure ayant le caractère d'une punition", le juge constitutionnel applique le principe de l'individualisation des peines aux articles 1741 (N° Lexbase : L1670IPK) (Cons. const., décision n° 2010-72/75/82 QPC, 10 décembre 2010 N° Lexbase : A7111GMC) (5) et 1730 (N° Lexbase : L1533IPH) du CGI (pour lequel l'affaire est pendante). Enfin, le contrôle fiscal prévu à l'article 168 du CGI (N° Lexbase : L2378IPR) a fait l'objet d'une décision de non-conformité partielle, avec réserve d'interprétation concernant la preuve (Cons. const., décision n° 2010-88 QPC, 21 janvier 2011 N° Lexbase : A1521GQE et lire N° Lexbase : N1730BRI).

VI - Les effets de la décision

Pour finir, Pierre Collin nous explique les enjeux des décisions rendues sur QPC par le Conseil constitutionnel. Ceux-ci sont nuls si la décision prononce la conformité de la disposition, mais prennent de l'importance dans les autres cas.

En cas de décision de conformité sous réserve d'interprétation, il faut souligner l'effet rétroactif de l'interprétation. Au vu du "danger" pour la sécurité juridique de cette conséquence, le Conseil constitutionnel peut moduler sa décision.

Les décisions de non-conformité ont pour conséquence l'abrogation du texte visé. Toutefois, l'abrogation ne vaut que pour l'avenir, et "l'avenir", ce sont les futurs faits générateurs. Dès lors, l'abrogation n'a, en principe, pas d'effet sur les instances en cours, et donc pas d'effet sur l'instance à l'origine même de la QPC ! Le Conseil constitutionnel peut, encore une fois, faire usage de son pouvoir de modulation dans le temps des effets de sa décision, et décider qu'elle s'applique aux affaires en cours. Les "instances en cours" regroupent bien entendu les affaires pendantes devant un juge, mais quid de la réclamation ? Et quid des décisions fondées sur une loi peut-être inconstitutionnelle dont le délai de réclamation n'est pas prescrit ? Le juge n'a pas eu encore l'occasion de se prononcer sur ces questions, mais la réclamation fait normalement partie du contentieux fiscal, et donc des "instances". Reste à le confirmer. La modulation dans le temps peut se faire côté passé, mais aussi côté futur. Le Conseil constitutionnel, dans l'affaire de la cristallisation des pensions (Cons. const., décision n° 2010-1 QPC, 28 mai 2010 N° Lexbase : A6283EXY et lire N° Lexbase : N2197BP3 et N° Lexbase : N2970BPP), laisse au législateur un délai, qui s'est éteint le 1er janvier 2011, pour trouver une solution légale, afin de protéger le contribuable contre une abrogation de texte qui le mettrait dans une situation défavorable. De même concernant la garde à vue, l'abrogation ne prendra effet que le 1er juillet 2011, pour permettre au législateur d'organiser la gestion administrative de cette conséquence (Cons. const., décision n° 2010-14 /22 QPC, du 30 juillet 2010 N° Lexbase : A4551E7P) (6).

Un débat enthousiaste a suivi ces remarques sur la première année de la QPC. Notamment, les impacts du droit communautaire et la lecture différente des droits et libertés par le juge national et celui de l'UE occupent les esprits. Peut-être un prochain rendez-vous pourrait-il être organisé pour traiter de ces questions-là ?

En tous les cas, le Conseil d'Etat devrait avoir à connaître dans les mois à venir des QPC lui permettant d'affiner sa jurisprudence quant aux objectifs à valeur constitutionnelle, notamment celui de l'évasion fiscale. L'affinement des jurisprudences est donc en chantier, nous rassurant sur la position privilégiée de la fiscalité, qui se maintiendra comme telle dans le coeur des QPC. Le grand nettoyage aura-t-il lieu ? Malgré les failles du CGI et de la fiscalité en France en général (7) rien n'est sûr...


(1) Lire Chronique de fiscalité du patrimoine, Lexbase Hebdo n° 413 - édition fiscale du 20 octobre 2010 (N° Lexbase : N4237BQY).
(2) Lire F. Dieu, Le dispositif d'imposition des célébrités conforté par le Conseil constitutionnel, Lexbase Hebdo n° 424 - édition fiscale du 19 janvier 2011 (N° Lexbase : N1586BR8).
(3) Lire F. Dieu, Les lois de validation asymétriques sont contraires à la Constitution : à propos de la loi limitant les effets de l'abandon de la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture, Lexbase Hebdo n° 428 - édition fiscale du 16 février 2011 (N° Lexbase : N4861BRH).
(4) Lire Chronique de droit fiscal des entreprises, Lexbase Hebdo n° 416 - édition fiscale du 10 novembre 2010 (N° Lexbase : N5603BQL).
(5) Lire Chronique de droit pénal fiscal, Lexbase Hebdo n° 426 - édition fiscale du 2 février 2011 (N° Lexbase : N3380BRM).
(6) Lire R. Ollard, Coup de tonnerre sur la procédure pénale : le Conseil constitutionnel déclare non conformes à la Constitution les dispositions relatives à la garde de vue de droit commun, Lexbase Hebdo n° 410 - édition privée du 30 septembre 2010 (N° Lexbase : N0999BQ3).
(7) Lire QPC et contentieux fiscal, Lexbase Hebdo du 28 juillet 2010 - édition fiscale (N° Lexbase : N6898BP8).

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Rupture du contrat de travail

[Jurisprudence] Conseiller prud'homme : les conséquences de la fraude et du manquement à l'obligation de loyauté relativement à l'application du statut protecteur

Réf. : Cass. soc., 16 février 2011, n° 10-10.592, FS-P+B+R (N° Lexbase : A1629GXM)

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N5101BRD

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 10 Mars 2011

Non sans une certaine rigueur, la Cour de cassation considère que la protection du conseiller prud'homme contre le licenciement s'applique à compter de la proclamation des résultats. Il en résulte que le fait que l'employeur soit dans l'ignorance de l'existence du mandat n'a aucune portée quant au bénéfice du statut protecteur. L'arrêt rendu le 16 février 2011 par la Cour de cassation, qui aura les honneurs de son rapport annuel, révèle qu'il convient toutefois de tenir compte de l'attitude fautive du salarié. Outre que la fraude du salarié peut le priver de la protection attachée à son mandat, le manquement à son obligation de loyauté à l'égard de l'employeur peut avoir une incidence sur le montant de l'indemnisation due au titre de la violation de son statut protecteur.
Résumé

La protection du conseiller prud'homme s'applique à compter de la proclamation des résultats des élections, peu important l'ignorance par l'employeur de l'existence du mandat. Seule une fraude du salarié peut le priver de la protection attachée à son mandat, le manquement à son obligation de loyauté à l'égard de l'employeur ne pouvant avoir d'incidence que sur le montant de l'indemnisation due au titre de la violation de son statut protecteur.

Observations

I - Difficulté, pour l'employeur, de respecter le statut protecteur de certains salariés

  • Présentation

Nombreux sont aujourd'hui les salariés qui bénéficient de la protection contre le licenciement. Outre ceux qui sont investis des mandats visés aux articles L. 2411-1 (N° Lexbase : L3230IML) et L. 2411-2 (N° Lexbase : L0147H9C) du Code du travail, sont, également, concernés les salariés ayant demandé l'organisation d'élections professionnelles dans l'entreprise, les candidats à ces élections, ainsi que ceux qui, ayant été titulaire d'un mandat, l'ont perdu.

Dans toutes ces hypothèses, l'employeur se doit, avant de rompre le contrat de travail du salarié, de solliciter une autorisation de l'inspecteur du travail. Le non-respect de cette exigence entraîne le prononcé de graves et importantes sanctions auxquelles l'employeur ne saurait échapper en invoquant le fait qu'il ignorait qu'il devait se soumettre à cette procédure exorbitante du droit commun. On peut, en revanche, se demander si ce même employeur ne serait pas en droit de soutenir qu'il ne savait pas que le salarié bénéficiait d'un tel statut protecteur.

Une telle argumentation n'a, évidemment, aucune chance de prospérer lorsque le salarié est protégé au titre d'un mandat de représentant du personnel exercé dans l'entreprise ou encore parce qu'il a demandé à l'employeur d'organiser des élections. Il en va différemment lorsque les fonctions en vertu desquelles le salarié bénéficie de la protection sont exercées en dehors du périmètre de l'entreprise. On songe ici au mandat de conseiller prud'homme et à celui de conseiller du salarié, à tout le moins lorsque l'employeur n'a pu, à aucun moment, avoir connaissance de ce mandat. La Cour de cassation fait, néanmoins, preuve en la matière d'une certaine rigueur.

  • Les rigueurs de la jurisprudence

Parce que l'employeur est tenu de laisser au conseiller prud'homme (C. trav., art. L. 1442-5 N° Lexbase : L2011H9D) et au conseiller du salarié (C. trav., art. L. 1232-8 N° Lexbase : L1088H98) le temps nécessaire pour l'exercice de leurs fonctions, il lui est en général difficile de prétendre ignorer qu'ils sont titulaires d'un tel mandat. Mais cela n'est pas pour autant impossible, notamment lorsque l'on se situe à une date proche de celle à laquelle ils ont été désignés ou élus. De manière regrettable, le Code du travail ne prévoit aucune information directe de l'employeur quant à cette "investiture". La Cour de cassation est venue combler cette lacune.

S'agissant du conseiller prud'homme, elle a récemment décidé que sa protection court "à compter de la proclamation des résultats des élections le lendemain du jour du scrutin prévue par l'article D. 1441-162 du Code du travail (N° Lexbase : L1075IA3), indépendamment de la publication au recueil des actes administratifs de la préfecture du département prévue par l'article D. 1441-164 du même code (N° Lexbase : L1070IAU)" (1). Le même jour, la Chambre sociale de la Cour de cassation a retenu que "la protection du conseiller du salarié, inscrit sur la liste prévue par l'article L. 1232-7 alinéa 2 du Code du travail (N° Lexbase : L1086H94), court à compter du jour où cette liste est arrêtée dans le département par le préfet en application de l'article D. 1232-5 du même code (N° Lexbase : L2500IAT), indépendamment des formalités de publicité prévues par ce dernier texte" (2).

Ces deux solutions sont fort proches, spécialement en ce qu'elles fixent de manière très rigoureuse le point de départ de la protection contre le licenciement, sans avoir le moindre égard pour les formalités de publicité. Elles excluent par là même que l'employeur puisse prétendre, serait-ce en toute bonne foi, qu'il ignorait que les salariés étaient investis de l'un des deux mandats en cause. Cela étant, le second des arrêts cités réservait, de manière au demeurant sibylline, l'hypothèse dans laquelle le salarié aurait méconnu son obligation de loyauté. Ainsi que l'avait relevé un auteur, on pouvait s'interroger sur les conséquences d'un tel manquement (3). C'est précisément à cette question que la décision sous examen vient répondre. Bien que rendue à propos d'un conseiller prud'homme, la solution doit valoir pour le conseiller du salarié.

II - Nécessité, pour le salarié protégé, de respecter son obligation de loyauté

  • L'affaire

En l'espèce, M. X, salarié de la société F. après avoir cédé à cette société les parts de sa propre entreprise en mai 2006, avait été licencié pour faute grave le 5 juin 2007. Invoquant la violation de son statut protecteur lié à un mandat de conseiller prud'homal, le salarié avait saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes indemnitaires pour licenciement illicite et violation du statut protecteur.

Pour débouter le salarié de ses demandes, la cour d'appel saisi du litige, après avoir relevé que rien n'établissait que l'employeur ait pu avoir connaissance de la qualité de conseiller prud'homal de M. Gosselin, avait énoncé que ce dernier, en sa double qualité de salarié hautement qualifié et de conseiller prud'homme, s'était ainsi délibérément abstenu d'évoquer son statut de salarié protégé, laissant se poursuivre une procédure de licenciement qu'il savait irrégulière de telle sorte que ce comportement déloyal lui interdisait de revendiquer les dispositions du statut protecteur.

Cet arrêt est cassé au visa de l'article L. 1442-19 du Code du travail (N° Lexbase : L2037H9C) par la Chambre sociale de la Cour de cassation qui affirme que "la protection du conseiller prud'homme s'applique à compter de la proclamation des résultats des élections, peu important l'ignorance par l'employeur de l'existence du mandat ; que seule une fraude du salarié peut le priver de la protection attachée à son mandat, le manquement à son obligation de loyauté à l'égard de l'employeur ne pouvant avoir d'incidence que sur le montant de l'indemnisation due au titre de la violation de son statut protecteur".

  • Une solution équilibrée

Reprenant la rigoureuse solution retenue dans l'arrêt précité du 22 septembre 2010 s'agissant du point de départ de la protection, la Cour de cassation confirme, si besoin était, que l'ignorance par l'employeur de l'existence du mandat ne saurait avoir la moindre portée quant au bénéfice du statut protecteur. Elle n'en attache pas moins une importance certaine à l'attitude du salarié protégé, introduisant ainsi un équilibre nouveau dans sa jurisprudence, que laissait pressentir l'autre arrêt du 22 septembre 2010.

A la lecture de l'arrêt rapporté, on est tenté de dire que la Cour de cassation institue une gradation dans l'attitude fautive du salarié, allant de la fraude au simple manquement à l'obligation de loyauté. Les conséquences de la fraude du salarié sont pour le moins rigoureuses puisque celui-ci perd purement et simplement le bénéfice du statut protecteur contre le licenciement. Il importe de relever que l'hypothèse de fraude n'est pas inconnue en la matière. Il faut, en effet, se souvenir que la Cour de cassation considère de longue date que la désignation frauduleuse d'un salarié en qualité de délégué syndical, entendue comme celle qui tend exclusivement à assurer la protection de l'intéressé, a pour effet de lui interdire de revendiquer le bénéfice du statut protecteur contre le licenciement (4).

La situation envisagée dans l'arrêt commenté est cependant différente. N'est pas ici en cause l'hypothèse dans laquelle un salarié se ferait élire conseiller prud'homme à la seule fin de bénéficier du statut protecteur (5). A notre sens, la Cour de cassation entend viser le cas où, par des manoeuvres frauduleuses, le salarié entendrait laisser son employeur dans l'ignorance de son mandat. Pour le moins critiquable, cette attitude délibérée lui interdit de se prévaloir du statut protecteur. Gageons qu'un tel comportement, difficile à prouver par l'employeur (6), sera rarement caractérisé. Mais ce n'est pas tout.

En effet, il résulte de l'arrêt que peut, également, être reproché au salarié un manquement à son obligation de loyauté. Il faut certainement comprendre ici que, positivement, la Cour de cassation impose au salarié d'informer son employeur qu'il est titulaire d'un mandat de conseiller prud'homme, si ce n'est dès le moment où il est élu, à tout le moins à compter du jour où il se sait menacé d'un licenciement. A la différence de la fraude, la seule abstention du salarié permettra de caractériser un manquement à l'obligation de loyauté, dont on ne voit pas pour quelles raisons elle n'aurait pas eu à développer ses effets ici aussi.

Cela étant, cette abstention fautive n'aura pas de conséquence sur le bénéfice du statut protecteur. Ainsi que le précise la Chambre sociale, elle n'aura d'incidence que sur le montant de l'indemnisation due au titre de la violation de son statut protecteur (7). Il faut ici remarquer que seule cette indemnité sera concernée et non celle réparant l'intégralité du préjudice subi résultant du caractère illicite du licenciement (8).

Si la solution peut apparaître justifiée, elle démontre que, contrairement à ce que l'on pouvait penser jusqu'à présent, l'indemnité précitée n'a pas un caractère strictement forfaitaire. Le juge pourra au contraire la minorer, afin de tenir compte de l'attitude fautive du salarié.


(1) Cass. soc., 22 septembre 2010, n° 09-40.968, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2304GAL). V. les obs de Ch. Radé, Sécurité juridique et revirement de jurisprudence : la Chambre sociale de la Cour de cassation fait de la résistance, Lexbase Hebdo, n° 411 du 7 octobre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N1111BQ9) ; JCP éd. S, 2010, 1474, note crit., Th. Lahalle.
(2) Cass. soc., 22 septembre 2010, n° 08-45.227, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2157GA7], V. les obs. de S. Tournaux, Départ de la protection accordée au conseiller du salarié : un revirement bien discutable, Lexbase Hebdo n° 411 du 7 octobre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2629BQG) ; JCP éd. S, 2010, 1487, note J.-Y. Kerbourc'h.
(3) V. la note préc. de J.-Y. Kerbourc'h.
(4) V. par ex., Cass. crim., 6 novembre 1979, n° 78-92.862 (N° Lexbase : A2077ABK).
(5) Une telle élection devrait toutefois être annulée, ce qui aurait pour effet, conformément à la jurisprudence traditionnelle de la Cour de cassation, de lui faire perdre le bénéfice du statut protecteur.
(6) La fraude ne pouvant être présumée, c'est bien à l'employeur qu'il appartiendrait de la démontrer.
(7) C'est-à-dire l'indemnité d'un montant égal à la rémunération que le salarié aurait dû percevoir entre son éviction et la fin de la période de protection.
(8) Dont on sait qu'elle est au moins égale à celle prévue par l'article L. 1235-3 (N° Lexbase : L1342H9L). Les indemnités de rupture ne sont pas non plus concernées. Sur ces différentes indemnités, v. J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, Précis Dalloz, 25ème édition, 2010, § 988.

Décision

Cass. soc., 16 février 2011, n° 10-10.592, FS-P+B+R (N° Lexbase : A1629GXM)

Cassation de CA Rouen, ch. soc., 17 novembre 2009, n° 09/01228 (N° Lexbase : A3048GPL)

Texte visé : C. trav. , art. L. 1442-19 (N° Lexbase : L2037H9C)

Mots-clés : conseiller prud'homme, licenciement, protection, point de départ, méconnaissance par l'employeur, fraude et obligation de loyauté du salarié

Liens base : (N° Lexbase : E9535ESX)

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Rupture du contrat de travail

[Questions à...] Le scandale "John Galliano", retour sur un licenciement très controversé - Questions à Maître Frédéric Chhum, Avocat à la cour, spécialisé, en droit social français et international et Camille Colombo, juriste

Lecture: 8 min

N6378BRN

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par Sophia Pillet, SGR Droit social

Le 10 Mars 2011

Les récents propos tenus par John Galliano ont fait le tour du monde et précipité sa chute. Accusé d'avoir tenu des propos racistes et antisémites à plusieurs reprises, la maison de haute couture Dior a souhaité se séparer de ses talents de directeur artistique et a engagé une procédure de licenciement à son encontre. Au-delà de l'aspect extrêmement médiatique et polémique de cette affaire, sur quel motif se fonde le licenciement de John Galliano par la maison Dior ? En effet, en principe, le licenciement fondé sur la vie privée du salarié est prohibé. Cependant, lorsque l'acte reproché au salarié a créé "un trouble caractérisé au sein de l'entreprise", le licenciement peut alors être justifié. Cette notion de "trouble caractérisé" est source de nombreux contentieux et débats. Lexbase Hebdo - édition sociale a décidé de rencontrer Maître Frédéric Chhum, Avocat à la cour, spécialisé, en droit social français et international et Camille Colombo, juriste, pour faire le point sur cette question. Lexbase : Dior a révélé sa décision de licencier John Galliano, son couturier phare. Que lui est-il précisément reproché ?

Frédéric Chhum et Camille Colombo : Il est reproché à John Galliano d'avoir, à plusieurs reprises, tenu des propos racistes et antisémites.

En effet, ce dernier a été interpellé, le 24 février 2011 au soir, à la suite d'une altercation survenue au café "La Perle", un bar branché du Marais (Paris IIIème). John Galliano, en état d'ébriété, aurait lancé à une femme de confession juive "Dirty jewish face, you should be dead" ("Sale tête de juive, tu devrais être morte") et à son compagnon "Fucking Asian bastard, I will kill you" ("Putain de bâtard asiatique, je vais te tuer").

Dans la foulée, le créateur de Dior est visé par une nouvelle plainte pour des faits similaires qui se seraient produits en octobre 2010.

Enfin, une vidéo, datant du 12 décembre 2010 et dans laquelle, visiblement éméché, John Galliano insulte gravement des personnes assises à côté de lui ("J'adore Hitler. [...] Des personnes comme vous seraient mortes. Vos mères, vos pères seraient tous des putains de gazés"), a été diffusée, le 28 février 2011, sur le site internet du Sun, un tabloïd britannique. Selon le Sun, la scène s'est également déroulée à "La Perle".

Malgré des excuses publiques, rendues par l'intermédiaire d'un communiqué de presse rédigé par un cabinet d'avocats londonien, la carrière du créateur semble en danger.

En effet, à ce stade, John Galliano est renvoyé devant le tribunal correctionnel à une date non fixée.

Cependant, il faut rappeler qu'il bénéficie de la présomption d'innocence, jusqu'à une éventuelle condamnation et un jugement définitif.

Lexbase : Le 28 février 2011, Dior a prononcé une mise à pied conservatoire (1) à l'encontre de John Galliano. Quelle procédure disciplinaire doit suivre l'entreprise pour ne pas commettre d'irrégularités ?

Frédéric Chhum et Camille Colombo : En l'espèce, la mise à pied a été prononcée à titre conservatoire, elle doit donc être justifiée par une faute grave, être nécessairement à effet immédiat et pour une durée indéterminée (2) (C. trav., art. L. 1332-3 N° Lexbase : L1865H9X).

La mise à pied conservatoire est, ici, adoptée par Dior dans le cadre d'une procédure de licenciement (3) : elle doit donc, avant toute décision, convoquer le couturier à un entretien préalable, en vue d'entendre ses explications avant, le cas échéant, son licenciement.

Dans le cas probable où John Galliano aurait été convoqué à un entretien préalable le jour du communiqué de presse du Président de LVMH, soit le lundi 28 février 2011, l'article L. 1232-2 du Code du travail (N° Lexbase : L1075H9P) prévoit que le délai entre cette convocation et l'entretien préalable au licenciement est de cinq jours ouvrables (4). Dans ce cas, l'entretien préalable de licenciement, aurait dû avoir lieu, au plus tôt, le mardi 8 mars.

Cependant, il faut préciser que le règlement intérieur de l'entreprise doit limiter la durée maximale de la mise à pied disciplinaire. A défaut, l'employeur ne peut pas appliquer cette sanction (5).

Lexbase : Le licenciement d'un salarié pour un motif tiré de sa vie privée n'est justifié que si le comportement de ce salarié, en raison de ses fonctions et de la finalité de l'entreprise, a créé un trouble caractérisé au sein de cette dernière (6). Cette exception peut-elle s'appliquer en l'espèce, selon vous ?

Frédéric Chhum et Camille Colombo : Les faits reprochés à John Galliano se sont déroulés en dehors de ses temps et lieu de travail.

En principe, un employeur ne peut pas s'immiscer dans le domaine de la vie personnelle de son salarié, chacun ayant droit "au respect de sa vie privée" (C. civ., art. 9 N° Lexbase : L3304ABY) (7). En outre, l'article L. 1132-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6053IAG) prohibe les licenciements fondés sur l'origine du salarié, son sexe, ses moeurs, son orientation sexuelle, son âge, sa situation de famille, son appartenance à une ethnie, une nation ou une race, ses opinions politiques, ses activités syndicales ou mutualistes, ses convictions religieuses, son apparence physique ou son patronyme. Le licenciement prononcé pour l'un de ces motifs est nul et le salarié devra être réintégré dans ses fonctions. Les faits imputés au salarié relevant de sa vie personnelle ne peuvent donc constituer une faute (Cass. soc., 16 décembre 1997, n° 95-41.326 N° Lexbase : A2206AAX).

Cependant, la Chambre sociale de la Cour de cassation a admis, notamment dans un arrêt du 14 septembre 2010 (Cass. soc. 14 septembre 2010, n° 09-65.675, F-D N° Lexbase : A5865E94), que, "si, en principe, il ne peut être procédé à un licenciement pour un fait tiré de la vie privée du salarié, il en va autrement lorsque le comportement de celui-ci a créé un trouble caractérisé au sein de l'entreprise". En l'espèce, la cour d'appel, qui a relevé que le licenciement avait été prononcé pour simple cause réelle et sérieuse en raison du trouble causé à la bonne marche de la société par les agissements de son salarié, lequel avait été mis en garde à vue puis condamné en raison de violences commises à l'encontre de son amie dans un appartement que lui louait son employeur, ce dernier ayant dû reloger en urgence la famille de la victime, également locataire de la société d'HLM, qui craignait des représailles, a exactement jugé le licenciement justifié. Ainsi, ce ne sont alors pas les faits eux-mêmes qui constituent la cause du licenciement, mais les conséquences de ces faits, à savoir le trouble caractérisé au sein de l'entreprise.

Le trouble caractérisé à l'entreprise doit alors être apprécié "compte tenu de la nature [des] fonctions [du salarié] et de la finalité propre de l'entreprise" (Cass. soc., 17 avril 1991, n° 90-42.636 N° Lexbase : A3738AAP) (8).

La Cour de cassation a déjà pu juger que ne constituent pas une cause réelle et sérieuse de licenciement, faute pour l'employeur d'avoir établi l'existence d'un trouble caractérisé au sein de l'entreprise :

- le fait de se marier, ou de divorcer, voire d'entretenir une relation avec un autre salarié de l'entreprise (Cass. soc., 5 mars 1987, n° 84-44.419 N° Lexbase : A1978G7E) ; la liaison d'une employée avec un supérieur hiérarchique ne peut justifier un licenciement dans la mesure où cette liaison est demeurée sans incidence sur la marche de l'entreprise (Cass. soc., 30 mars 1982, n° 79-42.107 N° Lexbase : A3802A39) ;

- le fait pour un salarié surveillant d'immeuble d'avoir eu une altercation avec un autre locataire alors qu'il se trouvait en arrêt maladie (Cass. soc., 14 mai 1997, n° 94-45.473 N° Lexbase : A1682ACB) ;

- une altercation entre l'employeur et le concubin d'une salariée, compte tenu du fait que le motif est étranger à l'activité de la salariée à laquelle l'employeur ne reproche aucune faute (Cass. soc., 8 novembre 1995, n° 94-42.266 N° Lexbase : A3805A3C) ;

- le fait pour un employé de banque d'avoir émis, dans le cadre de sa vie privée, des chèques sans provision (Cass. soc., 30 juin 1992, n° 89-43.840 N° Lexbase : A9454AAE) ;

- le fait pour une secrétaire d'une société concessionnaire automobile d'avoir acheté une voiture d'une marque non vendue par la société qui l'emploie (Cass. soc., 22 janvier 1992, n° 90-42.517 N° Lexbase : A3737AAN) ;

- l'homosexualité d'un aide sacristain en raison de l'incompatibilité de ses moeurs avec l'Eglise catholique (Cass. soc., 17 avril 1991, n° 90-42.636 N° Lexbase : A3738AAP).

En revanche, dès lors que les moeurs du salarié ou son comportement extra-professionnel sont susceptibles d'avoir des répercussions sur la bonne marche de l'entreprise, le licenciement est justifié. Ainsi, est justifié le licenciement d'un salarié, directeur d'un établissement d'accueil de personnes handicapées, en raison de sa mise en examen pour des faits d'attentat à la pudeur sur mineur, même survenus en dehors du lieu de travail (Cass. soc., 21 mai 2002, n° 00-41.128, F-D N° Lexbase : A7105AYS). Il en va de même s'agissant du licenciement d'un salarié en état d'ébriété qui s'était livré à des violences alors qu'il se trouvait indûment au sein de l'entreprise (Cass. soc., 28 mars 2000, n° 97-43.823, F-D N° Lexbase : A6370AGZ). L'existence du trouble caractérisé sera plus facilement reconnue dans les entreprises de tendance qui prônent une idéologie, une morale ou une philosophie de vie et dans lesquelles peuvent être contractualisés des éléments qui relèvent, normalement, de la vie privée et des libertés fondamentales du salarié (9).

En l'espèce, John Galliano est en charge, depuis 1999, de l'image globale et de la communication de Dior, il doit donc se comporter en ambassadeur de la marque, incarner ses principes et ses valeurs, et ce à tout moment.

A cet égard, les propos "odieux" de John Galliano créent, de toute évidence, un "trouble caractérisé au sein de l'entreprise".

En outre, le fait que cette affaire soit devenue un fait divers planétaire, et qu'une actrice célèbre (récemment oscarisée), égérie de la marque, affirme publiquement son profond désaccord avec le créateur, sont des raisons probablement suffisantes pour justifier le licenciement de John Galliano, car elles ternissent l'image de l'entreprise. De surcroît, Dior, qui possède une clientèle internationale et donc cosmopolite, pourrait invoquer un risque de baisse des ventes pour expliquer cette décision.

Ce motif pourrait donc tout à fait être invoqué pour justifier le licenciement de John Galliano, ainsi que d'autres éventuels griefs liés à sa relation de travail.

Lexbase : Si les juges ne retiennent pas le trouble caractérisé à l'entreprise, à quelles sanctions s'expose Dior ?

Frédéric Chhum et Camille Colombo : En l'espèce, Dior est une entreprise de plus de 11 salariés, et John Galliano a plus de deuxans d'ancienneté (il a été embauché en 1996).

Dans ce cas, l'article L. 1235-3 du Code du travail (N° Lexbase : L1342H9L) prévoit que, si le licenciement est considéré comme sans cause réelle et sérieuse, le juge pourra proposer la réintégration du salarié dans l'entreprise (10).

En pratique, cela n'arrive jamais : la sanction, plus vraisemblable, pour Dior, sera de verser au créateur une indemnité, à titre de dommages-intérêts pour licenciement abusif, au moins égale aux six derniers mois de salaire (C. trav., art. L. 1235-3).

Le conseil de prud'hommes tient compte notamment de l'ancienneté du salarié, de ses charges de famille, de ses difficultés de réinsertion prévisibles ou avérées ainsi que des circonstances dans lesquelles le licenciement est intervenu.

En l'espèce, John Galliano est âgé de 50 ans, et il est entré chez Dior il y a 15 ans.

En outre, en raison du caractère planétaire de la mesure de licenciement prononcée par Dior, le créateur semble, pour quelques temps au moins, "blacklisté" dans le milieu de la mode.

Pour toutes ces raisons, l'intéressé pourrait obtenir, si le licenciement est considéré comme abusif, entre douze et dix-huit mois de salaire (nous ne connaissons pas le montant de son salaire annuel, qui doit être de plusieurs centaines de milliers d'euros).

Il pourrait aussi, si le licenciement est abusif, demander des dommages-intérêts du fait du caractère vexatoire de la mesure.

Enfin, le conseil de prud'hommes pourra également condamner Dior au remboursement de tout ou partie des indemnités de chômage payées à John Galliano, du jour de son licenciement jusqu'au au jour du jugement prononcé par le tribunal, dans la limite de six mois d'indemnités (C. trav., art. L.1235-4 N° Lexbase : L1345H9P).


(1) Sur la mise à pied conservatoire, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E9102ESW).
(2) Voir les obs. de Ch. D'Artigues, Mise à pied conservatoire et mise à pied disciplinaire : deux notions à ne pas confondre, Lexbase Hebdo n° 60 du 27 février 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N6129AAA).
(3) Sur les étapes de la procédure de licenciement pour motif personnel, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" .
(4) Voir les obs. de S. Martin-Cuenot, Le caractère d'ordre public social du délai de convocation à l'entretien préalable, Lexbase Hebdo n° 176 du 13 juillet 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N6495AIE).
(5) En effet, une sanction disciplinaire, prévue par un règlement intérieur, mais dont la durée maximale n'est pas précisée, n'est pas licite. Voir, Cass. soc., 26 octobre 2010, n° 09-42.740, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6143GCI) et les obs. de S. Tournaux, Le contenu précisé du règlement intérieur en matière de discipline, Lexbase Hebdo n° 416 du 10 novembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N5635BQR).
(6) Sur le motif de licenciement tiré de la vie privée du salarié, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E9122ESN).
(7) Ph. Waquet, L'entreprise et les libertés du salarié, Droit vivant, éditions Liaisons, 2003.
(8) Voir, Cass. soc., 20 novembre 1991, n° 89-44.605 (N° Lexbase : A9479AAC), Cass. soc., 22 janvier 1992, n° 90-42.517 (N° Lexbase : A3737AAN), Cass. soc., 17 juillet 1996, n° 93-46.393 (N° Lexbase : A2823A3X).
(9) Sur ce sujet, voir les obs. de Ch. Willmann, Entreprises de tendance : on ne badine pas avec l'amour, Lexbase Hebdo n° 414 du 27 octobre 2010 - édition sociale.
(10) Sur la sanction du licenciement injustifié d'un salarié de plus de deux ans d'ancienneté dans une entreprise d'au moins 11 salariés, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E9207ESS).

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Sociétés

[Jurisprudence] Point de départ de la prescription dans le cadre de conflits d'intérêts : un revirement de jurisprudence de la Chambre commerciale de la Cour de cassation

Réf. : Cass. com., 8 février 2011, n° 10-11.896, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9585GSS)

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par Jean-Baptiste Lenhof, Maître de conférences à l'ENS - Cachan Antenne de Bretagne, Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

Le 10 Mars 2011

La question du point de départ de la prescription en droit des affaires était déjà une matière éminemment sensible, elle risque de le devenir plus encore, alors que le tribunal correctionnel de Paris vient, le mardi 8 mars 2011, de faire droit à la demande de Maître Jean-Yves Le Borgne qui soulevait, entre autres, une question prioritaire de constitutionnalité relative à la prescription de l'abus de biens sociaux dans le procès des emplois fictifs de la ville de Paris.
Pour en revenir à un débat plus juridique, en dehors de la passion inspirée par le fait qu'un ancien Président de la République est indirectement intéressé à la réponse à cette question, on soulignera que la polémique sur ce point est fort ancienne, le juge comme le législateur étant confronté au dilemme que pose la dissimulation des actes. La solution, en effet, consistant à retenir le point de départ du délai à la date de découverte des faits risquerait, en pratique, de rendre le délit imprescriptible, alors que l'établir à la commission de l'acte tendrait à rendre les poursuites improbables, la découverte des faits étant souvent postérieure à l'issue du délai de prescription.
Le régime des conflits d'intérêts, tel qu'issu des dispositions des articles L. 225-38 (N° Lexbase : L5909AIP) et suivants du Code de commerce, en constitue une illustration, même s'il apparaît plus nuancé que dans d'autres domaines du droit des affaires, comme, par exemple, celui de l'abus de biens sociaux. Le législateur, en effet, a offert au juge la possibilité d'aménager le mécanisme de la prescription dans le domaine de ce qu'on appelle, communément, les conventions réglementées. L'article L. 225-42 du Code de commerce (N° Lexbase : L5913AIT) établit, ainsi, en son alinéa 2, que la prescription de l'action en nullité de trois ans se calcule à compter de la date de conclusion de la convention passée entre le dirigeant et la société. Il précise, toutefois, que, si la convention a été dissimulée, le point de départ du délai est reporté au jour où cette dernière a été révélée.
C'est ce problème de la révélation qui se trouvait au coeur de l'affaire présentée à la Chambre commerciale, dans l'arrêt ici examiné. L'auteur du pourvoi, M. X, ancien dirigeant d'une société anonyme, cédée depuis, avait fait souscrire par cette même société, en 1990, des contrats d'assurance dont certains attribuant des "indemnités de fin de carrière", auxquels il était intéressé. La conclusion desdits contrats n'ayant pas fait l'objet de la procédure d'autorisation du conseil d'administration, telle que prévue à l'article L. 225-38, et des indemnités ayant été versées à ce dirigeant en 1998, la société cédée avait introduit une action contre M. X, le 1er mars 2000, afin d'obtenir, de ce dernier, le remboursement des indemnités. La cour d'appel de Douai ayant, sur renvoi après cassation (1), fait droit à la société, M. X a formé un nouveau pourvoi. La question, ainsi posée au juge du droit, portait sur la date de la révélation, et plus précisément sur les conditions de sa détermination, la réponse de la Cour de cassation aboutissant à un revirement de jurisprudence. La Chambre commerciale, en effet, va affirmer, dans un attendu de principe, et eu égard aux conditions légales posées par l'article L. 225-42 du Code de commerce que : "s'il y a eu volonté de dissimulation, la révélation de la convention s'apprécie à l'égard de la personne qui exerce l'action". Elle retiendra, par ailleurs, dans sa motivation que la cour d'appel, en ne recherchant pas "si les conventions litigieuses avaient été dissimulées", n'avait pas donné de base légale à sa décision.
Si la rédaction de l'arrêt est originale, le juge en venant à préciser, explicitement, qu'il opère un revirement de jurisprudence, c'est sans doute parce que la solution a une double portée. En premier lieu, elle change résolument l'analyse de l'appréciation de la dissimulation (I) évoquée dans l'article L. 225-42. En effet, celle-ci ne peut plus être confondue avec la non-révélation, comme dans la jurisprudence antérieure. Elle contraint, en second lieu, à adopter une lecture duale (II) du même article, le critère de la dissimulation devant être analysé de façon matérielle et objective alors que celui de la révélation demeure fondée sur une approche subjective, celle-ci devant être appréciée exclusivement "à l'égard de la personne qui exerce l'action".

I - Des deux façons d'établir la dissimulation

Dissimulation et révélation présentant deux versants du contournement des dispositions encadrant les conflits d'intérêts, la cour d'appel de Douai avait estimé que la révélation portait, en elle-même, démonstration de la dissimulation (A). La Cour de cassation, toutefois, écarte toute relation implicite entre ces deux éléments, les érigeant en conditions séparées (B) de la mise en oeuvre de l'article L. 225-42 du Code de commerce.

A - L'ancienne thèse du critère unique : consubstantialité de la dissimulation et de la révélation

La société Vacherand SA conclut, en 1990, au bénéfice de l'ensemble de ses collaborateurs, deux polices d'assurances : l'une permet le versement des indemnités de départ à la retraite et l'autre de rentes viagères aux collaborateurs retraités. M. X, représentant légal de la société, fait partie des bénéficiaires de ces contrats. Le 2 octobre 1998, M. X cède à M. B., auquel s'est substitué la SA Safival, la totalité des actions de la société Vacherand et 60 actions de la SA Docks du Bâtiment. Le même jour, il souscrit une garantie d'actif et de passif au profit du cessionnaire. Le 9 octobre 1998, M. X part en retraite, ce qui le conduit à percevoir, des sociétés Vacherand et Docks du bâtiment, des indemnités découlant de ces conventions.

Les sociétés PB et M, venant aux droits des sociétés Vacherand et Docks du Bâtiment, intentent, alors, une action, le 1er mars 2000, estimant que les contrats d'assurance "indemnités de fin de carrière", auxquels M. X était intéressé, étaient nuls à l'égard de ce dernier, car conclus sans autorisation du conseil d'administration (2). Les demanderesses étant déboutées, dans un jugement du 14 juin 2002, par le tribunal de commerce de Soissons, elles interjettent appel, porté devant la cour d'Amiens qui infirme le jugement et condamne M. X à payer à la société Vacherand et Docks du Bâtiment, les sommes de 59 366,09 et 3 592,92 euros.
Ces deux dernières sociétés, étant, cependant, déboutées du surplus de leurs demandes, elles forment un pourvoi en cassation, la Chambre commerciale connaissant de l'affaire le 25 octobre 2007 (3). Le juge du droit casse, alors, partiellement l'arrêt de la cour d'appel d'Amiens mais exclusivement en ce qu'il avait condamné financièrement M. X. Elle censure, en effet, l'arrêt au visa de l'article L. 225-42, alinéa 2, du Code de commerce, précisant que la cour d'appel, "en se déterminant [...] sans rechercher ainsi qu'elle y était invitée, si l'action en nullité de la convention [...] mise en oeuvre dix ans après [sa] conclusion n'était pas prescrite", avait fait reposer sa décision sur un défaut de base légale.

L'affaire sera, donc, renvoyée devant la cour d'appel de Douai. Cette dernière, statuant exclusivement sur la recevabilité de la demande, ce qui explique que l'arrêt n'ait pas suscité, ultérieurement, la réunion de l'Assemblée plénière, rappellera, ainsi, que l'article L. 225-42, alinéa 2, du Code de commerce dispose que : "l'action en nullité se prescrit par trois ans à compter de la date de la convention, le point de départ de cette prescription étant, en cas de dissimulation, reporté au jour où la convention a été révélée". Elle relève, en l'espèce, que, même s'il avait pu être démontré que les membres des conseils avaient été informés de l'existence de ces conventions, cette connaissance ne valait pas autorisation préalable et ne pouvait suppléer la décision du conseil d'administration. Elle souligne, enfin, que l'approbation des comptes en assemblée générale ne suffisait pas à démontrer que les conventions avaient été révélées, faute pour les informations comptables d'avoir fait apparaître distinctement le poste de dépenses relatifs aux engagements de retraite litigieux. Pour le juge du fait, ainsi, la révélation des conventions s'était faite, pour les sociétés concernées, le 9 décembre 1998, date du paiement des indemnités de fin de carrière et l'action n'était, de la sorte, pas prescrite.

B - Le revirement de jurisprudence : la dualité des conditions de dissimulation et de révélation

M. X forme un second pourvoi en cassation. Les juges du Quai de l'Horloge font, alors, droit à sa demande, en cassant l'arrêt qui avait déclaré l'appel des deux sociétés recevables. Statuant, en effet, au visa de l'article L. 225-42 du Code de commerce ils posent, pour ce dernier, dans un attendu de principe, une nouvelle interprétation de ce texte. Ils rappellent, d'abord, la règle qui veut que l'action en nullité d'une convention visée à l'article L. 225-38 du même code se prescrive par trois ans, puis l'exception, qui permet, si la convention a été dissimulée, que le point de départ du délai se calcule à compter de la révélation.

Interprétant cette exception, la Chambre commerciale lui donne, dans un second temps, un nouveau sens, précisant que les conséquences tirées du texte qui établit la duré de prescription diffèrent de la solution donnée par cette même chambre dans un arrêt du 24 février 1976 (4). Elle souligne, à ce titre, que ce revirement de jurisprudence évolue dans le sens de la conformité, "à l'exigence de sécurité juridique au regard de l'évolution du droit des sociétés". Ainsi, le juge du droit pose-t-il que : "s'il y a eu volonté de dissimulation, la révélation de la convention s'apprécie à l'égard de la personne qui exerce l'action". Il casse, dès lors, l'arrêt d'appel, soulignant in fine -mais pas dans l'attendu de principe- qu'en se "déterminant par de tels motifs, sans rechercher si les conventions litigieuses avaient été dissimulées, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision".

Cette référence, rarissime, à l'arrêt ayant fixé la jurisprudence antérieure, invite à mesurer les conséquences de ce revirement -on ne saurait plus explicite- en matière d'interprétation de l'article L. 225-42 du Code de commerce. Jusqu'ici, en effet, le point de départ du délai était calculé en vertu de la solution dégagée par l'arrêt du 24 février 1976. Cette dernière, qui se déterminait, à l'époque, sous l'empire de la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 (N° Lexbase : L6202AGS), avait, en effet, interprété les termes de l'ancien article 105 du Code de commerce (N° Lexbase : L6122CZR), comme permettant d'occulter l'exigence d'une dissimulation, cette dernière pouvant se déduire de la seule révélation.

En l'espèce, les faits de l'arrêt de 1976 étaient comparables à ceux de l'affaire analysée. La Chambre commerciale, au motif que les textes établissaient que c'était la date de la révélation de la convention qui fixait le point de départ de la prescription de l'action, avait cassé un arrêt de cour d'appel, estimant que celui-ci s'était contredit en retenant, d'une part, que l'assemblée avait été révélatrice de la convention alors qu'elle constatait, d'autre part, l'imprécision du rapport spécial présenté lors de ladite assemblée. Selon le juge du droit cette imprécision ne permettait pas de considérer que le délai de prescription avait commencé à courir à partir de cette date.

Pourtant, l'arrêt d'appel évoquait une thèse fort intéressante pour se prononcer sur la dissimulation, établissant très précisément qu'elle assimilait ce terme à celui de "recel". L'arrêt d'appel cassé, ainsi, tout en retenant la nullité de la convention portant engagement de retraite au profit d'un dirigeant, pour non-respect des dispositions relatives aux règles sur les conflits d'intérêts, avait estimé que l'action était prescrite, parce qu'il n'y avait pas "recel envers le conseil d'administration". Elle se décidait pour l'irrecevabilité, par ailleurs, parce que, même si le rapport fait à l'assemblée générale ultérieure apparaissait imprécis, il n'y avait pas eu, au surplus, "recel envers les actionnaires" puisque ces derniers avaient eu la possibilité "de se renseigner et d'obtenir des dirigeants sociaux les précisions souhaitables de chiffres et de noms". Or, c'est ce sens, donné à la dissimulation (dans ce cas précis à son absence), que devait censurer la Chambre commerciale en 1976. En effet, cette dernière, à l'époque, avait écarté l'interprétation littérale retenue par la cour d'appel, allant jusqu'à occulter la notion de dissimulation, en l'unissant, implicitement avec l'exigence de révélation. Ainsi, en soulignant que, en l'état de la procédure interne à la société, seule l'assemblée générale des actionnaires avait le pouvoir de lever la nullité de la convention litigieuse, le juge du droit écartait explicitement l'assimilation de la dissimulation au recel : tant que la convention n'était pas explicitement révélée, dans les formes requises, et avec la possibilité, pour les personne protégées par les textes, de connaître tous les éléments de la convention, il n'y avait pas révélation.

II - L'interprétation duale du point de départ du délai de prescription

La Cour de cassation en reviendrait-elle, dans l'arrêt de 2011, à l'interprétation qu'avait donné la cour d'appel d'Aix en Provence qui, en 1974, assimilait la dissimulation au "recel" ? Il est sans doute trop tôt pour l'affirmer, même si, incontestablement, la position du juge du droit évolue sensiblement. On doit sans doute cette modification à l'enrichissement de l'encadrement législatif depuis l'arrêt de 1976. Le contrôle interne des conflits d'intérêt s'étant fait plus rigoureux depuis, notamment, par la loi sur les nouvelles régulations économiques du 15 mai 2001 (loi n° 2001-420 N° Lexbase : L8295ASZ), on comprend que le juge n'ait plus à s'ériger aussi scrupuleusement en protecteur de l'actionnaire. Il semble, ainsi, que l'on doive raisonnablement en revenir à une conception objective et matérielle de la dissimulation (A), la conception subjective de la révélation (B), venant compléter l'appréciation de la date de départ de la prescription.

A - L'appréciation objective et matérielle de la dissimulation

S'agissant des engagements de retraite et de leur soumission au régime de contrôle des conflits d'intérêt, il convient de rappeler que, sous-jacente à l'idée de dissimulation, il pèse sur "l'intéressé", visé à l'article L. 225-38 du Code de commerce, l'obligation de déclarer les conventions qu'il a conclues avec la société (5). Ainsi, du point de vue de cet "intéressé", deux solutions seraient, alors, envisageables : soit il ne déclare pas la convention, soit il la déclare. Dans le premier cas, il n'aura pas dissimulé la convention, dans le second, cette dissimulation pourra être retenue.

En pratique, toutefois, on peut imaginer que l'intéressé ait omis de déclarer, soit par ignorance des subtilités de législation sur les conflits d'intérêts, soit en estimant que la convention, en raison de son peu d'importance ou de son absence de "signification" (6), selon les termes retenus par le législateur, n'ait pas à être communiquée au conseil d'administration. C'est là où la notion de "recel" pourrait s'illustrer utilement, celle-ci supposant la volonté de taire l'existence de la convention ou d'en masquer les conséquences les plus nocives, voire les seules informations susceptibles d'alerter les administrateurs et/ou les actionnaires.

Il faut, néanmoins, distinguer ce qui, dans le contrôle des conventions dites réglementées, relève de l'abstraction et de la réalité. En effet, dans le cadre des engagements de retraite et des indemnités de fin de carrière, l'information sur les conventions passées par la société ne saurait être véritablement dissimulée. La nature même d'un engagement d'un tel ordre, lorsqu'il est conclu par l'intermédiaire d'une société d'assurance, suppose que ce n'est pas l'intéressé qui contracte directement avec la société, mais un organisme tiers, qui s'engage, par le biais d'une stipulation pour autrui, à régler les arrérages de rente prévus ou les indemnités de fin de carrière au bénéficiaire. Sans nul doute, le dirigeant étant "intéressé" par les effets du contrat conclu avec la compagnie d'assurance, doit-il le déclarer à la société, et la solution ne fait aucun doute. La société, cependant, à travers ses associés et ses administrateurs, ne saurait ignorer l'existence de l'engagement sauf à être confrontée à des manoeuvres relevant, vraisemblablement, de la manipulation des comptes, car se trouvant en contradiction avec les dispositions de l'article L. 123-13 du Code de commerce (7). Dans les cas, beaucoup plus rares, dans lesquels c'est la société elle-même qui s'engage envers les bénéficiaires, en provisionnant sur ses comptes sans recourir à un intermédiaire, le respect de la recommandation n° 2003-R.01 du 1er avril 2003 du Conseil national de la comptabilité (8), aboutirait à imposer une information équivalente, de tels engagements étant analysés comme des "avantages postérieurs à l'emploi" ce qui conduit, également, à rendre improbables les hypothèses de dissimulation. Cette notion, alors, a, sans doute, dans le cadre précis de ces engagements, un autre sens que celui de la non-communication de la convention, dont on a pu souligner qu'elle est pratiquement impossible.

Par dissimulation, ainsi, on pourrait entendre : soit le recel des conséquences juridiques et comptables des contrats souscrits, soit l'artifice consistant à masquer le montant d'un engagement par la conclusion d'un ensemble de conventions incluant salariés et mandataires sociaux, à l'image de la pratique des motions blocs concernant les rémunérations des dirigeants. On signalera, à ce titre, que la loi du 21 août 2007(loi n° 2007-1223, en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat N° Lexbase : L2417HY8) est venue encadrer, fort opportunément, certains types de pratiques, non pour les engagements de retraite proprement dits (9), mais, pour l'indemnité forfaitaire de départ (10).

Il demeure que l'indemnité due par la société Vacherand, en l'espèce, ne rentrait pas, à l'époque, dans le champ d'application de la loi de 2007, d'autant que -c'est l'hypothèse la plus probable- une grande partie des versements avaient été opérée au titre d'un risque couvert par l'assurance. On notera, également, que la loi de 2007 vise les sociétés dont les titres sont admis à négociation sur les marchés réglementés, ce qui écarte, d'emblée, toute comparaison avec le cas de la société Vacherand. Cette remarque, cependant, tend à relever la consistance du nouvel encadrement législatif, renforcement susceptible de justifier la nouvelle jurisprudence de la Chambre commerciale.

Dans la nouvelle appréciation objective que celle-ci nous propose, la dissimulation pourra donc probablement être constatée lorsque le mandataire social, à raison de fonctions particulières qu'il exerce, s'est abstenu fautivement de déclarer une convention ou a usé d'artifices de présentation, son attitude ayant eu pour effet de ne pas permettre aux actionnaires, présents comme futurs, de connaître la réalité de l'engagement ou de ne pas être en mesure de prendre véritablement connaissance de la portée des obligations dont la société a été rendue débitrice.

B - L'appréciation subjective de la révélation

Cet essai de définition, qui méritera, sans doute une confirmation jurisprudentielle, laisse cependant augurer d'une évolution quant à l'appréciation subjective de la révélation que la Chambre commerciale suggère de retenir en soulignant que celle-ci devra être appréciée exclusivement "à l'égard de la personne qui exerce l'action". En l'espèce, la question était de savoir si les cessionnaires des titres avaient été peu diligents dans leur recherche d'information, voire, si, compte tenu des circonstances, ils n'auraient pas dû se montrer plus vigilants quant à l'existence de conventions et engagements de retraites ou de départ à la retraite, qui grèvent fréquemment les comptes des sociétés. En effet, le régime parfois adopté, notamment pour les indemnités de fin de carrière, peut contraindre la société souscriptrice à devenir débiteur à la place ou en complément de l'assureur lorsque le bénéficiaire quitte la personne morale alors que cette dernière n'a pas versé suffisamment de cotisations pour que l'assureur garantisse, à lui seul, l'intégralité des engagements. C'est, alors, à la société de verser au bénéficiaire le solde des sommes dues.

Il s'avère, ainsi, que lorsque le départ du bénéficiaire résulte d'une cession, la conclusion de clauses de garantie de passif et/ou d'actif par le cessionnaire permettra à ce dernier de se retrancher derrière un voile d'ignorance, garanti qu'il sera contre toute dépréciation de la valeur de la société ou de ses titres. Ainsi convaincu de l'innocuité, pour lui, des dissimulations, des erreurs dans les comptes ou, comme en l'espèce, d'un engagement mal mesuré, sa vigilance risquera d'en être atténuée. Pis encore, le jeu de telles clauses peut l'inciter à conclure la cession sans prendre les précautions et diligences nécessaires. On peut, en effet, imaginer, dans l'absolu, que celle-ci soit conclue en toute connaissance de cause, c'est-à-dire avec la certitude, en cas de doute sur la portée des engagements pris, de disposer, avec les clauses de garanties, de la faculté de se faire rembourser, directement ou indirectement, une partie du prix de cession. La situation, si l'on en croit la rédaction adoptée par la Chambre commerciale, serait, alors, à distinguer de celle de l'associé qui, lors de l'assemblée générale concernée, n'aurait pu être en mesure de comprendre les engagements souscrits par la société. Apparemment, il faudra que les juges du fond, à l'avenir, adaptent leurs solutions aux cas d'espèce en mesurant, en particulier, le niveau de technicité du demandeur aussi bien que l'aide qu'il aura pu recevoir au moment de sa décision.


(1) Cass. com., 20 février 2007, n° 04-16.438, F-D (N° Lexbase : A2793DUY).
(2) Extrait de Cass. com., 20 février 2007, préc. : "la société Safival, venant aux droits de [M. B.], a saisi le tribunal de commerce, aux fins d'obtenir la condamnation de [M. V.] à lui payer la somme de 429 842,66 euros au titre de la garantie de passif, comme correspondant au déficit provoqué par les contrats susvisés dont elle prétendait ignorer l'existence au jour de la cession ; parallèlement, les sociétés Vacherand SA et la société Docks du bâtiment ont assigné [M. V.] devant la même juridiction, aux fins de remboursement des sommes respectives de 59 366,09 et 3 592,92 euros reçues par lui au titre des indemnités de fin de carrière, ainsi que les sommes de 169 816,92 et 31 845,23 euros perçues au titre de l'indemnité de retraite complémentaire".
(3) Cass. com., 20 février 2007, préc..
(4) Cass. com., 24 février 1976, n° 74-13.185 (N° Lexbase : A5086AYZ) ; Rev. Soc., 1977, p.88, note Y Chartier ; JCP éd. G, 1976, II, 18506, note Cl . Lucas de Leyssac.
(5) C. com., art. L. 225-40.
(6) C. com., art. L. 225-39 (N° Lexbase : L5910AIQ).
(7) Selon les dispositions de l'article L. 123-13 du Code de commerce (N° Lexbase : L5571AI8), "le montant des engagements de l'entreprise en matière de pensions, de compléments de retraite, d'indemnités et d'allocations en raison du départ à la retraite ou avantages similaires des membres ou associés de son personnel et de ses mandataires sociaux est indiqué dans l'annexe. Par ailleurs, les entreprises peuvent décider d'inscrire au bilan, sous forme de provision, le montant correspondant à tout ou partie de ces engagements".
(8) Conseil national de la comptabilité, recommandation n° 2003-R.01 du 1er avril 2003, relative aux règles de comptabilisation et d'évaluation des engagements de retraite et avantages similaires.
(8) A. Viandier, Les engagements d'indemnisation des dirigeants sociaux après la loi n° 2007-1223 du 21 août 2007, JCP éd. E, 2007, 2129, n° 38, p. 35 et 36.
(10) C. com., art. L. 225-42-1, al. 2 (N° Lexbase : L9221HZK) et art. L. 225-90-1, al. 2 (N° Lexbase : L9223HZM). Ces articles subordonnent l'attribution de "rémunération bénéfices et avantages dont le bénéfice , n'est pas subordonné au respect de conditions liées aux performances", avec une de ces formules dont Alain Viandier (ibid., p. 36) aime à nous gratifier :"pour user d'une image aéronautique le pilote a un parachute si l'avion vole et est en bon état et en mesure de poursuivre son vol, il s'écrase au sol comme les autres passagers si l'avion n'est plus en état de voler" (à propos des golden parachutes).

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