Lecture: 5 min
N2636B3Z
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Axel Valard
Le 07 Juillet 2025
ÀÀ
Comme tous les matins, El Amine, 8 ans, était parti, le matin même, avec son cartable sur le dos. Lorsqu’il est rentré en fin d’après-midi, il n’avait plus que ça… Son appartement n’existait plus. Son immeuble n’était plus qu’un tas de gravats. Surtout, sa mère, Ouloume, faisait partie des huit personnes décédées dans l’effondrement. Son histoire avait particulièrement bouleversé le tribunal judiciaire de Marseille lors de l’audience. Plus de six ans après les faits, celui-ci a prononcé, lundi 7 juillet des sanctions lourdes à l’encontre des personnes renvoyées pour les homicides involontaires de l’effondrement de la rue d’Aubagne.
Le 5 novembre 2018, l’immeuble situé au numéro 65 s’était effondré d’un coup, peu après 9h. L’immeuble mitoyen, situé au 63, avait été entraîné dans la chute. Heureusement, personne ne vivait dans celui-là. Très rapidement, les autorités avaient ordonné l’évacuation du numéro 67 avant de le mettre, lui aussi, par terre. Les questions sont ensuite arrivées très vite : que s’est-il passé ? Pourquoi ces immeubles n’avaient-ils pas fait l’objet de travaux ? Les alertes ont-elles bien été prises en compte ?
Le tribunal judiciaire de Marseille a, donc donné quelques réponses partielles en condamnant certains des propriétaires à des peines de prison ferme. Et ce n’était pas gagné. À l’issue de l’enquête, les juges d’instruction avaient concentré les poursuites sur quatre personnes physiques et morales : l’architecte qui avait expertisé les lieux trois semaines avant les faits, l’adjoint au maire de l’époque, le syndic de copropriétaires et le bailleur social.
En faisant citer directement devant le tribunal une dizaine de propriétaires d’appartements, les familles des victimes ont contraint la justice à aller plus loin dans son examen. Et c’est, finalement, à l’encontre de ces derniers que le tribunal a prononcé les peines les plus notables.
Les propriétaires accusés d’obstruction à la réalisation des travaux.
Notamment à l’encontre de Xavier Cachard qui a écopé d’une peine de quatre ans de prison dont deux ans ferme à effectuer sous bracelet électronique. Vice-président (LR) au Conseil régional des Bouches-du-Rhône, il était surtout l’avocat du syndic des copropriétaires, lui-même propriétaire d’un appartement qu’il louait dans cet immeuble. C’est lui qui a commis « les fautes les plus graves » a indiqué Pascal Gand, le président du tribunal, à l’énoncé du jugement. Il a adopté « une stratégie d’obstruction de réalisation des travaux nécessaires » dans l’immeuble avec une « emprise manifeste sur les décisions et les votes » du syndic de copropriété, a asséné le magistrat avant de détailler les peines à l’encontre de la famille Ardilly.
Quelques minutes plus tôt, le fils de la famille Ardilly avait fait un malaise à la barre en découvrant qu’il était déclaré coupable. Le président a donc suspendu l’audience un temps avant de poursuivre. Avec ses parents, le jeune homme était propriétaire de l’appartement dans lequel vivaient Ouloume et ses six enfants dont El Amine, au premier étage. Il a été sanctionné d’une peine de trois ans de prison dont un ferme tandis que son père a écopé d’une peine de quatre ans dont deux ferme, à purger sous bracelet. Sa mère, d’une peine totalement assortie du sursis.
Là encore, le tribunal a pointé du doigt le mépris des propriétaires à l’égard de leurs locataires. L’absence de prise en compte du risque qui planait sur eux. Et surtout leur obstruction à réaliser des travaux pourtant nécessaires, aux yeux de tous.
L’expert avait visité l’immeuble en « quelques secondes ».
L’émotion passée, l’effondrement de la rue d’Aubagne avait mis en lumière l’état catastrophique du parc de logements de la cité phocéenne. Pendant des mois, par la suite, la mairie avait procédé à des évacuations et des mises en sécurité de personnes logées dans des conditions risquées. Lors de l’audience, des années après, l’une des parties civiles avait assuré qu’il y avait encore « 200 signalements par mois » pour des problèmes de logements insalubres. Le tribunal a aussi pris en compte cette problématique au moment d’examiner les cas de Richard Carta et de Julien Ruas. Architecte-expert, le premier a été condamné à deux ans de prison avec sursis.
Le tribunal a noté qu’il avait visité l’immeuble en seulement « quelques secondes » quelques jours avant le drame. Évoquant sa « faute caractérisée », le président du tribunal a jugé que cet expert s’était livré à une « série de négligences et d’imprudences » aboutissant à sa décision de laisser les habitants réintégrer l’immeuble plutôt que de les mettre en sécurité.
Julien Ruas aussi a été condamné à une peine de deux ans de prison avec sursis. Élu de la municipalité dirigée, à l’époque, par le Républicain Jean-Claude Gaudin, Julien Ruas a été sanctionné pour son « absence de stratégie politique visant à diligenter des procédures de périls » et pour avoir « ignoré les enjeux en matière d’habitat délabré à Marseille ».
Si le bailleur social a bénéficié d’une relaxe, le syndic des copropriétaires a, de son côté, été condamné à une amende de 100 000 euros, en tant que personne morale.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:492636
Réf. : Cass. civ. 1, 25 juin 2025, n° 23-16.629, FS-B N° Lexbase : B6288AMT
Lecture: 4 min
N2589B3B
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Marie Le Guerroué
Le 07 Juillet 2025
Tenu d'un devoir de conseil et de prudence, l'avocat a l'obligation d'appeler l'attention de son client sur les incertitudes du droit positif au jour de son intervention et sur les risques pouvant affecter la validité ou l'efficacité de l'opération projetée.
Un client avait réalisé, en 2008, sur les conseils de son avocat, avocat associé au sein d’une société d'exercice, une opération dans un but d'optimisation fiscale. L'avocat avait également apporté son concours pour l'établissement des déclarations de revenus du client et était toujours chargé de cette mission d'assistance en 2010 et 2011. L'administration fiscale avait, par la suite, notifié au client une proposition de rectification de l'impôt sur le revenu pour un montant de 13 915 265 euros, fondée sur l'article L. 64 du livre des procédures fiscales N° Lexbase : L5565G4U réprimant l'abus de droit. Le comité consultatif pour la répression de l'abus de droit avait estimé que la position de l'administration était fondée. Le client avait reçu notification d'un avis d'imposition de 13 915 265 euros, comprenant une majoration de 80 %. Après l'échec d'un recours gracieux, il avait saisi la juridiction administrative d'un recours en contestation du redressement dont il s'était désisté après avoir conclu un accord avec l'administration réduisant les pénalités et majorations. Le client a assigné en responsabilité et indemnisation l'avocat, la société d'exercice, ainsi que les sociétés Axa France Iard, Allianz Iard et MMA Iard, la société MMA Iard assurances mutuelles intervenant volontairement à l'instance.
Pour la Cour de cassation, tenu d'un devoir de conseil et de prudence, l'avocat a l'obligation d'appeler l'attention de son client sur les incertitudes du droit positif au jour de son intervention et sur les risques pouvant affecter la validité ou l'efficacité de l'opération projetée. Après avoir retenu, d'une part, qu'à la date de l'intervention de l'avocat, le Conseil d'État admettait déjà l'existence d'un abus de droit lorsque le contribuable a pour but d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles, d'autre part, que, s'il n'avait pas statué sur le fondement de l'article L. 64 du LPF en cas de sursis d'imposition, dès 2007 et 2008, certaines juridictions administratives avaient admis l'application de ce texte au sursis d'imposition malgré le caractère de plein droit de cette mesure, la cour d'appel a constaté que, dans son avis du 24 septembre 2008, même s'il avait indiqué à son client que l'administration avait tendance à remettre en cause ce type d'opérations sur le fondement de l'abus de droit à défaut d'investissement du prix de cession des titres apportés dans le développement d'une activité industrielle, commerciale ou artisanale, l'avocat avait conclu de manière péremptoire et peu étayée que l'opération ne présentait aucun risque en se fondant seulement sur les avis du CCRAD de 2005. Elle avait ensuite relevé, d'une part, que, toujours chargé de procéder aux formalités déclaratives en 2011, l'avocat n'avait alors pas appelé l'attention de son client sur la nécessité de procéder, avant la fin de cette année, à des investissements significatifs dans des activités économiques, malgré un arrêt du Conseil d'État du 8 octobre 2010 faisant application de l'article L. 64 du LPF au report d'imposition aux motifs que l'intérêt fiscal de la mesure était de différer l'imposition et que celle-ci entrait dans le champ d'application de cet article dès lors qu'elle avait nécessairement pour effet de minorer l'assiette de l'année au titre de laquelle l'impôt est normalement dû en raison de la situation et des activités réelles du contribuable et retenu, d'autre part, que cette solution était transposable au sursis d'imposition produisant des effets similaires. De ces seuls motifs et sans être tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, elle avait pu déduire qu'au regard de l'état du droit à l'époque de ses interventions successives, l'avocat avait manqué à ses devoirs de prudence et de conseil. Le moyen n'est donc, pour la Cour de cassation, pas fondé.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:492589
Réf. : TA Lille, 6 mai 2025, n° 2503111 N° Lexbase : A084709A
Lecture: 14 min
N2634B3X
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Tanguy Elkihel, Enseignant-chercheur de la faculté de droit Nantes
Le 07 Juillet 2025
Mots clés : référé contractuel • annulation • modalités de remise en concurrence • système d’acquisition dynamique • marché spécifique
Par une ordonnance du 6 mai 2025, rendue par le tribunal administratif de Lille, statuant dans le cadre de son office de juge des référés contractuels, la juridiction administrative a annulé un marché spécifique en accueillant, pour la première fois, favorablement, comme moyen contentieux, la méconnaissance de la portée du cadre fixé par un système d’acquisition dynamique (SAD) au stade de la définition des modalités de remise en concurrence.
La société, Abott Medical France, a saisi le tribunal administratif de Lille d’une demande en annulation à l’encontre d’un marché attribué à la société Implicity par le centre hospitalier de la région de Saint-Omer, et cela dans le cadre d’un système d’acquisition dynamique (SAD), organisé par le groupement de coordination sanitaire (GCS) UniHA.
Par une ordonnance du 6 mai 2025, le tribunal administratif de Lille, statuant dans le cadre de son office de juge des référés, a annulé le marché litigieux sur le fondement de l’article L. 551-18 du Code de justice administrative N° Lexbase : L1598IEW, après avoir reconnu la recevabilité de la demande.
Pour parvenir à cette solution, le juge a d’abord déterminé le cadre applicable à la procédure d’attribution du marché litigieux (I). Puis, après un examen de l’analyse des offres, il a constaté la méconnaissance de la portée de ce cadre par l’acheteur public (II).
I. La détermination du cadre applicable à la procédure d’attribution du marché litigieux
Le système d’acquisition dynamique (SAD) est une procédure de passation à double détente qui permet, après une présélection des candidats, d’attribuer, le cas échéant, des marchés de différentes catégories relevant du même dispositif. Ainsi, pour déterminer le cadre applicable, le juge délimite d’abord l’objet du SAD auquel appartient le marché litigieux et pour lequel sont présélectionnés les candidats susceptibles de répondre au mieux aux besoins de l’acheteur (A). Il identifie ensuite les modalités de remise en concurrence applicables à la procédure d’attribution du marché litigieux et sur la base desquelles sont invités les candidats admis à présenter leur offre (B).
A. La délimitation de l’objet du système d’acquisition dynamique auquel appartient le marché litigieux
Selon l’article L. 2125-1 du Code de la commande publique N° Lexbase : L9548MIH, un système d'acquisition dynamique a pour objet de « présélectionner un ou plusieurs opérateurs économiques, pour des achats d'usage courant, selon un processus ouvert et entièrement électronique ». Par ailleurs, l’article R. 2162-37 du même code N° Lexbase : L2669LRB prévoit que ce système « peut être subdivisé en catégories de fournitures, de services ou de travaux définies de manière objective sur la base des caractéristiques du marché à exécuter dans la catégorie concernée ».
Pour délimiter l’objet du SAD, le juge rappelle d’abord que le groupement de coordination sanitaire (GCS) UniHA qui agit pour le compte notamment du centre hospitalier de la région de Saint-Omer a organisé un SAD « portant sur la fourniture de dispositifs médicaux numériques de télésurveillance et prestations complémentaires associées ». Plusieurs catégories sont également définies, dont une cinquième catégorie à laquelle appartient le marché litigieux, intitulée « dispositif médical numérique de télésurveillance médicale du patient porteur de prothèse cardiaque implantable (PCI) à visée thérapeutique ».
Ensuite, le juge parvient, à la lecture notamment du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) du SAD, à délimiter avec précision son objet. Il met alors en avant que « l’objet était de permettre à des candidats sélectionnés sur la base d'une certification réglementaire du dispositif médical portant tant sur l'utilisation réglementaire de ceux-ci que sur leur prise en charge financière par l'assurance maladie de pouvoir remettre une offre aux différents marchés spécifiques lancés par les adhérents du groupement et d'accéder ainsi à un marché public ouvert sans qu'une solution technique de télésurveillance particulière, certifiée pour une prise en charge par l'assurance maladie, ne soit favorisée ». Autrement dit, le juge met en avant les deux grandes caractéristiques sur la base desquelles sont sélectionnés les candidats. Par conséquent, les candidats, pour être admis, doivent proposer un dispositif de télésurveillance médicale pris en charge financièrement par l’Assurance maladie et dont l’utilisation est réglementaire. Une certification permet en ce sens d’en attester.
Finalement, on peut en conclure que la présélection des candidats doit être faite sur la base uniquement de cette certification. Dès lors, le juge constate que six candidats ont été retenus. Cinq d’entre eux, dont Abott Medical France, sont des fabricants de prothèses cardiaques proposant une solution de télésurveillance mais uniquement pour leurs propres produits, et un dernier, la société Implicity, qui propose la même solution, mais aussi un autre service. Celle-ci, qui est le seul opérateur à disposer d’une plateforme dite « universelle », propose ainsi d’agréger les données des différents fabricants.
Ainsi, après avoir délimité avec précision l’objet du SAD sur la base duquel ont été présélectionnés les candidats, le juge identifie les modalités de remise en concurrence applicables à la procédure d’attribution du marché litigieux (B).
B. L’identification des modalités de remise en concurrence applicables à la procédure d’attribution du marché litigieux
Selon l'article R. 2162-51 du Code de la commande publique N° Lexbase : L3606LRY, « Le marché spécifique est attribué au soumissionnaire qui a présenté l'offre économiquement la plus avantageuse sur la base des critères d'attribution définis dans l'avis de marché (…). Ces critères peuvent, le cas échéant, être précisés dans l'invitation à soumissionner ». Ainsi, ce sont les critères de sélection des offres qui constituent alors les modalités de remise en concurrence sur la base desquelles sont attribués les marchés spécifiques. Le juge cherche alors à les identifier en l’espèce. Il y parvient en effectuant une analyse attentive du CCAP, puis du dossier de consultation établi par l’acheteur public à l’occasion de son invitation à soumissionner.
Le juge porte son attention uniquement sur le critère technique en le mettant en avant à l’aide de cinq sous-critères énoncés par le CCAP. Par ailleurs, seulement le sous-critère « Suivi du patient » présente un intérêt en l’espèce. Celui-ci peut encore être apprécié par plusieurs éléments qui sont listés de manière non-exhaustive. Il s’agit alors de la capacité de collecte des données du patient, l’accompagnement et la formation des patients à l'utilisation, la facilité d'utilisation pour l'équipe médicale, l’interopérabilité avec les dispositifs médicaux de la pathologie surveillée, ou encore, la compatibilité avec les dispositifs médicaux de la pathologie télésurveillée.
Toutefois, l’identification des modalités de remise en concurrence nécessite également d’examiner le dossier de consultation établi par l’acheteur public. La juridiction administrative a en ce sens pu rappeler à l’occasion d’un autre litige que l’invitation à soumissionner a vocation en effet « à préciser la nature, la pondération et la manière d’évaluer les critères prévus dans le règlement de la consultation » [1].
Dès lors, le juge constate que l’ensemble des éléments d’appréciation présentés par le CCAP n’ont pas été repris. Dans son document de consultation, l’acheteur public en reprend seulement deux : « la capacité de collecte des données du patient » et « la facilité d'utilisation pour l'équipe médicale », et en ajoute un nouveau : « la capacité de la plateforme à synthétiser les données de télésurveillance de l’ensemble des constructeurs de stimulateurs cardiaques utilisés ». Enfin, il constate que ces trois éléments d’appréciation sont pondérés chacun à 9 %.
Ainsi, le juge parvient à déterminer le cadre applicable à la procédure d’attribution du marché litigieux en délimitant avec précision l’objet du SAD, puis en identifiant les modalités de remise en concurrence. Or, ce n’est qu’après avoir examiné l’analyse des offres effectuées par l’acheteur public, que le juge constate la méconnaissance de la portée du cadre ainsi fixé par le centre hospitalier de la région de Saint-Omer II).
II. La méconnaissance de la portée du cadre applicable à la procédure d’attribution du marché litigieux
Après l’examen de l’analyse des offres réalisée par l’acheteur public, le juge estime que ce dernier a méconnu la portée du cadre fixé par le système d’acquisition au stade de la définition des modalités de remise en concurrence, et cela dans le but de favoriser le titulaire du marché (A). Le constat de ce manquement relève pleinement de l’office du juge du référé contractuel justifiant ainsi l’annulation du marché (B).
A. Un manquement au stade de la définition des modalités de remise en concurrence dans le but de favoriser le titulaire du marché
Le juge examine l’analyse des deux seules offres remises à l’acheteur public : celles de la société, titulaire du marché, et de la société requérante.
Il constate ainsi que la société Implicity a obtenu la note de 100 % sur l’ensemble des sous-critères techniques. De son côté, la société requérante n’a obtenu que la note de 92,8 % en se voyant noter sur l’élément d’appréciation relatif à « la capacité de la plateforme à synthétiser les données de télésurveillance de l’ensemble des constructeurs stimulateurs cardiaques utilisés » de seulement 1,8 sur 9. Le juge en conclut logiquement que c’est donc sur la base uniquement de cet élément d’appréciation que s’est opérée la décision d’attribuer le marché litigieux à la société Implicity.
À partir de ce constat, le juge reproche alors à l’acheteur public d’avoir sciemment introduit cet élément d’appréciation pour avantager le titulaire du marché. Sa démonstration repose sur plusieurs arguments. Le juge souligne d’abord à propos de l’élément d’appréciation litigieux qu’il est « en lien avec le fait que le titulaire du contrat litigieux est le seul opérateur en mesure de proposer un dispositif médical de télésurveillance susceptible d'interagir avec l'ensemble des stimulateurs des constructeurs tout en étant éligible à une prise en charge financière par l'assurance maladie à ce titre ».
Il souligne ensuite qu’associé à l’emploi d’une méthode de notation purement arithmétique, cet élément d’appréciation ne pouvait pas conduire à un autre résultat, en l’état de la concurrence sur le marché des PCI. Pour affirmer cela, le juge s’appuie en effet sur le fait « qu'il n'existe que cinq fabricants de PCI certifiés sur le marché. Le titulaire était, pour sa part et compte tenu de son produit, garanti d'obtenir la note maximale sur cet élément d'appréciation ».
Enfin, il souligne qu’aucun autre élément d’appréciation n’était susceptible de départager les candidats. Il précise, en ce sens, que les autres éléments d’appréciation « ne permettaient pas (…) de créer des écarts de notation équivalents à l'écart de points significatif découlant nécessairement de l'application de cet élément d'appréciation litigieux de sorte que cet écart aurait pu être éventuellement compensé, sans qu'il ne soit du reste établi, ni même soutenu qu'aucun autre élément d'appréciation que celui qui a été ajouté lors de la consultation n'aurait permis de déterminer la meilleure offre ».
Pour finir, le juge estime que l’introduction de cet élément d’appréciation a eu pour conséquence de conférer « un avantage déterminant » à la solution de la société Implicity pour l’obtention du marché. Ceci est alors de nature à faire obstacle à une remise en concurrence « effective » des candidats sélectionnés par le SAD [2]. Dès lors et sans qu’il ait eu besoin de soulever cette atteinte manifeste au principe fondamental d’égalité de traitement des candidats, le juge finit par conclure à la méconnaissance par l’acheteur public de « la portée du cadre fixé par le système d’acquisition » et, par voie de conséquence, à son non-respect « des modalités de remise en concurrence prévues par le contrat ». Ce choix est opéré en avançant un dernier argument. Selon lui, l’élément d’appréciation litigieux remplit davantage la fonction de spécification technique alors que « l'objet [du SAD qui ] était de permettre aux candidats sélectionnés d'accéder à un marché public ouvert pour des produits réputés par principe d'usage courant n'avait pas entendu [la] mettre en avant dans son CCAP ».
Ainsi, après avoir constaté le manquement, le juge lui donne sa qualification définitive. Celle-ci lui ouvre alors pleinement la voie pour mettre en œuvre son pouvoir d’annulation au titre de son office de juge du référé contractuel (B).
B. Un manquement relevant pleinement de l’office de juge du référé contractuel
Selon l’article L. 551-18 du Code de la justice administrative, le juge du référé contractuel est tenu de prononcer la nullité du contrat après avoir constaté certains manquements strictement énumérés par la loi. Ainsi, seulement certains manquements sont invocables à cet effet, dont notamment la méconnaissance des modalités de remise en concurrence lors de la passation des contrats fondés sur un accord-cadre ou d’un SAD.
Ceci a été rappelé avec force par le Conseil d’État qui, à l’occasion d’un litige relatif à la passation d’un contrat fondé sur un accord-cadre, en a fait la stricte application [3]. Ce sont les conclusions prononcées par le rapporteur public qui permettent de l’affirmer. Il est en effet précisé que « la méconnaissance par le contrat litigieux des stipulations d’un autre contrat, en l’espèce un accord cadre, voire des règles éventuellement d’ordre public applicables à ce contrat » [4] ne fait pas partie des manquements invocables devant le juge du référé contractuel. En revanche, il ajoute qu’il en va différemment de la méconnaissance des modalités de remise en concurrence par le contrat litigieux lorsqu’elles sont prises en application de l’ accord-cadre [5]. Il ajoute que ce manquement est bien invocable devant le juge du référé contractuel dans cette circonstance seulement.
Dès lors, l’on comprend mieux le choix opéré en l’espèce par le juge en qualifiant le manquement ainsi. Celui-ci lui permet d’exercer son office dans une situation comparable à celle précédemment présentée, la seule différence étant qu’il ne s’agit pas d’un accord-cadre, mais d’un SAD. En accueillant un autre moyen contentieux, le juge aurait eu besoin davantage d’innover, au regard des incertitudes persistantes sur les manquements invocables devant le juge du référé contractuel. Cela étant, certains tribunaux ont pu accueillir favorablement le moyen tiré de l’atteinte manifeste au principe fondamental d’égalité de traitement des candidats [6], comme l’invité à le faire la jurisprudence de la Haute juridiction [7].
Ainsi, le choix de qualification opéré par le juge, au regard des circonstances de l’espèce, est donc celui de l’efficacité. Il n’aurait pas toutefois été imprudent d’accueillir favorablement le moyen tiré de l’atteinte manifeste au principe fondamental d’égalité de traitement des candidats pour annuler le marché litigieux au titre du troisième alinéa de l’article L. 551-18 du Code de la justice administrative.
[1] TA Paris, 18 juillet 2022, n° 2213906 N° Lexbase : A33238C3.
[2] Selon l’article R. 2142-15 du Code de la commande publique N° Lexbase : L3731LRM, « L'acheteur peut limiter le nombre de candidats admis à soumissionner ou à participer au dialogue, à condition que ce nombre soit suffisant pour assurer une concurrence effective ».
[3] CE, 29 juin 2012, n° 358353 N° Lexbase : A0653IQA.
[4] N. Boulouis, conclusions sous l’arrêt CE, 29 juin 2012, n° 358353, préc., p. 3.
[5] Ceci est vrai pour les accords-cadres pluri-attributaires, à la différence des accords mono-attributaires qui ne font l’objet d’aucune remise en concurrence.
[6] Voir notamment en ce sens, TA, Montreuil, 16 août 2024, n° 2410918 N° Lexbase : A53375XX ; TA Paris, 7 mars 2024, n° 2401660 N° Lexbase : A146869A.
[7] Ce moyen est invocable devant le juge du référé contractuel au titre seulement du troisième alinéa de l’article L. 551-18 du Code de la justice administrative. Voir en ce sens, CE, 14 février 2017, n° 403614 N° Lexbase : A2620TPQ.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:492634
Lecture: 15 min
N2578B3U
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Esteban Renaud, doctorant contractuel au Centre de recherches en droit administratif (EA 1477) de l’Université Paris-Panthéon-Assas
Le 01 Juillet 2025
Mots clés : open data • documents préparatoires • avocat général • rapporteur public • jurisprudence
La récente proposition de loi visant à la diffusion en open data des documents préparatoires aux décisions de justice (conclusions des rapporteurs publics dans la juridiction administrative, avis des avocats généraux et rapports publics des conseillers rapporteurs à la Cour de cassation) s’inscrit dans une tendance favorable à la transparence de la justice. Malgré sa destinée incertaine, cette proposition réinterroge les modes de légitimation de la justice tout comme la création du droit jurisprudentiel et sa lisibilité. Si les retraitements algorithmiques qu’elle rendrait possibles laissent entrevoir une démocratisation de l’accès au droit jurisprudentiel, ils présentent aussi un certain nombre de risques que seules les conditions d’application de la proposition de loi seraient susceptibles de circonscrire efficacement.
Le 21 janvier 2025 a été déposée à l’Assemblée nationale une proposition de loi « visant à l’ouverture avancée des données judiciaires » (n° 806). Portée par le député Philippe Latombe, et co-signée par trois autres députés de son groupe politique (Les Démocrates), celle-ci a été légèrement amendée et le texte adopté sans heurts par la commission des lois lors de sa réunion de 19 février. Mais depuis, plus de nouvelles... Cette proposition de loi était pourtant susceptible d’intéresser les juristes de tous bords, en ce qu’elle aurait rendu obligatoire la mise à disposition « à titre gratuit, sous forme électronique » et « dans les mêmes conditions que les jugements » des conclusions des rapporteurs publics devant les juridictions administratives, de même que les rapports des conseillers rapporteurs et les avis des avocats généraux à la Cour de cassation. Le texte propose également que les moyens invoqués au soutien du pourvoi soient de nouveau annexés aux arrêts de rejets non spécialement motivés rendus par la Cour de cassation en matière civile [1]. Le texte diffère l’entrée en vigueur de ces différentes dispositions au 1er janvier 2028.
Ce texte n’a pas encore fait l’objet d’une discussion en séance publique, et pourrait ne jamais voir le jour. Il ne s’agira donc pas de faire ici œuvre de fiction. L’initiative politique qui le sous-tend mérite néanmoins que l’on s’intéresse aux questions qu’il soulève. La mise en open data des documents préparatoires aux décisions de justice que sont les conclusions, avis et rapports publics suscite en effet de nombreuses interrogations, relatives tant au statut juridique particulier de ces documents qu’à la motivation des décisions de justice et à l’accessibilité et à la légitimité du droit jurisprudentiel. Elle pose aussi des risques associés à leur potentielle exploitation commerciale par des traitements algorithmiques, notamment ceux reposant sur l’intelligence artificielle générative. Ces risques sont redoublés par l’atteinte potentielle à la nécessaire anonymisation des décisions de justice. Comment appréhender l’hypothèse d’une publication des documents préparatoires aux décisions de justice ? Quelle serait sa véritable utilité ?
I. Une volonté politique s’inscrivant dans une actualité favorable à l’open data
Le terme open data renvoie à la politique de diffusion des données publiques de manière structurée et centralisée, sur une plateforme ouverte, et que l’on pourrait traduire par « ouverture des données ». Plus qu’une simple publication ou même qu’une diffusion, l’open data s’entend, en général, de la publication de véritables « jeux de données » susceptibles d’un traitement informatique.
Visant les données produites et collectées par les services publics, ce mouvement touche bien sûr la justice. La loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016, pour une République numérique N° Lexbase : L6477MSP, prévoit en effet, selon la formule consacrée, la « mis[e] à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées » tant des décisions issues de la juridiction administrative [2] que des décisions rendues par les juridictions judiciaires [3].
Une mission de préfiguration des dispositions réglementaires d’application de cette loi a été confiée au Professeur Loïc Cadiet, qui a formulé certaines recommandations relatives à la mise en œuvre de l’open data dans un rapport remis en 2017 à la ministre de la Justice [4]. L’objectif de mise en open data a ensuite été décliné dans divers textes réglementaires, et a notamment été précisé dans la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice N° Lexbase : L6256MSI. Cette nouvelle loi s’attache ainsi à mieux encadrer le mouvement de diffusion des données juridictionnelles en protégeant les données permettant d’identifier les personnes mentionnées dans les décisions.
Un calendrier progressif de diffusion des décisions a été arrêté : si les décisions des deux cours suprêmes sont déjà intégralement publiées, de même que celles de toutes les juridictions administratives, la publication des décisions de l’ordre judiciaire, notamment en matière pénale, s’échelonne quant à elle jusqu’à fin 2027.
Jusque-là, seules les décisions de justice étaient visées par ce mouvement de mise en open data. C’était sans compter sur la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023, d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 N° Lexbase : L6740LPC. À l’occasion de l’examen du rapport annexé au projet de loi (qui fait partie du texte), un amendement a en effet été déposé par le député Emmanuel Lacresse pour pousser plus loin encore la logique de l’open data, en l’étendant à certains documents préparatoires aux décisions de justice qui ne sont pas couverts par le secret de l’instruction ou du délibéré.
Cet amendement, finalement adopté malgré l’avis défavorable du rapporteur et du gouvernement, visait la mise à disposition du public des documents préparatoires aux décisions de justice afin de « parfaire l’intelligibilité et l’accessibilité de notre justice ». La potentielle réutilisation algorithmique ou à tout le moins commerciale de ces documents était aussi clairement recherchée, comme l’illustre la présentation de l’amendement, qui précise qu’il « a été rédigé en lien avec des acteurs français qui promeuvent la mise en ligne d’informations juridiques ».
La jurisprudence ne reconnaît toutefois pas aux rapports annexés aux lois de programmation la « valeur normative qui s’attache aux dispositions de loi » [5]. La volonté de diffusion des documents préparatoires aux décisions de justice aurait donc pu rester un vœu pieux du législateur.
C’est là qu’intervient la proposition de loi du député Philippe Latombe, qui reprend l’objectif de l’amendement Lacresse mais en l’insérant cette fois dans une proposition de loi ordinaire dont les dispositions seraient véritablement contraignantes. Après une première proposition de loi déposée le 5 décembre 2023, qui n’a évidemment pas résisté à la dissolution de l’Assemblée nationale, une seconde proposition a été déposée le 21 janvier 2025. C’est celle qui nous intéresse ici. La proposition devait initialement être examinée selon la procédure dite de « législation en commission » [6], afin de pouvoir se contenter en séance (lors de la niche parlementaire du groupe Les Démocrates) d’un vote sur l’ensemble du texte adopté par la commission des lois. Mais l’opposition à cette procédure, formulée par un président de groupe à l’issue de l’examen du texte par la commission [7], a empêché, à ce stade, l’inscription du texte à l’ordre du jour d’une séance.
Mais pourquoi une mise en open data de documents préparatoires à première vue dénués de toute portée normative ? Comme pour l’amendement de 2023, le député fonde sa proposition sur une volonté d’améliorer l’intelligibilité des décisions de justice. Il est clair que la loi doit être compréhensible. C’est ce qui ressort de l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, que le Conseil constitutionnel fait découler des articles 4 N° Lexbase : L1368A9K, 5 N° Lexbase : L1369A9L, 6 N° Lexbase : L1370A9M et 16 N° Lexbase : L1363A9D de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 [8]. Comme son nom l’indique, ce principe constitutionnel ne s’applique pas en tant que tel aux décisions de justice. Celles-ci sont toutefois soumises à une obligation de motivation qui découle de textes législatifs [9] comme de dispositions conventionnelles [10]. Cette exigence de motivation imposée aux juges du fond est contrôlée par les juges de cassation, susceptibles de censurer une décision pour défaut de motivation.
Les décisions sont donc motivées, et cette motivation est désormais pleinement accessible dès lors qu’elles font l’objet d’une publication en open data. Certes, mais cela n’interdit pas au législateur de souhaiter ajouter à cette motivation souvent laconique les éléments de justification contenus dans les documents préparatoires que vise la proposition de loi Latombe. Il est en effet bien connu que les conclusions servent souvent de support d’interprétation à l’arrêt à l’occasion desquelles elles ont été prononcées, comme en atteste la diffusion élargie des conclusions des rapporteurs publics au Conseil d’État. Même si leur diffusion est moins systématique, les avis des avocats généraux et les rapports publics des conseillers-rapporteurs peuvent jouer le même rôle.
Mais en ce cas précis, plus de transparence et d’ouverture des données, n’est-ce pas vouloir un « mieux » qui serait en réalité l’ennemi du bien ?
II. Les objections diverses à l’open data des documents préparatoires
La proposition de loi a en effet suscité plusieurs réactions. Si les LegalTech, les universitaires et les journalistes juridiques y sont favorables (comme la majorité des députés de la commission des lois), il semblerait que cela ne soit pas le cas des principaux concernés, du moins dans la juridiction administrative.
Les deux syndicats de magistrats administratifs se sont en effet opposés publiquement à la publication en open data des conclusions des rapporteurs publics dans les juridictions du fond. Elle engendrerait, selon eux, une surcharge de travail par le nécessaire retraitement de toutes leurs conclusions (parfois écrites rapidement comme simple trame d’un discours oral). Le coût serait donc élevé pour un bénéfice en réalité minime, puisque les conclusions ne sauraient d’après eux remplacer la motivation contenue dans la décision juridictionnelle, qui seule est dotée de l’autorité de la chose jugée.
Ces arguments sont tout à fait audibles : les « conclusions » renvoient matériellement tant à ce que dit le rapporteur public lors de l’audience (faudrait-il alors retranscrire exactement sa parole ?), qu’au support écrit dont il se sert pour ce faire, mais aussi à l’éventuelle version retravaillée (souvent pour publication) de ce support. Le soin de définir les modalités concrètes de la mise en open data des documents préparatoires (dans le cadre des conditions d’application de la proposition) est pourtant laissé à un décret, ce qui ne permet pas de savoir exactement ce que la proposition de loi entend par le terme « conclusions ». Ce doute est moins permis concernant les avis des avocats généraux et les rapports publics des rapporteurs à la Cour de cassation, puisque ce sont des documents communiqués aux parties lors de la procédure et qu’ils existent donc matériellement sous une forme aboutie (ce qui n’est pas toujours le cas des conclusions, du moins dans les juridictions du fond).
Il est également vrai que ces documents n’ont aucun caractère obligatoire. Cela ne les empêche pas d’être dotés d’une normativité certaine. La systématisation que les rapporteurs publics ou avocats généraux opèrent des solutions jurisprudentielles dégagées par les juridictions suprêmes, le cadrage qu’ils proposent du cadre jurisprudentiel dans lequel s’inscrit la décision, permettent justement le travail de retraitement du produit brut des décisions, nécessaire à l’avènement de la norme jurisprudentielle. En ce qu’ils sont des interprètes particulièrement légitimes des règles jurisprudentielles contenues dans les arrêts tant du Conseil d’État que de la Cour de cassation, ces acteurs de la procédure contentieuse contribuent donc à la production des normes jurisprudentielles. Une publication de leurs écrits pourrait donc être intéressante, surtout pour la doctrine universitaire et les praticiens.
On comprend certes la critique selon laquelle toutes les conclusions « ne se valent pas » : celles prononcées devant le Conseil d’État sur des affaires à haute portée jurisprudentielle sont évidemment plus normatives que celles prononcées devant les juridictions du fond. Les deux syndicats des juges du fond ont d’ailleurs insisté sur le fait que les conclusions qui valaient la peine d’être publiées (notamment celles sur des affaires importantes) l’étaient déjà en pratique. Il serait toutefois favorable de ne pas laisser cette sélection à la main des seuls juges. C’est bien là le pari derrière l’open data des décisions : permettre, par une possibilité assumée de retraitement algorithmique des décisions, de ne pas laisser au juge le monopole de l’édiction du droit jurisprudentiel, en faisait apparaître des tendances se dégageant de la masse des décisions [11]. Alors pourquoi ne pas tenter la même chose avec les documents préparatoires connus pour prolonger la motivation des décisions ?
III. Des modalités renouvelées d’édiction du droit jurisprudentiel et de légitimation des décisions de justice
Lors de la remise du rapport intitulé « Motivation enrichie et opinion séparée : renforcer la confiance dans le processus de décision à la Cour de cassation », le 5 mai 2025, le procureur général de la Cour de cassation évoquait le fait que les avis des avocats généraux pouvaient jouer un rôle analogue à celui des opinions séparées. Celles-ci peuvent contribuer à légitimer les arrêts rendus par la Cour comme les normes jurisprudentielles qu’elle crée, en supplément de la motivation - certes déjà enrichie - de certaines décisions importantes.
Les documents préparatoires ont donc un potentiel de légitimation de la décision qu’ils précèdent, en ce qu’ils permettent de comprendre un peu mieux le processus et les arguments ayant présidé à son adoption. Ce n’est toutefois pas la posture classique des juridictions françaises. La crainte est au contraire que la publication d’éléments tendant à « justifier » la décision nuise à la concision de la motivation et à l’autorité naturelle dont sont revêtues les formulations laconiques des considérants et attendus de principe. La publication des documents préparatoires induirait selon cette logique plus de confusion que d’adhésion et risquerait de nuire à la sérénité de la justice.
Il est vrai que la tendance actuelle à l’amélioration de la motivation des décisions de justice en général pourrait rendre superflue la publication systématique de ces documents. Elle pourrait également avoir pour effet de monopoliser l’analyse des décisions, en se substituant aux commentaires doctrinaux.
On peut néanmoins faire le pari qu’élargir le champ de l’open data aux documents préparatoires permettrait une réappropriation du droit « par la base » via un accès généralisé à l’information juridique. Encore faut-il pour cela que les outils de traitement de ces masses de données ouvertes soient justement accessibles aux citoyens et pas seulement à certains praticiens. La doctrine pourrait alors également y trouver son compte, en disposant de plus d’éléments pour commenter et le cas échéant critiquer les décisions rendues. Peut-être cela renforcerait-il justement la qualité de ces documents préparatoires, par l’anticipation d’une publication ultérieure, bien que le risque d’une standardisation de leur contenu soit également bien présent. La publication quasi systématique de leurs conclusions par certains rapporteurs publics au Conseil d’État ne semble toutefois pas avoir fait apparaître de standardisation particulière de celles-ci.
Le risque d’une monopolisation de la fabrication du droit jurisprudentiel par l’intelligence artificielle générative semble enfin limité, a fortiori si l’on inclut dans leurs bases de données les documents préparatoires. Il risque alors d’être difficile pour ces algorithmes, en tout cas à ce stade, de distinguer les suggestions jurisprudentielles contenues dans ces documents des règles jurisprudentielles posées par les juridictions suprêmes. Un exemple l’illustre indirectement : une IA générative bien connue considère par exemple comme règle jurisprudentielle les moyens reproduits dans certaines décisions de rejet non spécialement motivé de la Cour de cassation...
Quoi qu’il advienne de cette proposition de loi ou des futures initiatives en ce sens, elles soulignent en tout cas une redéfinition certaine des modes de légitimation de la justice, rendue « au nom du peuple français » et sommée par les parlementaires de faire œuvre de transparence pour rendre compte de la construction de ses arrêts et des règles jurisprudentielles. Cela n’est pas le synonyme d’une remise en cause, mais plutôt d’une confiance dans la capacité de la justice à susciter l’adhésion à ses décisions par la transparence de tous leurs éléments de justification plus que par l’autorité qui découlerait de leur laconisme.
Mais là aussi, tout est une question d’équilibre pour que le mieux ne devienne pas l’ennemi du bien : il faut ouvrir sans affaiblir, diffuser sans dénaturer, rendre visible sans exposer à des utilisations dévoyées (notamment de réidentification des requérants ou de profilage des juges). Un tel équilibre ne pourra être atteint qu’en portant une grande attention aux modalités techniques de la diffusion des documents préparatoires, qui mériteraient d’être plus clairement définies.
[1] En application de l’article 1014 du Code de procédure civile N° Lexbase : L5917MBR.
[2] CJA, art. L. 10 N° Lexbase : L7370LPN.
[3] COJ, art. L. 111-13 N° Lexbase : L7368LPL.
[4] L’open data des décisions de justice, rapport de la Mission d’étude et de préfiguration sur l’ouverture au public des décisions de justice, novembre 2017, dirigé par Loïc Cadiet.
[5] Voir par exemple CE, 19 mars 2024, n° 490347, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A22972WY.
[6] Prévue aux articles 107-1 à 107-3 du règlement de l’Assemblée nationale.
[7] Comme le permet l’alinéa 6 de l’article 107-1 du règlement de l’Assemblée nationale.
[8] Voir Cons. const., décision n° 2009-592 DC du 19 novembre 2009, Loi relative à la formation professionnelle tout au long de la vie N° Lexbase : A6693EN9.
[9] CJA, art. L. 9 N° Lexbase : L2616ALH et CPC, art. 455 N° Lexbase : L6565H7B.
[10] Notamment de l’interprétation de l’article 6§1 par la Cour européenne des droits de l’homme (voir par ex. CEDH, 30 novembre 1987, Req. 1/1986/99/147, H. contre Belgique N° Lexbase : A3825AU9).
[11] M.-A. Frison-Roche et S. Bories, La jurisprudence massive, Dalloz, 1993, p. 287-290.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:492578
Réf. : Cass. civ. 2, 3 juillet 2025, n° 22-23.979, FS-B+R N° Lexbase : B7773APL
Lecture: 3 min
N2637B33
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Alexandre Autrand, doctorant, Université de Limoges, école doctorale Gouvernance des Institutions et des Organisations, Observatoire des Mutations Institutionnelles et Juridiques
Le 08 Juillet 2025
La Cour de cassation revient sur sa jurisprudence au sujet de la sanction de la saisine d’une Cour d’appel territorialement incompétente (V. Cass. civ. 2, 25 novembre 2021, n° 20-13.780 N° Lexbase : A50877DR). Elle considère que la saisine d'une cour d'appel territorialement incompétente relève des exceptions d'incompétence et non des fins de non-recevoir.
Faits et procédure. Par une déclaration du 2 février 2021, M. [E] a interjeté appel, devant la Cour d’appel de Paris, d’un jugement d’un Conseil de prud’hommes, notifié le 7 janvier 2021. Le 23 mars 2021, M. [E] a formé une seconde déclaration d’appel devant la Cour d’appel de Versailles, territorialement compétente. Par une ordonnance du 7 juin 2021, un Conseiller de la mise en état de la Cour d’appel de Paris a déclaré le premier appel irrecevable. Par une ordonnance du 4 avril 2022, qui a été déférée à la Cour d’appel, un Conseiller de la mise en état de la Cour d’appel de Versailles déclare, irrecevable, le second appel. M. [E] décide d’attaquer cette décision devant la Cour de cassation.
Pourvoi/Appel. S’agissant de l’argumentation de M. [E], le moyen annexé au présent arrêt, a été relevé d’office par la Cour de cassation, sur le fondement des articles 1015 N° Lexbase : L5802L8E et 620 N° Lexbase : L6779H79 du Code de procédure civile.
Solution. La Cour de cassation procède à un revirement de sa jurisprudence. Après avoir rappelé la lettre des articles L. 311-1 N° Lexbase : L7901HNX et R. 311-3 N° Lexbase : L6510IAD du Code de l’organisation judiciaire, la Cour retrace ses précédentes décisions. Depuis 2009 (Cass. civ. 2, 9 juillet 2009, n° 06-46.220 N° Lexbase : A7198EIG), la Cour considère que lorsqu’une Cour d’appel constate que l'appel d'un jugement a été formé devant une cour dans le ressort de laquelle n'est pas située la juridiction dont émane la décision attaquée, en déduit exactement que l'appel n'est pas recevable. Ensuite, la Cour rappelle le revirement de jurisprudence opérée par sa Chambre commerciale, sur la compétence de la Cour d’appel de Paris, pour statuer sur les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du Code de commerce N° Lexbase : L0496LQG. Auparavant la Chambre commerciale considérait que dans ce cadre-là, la saisine d’une Cour d’appel incompétente était sanctionnée par une fin de non-recevoir (Cass. com., 9 juillet 2009, n° 06-46.220). Désormais, la Chambre commerciale considère que cette situation relève d’une exception de compétence (Cass. com., 29 janvier 2025, n° 23-15.842 N° Lexbase : A38976S7). De ce fait, la deuxième Chambre civile se demande si la règle d'ordre public relative à la compétence territoriale d'une cour d'appel, prévue à l'article R. 311-3 du Code de l'organisation judiciaire, relève des exceptions d'incompétence ou des fins de non-recevoir. Elle considère que sa jurisprudence de 2009 est une source de complexité pour les praticiens et de restrictions de l’accès au juge d’appel. Désormais, la deuxième Chambre civile considère que la saisine d'une cour d'appel territorialement incompétente n'est pas sanctionnée par une fin de non-recevoir mais relève des exceptions d'incompétence régies par les articles 75 N° Lexbase : L1411LGD à 82-1 du Code de procédure civile. Selon la Cour, ce revirement de jurisprudence tend à favoriser l'accès au juge d'appel en assouplissant le régime des sanctions tout en poursuivant l'objectif d'une bonne administration de la justice.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:492637