Lexbase Contentieux et Recouvrement n°1 du 30 mars 2023 : Voies d'exécution

[Jurisprudence] D’utiles précisions sur le titre exécutoire européen

Réf. : CJUE, 16 février 2023, aff. C-393/21, Lufthansa Technik AERO Alzey GmbH N° Lexbase : A39609DZ

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par Noëmie Reichling, Docteure en droit et Avocate au barreau de Caen

le 29 Mars 2023

Mots-clés : Règlement (CE) n°805/2004 • titre exécutoire européen • créances incontestées • circonstances exceptionnelles • suspension ou limitation de l’exécution

Par un arrêt du 16 février 2023, la Cour de justice de l’Union européenne fournit des précisions importantes sur la suspension de l’exécution d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen.


Le Règlement (CE) n° 805/2004 du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004, dit Règlement TEE [1], a pour objet de créer un titre exécutoire européen pour les créances incontestées en vue, grâce à l’établissement de normes minimales, d’assurer la libre circulation des décisions, des transactions judiciaires et des actes authentiques dans tous les États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une procédure intermédiaire (exequatur) dans l’État membre d’exécution préalablement à la reconnaissance et à l’exécution (Règl., art. 1er). Une fois certifiée en tant que titre exécutoire européen par la juridiction d’origine, la décision pourra être directement exécutée dans les autres États membres. C’est de ce règlement qu’il est question dans l’arrêt rendu le 16 février 2023 par la Cour de justice de l’Union européenne.

I. Les faits et la procédure

Le 14 juin 2019, l’Amtsgericht Hünfeld (tribunal de district de Hünfeld, Allemagne) a émis une injonction de payer à l’égard de la société Arik Air en vue du recouvrement d’une créance de 2 292 993 32 euros au bénéfice de la société Lufthansa. Sur le fondement de cette injonction, cette juridiction a délivré, le 24 octobre 2019, un titre exécutoire européen et, le 2 décembre 2019, un certificat de titre exécutoire européen.

Un huissier de justice exerçant en Lituanie a été saisi par la société Lufthansa afin qu’il exécute ce titre exécutoire conformément à ce certificat. La société Arik Air a introduit devant les juridictions allemandes une demande tendant au retrait du certificat de titre exécutoire européen et à la cessation du recouvrement forcé de la créance. Elle a également demandé à l’huissier lituanien de suspendre la procédure d’exécution jusqu’à ce que la juridiction allemande statue à titre définitif sur la demande de retrait du certificat de titre exécutoire européen et de cessation du recouvrement forcé, ce que l’huissier a refusé de faire.

Par une ordonnance du 9 avril 2020, la juridiction allemande a subordonné la suspension de l’exécution du titre exécutoire européen, du 24 octobre 2019, au dépôt par la société Arik Air d’une garantie d’un montant de 2 000 000 euros.

La société Arik Air a formé devant le Kauno apylinkės teismas (tribunal de district de Kaunas, Lituanie) un recours contre la décision de l’huissier refusant de suspendre cette procédure d’exécution. Par une ordonnance du 11 juin 2020, cette juridiction a rejeté le recours.

Par une ordonnance du 25 septembre 2020, le Kauno apygardos teismas (tribunal régional de Kaunas, Lituanie), statuant sur l’appel interjeté par la société Arik Air, a annulé l’ordonnance du Kauno apylinkės teismas (tribunal de district de Kaunas), du 11 juin 2020, et décidé de suspendre la procédure d’exécution en cause dans l’attente de la décision définitive de la juridiction allemande sur les demandes de la société Arik Air.

La société Lufthansa a saisi la Cour suprême de Lituanie d’un pourvoi en cassation contre l’ordonnance du Kauno apygardos teismas (tribunal régional de Kaunas) du 25 septembre 2020.

La Cour suprême de Lituanie a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice les questions préjudicielles suivantes :

1) Eu égard aux objectifs du Règlement n° 805/2004, notamment celui d’accélérer et de simplifier l’exécution des décisions juridictionnelles des États membres ainsi que de protection effective du droit à un procès équitable, comment convient-il d’interpréter la notion de « circonstances exceptionnelles » prévue à l’article 23, sous c), du règlement n° 805/2004 ? Quelle est la marge d’appréciation des autorités compétentes de l’État membre d’exécution pour interpréter cette notion ?

2) Des circonstances telles que celles de la présente affaire, liées à une procédure juridictionnelle dans l’État d’origine qui vise à faire trancher une question relative à l’annulation d’une décision juridictionnelle sur le fondement de laquelle un titre exécutoire européen a été délivré, doivent-elles être considérées comme pertinentes pour se prononcer sur l’application de l’article 23, sous c), du Règlement n° 805/2004 ? Selon quels critères convient-il d’apprécier la procédure de recours dans l’État membre d’origine et quel niveau d’exhaustivité doit comporter l’appréciation de la procédure ayant lieu dans l’État membre d’origine qui est opérée par les autorités compétentes de l’État membre d’exécution ?

3) Quel est l’objet de l’appréciation lorsqu’il est statué sur l’application de la notion de « circonstances exceptionnelles » figurant à l’article 23 du Règlement n° 805/2004 : l’incidence des circonstances concernées du litige doit-elle être appréciée lorsque la décision juridictionnelle de l’État d’origine est contestée dans l’État d’origine, les avantages et les dommages éventuels de la mesure concernée à l’article 23 de ce règlement doivent-ils être analysés, ou la capacité économique du débiteur d’exécuter la décision juridictionnelle ou bien d’autres circonstances doivent-elles être analysées ?

4) Est-il possible, en vertu de l’article 23 du Règlement n° 805/2004, d’appliquer en même temps plusieurs des mesures prévues à cet article ? Si la réponse à cette question est positive, sur quels critères les autorités compétentes de l’État d’exécution doivent-elles s’appuyer pour se prononcer sur la justification et la proportionnalité de l’application de plusieurs des mesures prévues ?

5) Le régime juridique prévu à l’article 36, paragraphe 1, du Règlement n° 1215/2012 N° Lexbase : L9189IUU doit-il s’appliquer à une décision juridictionnelle de l’État d’origine en matière de suspension de la force exécutoire (d’annulation) ou un régime juridique semblable à celui défini à l’article 44, paragraphe 2, de ce règlement est-il applicable ?

En répondant à ces questions, la Cour de Justice opère d’utiles précisions sur la question de la suspension de l’exécution d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen.

II. Les apports de l’arrêt

Le débat s’est développé au regard des dispositions du Règlement (CE) n° 805/2004, du Parlement européen et du Conseil, du 21 avril 2004, portant création d’un titre exécutoire européen pour les créances incontestées, et en particulier de son article 23 qui prévoit des cas de suspension ou de limitation de l’exécution d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen.

Cet article 23 énonce que « Lorsque le débiteur a : - formé un recours à l’encontre d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen, y compris une demande de réexamen au sens de l'article 19, ou - demandé la rectification ou le retrait d’un certificat de titre exécutoire européen conformément à l’article 10, la juridiction ou l’autorité compétente dans l'État membre d’exécution peut, à la demande du débiteur : a) limiter la procédure d'exécution à des mesures conservatoires ; ou b) subordonner l’exécution à la constitution d’une sûreté qu’elle détermine ; ou c) dans des circonstances exceptionnelles, suspendre la procédure d’exécution ».

L’arrêt de la Cour de justice du 16 février 2023 présente trois apports principaux :

Le premier apport, le plus attendu aussi, est de fournir pour la première fois une définition de la notion de « circonstances exceptionnelles » justifiant la suspension de l’exécution d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen. Dans le silence du règlement, la Cour opte pour une définition européenne autonome et propose ainsi de considérer cette notion de « circonstances exceptionnelles » comme « une situation dans laquelle la poursuite de la procédure d’exécution d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen, [lorsque le débiteur a introduit, dans l’État membre d’origine, un recours contre cette décision ou une demande de rectification ou de retrait du certificat de titre exécutoire européen], exposerait ce débiteur à un risque réel de préjudice particulièrement grave dont la réparation serait, en cas d’annulation de ladite décision ou de rectification ou retrait du certificat de titre exécutoire, impossible ou extrêmement difficile ». Elle précise que cette notion de « circonstances exceptionnelles » ne renvoie pas à des circonstances liées à la procédure juridictionnelle dirigée dans l’État membre d’origine contre la décision certifiée en tant que titre exécutoire européen ou contre le certificat de titre exécutoire européen.

Selon la définition retenue par la Cour de justice, les « circonstances exceptionnelles » s’apprécient en considération des seules conséquences de l’exécution de la décision certifiée en tant que titre exécutoire européen. Contrairement à ce qu’avait suggéré M. l’avocat général Priit Pikamäe dans ses conclusions du 20 octobre 2022, aucune condition d’urgence n’est requise. Les conditions dans lesquelles s’exerce le recours contre la décision certifiée ou le certificat de TEE sont également indifférentes. À suivre la Cour, la suspension de l’exécution de la décision certifiée ne peut intervenir que dans l’hypothèse où la poursuite de la procédure d’exécution risque d’entraîner pour le débiteur un préjudice particulièrement grave. Tel sera le cas chaque fois que l’exécution d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen risquera de causer un préjudice irréparable ou quasi irréparable au débiteur en cas d’anéantissement de la décision certifiée ou de rectification ou retrait du certificat de TEE. En pratique, cette condition risque d’être difficile à satisfaire. L’appréciation s’opérera nécessairement in concreto en fonction des circonstances propres à chaque espèce, avec l’inconvénient que cette appréciation puisse alors varier d’un juge à l’autre.

Le deuxième apport de l’arrêt a trait à la question du cumul des mesures prévues à l’article 23 (i.e. la limitation de la procédure d’exécution à des mesures conservatoires, la constitution d’une sûreté et la suspension de l’exécution « dans des circonstances exceptionnelles »). La Cour de justice retient que si le Règlement permet l’application simultanée des mesures de limitation de l’exécution et de constitution d’une sûreté, il ne permet pas l’application simultanée d’une de ces deux mesures avec celle de suspension de la procédure d’exécution. La solution se comprend aisément.

Enfin, le troisième apport de l’arrêt est de préciser que lorsque le caractère exécutoire d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen a été suspendu dans l’État membre d’origine et que le certificat indiquant la suspension de la force exécutoire (certificat visé à l’article 6, paragraphe 2) a été présenté à la juridiction de l’État membre d’exécution, cette juridiction est tenue de suspendre, sur la base de cette décision, la procédure d’exécution engagée dans ce dernier État.

Cet arrêt fournit donc des précisions utiles sur la suspension de l’exécution d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen. Il est évident qu’il ne passera pas inaperçu.

À retenir : le débiteur qui a formé un recours à l’encontre d’une décision certifiée en tant que titre exécutoire européen ou qui a demandé la rectification ou le retrait d’un certificat de TEE, peut demander la suspension de l’exécution de la décision. Pour ce faire, il doit démontrer que la poursuite de la procédure d’exécution l’exposerait à un risque réel de préjudice particulièrement grave dont la réparation serait, en cas d’annulation de ladite décision ou de rectification ou retrait du certificat de titre exécutoire, impossible ou extrêmement difficile.

[1] JOCE L 143 du 30 avril 2004, p. 15 ; C. Nourissat, Le Règlement (CE) n° 805/2004 du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 portant création d’un titre exécutoire européen pour les créances incontestées, Europe, n°8, août 2005 ; H. Péroz, Le Règlement (CE) n° 805/2004 du 21 avril 2004 portant création d’un titre exécutoire européen pour les créances incontestées, JDI, 2005, p.637 ; K. H. Beltz, Le titre exécutoire européen (TEE), D., 2005, chron. p. 2707. ; L. D’avout, La circulation automatique des titres exécutoires imposée par le règlement n°805/2004 du 21 avril 2004, Rev. crit. DIP, 2006, p.1 ; C. Roth, Le règlement n°805/2004 portant création d’un titre exécutoire européen : un pas décisif vers la création d’un "Code européen de procédure civile" , Gaz. Pal., 21 août 2008, p. 28 ; F. Ferrand, Le nouveau titre exécutoire européen, Dr. et patr., octobre 2004, p. 70 ; M. Nioche, Le règlement (CE) n°805/2004 du 21 avril 2004 portant création d’un titre exécutoire européen pour les créances incontestées, in L. Cadiet, E. Jeuland et S. Amrani-Mekki (dir.), Droit processuel civil de l’Union européenne, LexisNexis, coll. Droit et Professionnels, 2011, p. 161 ; F. Ferrand, Le titre exécutoire européen ou les possibles tensions entre jugement sans frontières et procès équitable, in Mélanges en l’honneur de M. Revillard, Défrénois, 2007, p. 107 à 130 ; A. Huet, Titre exécutoire européen, in Rép. Dr. internat., Dalloz, 2006, [màj février 2020] ; M. Lopez De Tejada, Titre exécutoire européen, J-Cl. Europe, Fasc. 2810.

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