Lexbase Fiscal n°534 du 4 juillet 2013 : Fiscalité financière

[Jurisprudence] Affaire "Pétrus" : l'affectio societatis, plus fort que l'impôt ?

Réf. : CAA Bordeaux, 3ème ch., 4 juin 2013, cinq arrêts, n° 11BX00915 (N° Lexbase : A4031KGE), n ° 11BX00916 (N° Lexbase : A4032KGG), n° 11BX00917 (N° Lexbase : A4033KGH), n° 11BX00918 (N° Lexbase : A4034KGI) et n° 11BX00919 (N° Lexbase : A4035KGK), inédits au recueil Lebon

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par Sophie Cazaillet, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 04 Juillet 2013

"Pétrus". Ainsi se nomme le vin de la région viticole de Pomerol (près de Bordeaux), considéré comme l'un des plus grands bordeaux, et concurrençant les grands crus du Médoc aux noms bien connus, tels que "Château Latour", "Château Lafite-Rothschild", "Château Margaux", etc. et des vins de Saint-Emilion comme "Château Cheval Blanc" et autres. Pétrus est l'un des seuls bordeaux à ne pas bénéficier de l'appellation "Château", car il n'y a aucun établissement sur le domaine. Connu dans le monde entier, bu par Hercule Poirot dans le roman d'Agatha Christie, Mort sur le Nil, Pétrus fait la joie de ses propriétaires, le prix d'une bouteille variant de 600 euros pour un petit millésime à plus de 3 000 euros pour un grand millésime, voire 15 000 euros pour une millésime exceptionnel. Sixième vin le plus cher du monde, premier parmi les bordeaux, le vin "Pétrus" a fait l'actualité de la cour administrative d'appel de Bordeaux, qui a rendu cinq arrêts, le 4 juin 2013, rappelant les dissensions entre les actionnaires qui ont failli ternir l'image de la réussite de ce vin. En effet, en 1999, des divergences sont apparues entre les actionnaires. Ces dernières prenant un tour médiatique fâcheux, il a été décidé d'exclure une actionnaire, par ailleurs dirigeante de la société civile gérant les terres viticoles. Cette société civile est détenue par trois personnes physiques : un propriétaire, un nu-propriétaire, fils du propriétaire, et une usufruitière, par ailleurs gérante. Cette dernière a été révoquée, lors de l'assemblée générale des associés en 2000, de son mandat. A la suite de cet évènement, l'usufruitière a engagé des actions judiciaires pour que soit annulée cette assemblée générale. Elle a aussi demandé la nomination judiciaire d'un administrateur provisoire, la mise sous séquestre des stocks existants et à venir, la résiliation des contrats de distribution et l'établissement d'inventaires de stocks. Devant la morosité de l'ambiance entre les associés, qui se sont accusés réciproquement de détournements d'éléments d'actif de la société, d'abus de confiance, de chantage, et autres compliments, et surtout devant l'écho de ces disputes dans la presse tant régionale que nationale et étrangère, la société civile a réagi. Un protocole d'accord a été signé en faveur de l'ancienne dirigeante, qui s'engageait à abandonner toutes poursuites judiciaires présentes et futures contre l'entreprise. En contrepartie, l'usufruitière a cédé ses parts au nu-propriétaire, qui les a revendues à une société gérée par lui, et a bénéficié de cadeaux, notamment des caisses de vin et des remboursements de frais.

Cette affaire, au parfum de scandale, qui risquait d'entacher la réputation du vin "Pétrus", a attiré, parmi les badauds, l'administration fiscale, qui s'est intéressée à ces opérations et à leurs impacts sur les impôts dus par la société civile transparente, et donc par ces associés. Les cinq arrêts rendus par la cour administrative d'appel viennent à la rescousse de ces derniers, en leur donnant raison sur deux points de droit : d'une part, le protocole d'accord a été disqualifié d'acte anormal de gestion et, d'autre part, les conditions de distribution des dividendes l'année de ce protocole ont été validées.

I - L'apaisement des relations entre associés, un acte normal de gestion

Les relations humaines sont ainsi faites qu'elles se passent généralement du plus pur désintérêt ; soit on aime, soit on déteste. Ces sentiments peuvent connaître des extrêmes, et, pour peu que les caractères s'échauffent, peuvent mener loin. Lorsque des associés sont liés par l'affectio societatis, qui est généralement plutôt fort dans le cadre d'une société civile, les affrontements ne sont jamais bons, ni pour les personnes physiques, ni pour la personne morale, ni pour l'objet exploité par eux tous. C'est ainsi qu'en cas de dissensions entre ses associés, la société peut jouer le rôle d'arbitre, et apaiser ces tensions dans l'intérêt de tous, mais d'abord du sien, ce qui justifie qu'elle intervienne et fasse des concessions qu'elle n'aurait pas fait en dehors de toute dispute.

A - Le principe : la normalité de la signature d'un protocole d'accord entre une société et son associé

L'acte normal de gestion est un acte réalisé par une entreprise dans l'intérêt social, c'est-à-dire dans un but purement égoïste. Une entreprise a pour objectif universel de réaliser des profits et de vivre et prospérer le plus longtemps possible. Elle n'a pas de destinée altruiste, sinon elle serait plutôt constituée sous forme d'association à but non lucratif, ou de fondation, par exemple.

La théorie de l'acte anormal de gestion (CGI, art. 38 N° Lexbase : L0289IWM et 39 N° Lexbase : L3894IAH) permet à l'administration de veiller à ce qu'une entreprise ne pense qu'à elle-même, et surtout pas aux autres. Ainsi, si le service constate qu'une entreprise a fait un "cadeau", par le biais du versement d'une somme d'argent, d'un avantage en nature, d'un prix minoré, d'une donation, ou par tout autre moyen, elle va considérer que ce "cadeau" n'est pas conforme à la destination de la personne morale. Le droit fiscal ne s'embarrasse pas de la morale, et rejette toute gentillesse de la part d'une personne morale, qui n'est dotée ni d'un coeur, ni d'un cerveau, mais d'une trésorerie. Par conséquent, l'impôt s'appliquera au résultat qu'aurait dû obtenir l'entreprise "normalement", c'est-à-dire en-dehors de tout "cadeau". Par une fiction juridique, il ôte à la société la possibilité de faire preuve de renonciation de soi, et considère qu'elle n'a jamais réalisé cet acte "contre-nature". Chose étonnante, révélatrice de la vénalité de la règle fiscale, si l'entreprise reçoit, d'une autre entreprise, un cadeau, celui-ci n'est pas remis en cause. La personne morale destinataire du cadeau recevra la bénédiction du Trésor qui... imposera ce cadeau. Alors que comptablement, l'entreprise qui fait un cadeau peut le déduire et celle qui le reçoit peut le considérer comme un profit, fiscalement, la première entreprise ne pourra pas déduire la charge correspondant au cadeau.

Toute la difficulté des entreprises aujourd'hui est de démontrer à l'administration que ce qu'elle prend pour un cadeau n'en est pas un. Comment effectuer pareille démonstration ? En prouvant que le transfert de valeur d'une personne à une autre a eu une contrepartie. Et le juge reprend ce raisonnement : "le bénéfice imposable à l'impôt sur le revenu est celui qui provient des opérations de toute nature faites par l'entreprise, à l'exception de celles qui, en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion commerciale normale [...] l'abandon de créance ou la renonciation à recettes consentis par une entreprise au profit d'un tiers, ne relève pas, en général, d'une gestion commerciale normale sauf s'il apparaît qu'en consentant un tel avantage, l'entreprise a agi dans son propre intérêt [...] s'il appartient à l'administration d'apporter la preuve des faits sur lesquels elle se fonde pour estimer que les avantages octroyés par une entreprise à un tiers, constitue un acte anormal de gestion, elle est réputée apporter cette preuve, dès lors que cette entreprise n'est pas en mesure de justifier qu'elle a bénéficié en retour de contreparties".

Les exemples jurisprudentiels relatifs à ces preuves sont très nombreux, car la théorie de l'acte anormal de gestion, mise en place par l'administration fiscale, est une théorie dont les contours se dessinent par l'expérience. Parmi les nombreuses décisions relevées dans la jurisprudence, quelques exemples caractérisent la notion d'"intérêt social", celui qui est protégé par le droit fiscal ; ainsi, il a été décidé que, lorsqu'un commerçant est en état de règlement judiciaire, les honoraires qu'il a versés pour sa défense et pour rétribuer les administrateurs judiciaires sont des dépenses effectuées dans l'intérêt de son entreprise ou se rattachant à son exploitation (CE 9° et 7° s-s-r. 3 mai 1972, n° 82127, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7619AYT) ; les sommes versées conformément à un engagement de caution contracté dans l'intérêt de l'entreprise constituent une charge déductible des bénéfices imposables (CE 7° 8° et 9° s-s-r., 24 mars 1978, n° 02628, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A5160AIX) ; la prise en charge, par une société, de la part financière des codébiteurs, solidaires d'une condamnation pour acte déloyal, n'est pas contraire, ni étrangère, aux intérêts de cette société (CE 3° et 8° s-s-r., 28 avril 2006, n° 275147, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1964DPG). En revanche, il a été considéré que les charges afférentes à un château utilisé seulement à des fins de relations publiques et non lucratives, ne sont pas déductibles du résultat de l'entreprise propriétaire du château, ce dernier étant considéré comme une résidence de plaisance ou d'agrément (CE 9° et 10° s-s-r., 27 novembre 2000, n° 197078, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4308AU4) ; les frais d'une réception ayant pour motif un événement familial ne sont pas déductibles, même si des personnes, se trouvant en relations professionnelles avec le contribuable et des salariés de son entreprise, ont été invitées (CE 8° et 9° s-s-r., 8 octobre 1975, n° 80676, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7649AYX) ; la cession de biens immobiliers à un prix minoré est constitutive d'un acte anormal de gestion (CE 8° s-s., 17 juin 2009, n° 297641, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2809EIU) ; une société accomplit un acte anormal de gestion en procédant à la dissolution sans liquidation de sa filiale et en rejetant l'inscription en charges exceptionnelles, dans ses comptes, du mali de confusion de sa filiale (CAA Douai, 3ème ch., 21 septembre 2004, n° 01DA00117, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A3117DE8).

Le cas qui nous occupe était un peu différent, puisqu'il s'agissait, pour la société civile, de réparer les préjudices passés et de prévenir les dommages futurs entre ses associés. En effet, le propriétaire et le nu-propriétaire, père et fils, s'entendaient bien, mais leurs relations avec leur co-associée, par ailleurs gérante, s'étaient dégradées. Quel rapport avec la société ? L'affectio societatis ! Comment une société, société civile de surcroît, peut-elle fonctionner si ses associés ne s'entendent pas ? De plus, la société civile gère une exploitation viticole, l'une des plus renommées au monde. Or, l'image d'Epinal du vin français ne doit pas être ternie, sous peine d'une baisse des ventes. Et, nous l'avons vu plus haut, l'objectif originel d'une société est de faire des profits. Si un évènement risque de faire baisser son chiffre d'affaires et qu'elle peut l'éviter, alors la société n'a pas à hésiter.

Ce point n'était pas discuté devant le juge de l'impôt. Il est évident que la société, qui a signé un protocole d'accord avec l'associée boudée, l'a fait dans son propre intérêt. Mais tout est une question de proportion, et l'administration a considéré que le protocole d'accord était disproportionné. La société en sortant lésée, elle aurait commis un acte anormal de gestion. Il revenait, à ce moment-là de la démonstration, au juge du fond de se prononcer sur la contrepartie à la renonciation aux poursuites présentes et futures, à laquelle l'associée et gérante sortante s'est engagée.

B - L'application du principe : la proportion des contreparties dans le protocole d'accord

En droit civil, un contrat ne peut pas être annulé parce qu'il est déséquilibré (C. civ. art. 1134 N° Lexbase : L1234ABC), sauf en cas de lésion (C. civ. art. 1674 N° Lexbase : L1784ABP et suivants). En droit fiscal, la proportion est essentielle. Tout est question de mesure : le moindre déséquilibre entre une prestation et une contrepartie est qualifié d'acte anormal de gestion. Cette théorie peut avoir des répercussions très dures pour sa victime. Si l'administration fiscale estime qu'une opération n'est pas équilibrée, et que l'une des parties s'est trouvée lésée, elle rétablit la situation "juste" au regard de l'impôt. La beauté du geste se paie : alors que la partie lésée sera imposée comme si elle avait reçu un juste prix en rémunération de sa prestation, la partie qui a lésé l'autre ne pourra déduire que le prix minoré qu'elle a consenti. Si elle a versé une somme trop importante au regard de la prestation de sa cocontractante, elle sera imposée sur la fraction du prix jugée excessive par l'administration.

Heureusement, le juge, garant de la justice, dont les attributs sont la cécité et la balance, contrôle l'équilibre entre les parties. Et rend parfois des décisions infirmant le sentiment de l'administration.

Ainsi, le juge, dans l'affaire commentée, a rejeté la théorie de l'administration, selon laquelle les avantages consentis à l'ancienne associée constituaient des renonciations anormales à des recettes. En effet, selon la cour administrative d'appel de Bordeaux, il y avait bien des contreparties à ces renonciations, et elles étaient justifiées.

Comment s'est opérée la balance ?

D'un côté, l'associée gérante a accepté "l'abandon de toutes les procédures judiciaires engagées et [le] renoncement pour l'avenir à toute procédure".

De l'autre côté, la société lui a accordé :
- un "droit de consommation" portant sur cent caisses de douze bouteilles de château Pétrus relevant des vingt millésimes précédents ;
- un "droit de préférence" portant sur l'acquisition de vingt-cinq caisses de douze bouteilles de château Pétrus du millésime 2000 au prix "départ propriété" ;
- le remboursement des "frais de procédure et autres frais et honoraires de conseils".

Au vu du prix d'une bouteille de Pétrus millésimé, il est compréhensible que l'administration ait jugé excessive la contrepartie à l'abandon des poursuites. Le juge replace tout de même ce protocole dans son contexte. Trois éléments ont abouti à ce qu'il considère que, finalement, il n'y avait pas disproportion : tout d'abord, la gérante a engagé des actions judiciaires consistant, notamment, à demander l'annulation de l'assemblée générale la révoquant de ses fonctions, la nomination judiciaire d'un administrateur provisoire, la mise sous séquestre des stocks existants et à venir, la résiliation des contrats de distribution, l'établissement d'inventaires de stocks, et a formulé une demande d'interdiction de sortie des vins auprès du receveur des impôts. Ensuite, les associés se sont accusés réciproquement de détournements d'éléments d'actif de la société, la gérante a, de plus, déposé plainte contre X auprès du juge d'instruction du chef d'abus de confiance et recel d'abus de confiance ; le nu-propriétaire et la société civile ont déposé plainte du chef de chantage et abus de faiblesse auprès du même juge. Enfin, les médias tant régionaux que nationaux et étrangers ont fait état de ces dissensions. Ces trois éléments démontrent un contexte très tendu, au sein d'une société gérant un vignoble réputé, dont les difficultés sont relayées par la presse. Mais surtout, le premier élément devait nécessairement conduire la société à réagir. Les procédures engagées par la gérante pouvaient avoir des conséquences extrêmement graves pour un vignoble, dont la production annuelle doit être mise en bouteilles et commercialisée selon un calendrier rigoureux, entre les "premières vignes" et les "vieilles vignes". C'est, très certainement, cet élément-là qui a conduit le juge à considérer que la société ne pouvait pas faire autrement que consentir des avantages à la gérante afin qu'elle cesse d'handicaper la bonne commercialisation du vin et de stopper les rumeurs médiatiques autour du vignoble.

Le protocole en lui-même, replacé dans son contexte, est donc équilibré. Le juge explique à l'administration, par cet arrêt, qu'elle doit tenir compte d'éléments extérieurs au protocole d'accord pour prendre la mesure des contreparties réciproques.

La société civile a donc normalement conduit sa gestion et sauvegardé ses propres intérêts en signant ce protocole d'accord. Les charges résultant pour elle des avantages en nature concédés à l'associée sortante sont déductibles de son résultat fiscal. Un autre évènement a fait l'objet d'un redressement de la part de l'administration, qui s'attaque ainsi à l'associé détenant la pleine propriété de ses actions, jusqu'ici épargné par la procédure. En effet, l'administration fiscale remet en cause les conséquences fiscales de la distribution de bénéfices effectuée après le règlement de la situation de conflit.

II - La volonté des associés, plus forte que la loi ?

Selon la loi, la répartition des bénéfices sociaux s'opère selon la part de chaque associé dans le capital social. Les statuts peuvent toutefois y déroger (C. civ., art. 1844-1, al. 1 N° Lexbase : L2021ABH). Cette force subsidiaire de la loi, que l'on retrouve parfois, n'a vocation à s'opérer qu'en l'absence de contrat. Toutefois, le juge administratif donne à l'assemblée générale des associés une force équivalente à celle du contrat, qui lui permet d'écarter la loi.

A - La loi : répartition des dividendes à hauteur des droits dans une société transparente

Le premier alinéa de l'article 1844-1 du Code civil prévoit que "la part de chaque associé dans les bénéfices et sa contribution aux pertes se déterminent à proportion de sa part dans le capital social [...], le tout sauf clause contraire". Le second alinéa de cet article fait appel à la notion civiliste de "lésion", en interdisant aux statuts d'exclure totalement un associé du bénéfice des dividendes.

Dans l'affaire objet de ce commentaire, avant que la gérante sortante ne cède son usufruit au nu-propriétaire, il a été décidé de convoquer l'assemblée générale des associés avant la clôture de l'exercice en cours, afin de distribuer les bénéfices sociaux de l'exercice entamé le 1er janvier 2001, tels qu'ils pouvaient être évalués à la date de l'assemblée générale. Ces bénéfices ont été distribués entre les deux personnes pouvant, à cette, bénéficier d'une telle distribution, c'est-à-dire le propriétaire et l'usufruitière, à concurrence de leurs droits respectifs dans la société. Jusque là, l'administration ne voit rien d'anormal. Toutefois, un mois avant la fin de ce même exercice, et donc après que la gérante ait quitté la société, les associés ont décidé, afin de faire concorder le résultat de l'exercice avec le montant de la distribution opérée en cours d'exercice, et compte tenu du versement effectué à la gérante sortante, qui n'avait plus de droits dans la société, d'attribuer à l'associé détenant depuis le début la pleine propriété de ses actions la totalité de la différence entre le résultat de l'exercice et le versement fait à l'ancienne associée. L'associé bénéficiaire de la distribution a déclaré, pour son impôt sur le revenu, la différence entre la totalité du bénéfice social de l'exercice et la somme versée à l'associée sortante au titre de la période intercalaire.

L'administration considère que, pour l'établissement de l'impôt, il y a lieu de considérer que la répartition des bénéfices s'est opérée selon les parts de chacun dans la société.

Le juge reprend l'article 12 du CGI (N° Lexbase : L1047HLD) : "l'impôt est dû chaque année à raison des bénéfices ou revenus que le contribuable réalise ou dont il dispose au cours de la même année" ; et l'article 8 du même code (N° Lexbase : L1176ITQ) "sous réserve des dispositions de l'article 6 (N° Lexbase : L1177ITR), les associés des sociétés en nom collectif et les commandités des sociétés en commandite simple sont, lorsque ces sociétés n'ont pas opté pour le régime fiscal des sociétés de capitaux, personnellement soumis à l'impôt sur le revenu pour la part de bénéfices sociaux correspondant à leurs droits dans la société [...] Il en est de même, sous les mêmes conditions [...] des membres des sociétés civiles". Il s'appuie sur cette disposition très générale pour décider que les bénéfices des sociétés de personnes sont soumis à l'impôt sur le revenu entre les mains des associés présents à la date de clôture de l'exercice, qui sont ainsi réputés avoir personnellement réalisé chacun une part de ces bénéfices à raison de leurs droits dans la société à cette date. Si ces droits sont, sauf stipulation contraire, ceux qui résultent du pacte social, il en va différemment dans le cas où un acte ou une convention, passé avant la clôture de l'exercice, a pour effet de conférer aux associés des droits dans les bénéfices sociaux différents de ceux qui résulteraient de la seule application du pacte social, auquel cas les bases d'imposition doivent tenir compte des règles de répartition des bénéfices résultant de cet acte ou de cette convention.

Par une pareille décision, le juge effectue deux relations : il applique le droit des sociétés à la matière fiscale, celle-ci étant pourtant indépendante des autres matières du droit, et il donne à l'AGO des associés une force équivalente à des statuts.

Tout d'abord, et alors même que l'article 8 du CGI prévoit l'imposition des dividendes reçus par les membres des sociétés civiles "pour la part de bénéfices sociaux correspondant à leurs droits dans la société", le juge fait application de l'article 1844-1, alinéa 1er, du Code civil. En effet, il décide que, par convention, il peut être dérogé à l'article 8 du CGI.

Allant même plus loin, la cour administrative d'appel de Bordeaux décide que par "stipulation", terme utilisé par l'article 1844-1 du Code civil, il faut entendre "acte ou convention". Sortant de la définition civiliste du contrat, auquel s'applique l'expression de "stipulation", le juge donne aux délibérations de l'assemblée générale des associés une force que même le droit des sociétés ne prévoit pas. Ainsi, la décision des associés portant sur la distribution des dividendes permet de déroger à l'article 8 du CGI.

B - L'AGO : subsidiarité des règles légales

L'article 8 du CGI prévoit que les associés des sociétés civiles sont imposés sur les dividendes qu'ils reçoivent au prorata des droits qu'ils détiennent dans le capital social. Or, par une décision qui, à notre connaissance, est inédite, la cour administrative d'appel de Bordeaux décide que cet article est subsidiaire, et ne s'applique que si les statuts ou l'assemblée générale des associés ne décide rien.

Cette décision permet d'écarter le redressement du propriétaire d'une partie des actions de la société civile gérant l'un des vignobles les plus connus du monde et qui a fait la prestigieuse réputation, avec tant d'autres grands crus, de la région bordelaise.

Pourtant, elle est critiquable. En effet, le droit fiscal est une matière très particulière, qui fait rarement appel aux concepts d'autres matières pour s'appliquer. Ainsi, l'indépendance du droit fiscal lui permet de définir certaines notions différemment de celles des autres droits. Par exemple, si, en droit des sociétés, une distribution de bénéfices s'entend de celle décidée en AGO, en droit fiscal cette dernière résulte de tout transfert d'une somme depuis les comptes de la société vers un associé, sans contrepartie de la part de ce dernier. La cour administrative d'appel de Bordeaux donne donc à la loi fiscale un caractère subsidiaire qu'elle n'a pas. En effet, tout fiscaliste sait bien qu'il n'est pas possible de déroger à un texte fiscal qui ne prévoit pas expressément une option pour le contribuable. Le pouvoir régalien de l'Etat en matière de recettes budgétaires exclut toute souplesse de la norme.

En outre, le juge accorde à l'assemblée générale des associés une force obligatoire qu'elle n'a pas, même en droit des sociétés. L'article 1844-1, alinéa 1er, du Code civil permet aux statuts de déroger à la loi. Il n'est pas fait mention des associés. Déboutant l'administration de ses prétentions, il est pourtant accordé, dans cette affaire, aux associés, le pouvoir de décider de la répartition des dividendes et, par voie de conséquence, de leur imposition.

Si cet arrêt fait l'objet d'un pourvoi de la part de l'Etat, il n'est pas certain que le Conseil d'Etat confirmera les vues du juge du fond. Le juge du droit devrait garantir une application de la norme fiscale conforme à sa lettre, peu importe le contexte économique et politique attaché aux vins de la région de Bordeaux. Ainsi, si la première partie de l'arrêt, relatif à l'acte anormal de gestion, nous semble fondée, la seconde l'est nettement moins.

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