Lexbase Fiscal n°533 du 27 juin 2013 : Fiscal général

[Evénement] Aspects de la rétroactivité de la loi en droit fiscal - Compte-rendu du colloque organisé en l'honneur du Professeur Jean-Pierre Gastaud par l'Université Paris-Dauphine

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[Evénement] Aspects de la rétroactivité de la loi en droit fiscal - Compte-rendu du colloque organisé en l'honneur du Professeur Jean-Pierre Gastaud par l'Université Paris-Dauphine. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/8881577-evenement-aspects-de-la-retroactivite-de-la-loi-en-droit-fiscal-compterendu-du-colloque-organise-en-
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par Sophie Cazaillet, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 27 Juin 2013

Le 20 juin 2013, dans la salle Raymond Aron de l'Université Paris-Dauphine, les masters 221 Fiscalité de l'entreprise et 214 Droit des affaires ont organisé un colloque en l'honneur du Professeur Jean-Pierre Gastaud, qui a dirigé, pendant plusieurs années, le master 221 et co-dirigé le master 214. Le thème choisi pour ce colloque est celui qui aura alimenté toutes les discussions des fiscalistes au cours de l'année 2013 : la rétroactivité des lois. Pour introduire les propos des professionnels invités, Laurent Batsch, Président de l'Université, a exprimé son respect à Jean-Pierre Gastaud, qui a fortement concouru au développement du droit à l'Université Paris-Dauphine. Certes, l'ensemble du droit n'est pas traité par la faculté, mais le droit "économique", celui qui est le plus proche des autres enseignements dispensés à Dauphine (finance, commerce, etc.), est connu et reconnu dans le monde universitaire. Les qualités de praticien chevronné et de pédagogue attentionné ont été soulignées, et attribuées à la double qualité de Jean-Pierre Gastaud, à la fois professeur et avocat. Antoine Louvaris, Professeur à l'Université, traite des rétroactivités dans les matières du droit fiscal et du droit des affaires. Simone de Beauvoir, dans une de ses analyses politiques, a usé d'une affirmation d'origine platonicienne, selon laquelle "la vérité est une ; l'erreur, multiple". De la même façon, si le principe de non-rétroactivité est un, les rétroactivités sont multiples.

Le principe se retrouve dans l'article 2 du Code civil (N° Lexbase : L2227AB4) : "La loi ne dispose que pour l'avenir. Elle n'a point d'effet rétroactif". Et pourtant, que ce soit en droit fiscal ou en droit des affaires, il n'est pas rare que la loi dispose pour le passé. Ces deux matières, tout particulièrement, entretiennent avec la rétroactivité des rapports ambivalents. D'un côté, ces deux domaines s'enorgueillissent de la sécurité juridique qu'elles proposent pour rassurer un marché craintif, et prônent l'harmonie entre la loi de l'offre et de la demande et la législation. C'est, notamment, un des grands présupposés du droit de la régulation. D'un autre côté, les changements rythmés et perpétuels du monde des affaires, les impératifs des pouvoirs publics, les programmes politiques, le jeu de la démocratie, les crises conjoncturelles et structurelles, l'intérêt général, peuvent conduire le législateur à considérer que la rétroactivité est parfois utile.

Le droit des affaires et le droit fiscal sont deux matières dans lesquelles les juridictions font application des grandes théories de la rétroactivité. Dans les arrêts, il est possible de retrouver des traces des théories de Duguit, de l'école de Caen, de Roubier.
Par ailleurs, ces matières offrent aux juges des opportunités d'avant-garde. C'est le cas, par exemple, du contentieux entourant la "petite rétroactivité" des lois fiscales, en ce qu'elles valident une pratique administrative jugée contraire au droit. Le Conseil constitutionnel a profité de l'examen d'une loi fiscale pour encadrer la rétroactivité, interdite en principe uniquement en matière répressive, étendant ainsi cette question à des matières sans rapport direct avec le droit pénal. De même, en matière de répression administrative, la règle de la rétroactivité de la loi répressive plus douce, et celle de la non-rétroactivité de la loi plus sévère ont été étendues aux matières fiscales et de droit des affaires.

Les règles entourant la rétroactivité s'appliquent, par conséquent, en droit fiscal et en droit des affaires, mais surtout, des règles spécifiques de rétroactivité sont issues de ces matières.

Pourquoi parle-t-on de plusieurs rétroactivités ? La rétroactivité consiste à modifier le présent au moyen d'une rétrospection préalable avec des effets sur le passé. La définition de la rétroactivité est claire : elle consiste à reporter les effets de la loi à une date antérieure à son entrée en vigueur.

Ce phénomène renvoie à la volonté du législateur, sur laquelle l'on peut s'interroger de trois façon : Pourquoi ? Quand ? Comment ?

Pourquoi ? Les finalités sont forcément d'intérêt général.
Quand ? A partir de quelle date la qualification juridique de l'opération économique ou de la situation fiscale est-elle considérée comme suffisamment dense et stable pour que soit consacré un seuil temporel au-delà duquel la rétroactivité n'est plus possible. Ici interviennent les notions utilisées par le droit positif et la doctrine dans cette matière : droit acquis, situation légalement acquise (Conseil constitutionnel), situation juridiquement constituée, situation entièrement consommée (Cour de cassation).
Comment ? Eu égard à l'objet de la loi, quels types de mesures rétro-modificatives peuvent être pris ? La pluralité des rétroactivités justifie la pluralité des mesures pouvant être adoptées. Toutefois, il est incontestable que la rétroactivité est en recul, ou du moins qu'elle est encadrée plus strictement.

La rétroactivité a été, de tous temps, la "bête noire" des juristes. Qualifiée de "tare rédhibitoire" à l'époque du droit romain, Portalis considère, dans on discours d'introduction du Code civil, qu'elle est une atteinte aux libertés civiles et qu'elle risque de troubler le citoyen dans ses droits acquis. Il est même arrivé qu'une constitution française la prohibe, dans l'article 14 de la Déclaration des droits et devoirs de l'Homme et du Citoyen, mise en préambule de la Constitution du V fructidor an III. Pour certains auteurs, elle doit être déduite des "principes particulièrement nécessaires à notre temps", invoqués dans le préambule de la Constitution de 1946. Lors de sa rédaction, l'inscription de l'interdiction de la rétroactivité des lois criminelles et civiles avait toutefois été écartée.
Dans la Constitution elle-même, la rétroactivité est parfois prévue. Elle l'est en matière de sanctions, lorsque la loi nouvelle est plus douce, mais aussi en matière de ratification d'ordonnance, qui a un effet au jour où l'ordonnance est signée, et enfin en cas de réserve d'interprétation de la loi par le Conseil constitutionnel. La rétroactivité a tendance à reculer, notamment face aux textes de valeur supérieure. La Cour européenne des droits de l'Homme a ainsi eu l'occasion de décider que la sécurité juridique était l'expression de la prééminence du droit.

La pluralité des rétroactivités est unifiée par des contraintes communes. Elle a attrait à l'application de la notion de la fondamentalité (Etienne Picard). Les droits fondamentaux conduisent à l'encadrement de la rétroactivité. Soit par le biais du recours de la norme constitutionnelle ou conventionnelle, la rétroactivité est encadrée, au moyen des notions de sécurité juridique ou d'espérance légitime. Cette dernière notion a été développée en droit conventionnel et a évolué jusqu'à donner naissance à la notion d'espérance légitime de droits à acquérir. C'est-à-dire que doit être protégée, l'espérance légitime du contribuable d'obtenir un dégrèvement d'impôt. Le Conseil d'Etat a utilisé cette notion pour refuser l'abrogation d'un crédit d'impôt qui avait été prévu sur du court terme (trois ans) (CE 3° 8° 9° et 10° s-s-r., 9 mai 2012, n° 308996, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1790ILU ; lire Thibaut Massart, L'espérance légitime d'obtenir un crédit d'impôt ne peut être remise en cause par une loi rétroactive motivée par le désir de lutter contre les "effets d'aubaine" que ce crédit offrait aux entreprises, Lexbase Hebdo n° 488 du 6 juin 2012 - édition fiscale N° Lexbase : N2237BTZ). L'administration considérait que cette mesure avait créé un "effet d'aubaine", et qu'il fallait stopper ce mouvement.

Enfin, il est intéressant de noter que la rétroactivité, comme toute exception à un principe, est d'interprétation stricte. Pourtant, il est sans arrêt fait application de la méthode d'interprétation téléologique, qui fait appel à l'intention du législateur.

Le droit fiscal connaît une rétroactivité tout à fait particulière et inédite, la "petite rétroactivité" ou "rétrospection". Si le Conseil constitutionnel ne connaît pas cette notion, il a pourtant récemment remis en cause la modification du taux du prélèvement forfaitaire libératoire sur les dividendes et plus-values de cession de titres, car l'impôt avait été définitivement payé, et ne pouvait pas être modifié après, avec effet avant.

Les Sages de la rue de Montpensier sont d'ailleurs les seuls à ne pas faire appel au concept de la sécurité juridique, alors que la Cour de justice de l'Union européenne, la CEDH, la Cour de cassation et le Conseil d'Etat s'y réfèrent.

Pierre-François Racine, Président de section au Conseil d'Etat, anime la table ronde organisée autour des trois intervenants. Le thème de la rétroactivité en droit fiscal est le thème phare de cette période. En effet, tant le législateur que le juge ont eu à manier ce concept plusieurs fois au cours des derniers mois.

I - L'encadrement de l'application rétroactive de la loi fiscale

La théorie des droits acquis est un des sujets les plus difficiles à saisir en droit, relève Thibaut Massart, Directeur du master Fiscalité de l'entreprise. Portalis versus Roubier, théorie des droits acquis versus effet immédiat de la loi nouvelle, ces notions et ces écoles sont difficilement saisissables. En réalité, l'approche est casuistique à l'excès.

La matière fiscale est celle dans laquelle la rétroactivité s'applique dans sa difficulté la plus ultime, puisque l'on dénombre trois rétroactivités : une rétroactivité juridique, une rétroactivité économique, et la petite rétroactivité.

Prenons une situation courante : un contribuable vend ses actions et opte pour le prélèvement forfaitaire libératoire pour payer l'impôt sur la plus-value de cession ainsi dégagée. Malheureusement pour lui, le législateur intervient quelque temps après, mais au cours de la même année fiscale, et augmente la taxe sur les cessions des actions. Le contribuable, qui a déjà payé l'impôt, se retrouve à devoir payer un complément d'imposition. Ceci constitue la véritable rétroactivité juridique. Jérôme Cahuzac a voulu appliquer ce cas en France en 2012. Son argumentation était la suivante : certes, le contribuable a déjà payé, mais il ne s'agissait que d'un acompte, donc il va devoir payer le reste. Mais le Conseil constitutionnel a empêché la réalisation de ce souhait (Cons. const., décision n° 2012-662 DC, du 29 décembre 2012 N° Lexbase : A6288IZW ; lire N° Lexbase : N5106BTB). L'augmentation de l'impôt ne vaut que pour 2013. En effet, le contribuable, lorsqu'il a versé le PFL, s'est soumis à son obligation fiscale. Il est déchargé de l'impôt. Il n'est donc pas possible de lui demander de payer un peu plus.

Concernant l'ISF, c'est pourtant ce qu'il s'est passé. En effet, il n'a pas été possible de faire rétroagir la réforme de l'ISF (loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011, de finances rectificative pour 2011 N° Lexbase : L0278IRQ), puisqu'il avait déjà été payé. A donc été créée la contribution exceptionnelle sur la fortune au titre de 2012 (loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012, art. 4 N° Lexbase : L9357ITQ).

La rétroactivité juridique est donc dans le collimateur de toutes les juridictions, qui étudient et encadrent ses effets, de façon à ce que le contribuable qui s'est libéré de l'impôt ne puisse plus être appelé à payer sur un gain déjà réalisé. Toutefois, et ce fut le cas en matière d'ISF, le législateur parvient parfois à contourner les barrières prétoriennes.

La rétroactivité économique concerne, non pas des taxes à payer, mais plutôt des crédits d'impôt et des dégrèvements. La situation est la suivante : le législateur institue un crédit d'impôt temporaire, applicable pendant trois années. La deuxième année d'application de la mesure de faveur, il intervient pour éteindre ce crédit d'impôt, qui ne s'appliquera pas pour la troisième année (voire pour la deuxième année si la petite rétroactivité fiscale est mise en jeu). Or, le contribuable pensait pouvoir bénéficier de cette aide pendant trois ans ! La rétroactivité éteint pour l'avenir, il ne s'agit donc pas d'une rétroactivité juridique, mais la mesure perd de son intérêt pour l'avenir, alors qu'elle aurait dû s'appliquer. Le schéma d'investissement du contribuable, qui prenait en compte ce "bonus", et qui a pu conditionner certaines décisions, est bouleversé.

Enfin, la petite rétroactivité consiste, pour le législateur, à voter une loi le 31 décembre au plus tard, et de prévoir qu'elle s'applique à compter du 1er janvier de la même année. En réalité, il n'y a pas dans ce cas de rétroactivité, car le fait générateur de l'impôt intervient au 31 décembre, il est donc loisible au rédacteur de la loi de modifier les impôts et taxes jusqu'à cette date.

Ces trois types de rétroactivités pèsent sur les opérateurs économiques et sont contre-productives pour l'Etat. En effet, les contribuables, qui ne savent pas de quoi demain sera fait, et craignent évidemment, en cette période troublée, des augmentations d'impôt, préfèrent épargner plutôt que consommer. Or, la TVA, qui est l'impôt sur la consommation, est la première ressource budgétaire de l'Etat. Si les contribuables consomment moins, ils paient nécessairement moins de TVA. La Cour des comptes souligne ce problème, en constatant, dans son rapport sur les résultats et la gestion budgétaire de l'Etat en 2012, une minoration du rendement de la TVA de près de 5,7 milliards d'euros par rapport à la prévision de la loi de finances initiale (lire N° Lexbase : N7375BTC). L'effet recherché n'est pas atteint, et même l'inverse se produit.

Le 19 décembre 2012, l'opposition a déposé deux propositions de lois, une loi constitutionnelle et une loi organique, destinées à encadrer la rétroactivité. Le 6 juin 2013, les députés ont rejeté ces propositions (lire N° Lexbase : N5359BTN et N° Lexbase : N7441BTR). Ce n'est pas la première fois que de telles propositions font l'objet d'un dépôt et d'un rejet, que ce soit par la majorité ou par l'opposition actuelles.

Heureusement, toutes les grandes cours (CEDH, CJUE, Conseil constitutionnel et Conseil d'Etat) encadrent, dans le silence de la loi, la rétroactivité. En effet, selon leur jurisprudence, une loi fiscale ne peut pas porter atteinte à une situation juridique acquise, à moins d'être justifiée par des motifs d'intérêt général suffisants. Ces règles se retrouvent dans les deux propositions de lois, la loi constitutionnelle posant le principe et la loi organique précisant les motifs d'intérêt général suffisants justifiant les exceptions au principe.

Qu'est-ce qu'une situation juridique acquise ? En principe, il convient de se référer au fait générateur. Or, ce dernier intervient au dernier moment, il n'est pas révélateur de ce qu'il se passe dans l'esprit du contribuable. Aujourd'hui, le schéma est inversé. Ce n'est plus l'Etat qui a une dette sur le contribuable, mais le contribuable qui a une créance sur l'Etat.

Cette problématique a été inversée par l'article premier du Protocole additionnel à la CESDH (N° Lexbase : L1625AZ9), qui concerne le droit de propriété. La Cour a interprété cette notion de manière très large, afin qu'elle comprenne même une espérance légitime d'obtenir un avantage fiscal. Cette espérance est un bien.

Dans sa décision du 9 mai 2012 (CE 3° 8° 9° et 10° s-s-r., 9 mai 2012, n° 308996, publié au recueil Lebon, précité), le Conseil d'Etat a déterminé les conditions permettant d'identifier l'existence d'une espérance légitime : la mesure fiscale en cause doit être incitative : elle doit s'appliquer de manière limitée dans le temps ; et sa suppression ou sa modification ne doit pas avoir fait l'objet d'une communication préalable au public. C'est là que le bât blesse. Qu'est-ce qu'une communication préalable au public ? Il peut s'agir, par exemple, d'une déclaration du Président de la République sur un plateau de télévision. Le législateur est donc autorisé à faire rétroagir la mesure annoncée au jour de cette annonce. Un tel concept se retrouve dans les pays anglo-saxons, sous l'expression "fair announce".

Quels sont les motifs d'intérêt général suffisants pouvant justifier une rétroactivité de la loi fiscale ? Ces motifs font l'objet d'un vrai contrôle par les juridictions. Ainsi, dans sa décision du 9 mai 2012, le Conseil d'Etat pose deux principes : le motif financier n'est pas suffisant, et le juge contrôle les motifs invoqués. Dans l'espèce du 9 mai 2012, l'administration invoquait l'"effet d'aubaine" du crédit d'impôt. La Haute juridiction n'a pas accepté un tel motif.

II - La "petite rétroactivité"

Tout le monde n'est pas d'accord sur l'expression "petite rétroactivité", nommée ainsi par Olivier Fouquet, dans les années 1990, dont l'expression est reprise par les fiscalistes, pas toujours convaincus, mais tenus en échec par la difficulté de qualifier la chose, constate Frédéric Douet, Professeur à l'Université. En effet, elle permet de traduire le décalage entre la théorie fiscale et l'esprit des contribuables.

La loi fiscale doit être accessible. De ce principe, découle celui selon lequel les contribuables doivent pouvoir connaître sans ambiguïté leurs droits et obligations. Or, la sécurité juridique consiste à garantir au contribuable le montant des impositions mises à sa charge de telle manière que chacun se trouve en mesure de prévoir et, surtout, de compter sur ce résultat.

Ainsi, matériellement, la loi fiscale doit être intelligible et prévisible ; et temporellement, les contribuables doivent pouvoir compter sur leurs prévisions juridiques. Ces dernières ne doivent pas être remises en cause par des dispositions rétroactives.

En examinant la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, l'on s'aperçoit que plusieurs arrêts traitent de cette question. Notamment, en 2012, la Cour a rendu une décision par laquelle elle affirme que la sécurité juridique est un principe général du droit de l'Union qui exige que les règles de droit soient précises et prévisibles. En 1981, le juge de l'Union indique que le contribuable doit pouvoir connaître, sans ambiguïté, ses droits et ses obligations et prendre ses dispositions en conséquence.

Concernant la petite rétroactivité, les lois de finances et les lois de finances rectificatives ne sont pas, par essence, rétroactives. Toutefois, elles bouleversent les projections économiques.

L'arrêt du Conseil d'Etat rendu le 9 mai 2012 pose les limites en matière de dispositions fiscales rétrospectives. La notion de "petite rétroactivité" est plutôt récente. En effet, avant le 9 décembre 1948, le fait générateur de l'impôt était fixé au 1er janvier. C'est un décret qui l'a décalé au 31 décembre. Depuis, le fait générateur en matière d'impôt sur le revenu diffère de celui en matière d'impôt sur les sociétés. Pour l'IR, il intervient au 31 décembre. Pour l'IS, il intervient au dernier jour de l'exercice fiscal.

Traditionnellement, les lois de finances entrent en vigueur le 31 décembre. Avoir décalé le fait générateur à cette date est un tour de passe-passe législatif, mais il permet d'éviter la qualification de "rétroactivité juridique". Ce délai entre la théorie et la pratique est donc appelé "petite rétroactivité".

Ce concept a été porté devant le Conseil constitutionnel, pour la première fois concernant la loi du 10 novembre 1997 (loi n° 97-1026, portant mesures urgentes à caractère fiscal et financier N° Lexbase : L2043A4G), qui a augmenté le taux de l'impôt sur la plus-value à long terme, passant de 19 à 33,1/3 % au 1er janvier 1997. Devant les Sages de la rue de Montpensier, les auteurs du recours invoquent le principe de la sécurité juridique, dont la violation n'est pas légitimée par des raisons impérieuses, ainsi que le principe de confiance légitime. Les juges ont rejeté ce raisonnement en précisant que, sauf en matière répressive, il est loisible au législateur des dispositions rétroactives, et qu'aucune norme de valeur constitutionnelle ne reconnaît un principe de sécurité juridique (Cons. const., décision n° 97-391 DC du 7 novembre 1997 N° Lexbase : A8442ACN). Mais il est à noter que la sécurité juridique est un principe à géométrie variable, qui se cache derrière d'autres principes, qui ont valeur constitutionnelle, comme l'égalité devant la loi, la non-discrimination, la garantie des droits, etc..
Dans un arrêt du 29 décembre 2005, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire aux principes d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi la première tentative de rabot fiscal, qui procédait par des renvois incompréhensibles, constitutifs d'"insécurité juridique", l'expression étant citée telle quelle par les Sages (Cons. const., décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005 N° Lexbase : A1204DMK).

Le Conseil d'Etat, à l'inverse, a reconnu le principe de sécurité juridique et lui confère la qualité de principe général du droit (CE Ass., 24 mars 2006, n° 288460, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7837DNL).
Toutefois, le Conseil d'Etat n'a pas encore donné d'écho à la critique de la petite rétroactivité fondée sur les principes de sécurité juridique et de confiance légitime.

Dans l'arrêt du 9 mai 2012, est limitée la rétrospectivité de la loi fiscale. Cette notion a été développée par le doyen Héron (Principes du droit transitoire, Dalloz-Sirey, 1996) et a été reprise en matière fiscale, dans laquelle elle se manifeste. Classiquement, la règle de droit se décompose en deux éléments : son présupposé et son effet juridique. Dans l'espèce de l'arrêt du 9 mai 2012, qui portait sur le crédit d'impôt pour création d'emploi (CGI, art. 220 octies N° Lexbase : L4142HLY), le présupposé était constitué par le recrutement de salariés, et l'effet juridique étant le crédit d'impôt. Cet effet était d'ailleurs morcelé, puisqu'il s'appliquait sur trois ans (1998, 1999 et 2000). Une loi rétrospective est une loi qui abroge un dispositif fiscal résultant d'une situation antérieurement constituée sous l'empire de la loi ancienne. Les effets de la loi ancienne ne sont remis en cause que pour le futur, alors qu'une loi rétroactive les remet en cause pour le passé. La loi de finances pour 2000 (loi n° 99-1173 du 31 décembre 1999, art. 23 N° Lexbase : L7831H3G) a abrogé de façon anticipée le crédit d'impôt pour création d'emploi, qui ne s'est, en réalité, appliqué qu'au titre de l'année 1998. Le Conseil d'Etat confirme la solution rendue par la cour administrative d'appel de Nancy (CAA Nancy, 2ème ch., 28 juin 2007, n° 05NC00580, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2486DXD). La grille de lecture est la suivante : il convient d'opérer une distinction suivant que le législateur a, ou non, limité dans le temps l'application du dispositif. S'il n'est pas limité dans le temps, le contribuable ne peut pas espérer qu'il soit maintenu indéfiniment. La jurisprudence du Conseil constitutionnel va dans ce sens (voir Cons. const., 1989, "il est, à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine qui lui est réservé, de modifier des textes antérieurs, ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions"). A l'inverse, lorsque le dispositif est temporaire, les contribuables peuvent légitimement espérer que le législateur maintiendra jusqu'à son terme le dispositif initialement voté. Mais il en va différemment lorsque les contribuables sont avisés de la suppression de ce dispositif à temps pour pouvoir adapter leur comportement à cette suppression.

Concernant le crédit d'impôt pour la création d'emploi, la suppression avait été évoquée pour la première fois dans un rapport du 7 juillet 1999 et cette question était revenue devant le Parlement à l'occasion d'un amendement daté du 22 octobre 1999. Toutefois, le Conseil d'Etat a considéré qu'il n'était pas possible pour le législateur de revenir sur ce crédit d'impôt. Il s'agit de la première solution rendue en ce sens, et ses termes sont réjouissants.

III - La rétroactivité de la loi fiscale devant le Conseil constitutionnel

Eric Ginter, Associé, STC Partners, rappelle que le Conseil constitutionnel a toujours refusé de contrôler la conventionalité des lois. Il ne s'attache qu'à l'examen de la conformité des textes au bloc de constitutionnalité.

Le Conseil constitutionnel se fonde sur certains textes de base : les articles 14 (N° Lexbase : L1361A9B) et 16 (N° Lexbase : L1363A9D) de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 et l'article 34 de la Constitution de 1958 (N° Lexbase : L1294A9S). Ce dernier article faisait l'objet de la proposition de loi constitutionnelle déposée le 19 décembre 2012 et rejetée le 6 juin 2013. Ce cadre juridique est clair mais ancien.

Les Sages de la rue de Montpensier ont deux occasions pour appliquer ces dispositions aux lois fiscales pour contrôler que leur rétroactivité est conforme : lorsque les lois de finances et de finances rectificatives lui sont déférées, une fois qu'elles sont adoptées et avant leur publication, ce qui arrive systématiquement, et lorsque le Conseil est saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité.

Or, dans une décision de 1998, le Conseil constitutionnel a proclamé la liberté du législateur, dont l'action n'est limitée par aucune disposition constitutionnelle interdisant la rétroactivité. De même, le principe de confiance légitime, d'origine communautaire, n'est pas repris par les Sages, alors que le Conseil d'Etat tente de se l'approprier petit à petit.

Deux limites encadrent, toutefois, l'action législative ; l'une est très stricte, mais peu souvent appliquée, et l'autre est souple, et plus souvent appliquée. Ainsi, les dispositions législatives ne peuvent pas contrevenir à une disposition de valeur constitutionnelle. En matière fiscale, le principe constitutionnel auquel il peut être fait référence est celui de la non-rétroactivité des sanctions fiscales. Qu'est-ce qu'une sanction fiscale ? Les intérêts de retard ne sont pas des sanctions, de même pour la solidarité au paiement de l'impôt. La limite est donc ferme, mais le champ d'application est étroit. Le Conseil constitutionnel rappelle cette jurisprudence dans un arrêt rendu le 21 juin 2013 (Cons. const., décision n° 2013-327 QPC du 21 juin 2013 N° Lexbase : A7984KGS), dans lequel il déclare conforme à la Constitution la loi de validation relative aux modalités de recouvrement de la CVAE, sous réserve des sanctions fiscales à caractère punitif, qui ne peuvent pas rétroagir.

La seconde limite porte sur les situations légalement acquises, auxquelles il ne peut pas être porté atteinte, sauf en cas de motif d'intérêt général suffisant. Une situation légalement acquise peut être caractérisée par l'acquittement définitif d'un impôt ou une exonération dont le contribuable a pu définitivement bénéficier. Par exemple, le PFL a été qualifié d'impôt définitivement acquitté, et le Conseil constitutionnel n'a pas laissé le législateur modifier ce prélèvement pour 2012, alors qu'il avait déjà été payé. Concernant la réforme de l'ISF, il y a lieu de s'interroger sur la parade du législateur lorsqu'il maquille un impôt supplémentaire, la contribution exceptionnelle, afin d'éviter la censure due au fait que l'ISF avait déjà été payé au 15 juin. Un autre cas de situation légalement acquise ressort d'une décision de justice. Le Conseil constitutionnel est, dans ce cas, assez sévère, lorsqu'une loi a pour objectif clair de contourner une décision juridictionnelle. C'est l'exemple tiré de la "saga des péages autoroutiers". Dans cette affaire, le Conseil constitutionnel a censuré une disposition législative qui avait pour but de contourner la jurisprudence de la Cour de justice (CJCE, 12 septembre 2000, aff. C-276/97 N° Lexbase : A7082AHR ; lire, notamment Yolande Sérandour, Péages et TVA, nouvel épisode, Lexbase Hebdo n° 249 du 21 février 2007 N° Lexbase : N0742BAQ et N° Lexbase : N5895BCC et Cons. const., décision n° 2005-531 DC du 29 décembre 2005 N° Lexbase : A1205DML ; lire, notamment Anne-Lise Lonné TVA et péages, suite et fin ? - Questions à Maître Jérémy Duret, Avocat fiscaliste, Lexbase Hebdo n° 405 du 28 juillet 2010 N° Lexbase : N6899BP9).

Concernant le motif d'intérêt général suffisant, la question est plus difficile à cerner. En effet, la jurisprudence procède au cas par cas, tantôt validant un motif, tantôt rejetant un autre. Le motif d'intérêt général qui est accepté est relatif à la lutte contre la fraude fiscale (qui permet de légitimer de nombreuses dispositions, sans forcément que le rapport soit évident !), qui a valeur constitutionnelle. A contrario, le motif tiré de l'intérêt budgétaire d'une mesure n'est pas suffisant.

Afin de bien comprendre le mécanisme mis en place par le Conseil constitutionnel, il faut étudier quelques-unes de ses décisions. La première décision date du 23 septembre 2011 (Cons. const., décision n° 2011-166 QPC N° Lexbase : A9486HXM ; lire N° Lexbase : N7872BSD), et met en scène un résident fiscal étranger qui a fait l'objet d'un examen de sa situation fiscale personnelle. Le Conseil d'Etat avait donné raison à un résident fiscal monégasque (CE 8° et 9° s-s-r., 10 juillet 1996, n° 127892, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0123APA) en décidant que l'administration fiscale française ne pouvait pas opérer d'ESFP sur un non-résident français. Toutefois, le paragraphe III de l'article 31 de la loi n° 96-1182 du 30 décembre 1996, de finances rectificative pour 1996 (N° Lexbase : L2059A4Z), a validé, rétroactivement, la pratique administrative censurée par le Conseil d'Etat, de sorte que les contribuables ne pouvaient plus se prévaloir de cette jurisprudence. Le Conseil constitutionnel n'a pas invalidé la loi, considérant que le législateur avait posé des bornes en ne remettant pas en cause des décisions passées en force de chose jugée. En arrière-plan se trouve le motif d'intérêt général de lutte contre la fraude fiscale.
Dans une autre décision, rendue le 12 décembre 2010 (Cons. const., décision n° 2010-78 QPC N° Lexbase : A7113GME ; lire Frédéric Dieu, Les lois de validation asymétriques sont contraires à la Constitution : à propos de la loi limitant les effets de l'abandon de la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture, Lexbase Hebdo n° 428 du 16 février 2011 - édition fiscale N° Lexbase : N4861BRH), les Sages de la rue de Montpensier ont défendu la jurisprudence du Conseil d'Etat qui avait abandonné partiellement la théorie de l'intangibilité du bilan d'ouverture, mise en danger par une loi rétablissant cette pratique. En effet, les juges relèvent que la loi a pour objectif de revenir sur une jurisprudence de façon rétroactive, ce qui n'est justifié par aucun motif d'intérêt général suffisant.
Les deux autres décisions révélatrices du travail du Conseil constitutionnel sont celles relatives à la loi de finances pour 2013 (Cons. const., décision n° 2012-662 DC, du 29 décembre 2012 N° Lexbase : A6288IZW) et à la loi de finances rectificative pour 2012 (Cons. const., décision n° 2012-661 DC du 29 décembre 2012 N° Lexbase : A6287IZU), dans lesquelles le juge constitutionnel opère un réel "détricotage" des mesures qui sont, pour un grand nombre d'entre elles, rétroactives, afin de trier celles qui respectent les règles en la matière et celles qui les violent.
Un cas va être prochainement jugé par le Conseil d'Etat, concernant l'exit tax. En effet, cette taxe, réinstituée par la loi de finances rectificative pour 2011 (loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 N° Lexbase : L0278IRQ), a subi des modifications importantes lors de l'adoption de la loi de finances rectificative pour 2012 (loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012 N° Lexbase : L7970IUQ). Cette dernière rétroagit au 3 mars 2011, date d'entrée en vigueur de l'exit tax, et non au 11 mai 2012, date de son annonce en conseil des ministres. La rétroactivité est-elle allée trop loin dans le passé ? Les Sages devront en juger. Dans le cadre de l'ancienne exit tax, le Gouvernement avait fait remonter la date d'entrée en vigueur du dispositif au conseil des ministres au cours duquel elle avait été annoncée. L'affaire a été reprise récemment puisque le nouveau régime de report des plus-values d'imposition est applicable à compter du 14 novembre 2012, date du conseil des ministres présentant le projet de la loi de finances rectificative pour 2012. Il sera intéressant de noter si le Conseil d'Etat censure, au regard de la CESDH notamment, une rétroactivité validée par le Conseil constitutionnel sur le fondement du bloc de constitutionnalité.

Une question se pose encore : une annonce publique, faite par le Président de la République à la télévision par exemple, est-elle suffisante pour fonder une date de rétroactivité ? Ne serait-il pas opportun de poser comme limite à la rétroactivité le conseil des ministres adoptant une mesure à présenter devant le Parlement ?

En conclusion, le Conseil constitutionnel semble réticent à encadrer trop sévèrement la liberté du législateur, mais il constitue tout de même un garde-fou utile. Après tout, il nous est très difficile d'évaluer les lois rétroactives auxquelles nous avons échappé grâce à lui.

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