Le Quotidien du 29 septembre 2021 : Droit pénal spécial

[Jurisprudence] Décrochage d’un portrait présidentiel : par quoi justifier ce vol ?

Réf. : Cass. crim., 22 septembre 2021, n° 20-80.489 (N° Lexbase : A134647Y) et n° 20-85.434 (N° Lexbase : A134747Z), FS-B

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par Emmanuel Dreyer, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne - Université Paris I

le 27 Octobre 2021


Mots-clés : justification • état de nécessité • liberté d’expression • vol • relevé d’empreintes • prélèvements biologiques • atteinte à la vie privée • Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme

Par deux arrêts du 22 septembre 2021 (n° 20-80.489 et n° 20-85.434), la Cour de cassation confirme que l’état de nécessité ne peut être invoqué pour justifier le décrochage de portraits présidentiels poursuivi sous la qualification de vol. Mais elle laisse la porte ouverte à la justification de tels faits sur le fondement de la liberté d’expression garantie par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH). Par ailleurs, elle admet que le délit consistant à se soustraire à la prise d’empreintes ou aux prélèvements biologiques prévus par la loi peut échapper à toute sanction, lorsqu’il est caractérisé à l’occasion de la poursuite de vols sans gravité, compte tenu de l’atteinte excessive qui en résulterait au droit au respect de la vie privée garanti lui aussi par la CESDH.


COP ? La COP (pour Conference of parties) est une conférence internationale sur le climat qui réunit chaque année les pays signataires de la Convention-cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques (N° Lexbase : L6785BHR). En 2015, elle fut organisée par la France et baptisée COP 21 parce qu’il s’agissait de la 21e conférence du même nom. La tenue de cette conférence fit naître de nombreux espoirs et suscita quelques inquiétudes.

Pour souligner l’importance de cette conférence et obtenir une réelle mobilisation des pouvoirs publics, différents activistes ont imaginé une action symbolique et non violente devant frapper l’opinion. Il s’est agi de pénétrer dans des mairies afin de substituer au portrait du président de la République une banderole ou une affiche dénonçant le manque d’implication du président Macron dans la lutte contre le réchauffement de la planète. L’opération se voulait pédagogique. Il s’agissait de sensibiliser chacun à l’urgence de la situation afin de faire pression sur le gouvernement pour que des engagements sérieux soient pris.

Comment saisir pénalement de tels faits ? D’assez nombreuses poursuites ont été engagées pour vol du portrait présidentiel contre des activistes ayant agi à visage découvert et, accessoirement, pour refus de se soumettre aux relevés et prélèvements prévus par les articles 55-1, alinéa 3 (N° Lexbase : L0956DY3) et 706-56, II (N° Lexbase : L7691LPK) du Code de procédure pénale. Ces infractions ayant été constatées, plusieurs pourvois ont été formés contre différents arrêts de condamnation. Statuant sur deux de ces pourvois, la Chambre criminelle les rejette par deux arrêts en date du 22 septembre 2021. Ces décisions interpellent en ce qui concerne tant le délit de vol (I) que le délit d’opposition aux relevés d’empreintes ou prélèvements biologiques (II).

I. Sur la punissabilité du vol

Décrocher un tableau équivaut à le soustraire. Le décrocher contre la volonté de son propriétaire revient à agir frauduleusement. Il n’y avait donc guère de doute, en l’espèce, que des vols avaient bien été commis. Ces faits et leur imputation aux prévenus n’ayant pas été contestés, les juges du fond n’ont eu à statuer que sur les moyens de défense développés devant eux : l’état de nécessité dans tous les cas (A), la liberté de communication dans un cas sur deux (B). Sur ces deux points, la réponse de la Cour de cassation mérite d’être scrutée avec attention.

A. L’exclusion de l’état de nécessité

Est-il besoin de rappeler que l’article 122-7 du Code pénal (N° Lexbase : L2248AM9) dispose : « n'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace » ? Cette cause d’irresponsabilité pénale correspond à l’état de nécessité auquel il est traditionnellement attribué une vertu justificative. Celle-ci est néanmoins conditionnée à l’existence d’un danger actuel ou imminent, c’est-à-dire d’une menace réelle qui appelle une réaction immédiate afin de protéger soit la personne visée, soit ses proches ou ses biens. De surcroît, elle ne produit l’effet justificatif attendu qu’à partir du moment où la réponse apportée s’avère adéquate. En d’autres termes, les faits accomplis en défense n’échappent à la qualification pénale qu’ils méritent qu’à partir du moment où ils se révèlent nécessaires, c’est-à-dire utiles, sans être excessifs par rapport à ce qui s’impose pour écarter le danger, donc sans disproportion manifeste [1].

Il s’agit d’une soupape de sécurité destinée à éviter l’échauffement du système pénal, introduite par la jurisprudence à une époque où la peine semblait être la conséquence inévitable du constat d’une infraction. Toutefois, les magistrats ont toujours fait un usage très limité de cette cause de justification et leur pratique n’a pas changé avec sa consécration dans le code actuel. Ce moyen de défense aboutit rarement. On ne sera donc guère étonné de son échec ici. Cependant, le raisonnement tenu par la Cour de cassation à la suite des juges du fond semble témoigner d’une évolution dans la perception du phénomène militant.

En effet, sur le pourvoi n° 20-80.489 (N° Lexbase : A134647Y), la Cour de cassation relève que, d’après l’arrêt attaqué, « si l’impact négatif sur l’environnement mondial du réchauffement climatique planétaire, dont la communauté scientifique s’accorde à reconnaître l’origine anthropique, peut être considéré comme un danger actuel ou en tout cas un péril imminent pour la communauté humaine et pour les biens de cette dernière, au sens de l’article 122-7 du Code pénal, il n’est pas démontré en quoi le vol du portrait du président de la République commis par eux le 2 mars 2019 au préjudice de la commune de Jassans-Riottier, constituerait un acte nécessaire à la sauvegarde des personnes et des biens au sens de ce même article ». Un tel motif s’explique par le fait que, dans cette affaire, la cour d’appel a estimé que « les prévenus ne démontrent pas que ce vol constituerait un moyen, non seulement adéquat, mais encore indispensable, ou le seul à mettre en œuvre pour éviter la réalisation du péril invoqué et se bornent à alléguer qu’ils n’avaient pas eu d’autre choix ». Ainsi, la cour d’appel a-t-elle dénié tout sérieux à la démarche entreprise. Elle a observé que « rien ne contraignait les prévenus, dont l’action s’inscrivait en réalité dans un mouvement politique et militant ayant pour objet de contester la politique du chef de l’État, d’informer et de sensibiliser le public et le gouvernement sur l’urgence à agir en matière de changement climatique, et de dénoncer ce qu’ils qualifiaient d’inaction, à commettre cette voie de fait, constitutive du délit litigieux, pour parvenir au but affiché », ce qu’approuve la Cour de cassation : d’après notre Haute juridiction, en statuant de la sorte, la cour d’appel a souverainement estimé « qu’il n’était pas démontré que la commission d’une infraction était le seul moyen d’éviter un péril actuel ou imminent ».

Elle juge de même en réponse au pourvoi n° 20-85.434 (N° Lexbase : A134747Z) dans son second arrêt. Or, on le constate, les magistrats n’ont ainsi statué que sur le défaut d’adéquation des faits au péril en question. Ils ont donc admis que l’urgence climatique constitue un état de nécessité qui pourrait éventuellement justifier des faits constitutifs d’infractions si ces faits étaient un moyen utile pour retarder le réchauffement de la planète. Ce qui nous semble être une évolution par rapport à la jurisprudence antérieure. En effet, le même type de questions a pu se poser au sujet de la destruction symbolique de plants de maïs transgénique par des militants voulant dénoncer le risque en résultant pour l’environnement et la santé. Or, dans ce type d’affaires, au lieu de discuter de la légitimité du mode d’action choisi (destruction), les magistrats ont préféré mettre en doute la réalité du péril : ce péril à venir n’a pas été perçu comme actuel ou même imminent [2]. Ce qui évita toute concession à l’activisme écologique : dans ces conditions, l’article 122-7 du Code pénal n’avait pas vocation à s’appliquer. Il a été jugé de même, récemment encore, s’agissant du risque que présentait une centrale nucléaire investie par des militants voulant dénoncer des failles de sécurité. Pour la Cour de cassation, « un danger futur qu'aucune mesure actuelle ne permettrait de prévenir ne peut être assimilé à un danger actuel ou imminent au sens de l'article 122-7 du Code pénal. » [3]. Mais on observera aussi que, dans cette affaire, l’évolution signalée ici était déjà en germe, car notre Haute juridiction relève également que « l'infraction poursuivie n'était pas, par elle-même, de nature à remédier au danger dénoncé ».

Elle a donc procédé en deux temps, comme l’exige le mécanisme de la justification. Elle ne s’est pas contentée d’observer que les faits ont été commis hors du champ d’application de l’article 122-7. Toutefois, dans les arrêts commentés ici, ce raisonnement en deux temps est escamoté. Les magistrats concèdent qu’il peut y avoir danger, ce qui concentre toute l’attention sur l’autre exigence d’une réponse à la fois nécessaire et non disproportionnée.

L’inconvénient d’une telle solution n’en ressort que mieux. Comment réagir face au réchauffement climatique ? Puisque l’article 122-7 du Code pénal est potentiellement applicable, quelles infractions peuvent être commises pour l’éviter, car on ne conçoit pas que, dans une situation aussi exceptionnelle, chacun doive se contenter d’exprimer son indignation face aux retards pris par les États dans le développement d’énergies alternatives ? Il est dommage que les juges du fond ne soient pas allés au bout de leur raisonnement dont la Cour de cassation ne semble pas percevoir le travers. Elle se réfugie derrière le pouvoir souverain d’appréciation des juridictions inférieures qui ont, à l’unisson, déclaré que le moyen choisi était inadéquat. Ce qui constitue une réponse a minima.

Car la censure demandée par les pourvois n’impliquait pas nécessairement une appréciation factuelle. Il ne s’agissait pas de revenir sur l’appréciation des premiers et seconds juges selon lesquels un vol de tableau ne peut avoir aucune conséquence sur le réchauffement climatique, de sorte qu’il n’est pas approprié au danger dénoncé. Il s’agissait d’élever le débat et de se demander si une action symbolique peut être prise en compte lorsqu’aucune action matérielle ne peut être engagée pour répondre au danger. Il y avait là une question de principe qui dépassait les faits de l’espèce et qui, abstraitement posée, relevait d’un contrôle de qualification appartenant au Juge du droit. En se réfugiant derrière le pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond, la Cour de cassation a refusé d’aborder ce problème de front. Elle n’a pas accepté l’argumentation du pourvoi qui consistait à rappeler que « l’action » avait été menée pour sensibiliser l’opinion publique afin qu’elle fasse pression sur le Gouvernement pour prendre des engagements sérieux dans la lutte contre le réchauffement de la planète. Parce qu’il ne s’agissait là que d’un moyen indirect d’action, les juges du fond n’en ont pas tenu compte et la Cour de cassation refuse de leur en faire grief.

Néanmoins, la question se posait et elle commandait une prise de position de sa part dès lors que les prévenus établissaient qu’ils n’ont pas cherché à abuser de la situation en commettant des violences ou en s’enrichissant, qu’ils n’ont donc pas dépassé les limites de leurs revendications et qu’ils n’avaient pas d’autres moyens pour alerter l’opinion publique que de mener cette opération de communication. Notre Haute juridiction n’a pas voulu envisager le problème ainsi et, pourtant, il se pose désormais en ces termes. Si on admet qu’une cause est juste à l’échelle collective, on ne peut se contenter d’envisager la réponse qui lui est apportée à l’échelle individuelle. C’est à l’échelle collective qu’une réponse doit être apportée. Or, à cette échelle, la réponse en cause parce qu’elle était essentiellement symbolique, n’apparaissait pas nécessairement excessive. Au cas d’espèce, la Cour de cassation ne pouvait certes pas le dire elle-même, mais elle aurait pu demander à une cour de renvoi de le vérifier. À défaut, quelle différence faire entre les décrocheurs poursuivis et des black-blocs qui, dans leur radicalité extrême, pensent que seule la violence permet de faire bouger les lignes ? Dès lors qu’ils ont admis les prémices du raisonnement développé par les prévenus, les magistrats ont adopté une conception restrictive de l’état de nécessité qu’ils ne peuvent plus défendre de façon cohérente. De surcroît, c’est un combat d’arrière-garde. La justification de tels faits paraît inévitable, mais… elle se profile sur un autre terrain.

B. L’exclusion de la CESDH

La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) adopte une conception large du droit à la liberté d’expression consacré par l’article 10 de la CESDH (N° Lexbase : L4743AQQ). Ce droit n’est pas réservé à la presse ou aux médias. Il appartient à chacun et légitime particulièrement les actions militantes lorsqu’elles s’inscrivent dans le cadre d’un débat d’intérêt général [4]. Par ailleurs, « lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse » [5]. Ce qui vaut pour la publication de propos dans la presse doit donc valoir également pour d’autres modes d’action plus radicaux : apposition de banderoles favorables à la cause homosexuelle [6] ou appel au boycott de produits venant d’un pays déterminé [7]. La seule limite que la Cour européenne semble mettre à cette forme d’activisme concerne les appels à la violence, à la haine ou à l’intolérance [8]. Ce qui a d’ores et déjà conduit la Cour de cassation à juger, par exemple, qu’une exhibition sexuelle peut être justifiée sur le fondement de l’article 10 de la CESDH [9]. Idem pour des faits d’escroquerie par dissimulation d’identité [10] ou de harcèlement moral [11]. Dans toutes ces hypothèses, l’illicéité de l’acte semblait acquise, mais les magistrats français ont préféré y voir un acte légitime compte tenu de l’objectif poursuivi qui pouvait être rattaché aux fins mêmes de la Convention, primant toute disposition interne en sens contraire.

Or, ce moyen a été rejeté abruptement dans l’une des deux affaires étudiées ici et il n’a même pas été présenté dans l’autre, ce qui conduit à des réactions différentes de la Cour de cassation en réponse aux pourvois qui l’invoque pourtant dans les mêmes termes.

Dans l’affaire ayant donné lieu au pourvoi n° 20-85.434, la cour d’appel avait écarté l’exception d’inconventionnalité au motif « que tous les prévenus ont eu l’intention d’appréhender ou d’aider à appréhender les portraits du président de la République, se comportant à leur égard, durant le temps de cette appropriation, comme leur véritable propriétaire » et que « la liberté d’expression, garantie par notre droit positif, ne peut être invoquée en l’espèce, car elle ne peut jamais justifier la commission d’un délit pénal » [12]. L’extrême généralité d’un tel motif étonne. Cette cour d’appel ne semble pas avoir été informée de la jurisprudence précitée qui fait pourtant beaucoup de bruit dans les Gazettes depuis quelques années… Logiquement, son refus de prendre en compte la CESDH entraîne la cassation de son arrêt. Au visa des articles 10 de la CESDH et 593 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3977AZC), la Cour de cassation lui rappelle que toute personne a droit à la liberté d’expression et qu’elle a déjà jugé que « l’incrimination d’un comportement constitutif d’une infraction pénale peut, dans certaines circonstances, constituer une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause ». Elle cite à l’appui les arrêts évoqués ci-dessus rendus en matière d’escroquerie et d’exhibition sexuelle.

En conséquence, elle reproche à la cour d’appel de ne pas avoir recherché « ainsi qu’il le lui était demandé, si l’incrimination pénale des comportements poursuivis ne constituait pas, en l’espèce, une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression des prévenus ». Ce qui ne prend pas position sur le fond, mais laisse ouverte une possibilité de relaxe sur le fondement du texte conventionnel. La même cassation n’intervient pas dans l’affaire rendue sur le pourvoi n° 20-80.489, car la CESDH n’avait pas même été invoquée devant les juges du fond. Le pourvoi qui s’en prévaut finalement est donc rejeté au motif que ce « grief, nouveau et mélangé de fait est, comme tel, irrecevable, en ce qu’il invoque pour la première fois devant la Cour de cassation le caractère disproportionné de l’atteinte spécifique portée au droit des intéressés à leur liberté d’expression par les poursuites engagées pour vol aggravé, en violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme ». Ce qui constitue un motif habituel dans la jurisprudence de la Cour de cassation, mais nullement satisfaisant.

En effet, la CESDH est un texte d’ordre public. Son observation ne dépend pas du fait qu’une partie s’en prévaut : le respect des droits fondamentaux qu’il contient s’impose en toute hypothèse au juge répressif. Imaginerait-on que celui-ci puisse statuer au mépris du droit au procès équitable ou de l’exigence de légalité sous prétexte qu’aucun prévenu ne s’en plaint ? Cela reviendrait à admettre qu’il est possible de renoncer à la protection que ce texte prévoit, ce qui semble fort douteux, surtout de manière implicite. Les juges du fond ne peuvent statuer au mépris des précautions que ce texte leur impose de prendre. D’ailleurs, dans un arrêt au moins, la Cour de cassation l’a admis : elle a accepté à cette occasion de statuer sur un moyen tiré de la violation de l’article 8 de la CESDH (N° Lexbase : L4798AQR) soulevé pour la première fois devant elle [13]. Elle gagnerait à généraliser cette solution et à faire reproche aux juridictions inférieures de n’avoir pas mis en œuvre le contrôle de proportionnalité qu’elle prévoit lorsqu’elles statuent dans le périmètre de la liberté d’expression, car, à défaut, la juridiction de Strasbourg finira par lui en faire le reproche : elle ne peut accepter que des magistrats statuent dans l’ignorance d’un texte international, d’application directe, qui s’impose à eux. Il ne s’agit pas, pour la Cour de cassation de trancher elle-même une difficulté (impliquant nécessairement une appréciation des faits), mais d’exiger des juges du fond qu’ils s’en saisissent.

Au cas particulier, dans l’une des deux affaires, une cour de renvoi devra donc examiner la « conventionnalité » du comportement des décrocheurs. Elle pourra bien sûr apprécier librement les faits. Mais un précédent existe d’ores et déjà puisque, dans une autre poursuite engagée pour des faits équivalents, un tribunal correctionnel a relaxé les prévenus en relevant que « le fait justificatif résultant de la liberté d'expression peut prévaloir et justifier une relaxe en matière de délit vol en réunion des portraits du Président de la République au sein de Mairies, dans l'hypothèse où l'action en premier lieu, révélant une protestation politique/militante poursuivie pénalement s'inscrit dans un débat d'intérêt général, en deuxième lieu qu'elle soit nécessaire au travers d'une action contextualisée non violente et très limitée dans le temps, en troisième lieu qu'elle soit strictement proportionnée et enfin que les sanctions pénales encourues ne puissent être considérées comme disproportionnées » [14]. Il y a là matière à réflexion quant à l’emprise de la Convention sur notre droit pénal. Une réflexion qui interdit de la considérer comme étrangère à la répression du vol…

II. La punissabilité de l’opposition aux relevés d’empreintes ou prélèvements biologiques

Par ailleurs, l’enquête de police ouverte à l’encontre des décrocheurs aurait dû être l’occasion de procéder aux opérations de relevés signalétiques et prélèvements biologiques prévues aux articles 55-1, alinéa 3 et 706-56, II du Code de procédure pénale, sous la menace d’un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Ils ont toutefois refusé de s’y soumettre et ont été, en conséquence, supplémentairement poursuivis à ce titre. Néanmoins, dans l’affaire ayant donné lieu au pourvoi n° 20-85.434, une cassation est prononcée pour absence de motivation de la déclaration de culpabilité. La constance des faits ne pouvait dispenser les juges du fond de s’expliquer. Cette cassation ne présenterait pas beaucoup d’intérêt si elle n’intervenait pas en même temps que le rejet du pourvoi formé dans l’autre affaire conclue par une relaxe sur ce point.

En effet, dans la procédure ouverte sur le pourvoi n° 20-80.489, les prévenus avaient invoqué l’article 8 de la CESDH pour se défendre de cette nouvelle accusation. Or, la cour d’appel les a relaxés de ce chef. Certes, elle n’a pas condamné le principe d’une telle incrimination. Au contraire, elle a relevé « que les dispositions des articles 706-54 (N° Lexbase : L7692LPL) à 706-56, R. 53-9 (N° Lexbase : L8138LZG) et suivants du Code de procédure pénale, dans leur rédaction en vigueur à la date des faits, leur réservaient [aux prévenus], y compris pendant les poursuites concernant l’infraction dont ils étaient soupçonnés, la possibilité concrète, effective et certaine de solliciter, y compris devant un juge judiciaire, l’effacement des données enregistrées, dont, par ailleurs, la durée de conservation n’était ni infinie ni excessive au regard des infractions considérées et de l’objectif poursuivi par l’autorité publique de prévenir les infractions les plus graves ».

Mais, envisageant ensuite l’application de ces textes, la cour d’appel a estimé qu’elle risquait d’apparaître excessive au regard de la garantie découlant de l’article 8 de la CESDH. Elle a ainsi relevé « que l’infraction a été commise dans un contexte non crapuleux, mais dans celui d’une action politique et militante, entreprise dans un but d’intérêt général » ; elle a par ailleurs retenu « une disproportion entre, d’une part, la faible gravité objective et relative du délit dont les intéressés étaient soupçonnés au moment de leur refus de se soumettre au prélèvement litigieux et, d’autre part, l’atteinte au respect de la vie privée consécutive à l’enregistrement au FNAEG, même sous les garanties relevées plus haut, des résultats des analyses des échantillons biologiques prélevés ».

En conséquence, la cour d’appel a estimé devoir écarter la prévention dans le cadre du contrôle de proportionnalité qu’elle a exercé à titre subsidiaire. Or, la Cour de cassation l’approuve. Elle juge que : « en prononçant ainsi, la cour d’appel a pu, sans se contredire, énoncer, d’une part, que les articles 706-54 à 706-56, R.53-9 et suivants du Code de procédure pénale, dans leur rédaction en vigueur à la date des faits, n’étaient pas contraires en eux-mêmes à l’article 8 de  la Convention européenne des droits de l’Homme, et retenir, d’autre part, dans le cadre de l’exercice de son contrôle de proportionnalité, une disproportion entre les faits reprochés aux prévenus et l’atteinte au respect de leur vie privée résultant de l’enregistrement de leur empreinte génétique au FNAEG ». Ce motif rachète quelque peu l’impression d’hostilité au droit européen découlant des motifs précédents. Il semble par ailleurs témoigner d’une prise en compte, tardive, mais réelle, de la spécificité de l’action militante.

Il appelle cependant quelques observations, car le pourvoi du procureur général sur ce point paraissait fondé à dénoncer une contradiction de motifs. En effet, la cour d’appel semble avoir exercé deux fois un contrôle de proportionnalité là où il lui appartenait d’apprécier d’abord la légalité de l’ingérence dans la vie privée des prévenus puis la proportionnalité de celle-ci.

Au cas particulier, il était acquis que les prélèvements étaient de nature à porter atteinte à la vie privée des intéressés. La Cour européenne l’a déjà jugé [15]. Seule comptait donc la mise en œuvre du test des trois étapes découlant de l’article 8, § 2, de la CESDH : une restriction dans la vie privée d’autrui n’est légitime que si elle repose sur une base légale, poursuit un but légitime et n’apparaît pas excessive par rapport au but ainsi recherché.

Le premier temps de ce contrôle portait donc sur la base textuelle de l’ingérence. C’est ici que l’arrêt d’appel a posé problème. Il s’agissait seulement de vérifier qu’un texte existait et que, au regard de la conception matérielle de la légalité prévalant à Strasbourg, son application était raisonnablement prévisible. Mais la cour d’appel ne s’est pas contentée de cette appréciation. Elle a cru bon d’insister sur le fait que la base légale existante était équilibrée puisqu’elle limitait dans le temps la conservation des données issues du contrôle et offrait une possibilité d’effacement aux suspects [16]. Or, ces motifs s’avèrent inopérants. À ce stade, il ne s’agissait pas d’apprécier abstraitement la proportionnalité d’un tel dispositif, mais uniquement sa légalité.

Ensuite, il convenait de s’assurer qu’une telle ingérence poursuivait un but légitime (ce qui ne saurait être contesté compte tenu de la façon très large dont ce but est envisagé à Strasbourg).

Enfin, il appartenait aux juges du fond de vérifier si, concrètement, au regard des faits de l’espèce, les relevés et prélèvements ne portaient pas une atteinte excessive à la vie privée des intéressés. C’est ici, et ici seulement, qu’aurait dû apparaître le contrôle de proportionnalité. La cour d’appel ayant, au contraire, dit abstraitement que le texte prévoyant l’obligation de relevé et prélèvement ne réalisait pas une ingérence disproportionnée dans la vie privée d’autrui puis ayant dit concrètement qu’il réalisait une telle ingérence, une contradiction semblait bien affecter son arrêt. Cependant, cette contradiction ne lui est pas reprochée dans la mesure où elle repose sur un premier motif sans intérêt. La légitimation abstraite d’une ingérence au regard de l’article 8 de la CESDH n’interdit pas de considérer que la mise en œuvre effective de cette ingérence serait excessive. Sans doute, l’arrêt d’appel aurait-il pu être mieux rédigé, mais sa maladresse initiale n’appelait pas une censure. On ne saurait donc voir là un renforcement ou une autonomisation du contrôle de proportionnalité par rapport à ce qu’exige le droit européen.

Tout au plus, au cas particulier, relèvera-t-on une nouvelle extension de l’effet justificatif de la Convention [17]. Elle doit être lue dans la perspective de l’arrêt Aycaguer c/ France à l’occasion duquel la Cour européenne avait déjà dénoncé le fait – mais, il est vrai, sous un aspect différent – qu’aucune distinction n’était faite entre les crimes les plus graves et les infractions minimes justifiant la prise d’empreintes et la conservation de telles données [18]. Le contrôle exercé ici semble d’autant plus légitime qu’il était déjà suggéré par le Conseil constitutionnel. En effet, dans sa décision n° 2003-467 DC, du 13 mars 2003 [19], l’organe de la rue de Montpensier a émis une réserve d’interprétation sur l’actuel article 55-1 du Code de procédure pénale : « il appartiendra toutefois à la juridiction répressive, lors du prononcé de la peine sanctionnant ce refus, de proportionner cette dernière à celle qui pourrait être infligée pour le crime ou le délit à l'occasion duquel le prélèvement a été demandé » (§ 57). En statuant de la sorte, le Conseil a donc invité les juges du fond à proportionner la sanction d’un refus de prélèvement à la gravité de l’infraction poursuivie à titre principal… À l’aune de la CESDH, des juges du fond finissent par admettre, avec l’aval de la Cour de cassation, qu’aucune sanction n’apparaît légitime lorsque ce refus de prélèvement intervient en marge de la poursuite d’infractions sans gravité !

 

[1] V., E. Dreyer, Droit pénal général, LexisNexis, 6e éd., 2021, p. 973 et s.

[2] Cass. crim., 3 mai 2011, n° 10-81.529, FS-D (N° Lexbase : A2474HQP) : S. Detraz, obs., Gaz. Pal., 27‑28 juillet 2011, p. 20 – Cass. crim., 7 février 2007, n° 06-80.108, F-D (N° Lexbase : A3018D9N) : A. Darsonville, obs., D., 2007, p. 573 – Cass. crim., 19 novembre 2002, n° 02-80.788 (N° Lexbase : A2434CXG) : D. Mayer, note, D., 2003, p. 1315.

[3] Cass. crim. 15 juin 2021, n° 20-83.749, F-B (N° Lexbase : A00954WG) : A. Dejean de la Bâtie, note, D., 2021, p. 1661 ; J.-Ch. Saint-Pau, note, JCP G, 2021, 840 ; E. Dreyer, note, Légipresse, 2021, p. 429.

[4] CEDH, 15 février 2005, Req. 68416/01, Steel et Morris c/ RU, § 90 (N° Lexbase : A7030DGH).

[5] CEDH Gde ch., 22 avril 2013, Req. 48876/08, Animal Defenders International c/ RU, § 103 (N° Lexbase : A4226KCI).

[6] CEDH, 20 juin 2017, Req. 67667/09, Bayev et a. c/ Russie, § 83 (N° Lexbase : A516847K).

[7] CEDH, 11 juin 2020, Req. 15271/16, Baldassi et a. c/ France, § 63 (N° Lexbase : A28003NZ).

[8] CEDH, 15 octobre 2015, Req. 27510/08, Perinçek c/ Suisse, § 231 (N° Lexbase : A2687NTP).

[9] Cass. crim., 26 février 2020, n° 19‑81.827, FS-P+B+I (N° Lexbase : A39993G9) : P. Conte, obs., Dr. pén., 2020, comm. 69 ; D. Roets, note, Gaz. Pal., 17 mars 2020, n° 11, p. 16 ; Y. Mayaud, obs., RSC, 2020, p. 307.

[10] Cass. crim., 26 octobre 2016, n° 15-83.774, FS-P+B+I (N° Lexbase : A3210SCU) : G. Beaussonie et B. de Lamy, note, JCP G, 2016, 1314 ; Dr. pén., 2017, comm. 2 ; H. Matsopoulou, obs., RSC 2016, p. 767.

[11] Cass. crim., 13 octobre 2020, n° 19-85.632, FS-D (N° Lexbase : A95723XS) : P. Conte, obs., Dr. pén. 2021, comm. 4 ; E. Dreyer, obs., RSC, 2021, p. 105.

[12] CA Bordeaux, 16 septembre 2020 : J. Gazelix, note, Gaz. Pal., 10 novembre 2020, p. 17.

[13] V., prétendant que ce moyen avait tout au plus été invoqué en substance devant les juges du fond : Cass. crim., 12 avril 2016, n° 16-82.175, FS-P+B (N° Lexbase : A7059RIB).

[14] TJ Auch, 27 octobre 2020, n° 19346000005 (N° Lexbase : A996633I) : E. Dreyer, obs., Légipresse, 2020, p. 680.

[15] CEDH, 18 avril 2003, Req. 19522/09, K. c/ France, § 29 (N° Lexbase : A4225KCH).

[16] De tels motifs semblent repris d’une décision du Conseil constitutionnel déclarant conforme à la Constitution les articles 706-54 (N° Lexbase : L7692LPL), 705-55 (N° Lexbase : L4900K8Y) et 706-56 (N° Lexbase : L7691LPK) du Code de procédure pénale (Cons. const., décision n° 2010-25 QPC, du 16 septembre 2010 N° Lexbase : A4757E93) : J. Danet, obs., AJ pénal, 2010, p. 545). Toutefois, ces motifs généraux allaient bien au-delà de ce qui était nécessaire ici (V. aussi Cass. crim., 15 janvier 2019, n° 17-87.185, FS-P+B N° Lexbase : A6746YTZ) : P. Reviron, obs., AJ pénal, 2019, p. 163).

[17] V., contestant au contraire le principe d’une ingérence dans la vie privée d’un suspect à cette occasion, Cass. crim., 28 octobre 2020, n° 19-85.812, F-P+B+I (N° Lexbase : A49423Z3) : A. Maron et M. Haas, obs., Dr. pén., 2020, comm. 214 ; F. Fourment, obs., Gaz. Pal., 16 février 2021, n° 7, p. 63. – V., aussi, refusant d’admettre le caractère excessif de telles opérations, Cass. crim., 3 mars 2021, n° 19-86.847, F-D (N° Lexbase : A01404KE) : S. Detraz, obs., Gaz. Pal., 11 mai 2021, n° 18, p. 49.

[18] CEDH, 22 juin 2017, Req. 8806/12, Aycaguer c/ France, § 43 (N° Lexbase : A4479WK4).

[19] Cons. const., décision n° 2003-467, du 13 mars 2003, Loi pour la sécurité intérieure (N° Lexbase : A4715A7R).

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