La lettre juridique n°780 du 18 avril 2019 : Terrorisme

[Jurisprudence] Bien juridique protégé par les incriminations terroristes et recevabilité des constitutions de partie civile

Réf. : Cass. crim., 12 mars 2019, n° 18-80.911, FS-P+B+I (N° Lexbase : A0239Y4M)

Lecture: 13 min

N8544BXQ

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Bien juridique protégé par les incriminations terroristes et recevabilité des constitutions de partie civile. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/51166038-jurisprudence-bien-juridique-protege-par-les-incriminations-terroristes-et-recevabilite-des-constitu
Copier

par Julie Alix, Professeur de droit pénal, Université de Lille, CRDP - ERADP

le 24 Décembre 2019

 


Mots-clés : terrorisme • instruction • constitution de partie civile • personne morale • commune • recevabilité (non)

Résumé : la ville de Nice, personne morale, n’est pas recevable à se constituer partie civile dans le cadre de l’instruction ouverte des chefs d’infractions à la législation sur les armes, participation criminelle à un groupe terroriste, tentatives et complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste : «une telle entreprise n’étant susceptible d’avoir directement porté atteinte, au-delà des victimes personnes physiques, qu’aux intérêts de la nation».


 

A la suite de l’attentat de Nice le 14 juillet 2016, une information fut ouverte des chefs d’infractions à la législation sur les armes, de participation criminelle à une association de terroristes, de complicité d’assassinat et de tentative d’assassinat. La ville de Nice se constitua partie civile à titre incident pour obtenir réparation des préjudices matériels (destruction de matériel urbain) et moral (atteinte à la réputation et à l’attractivité de la ville). Cette constitution, partiellement reçue par le juge d’instruction, fut, sur appel du parquet, déclarée irrecevable par la chambre de l’instruction. Irrecevabilité confirmée par un arrêt de rejet de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 12 mars 2019.

L’arrêt, sans être complètement novateur, présente plusieurs intérêts, notamment celui de confirmer une interprétation de la lecture de l’article 2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9908IQZ) et de la conception de la victime pénale. Appliqué au contentieux terroriste, l’arrêt est porteur d’enseignements mais également d’interrogations.

1 - Une confirmation

L’arrêt confirme que la notion de victime pénale au sens de l’article 2 du Code de procédure pénale ne peut être comprise par référence à la seule conception civiliste de la victime -ce qui explique qu’une constitution de partie civile irrecevable devant le juge pénal peut être déclarée recevable devant le juge civil [1]- mais qu’elle doit l’être au regard des éléments constitutifs de l’infraction. Pour procéduraux que soient ses effets, la notion de victime pénale, «personne ayant personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction», est donc ancrée dans la substance même de l’infraction. Plus précisément, il existe une corrélation entre le bien juridique protégé [2] par l’infraction et le caractère direct du préjudice : n’est direct que le préjudice traduisant une atteinte à l’intérêt protégé par l’infraction. La conception n’est pas nouvelle : «Est considérée comme victime pénale la personne qui peut rapporter la preuve qu’elle a subi le préjudice que le législateur voulait éviter en prévoyant une telle infraction» [3]. A l’inverse, «lorsque le préjudice allégué par la partie civile ne correspond pas à l’intérêt protégé par l’incrimination, l’action civile est déclarée irrecevable» [4]. Telle est l’interprétation, classique donc, qui fut ici retenue.

Cette confirmation n’en est pas moins importante, à l’heure où la «triangulation» [5] du procès pénal confère à la victime une place sans cesse accrue [6], quoique souvent ambiguë et qui s’inscrit dans une logique compassionnelle ; à l’heure où l’accès au prétoire pénal est doté d’une signification symbolique majeure, celle de la reconnaissance de la «victime intime» [7]. Ces évolutions, confortées par la multiplication des droits d’accès collectifs à la justice pénale et la place accrue des associations de défense des victimes, s’inscrivent en porte-à-faux avec la nécessité de conserver à l’action civile devant le juge pénal un caractère accessoire, nécessairement limité à certaines infractions (les infractions «à victimes» [8]) et à certaines victimes (celles ayant personnellement subi l’atteinte réprimée par l’infraction).

2 - Des enseignements

Dans le contentieux terroriste, cette confirmation prend une signification plus importante encore, compte tenu de la multiplication des attentats ayant causé des victimes massives et la tentation, parfois dévoyée [9], d’obtenir une indemnisation devant le juge pénal. L’arrêt traduit une volonté de réserver le prétoire pénal aux plus directes des victimes des attentats. Le recours aux éléments constitutifs de l’infraction et au concept de bien juridique protégé par l’infraction constitue le support juridique d’une telle restriction. Dans le même sens, la Chambre criminelle avait également confirmé l’irrecevabilité de la constitution de partie civile des passants, «témoin[s] malheureux» des attentats du 13 novembre 2015, «comme d’autres personnes passant sur les voies publiques près des différents bars ou restaurants parisiens dont les clients ont été la cible des attaques perpétrées ce soir là», sans pour autant «se trouver dans la trajectoire des tirs terroristes»[10] -quand bien même ces personnes ont subi un stress post-traumatique. Si cette démarche de circonscription des constitutions de partie civile doit être approuvée dans son fondement et dans ses effets, elle n’en soulève pas moins la question de l’égalité des parties civiles individuelles et des parties civiles collectives, encouragées en matière terroriste. Les associations de défense des victimes d’actes de terrorisme sont en effet recevables à se constituer partie civile incidente par leur seule qualité, sous condition de délai (être déclarée depuis cinq ans à la date des faits) ou d’agrément [11].

Au-delà, l’arrêt constitue une pierre importante dans la conceptualisation des infractions terroristes et répond de façon inédite à certaines questions. Ainsi, la construction des infractions terroristes en forme de catégorie juridique pose la question de l’unité de la catégorie. Les infractions terroristes protègent-elles toutes le même bien juridique [12] ? L’enjeu est à la fois substantiel (examen de la nécessité de l’infraction au regard du bien juridique [13]) et procédural (unité ou pluralité du régime répressif). Sur ce point, l’arrêt du 12 mars 2019 est clair : la recevabilité de la constitution de partie civile ne doit s’examiner qu’au regard des infractions terroristes sur le fondement desquelles est ouverte l’instruction. Ces infractions, en l’espèce, les infractions à la législation sur les armes, la participation criminelle à un groupe terroriste et la tentative et complicité d’assassinat constituent, ensemble, une entreprise terroriste «n’étant susceptible d’avoir directement porté atteinte, au-delà des victimes personnes physiques, qu’aux intérêts de la nation». Pour la Chambre criminelle, les infractions terroristes doivent donc faire l’objet d’un examen individualisé du bien juridique protégé : les infractions terroristes ne protègent pas toutes et ensemble le(s) même(s) bien(s) juridique(s). En l’espèce, les infractions en cause ont en commun de protéger la vie et l’intégrité des personnes physiques. Une personne morale de droit public comme la ville de Nice n’est donc pas recevable à se constituer partie civile dès lors qu’elle ne peut avoir subi des préjudices de cette nature. Pour que sa constitution soit recevable, il faudrait que l’instruction soit, en outre, ouverte des chefs de destructions de biens publics en relation avec une entreprise terroriste -ce que permet le mécanisme de la constitution de partie civile principale et non incidente.

La Chambre criminelle précise en outre qu’au-delà des personnes physiques, les infractions terroristes en cause sont susceptibles d’avoir directement porté atteinte aux intérêts de la nation. C’est, d’une part et à la différence du Conseil constitutionnel [14], conférer une portée normative au plan du Code pénal qui incrimine les infractions terroristes au sein du livre IV du Code pénal. C’est, d’autre part, affirmer le caractère pluri-offensif, non seulement des incriminations terroristes les unes par rapport aux autres (toutes les infractions terroristes ne protègent pas le même bien juridique), mais encore de chaque infraction terroriste : ainsi, l’assassinat terroriste porte-t-il atteinte, à la fois à l’intégrité des personnes physiques et à la nation. Quelle est la portée de cette dernière affirmation ? D’un point de vue procédural, est-elle susceptible d’ouvrir la voie à de nouveaux types de constitutions de partie civile ou bien faut-il considérer que le ministère public est le représentant de la nation ? L’affirmation d’une telle atteinte rejaillit-elle sur la nature de l’infraction terroriste et sur ses liens avec l’infraction politique ?

On le voit, l’arrêt du 12 mars 2019 ouvre la voie à de nouvelles interrogations.

3 - Des interrogations

La principale d’entre elles concerne la détermination du bien juridique protégé par les infractions de prévention, qui deviennent prépondérantes dans la lutte contre le terrorisme [15]. Quel est le bien juridique protégé par les incriminations de financement du terrorisme, d’extraction de données issues de sites propagandistes, d’apologie du terrorisme ou des différentes formes de participation à un groupe terroriste ?

C’est finalement (re)poser la question des infractions d’intérêt général -qui répriment un comportement attentatoire à un intérêt exclusivement public et qui expriment des «besoins que les citoyens ne peuvent éprouver personnellement et qui les dépassent» [16]-. Toutes les infractions terroristes font-elles des victimes ? L’enjeu pourrait sembler purement théorique, mais il a une portée pratique importante : au-delà du contrôle de la nécessité de l’incrimination [17], il s’agit de savoir, lorsque l’auteur d’un attentat a été tué lors de l’attaque (ou pour y mettre fin) et que ne peuvent être poursuivis que des participants accessoires, si des victimes peuvent se constituer partie civile lorsque l’on ne peut imputer aux participants que les infractions de participation à un groupement et non une complicité d’assassinat [18]. Sur ce point, la Chambre criminelle laisse poindre une réponse, en insistant sur la «participation à des crimes d’atteintes aux personnes» : la participation à un groupe terroriste -tout comme les infractions à la législation sur les armes ?- porterait ainsi atteinte à l’intérêt qui serait altéré par la réalisation du but de l’entreprise (personnes/biens) et ne serait dès lors pas qualifiée d’infraction d’intérêt général malgré son caractère non lésionnaire. C’est ce que propose M. Detraz, jugeant «nécessaire d’assimiler […] au résultat légal la conséquence immédiate de fait qui en est l’une des variétés possibles» afin d’éviter que les infractions obstacles soient, par nature, dans l’impossibilité d’engendrer des victimes pénales.

La mobilisation du concept de bien juridique protégé pose une autre question sur le terrain procédural. Déjà, le Conseil constitutionnel a exclu les doubles prolongations de garde à vue lorsque l’infraction n’a pas pour objet la protection des personnes [19]. La Cour de cassation y ajoute des conséquences en matière de constitution de partie civile. A mesure que les incriminations terroristes se font préventives, on voit poindre une scission du régime de l’antiterrorisme [20]. Penser les incriminations terroristes par référence au bien juridique qu’elles protègent pourrait conduire à repenser le régime juridique applicable au terrorisme, à circonscrire le champ du dérogatoire en réintroduisant une exigence de nécessité des mesures de contrainte : c’est l’autre volet du principe de nécessité [21] qui pourrait se trouver réactivé.

 

[1] Pour des exemples, v. C. Ambroise-Castérot, Action civile, Rép. Pén., 2017, n° 126.

[2] Sur cette notion, v. M. Lacaze, Réflexion sur le concept du bien juridique protégé par le droit pénal, LGDJ, 2011, 558 p.

[3] Buisson et Guinchard, Procédure pénale, 2014, n° 1147.

[4] Desportes et Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, Economica, 2015, n° 1373. V. les réf. citées.

[5] Ch. Lazerges, Introduction, in La victime sur la scène pénale en Europe, C. Lazerges et G. Giudicelli-Delage (dir.), PUF, 2009 p. 17.

[6] En témoignent, au stade de l’exécution des peines, les droits de recours que confère l’article 707 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9874I34) à la victime.

[7] G. Giudicelli-Delage, Conclusion, in La victime sur la scène pénale en Europe, op. cit. p. 275.

[8] S. Detraz, La théorie des infractions d’intérêt général : moribonde ou assainie ?, Procédures, 2009, étude 10. Ce qui ouvre la question des infractions d’intérêt général : cf. infra.

[9] V. les récentes condamnations des «fausses victimes» des attentats du 13 novembre 2015, Fausses victimes du 13 novembre 2015 : le FGTI mobilisé contre la fraude, 9 avril 2019 [en ligne].

[10] Cass. crim., 11 avril 2018, n° 17-82.818, F-D (N° Lexbase : A1591XLI).

[11] C. pr. pén., art. 2-9 (N° Lexbase : L2567LBP). Il s’agit d’une extension ajoutée par la loi du 3 juin 2016 en réponse aux demandes des associations de victimes formées après les attentats du 13 novembre 2015 : M. Mercier, Rapport Sénat n° 491, 2015-2016.

[12] Sur la recherche du bien juridique protégé par les incriminations terroristes, v. J. Alix, Terrorisme et droit pénal. Etude critique des incriminations terroristes, Dalloz, 2010, §§ 536-583.

[13] V. R. Parizot, Pour un véritable principe de nécessité des incriminations, in Politique(s) criminelle(s). Mélanges en l’honneur de Christine Lazerges, Dalloz, 2014, p. 245 ; F. Rousseau, Le principe de nécessité. Aux frontières du droit de punir, RSC, 2015, p. 257.

[14] Cons. const., décision n° 2018-706 QPC, du 18 mai 2018 (N° Lexbase : A9687XMQ) qui dénie aux infractions d’apologie du terrorisme la qualité «d’actes de terrorisme», alors que ces infractions sont incriminées dans le chapitre premier du titre II du Livre IV du Code pénal intitulé «Des actes de terrorisme».

[15] J. Alix et O. Cahn, Mutations de l’antiterrorisme et émergence d’un droit répressif de la sécurité nationale, RSC, 2017 p. 845.

[16] S. Detraz, op. cit., n° 8.

[17] La question de l’offensivité aurait pu être un outil supplémentaire dans l’exercice du contrôle de la nécessité de l’incrimination de consultation des sites, ayant abouti à son abrogation ( Cons. const., décision n° 2016-611 QPC, du 10 février 2017 (N° Lexbase : A7723TBN) et Cons. const., décision n° 2017-682 QPC, du 15 décembre 2017 (N° Lexbase : A7105W7B).

[18] Ex. du procès Merah, où les deux protagonistes ont été condamnés en première instance pour infractions à la législation sur les armes et participation criminelle à un groupe terroriste : Cour d’assises de Paris, 2 novembre 2017.

[19] Cons. const., décision n° 2013-679 DC, du 4 décembre 2013, Loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (N° Lexbase : A5483KQ7), consid. 76 et ses conséquences en matière de criminalité organisée non attentatoire aux personnes (C. pr. pén., art. 706-73-1 N° Lexbase : L2153LH9), puis d’apologie du terrorisme et d’extraction de données (C. pr. pén., art. 706-24-1 N° Lexbase : L4893K8Q).

[20] V. notamment le régime de l’apologie du terrorisme et des infractions «administrativo-pénales» de violation des interdictions administratives, exclues par exemple du champ d’application du FIJAIT : C. pr. pén., art. 706-25-4 (N° Lexbase : L1212LDA).

newsid:468544

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.