La lettre juridique n°780 du 18 avril 2019 : Fiscalité du patrimoine

[Jurisprudence] Abus de droit, donation déguisée, vente à vil prix

Réf. : CA de Paris, 18 mars 2019, n° 17/02187 (N° Lexbase : A1156Y4L)

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 17 Avril 2019

Fictivité, dissimulation, donation indirecte, intention libérale, avantage sans contrepartie, vente à vil prix, abus de droit. Voici les quelques notions au centre du raisonnement de la cour d’appel de Paris lorsqu’elle se prononce sur la présente espèce.

Les actes de cessions de parts au prix d’1 euro -entre les membres d’une même famille, au sein d’un groupe familial- méritent d’être requalifiés en mutations à titre gratuit, à savoir une donation déguisée.

 

A la suite de 16 actes de cession, l’un des membres fait l’acquisition -auprès de ses deux frères et de son père- de 600 parts de la société A, de 900 parts de la société B, de 710 parts de la société P, de 960 parts de la société E, de 24 000 parts de S et enfin de 200 parts de W. Telles sont les cessions réalisées au prix de 1 euro. Selon la cour d’appel de Paris, c’est à bon droit que l’administration fiscale a mis en œuvre la procédure de l’abus de droit et opéré un redressement. Le juge d’appel confirme la décision du tribunal de grande instance de Paris.

 

Nous sommes en présence d’un groupe de sociétés (solderie de prêt-à-porter) dont Monsieur Y est le dirigeant ; des cessions de parts sociales sont effectuées en sa faveur (entre les membres de la famille, à la suite du décès de son père). L’administration estime que les cessions de parts sociales doivent être assimilées à des donations eu égard à la disproportion manifeste entre leur valeur vénale réelle et la valeur déclarée. Il est fait application de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L9266LNI) : «Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.  En cas de désaccord sur les rectifications notifiées sur le fondement du présent article, le litige est soumis, à la demande du contribuable, à l'avis du comité de l'abus de droit fiscal. L'administration peut également soumettre le litige à l'avis du comité. Les avis rendus font l'objet d'un rapport annuel qui est rendu public». Il est fait citation intégrale de cet article L. 64 du Livre des procédures fiscales notamment parce qu’il mentionne le rôle joué (éventuellement) par le comité de l'abus de droit fiscal.

 

Or, le contribuable -en désaccord avec le raisonnement tenu par l’administration- a saisi le comité de l'abus de droit fiscal ; selon ce dernier, les faits ne caractérisent pas une donation déguisée mais une donation indirecte, ce qui renvoie à des qualifications juridiques distinctes (séance du comité en date du 14 juin 2012). L’administration fiscale maintient sa position et opère redressement sur le fondement de l’article 777 du Code général des impôts (N° Lexbase : L4680I7H) : «Les droits de mutation à titre gratuit sont fixés aux taux indiqués dans les tableaux ci-après, pour la part nette revenant à chaque ayant droit […] Tarif des droits applicables en ligne directe […] Tarif des droits applicables entre époux et entre partenaires liés par un pacte civil de solidarité […] Tarif des droits applicables en ligne collatérale et entre non-parents». Il est procédé à une requalification des actes de cession en mutations à titre gratuit en vertu des articles 750 ter[1] (N° Lexbase : L9528IQX) et 784[2] (N° Lexbase : L2944LCZ) du Code général des impôts. Quant à l’évaluation des parts  -puisqu’il faut bien ensuite procéder à une telle opération- l’administration s’appuie sur la combinaison de la méthode mathématique et de productivité (cf. par ex. CAA de Nancy 18 octobre 2012, n° 11NC01065 N° Lexbase : A0542IXD) : «l'administration a évalué la valeur vénale unitaire des parts de la société Conforma acquise par la société requérante en recourant à une méthode combinant la valeur mathématique de la société Conforma affectée d'un coefficient de quatre et sa valeur de productivité affectée d'un coefficient de un, puis en appliquant à la moyenne ainsi obtenue un abattement de 20 % pour tenir compte de l'absence de liquidité de ces parts»). Le contribuable saisit le juge, demandant l’annulation de la procédure d’abus de droit fiscal et l’annulation de la majoration de 80 %. Il conteste la régularité de la procédure en ce que le fondement du redressement -à savoir la requalification des opérations litigieuses en donations déguisées- résultait du constat de l’absence de prix. Il récuse le raisonnement de l’administration qui soutient que l’absence de paiement du prix de cession des titres conduit à la fictivité des opérations réalisées.

 

Le tribunal de grande instance a commis une erreur de droit (toujours selon le requérant) en ce qu’il aurait dû tirer -du constat du règlement effectif du prix- une absence de simulation ; il argue de plus que la question du vil prix n’est pas le fondement du redressement, tout comme elle n’a pas été l’objet du débat devant le comité de l’abus de droit fiscal ; il soutient enfin que l’administration n’a pas rapporté la preuve de la constitution d’un abus de droit, alors même que la charge probatoire lui incombe en vertu de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales.

 

La cour d’appel de Paris ne fait pas droit aux prétentions du requérant et ne censure pas le jugement du tribunal de grande instance de Paris. Partant du principe que les cessions de parts ont eu pour objectif de restructurer le capital du groupe familial -deux jours avant le décès du père du requérant- en réunissant toutes les parts dans le patrimoine de ce dernier. Quant au prix -1 euro- il a été fixé par les vendeurs «en toute connaissance de cause sans contrepartie matérielle» ; en cela, les cédants ont consenti «un avantage sans contrepartie» au profit de Monsieur Y. Une «intention libérale» est survenue envers lui. Les conventions conclues entre les membres du groupe familial possèdent -selon le juge- un évident caractère de gratuité ; il suffit de s’arrêter -pour s’en convaincre- sur l’évaluation des titres. Symbolique, la valeur des titres s’avère «sans aucun rapport avec la valeur réelle du bien» ; nous sommes en présence d’une «vente à vil prix».

 

Si un doute venait à surgir dans l’esprit de la cour d’appel de Paris, il est rapidement et définitivement écarté sur le fondement même des déclarations du requérant devant le comité de l’abus de droit fiscal : n’a-t-il pas fait mention d’une étude évaluant à plus de 750 000 euros la totalité des parts cédées ? Pour ces différentes raisons, l’administration était fondée à rétablir le véritable caractère de l’opération réalisée entre les divers membres du groupe familial. L’administration est réputée avoir apporté la preuve de la fictivité des ventes réalisées. La qualification juridique initialement retenue par le contribuable était «erronée». Elle était plus qu’erronée à dire vrai puisque cette qualification juridique était synonyme de dissimulation, les ventes masquant des donations de parts sociale. Pour conclure cette note, il convient de revenir sur l’avis du comité de l’abus de droit fiscal, en son avis du 14 juin 2012 mentionné en amont. Pour le comité, nul doute que le prix symbolique découle de la volonté assumée des vendeurs ; nul doute que cela n’est pas justifié par la situation économique des sociétés concernées ou une contrepartie matérielle. Avantage sans contrepartie il y a eu, avec une intention libérale à l’égard de l’un des membres du groupe.

 

Cependant, le comité n’adhère pas à la position de l’administration -reprise ultérieurement par le juge- sur un point. Après avoir rappelé que «la donation indirecte et la donation déguisée relèvent de qualifications juridiques distinctes», le comité ajoute : «en l’espèce, ni le prix, ni son paiement effectif ne sont entachés de simulation par fictivité». Pour cette raison, le comité conclut à l’absence de simulation dans les actes litigieux ; c’est à mauvais droit que l’administration a mis en œuvre la procédure de l’abus de droit fiscal. La cour d’appel de Paris n’a pas été convaincue par l’avis du comité. Deux éléments apparaissent avoir été décisifs, deux éléments qui viennent invalider la thèse en défense du contribuable : l’existence d’une vente à vil prix, la connaissance par le contribuable de la valeur réelle des titres. Il est ici question de raisonnabilité et de crédibilité : comment regarder crédible la position du contribuable dans la mesure où il ne pouvait -raisonnablement- ignorer la valeur réelle des titres en raison de son rôle au sein de la société ?

 

Comment regarder -raisonnablement crédible- la position de l’acquéreur au regard de l'avantage qui lui est accordé du fait d'une cession à un prix symbolique ? La décision de la Cour d’appel de Paris vient rappeler que la -classique- stratégie de la donation déguisée ne fonctionne guère lorsqu’elle est fondée sur une situation caricaturale. Quand la fictivité juridique apparaît évidente, le juge s’aligne sur la position de l’administration utilisant la procédure de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales. La césure -entre la forme et le fond, entre le contenant et le contenu- apparaît à ce point évidente que la thèse de la pure libéralité s’impose avec force. L’acte à titre onéreux ne l’est qu’en apparence. Et la théorie de l’abus de droit fiscal est là pour nous rappeler -ou plutôt l’administration nous rappelle via la théorie de l’abus de droit fiscal- que les apparences importent significativement en droit fiscal. Surtout quand un acte juridique jure avec la réalité économique dont il est censé être le support normatif.

 

 

[1]«Sont soumis aux droits de mutation à titre gratuit :

1° Les biens meubles et immeubles situés en France ou hors de France, et notamment les fonds publics, parts d'intérêts, biens ou droits composant un trust défini à l'article 792-0 bis (N° Lexbase : L6036LMI) et produits qui y sont capitalisés, créances et généralement toutes les valeurs mobilières françaises ou étrangères de quelque nature qu'elles soient, lorsque le donateur ou le défunt a son domicile fiscal en France au sens de l'article 4 B (N° Lexbase : L1010HLY) ;

2° Les biens meubles et immeubles, que ces derniers soient possédés directement ou indirectement, situés en France, et notamment les fonds publics français, parts d'intérêts, biens ou droits composant un trust défini à l'article 792-0 bis et produits qui y sont capitalisés, créances et valeurs mobilières françaises, lorsque le donateur ou le défunt n'a pas son domicile fiscal en France au sens de l'article précité.

Pour l'application du premier alinéa, tout immeuble ou droit immobilier est réputé possédé indirectement lorsqu'il appartient à des personnes morales ou des organismes dont le donateur ou le défunt, seul ou conjointement avec son conjoint, leurs ascendants ou descendants ou leurs frères et soeurs, détient plus de la moitié des actions, parts ou droits, directement ou par l'intermédiaire d'une chaîne de participations, au sens de l'article 990 D (N° Lexbase : L5483H9X), quel que soit le nombre de personnes morales ou d'organismes interposés. La valeur des immeubles ou droits immobiliers possédés indirectement est déterminée par la proportion de la valeur de ces biens ou des actions, parts ou droits représentatifs de tels biens dans l'actif total des organismes ou personnes morales dont le donateur ou le défunt détient directement les actions, parts ou droits.

Sont considérées comme françaises les créances sur un débiteur qui est établi en France ou qui y a son domicile fiscal au sens du même article ainsi que les valeurs mobilières émises par l'Etat français, une personne morale de droit public française ou une société qui a en France son siège social statutaire ou le siège de sa direction effective, et ce quelle que soit la composition de son actif.

Sont également considérées comme françaises les actions et parts de sociétés ou personnes morales non cotées en bourse dont le siège est situé hors de France et dont l'actif est principalement constitué d'immeubles ou de droits immobiliers situés sur le territoire français, et ce à proportion de la valeur de ces biens par rapport à l'actif total de la société.

Pour l'application des deuxième et quatrième alinéas, les immeubles situés sur le territoire français, affectés par une personne morale, un organisme ou une société à sa propre exploitation industrielle, commerciale, agricole ou à l'exercice d'une profession non commerciale ne sont pas pris en considération.

3° Les biens meubles et immeubles situés en France ou hors de France, et notamment les fonds publics, parts d'intérêts, biens ou droits composant un trust défini à l'article 792-0 bis et produits qui y sont capitalisés, créances et généralement toutes les valeurs mobilières françaises ou étrangères de quelque nature qu'elles soient, reçus par l'héritier, le donataire, le légataire ou le bénéficiaire d'un trust défini au même article 792-0 bis qui a son domicile fiscal en France au sens de l'article 4 B. Toutefois, cette disposition ne s'applique que lorsque l'héritier, le donataire ou le bénéficiaire d'un trust a eu son domicile fiscal en France pendant au moins six années au cours des dix dernières années précédant celle au cours de laquelle il reçoit les biens».

[2]«Les parties sont tenues de faire connaître, dans tout acte constatant une transmission entre vifs à titre gratuit et dans toute déclaration de succession, s'il existe ou non des donations antérieures consenties à un titre et sous une forme quelconque par le donateur ou le défunt aux donataires, héritiers ou légataires et, dans l'affirmative, le montant de ces donations ainsi que, le cas échéant, les noms, qualités et résidences des officiers ministériels qui ont reçu les actes de donation, et la date de l'enregistrement de ces actes.

La perception est effectuée en ajoutant à la valeur des biens compris dans la donation ou la déclaration de succession celle des biens qui ont fait l'objet de donations antérieures, à l'exception de celles passées depuis plus de quinze ans, et, lorsqu'il y a lieu à application d'un tarif progressif, en considérant ceux de ces biens dont la transmission n'a pas encore été assujettie au droit de mutation à titre gratuit comme inclus dans les tranches les plus élevées de l'actif imposable.

Pour le calcul des abattements et réductions édictés par les articles 779 (N° Lexbase : L6869IZG), 790 B (N° Lexbase : L9408ITM), 790 D (N° Lexbase : L9407ITL), 790 E (N° Lexbase : L9406ITK) et 790 F (N° Lexbase : L9405ITIil est tenu compte des abattements et des réductions effectués sur les donations antérieures visées au deuxième alinéa consenties par la même personne».

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