La lettre juridique n°304 du 15 mai 2008 : Marchés publics

[Jurisprudence] Les conséquences indemnitaires de l'annulation ou de la déclaration de nullité d'un contrat administratif

Réf. : CE Contentieux, 10 avril 2008, n° 244950, n° 284439, n° 284607, Société Decaux N° Lexbase : A8665D73

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N9060BEB

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par François Brenet, Maître de Conférences en droit public à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers

le 07 Octobre 2010

C'est, sans nul doute, un arrêt d'une grande importance pratique que vient de rendre le Conseil d'Etat dans l'affaire opposant la société Decaux au département des Alpes-Maritimes. Dans sa décision lue le 10 avril 2008 et rendue conformément aux conclusions du commissaire du Gouvernement Bertrand Dacosta (que nous remercions de nous les avoir communiquées), le juge administratif a utilement précisé les conséquences indemnitaires résultant de l'annulation ou de la déclaration de nullité d'un contrat administratif. Il a clairement indiqué que la faute commise par la société titulaire d'un marché public, faute consistant dans la conclusion d'un contrat qu'elle savait nul, ne pouvait pas faire obstacle à l'indemnisation des dépenses utiles à la collectivité publique sur le terrain quasi-contractuel, mais s'opposait à ce qu'elle puisse réclamer l'indemnisation de son manque à gagner sur le terrain quasi-délictuel. En l'espèce, le département des Alpes-Maritimes et la société Jean-Claude Decaux avaient conclu, en octobre 1989, un marché d'une durée de 15 ans, ayant pour objet la location, la maintenance et la mise à disposition de mobilier urbain. Ce marché avait été passé selon la procédure applicable aux marchés négociés sans mise en concurrence préalable (procédure alors prévue par l'article 312 bis du Code des marchés publics N° Lexbase : L3896DAK) (1). Sur déféré préfectoral, le tribunal administratif de Nice a annulé le marché dans un jugement du 2 juin 1992, au motif évident que ledit contrat n'entrait pas dans le champ d'application de cet article. Malgré cette annulation, les parties ont poursuivi leurs relations comme si de rien n'était, jusqu'à la fin de l'année 1994. La société Jean-Claude Decaux a alors réagi en demandant au département de l'indemniser de son préjudice, qu'elle estimait à plus de 90 millions de francs (13,7 millions d'euros). Pour faire face à la décision implicite de rejet de la collectivité, la société a alors saisi le tribunal administratif, qui a fait droit partiellement à sa demande, en condamnant le département à lui verser une indemnité de 7,729 millions de francs (1,17 million d'euros) répartis comme suit : 7,232 millions de francs (1,1 million d'euros) au titre des dépenses utiles (ce qui correspondait à l'intégralité des dépenses utiles) et 497 000 francs (75 700 euros) au titre du manque à gagner (soit la moitié seulement du manque à gagner). A la suite de l'appel formé par la personne publique, la société Jean-Claude Decaux a présenté un appel incident. La cour administrative d'appel de Marseille est alors intervenue en deux étapes. Dans un premier arrêt du 22 janvier 2002, elle a statué sur le principe de la responsabilité et confirmé le jugement du tribunal administratif, qui avait estimé que la société avait commis une faute de nature à atténuer la responsabilité du département à hauteur de 50 %. Elle s'en est écartée, toutefois, en appliquant ce partage de responsabilité tant à la réparation du dommage imputable à la faute du département (le manque à gagner), qu'au remboursement des dépenses utiles. Par un second arrêt du 21 juin 2005 (CAA Marseille, 2ème ch., 21 juin 2005, n° 98MA00414, Département des Alpes-Maritimes N° Lexbase : A0883DLB), et à la suite de l'expertise ordonnée avant dire droit sur demande de la société Jean-Claude Decaux, la cour administrative d'appel de Marseille a évalué les dépenses utiles à 1,732 million de francs (260 000 euros), et a attribué 50 % de cette somme à la société au titre des dépenses utiles. En revanche, elle a considéré qu'il n'y avait pas lieu d'indemniser le manque à gagner, au motif que le montant de 1,732 million de francs assurait à la société une rémunération supérieure à celle à laquelle elle aurait eu droit en application du contrat. La société Jean-Claude Decaux s'est pourvue en cassation contre les deux arrêts de la cour administrative d'appel de Marseille, alors que le département des Alpes-Maritimes a seulement formé un pourvoi contre l'arrêt du 21 juin 2005.

Saisi de ces pourvois, le Conseil d'Etat devait répondre à la question suivante : dans quelle mesure la faute de l'appauvri (la société Decaux) peut-elle impacter son indemnisation au titre de la responsabilité quasi-contractuelle (indemnisation des dépenses utiles à la collectivité) et de la responsabilité quasi-délictuelle (indemnisation du manque à gagner) ? Le juge administratif a apporté à cette question une réponse parfaitement claire, dont les deux branches sont indissociables. Il a respecté les deux logiques sur lesquelles reposent les actions en responsabilité quasi-contractuelle et quasi-délictuelle. Il a considéré que l'objet de l'action de in rem verso était de permettre le remboursement des dépenses engagées par le cocontractant et utiles à la collectivité, et qu'il n'était donc pas possible d'appliquer un partage de responsabilité, même dans l'hypothèse où il aurait commis une faute. En revanche, il a considéré que la faute commise par le cocontractant (conclusion et exécution d'un contrat qu'il savait nul) était plus grave que celle commise par la collectivité (conclusion d'un contrat de mobilier urbain dans des conditions irrégulières), et que celle-ci faisait donc obstacle à l'indemnisation de son manque à gagner sur le terrain de la responsabilité quasi-délictuelle.

I - La faute de l'appauvri et la responsabilité quasi-contractuelle

L'annulation ou la déclaration de nullité du contrat a pour effet immédiat de faire disparaître le contrat, et fait donc obstacle à l'exercice de toute action en responsabilité contractuelle. Il reste que le contrat, ainsi remis en cause, a produit des effets de droit, et a servi de support aux prestations exécutées par le cocontractant. L'action en responsabilité quasi-contractuelle lui permet d'obtenir le remboursement par la personne publique des dépenses utiles qu'il a engagées (A), selon des modalités précisées par le Conseil d'Etat dans l'espèce commentée (B).

A - L'obligation d'indemnisation des dépenses utiles à la personne publique

Le Conseil d'Etat pose en principe, dans l'arrêt du 10 avril 2008, que "l'entrepreneur dont le contrat est entaché de nullité peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement de celle de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s'est engagé" et que "les fautes éventuellement commises par l'intéressé antérieurement à la signature du contrat sont sans incidence sur son droit à indemnisation au titre de l'enrichissement sans cause de la collectivité" (1°). En revanche, il considère que l'action de in rem verso est inutilisable si la faute de l'appauvri consiste en un vice du consentement de l'administration (2°).

1 - Le principe : une faute ne justifiant pas un partage de responsabilités

La solution retenue par le Conseil d'Etat n'allait pas de soi, car la jurisprudence administrative était partagée en deux courants. Une première série d'arrêts considérait que la faute de l'appauvri ne devait pas impacter son droit à indemnisation des dépenses engagées, à condition, bien évidemment, qu'elles aient été utiles à la collectivité (2). A l'inverse, d'autres arrêts, moins nombreux, n'hésitaient pas à exonérer totalement ou partiellement la collectivité publique sur le terrain de l'enrichissement sans cause en cas de faute de l'appauvri (3).

Plusieurs arguments avancés par Bertrand Dacosta plaidaient en faveur de la première solution, finalement retenue par le Conseil d'Etat. Même si la faute commise par l'entrepreneur est avérée, ce qui était le cas en l'espèce, puisque la société Decaux avait conclu un contrat dont elle ne pouvait pas ne pas savoir qu'il était nul, il serait sans doute excessif de faire peser sur lui seul les conséquences liées à la déclaration de nullité du contrat ou à son annulation. En effet, la collectivité publique a bénéficié des prestations offertes par son ex-cocontractant, et il serait sans doute déraisonnable de ne pas l'obliger à en payer le prix, surtout lorsqu'elle avait, elle aussi, connaissance de l'illégalité à l'origine de la remise en cause du contrat. Cette solution n'est, à vrai dire, admissible que si elle est strictement encadrée. Le risque est, en effet, que l'appauvri poursuive l'exécution d'un contrat nul en toute connaissance de cause, en se disant qu'il lui sera toujours possible de se retourner vers la collectivité publique pour obtenir le remboursement des dépenses engagées. Heureusement, les conditions de mise en oeuvre de l'action de in rem verso sont strictes, et permettent d'éviter ce genre de pratiques. On sait, en effet, que seules les dépenses utiles à la collectivité peuvent être indemnisées au titre de l'enrichissement sans cause. En pratique, l'entrepreneur n'aura guère intérêt à poursuivre l'exécution d'un contrat nul puisqu'il ne pourra, au final, récupérer qu'une partie de la mise engagée (celle correspondant aux dépenses utiles), et certainement pas le manque à gagner. C'est donc parce que les possibilités d'indemnisation de l'ex-cocontractant sont très encadrées que la solution posée par le Conseil d'Etat est acceptable. Cependant, il ne faut pas en déduire que la faute de l'entrepreneur est toujours neutralisée.

2 - L'exception : une faute faisant obstacle à l'exercice de l'action de in rem verso en cas de vice du consentement

Il est une hypothèse, parfaitement rappelée par le Conseil d'Etat, dans laquelle la faute de l'appauvri fait obstacle à l'activation de la théorie de l'enrichissement sans cause. Tel est le cas lorsque le contrat a été obtenu dans des conditions de nature à vicier le consentement de l'administration. La logique sur laquelle repose cette solution est la suivante : l'existence d'un vice du consentement (erreur, dol ou violence) s'oppose à la mise en oeuvre d'une action en responsabilité quasi-contractuelle, car en ce cas il n'y a jamais eu accord de volonté entre les parties, et il est exclu que l'on puisse imposer à la collectivité de rembourser les dépenses qui lui ont certes été utiles, mais auxquelles elle n'a jamais véritablement consenti.

La différence avec l'hypothèse précédente n'est guère discutable, et qu'elle fasse l'objet d'un traitement distinct nous semble tout à fait légitime. Lorsque le contrat est déclaré nul ou annulé par le juge administratif parce que les parties n'ont pas respecté les procédures de publicité et de mise en concurrence idoines comme c'était le cas en l'espèce, la faute de l'ex-cocontractant, consistant en la poursuite de l'exécution d'un contrat nul, rejoint celle de l'administration qui a laissé son cocontractant poursuivre l'exécution de ce contrat. Les deux fautes sont indissociables (4), et pour éviter que l'un ne s'enrichisse au profit de l'autre, il est indispensable de neutraliser les deux fautes pour obliger l'enrichi (la collectivité publique) à rembourser l'appauvri (l'entrepreneur). Toute différente est l'hypothèse de la nullité du contrat provenant des conditions dans lesquelles l'administration a donné son consentement. Si le cocontractant a vicié le consentement de la personne publique, il est le seul fautif, et il semble assez logique de lui opposer l'impossibilité de faire valoir l'enrichissement sans cause de la collectivité.

Puisque le consentement du département des Alpes-Maritimes n'avait pas été vicié, le Conseil d'Etat a considéré qu'il appartenait à la collectivité d'indemniser la société Decaux à la hauteur des dépenses qui lui ont été utiles.

B - Les modalités d'indemnisation des dépenses utiles à la personne publique

Plusieurs précisions ont été apportées par le Conseil d'Etat concernant les modalités d'indemnisation des dépenses engagées par la société Decaux et utiles au département des Alpes-Maritimes entre le 1er janvier 1990, date de commencement d'exécution du marché annulé, et le 31 décembre 1994.

Se posait, notamment, la question de savoir si les frais financiers, autrement dit les frais exposés par l'entrepreneur pour financer les travaux, entraient dans la catégorie des dépenses utiles (frais que l'expert avait évalué à 610 522,90 euros en l'espèce). Le juge administratif avait déjà répondu positivement à cette interrogation dans l'arrêt "Société Entreprise Louis Segrette" du 19 avril 1974 (5). Bertand Dacosta doutait du bien-fondé de cette solution, au motif qu'elle revenait à faire fluctuer la notion de dépense utile en fonction des choix de financement effectués par l'entrepreneur, et le Conseil d'Etat a été sensible à cette argumentation puisqu'il s'est refusé, en l'espèce, mais la solution a sans aucun doute une portée générale, à indemniser la société Decaux. On peut, sans doute, être critique à l'égard de ce refus. Certes, il est indéniable que le coût pour l'entrepreneur et pour la collectivité (si l'on considère qu'il s'agit d'une dépense utile indemnisable au titre de l'enrichissement sans cause) est appelé à varier, selon que les travaux seront financés par recours à l'emprunt ou sur fonds propres. Mais cela ne doit pas dissimuler l'essentiel : les frais financiers sont difficilement dissociables des travaux sur lesquels il porte, et il y a sans doute une part d'hypocrisie à les exclure des dépenses utiles indemnisables. N'est-il pas possible de soutenir, au surplus, que ces frais financiers s'incorporent, comme les frais généraux, aux travaux ou prestations effectués?

Se posait, également, la question de savoir si la société Decaux pouvait ranger les frais de dépose du mobilier urbain dans la catégorie des dépenses utiles pour la collectivité publique (frais dont le montant s'élevait à 39 482 euros). Le critère utilisé par le Conseil d'Etat est celui de l'initiative de la demande de dépose. Parce que le département n'avait pas demandé à la société de déposer le mobilier urbain en cours d'exécution du marché, le juge administratif considère qu'il ne peut s'agir d'une dépense utile. Et s'agissant des mobiliers déposés en 1995, soit après l'annulation du contrat par le tribunal administratif, le Conseil d'Etat a logiquement considéré qu'il s'agissait d'une obligation légale pour la société, qui se trouvait alors occupant sans titre du domaine public. Le juge administratif a, également, pris en compte la circonstance que le mobilier urbain ainsi déposé avait pu être réutilisé par la société. Au total, le département des Alpes-Maritimes est condamné à verser à la société Decaux une somme globale de 1,121 672 million d'euros, majorée du montant de la TVA au taux en vigueur au jour du règlement, comme l'impose la jurisprudence depuis l'arrêt "Commune de Boulogne-Billancourt" du 21 mars 2007 (6).

II - La faute de l'appauvri et la responsabilité quasi-délictuelle

La question essentielle posée par l'affaire commentée était celle de savoir si la faute de la société, consistant en l'exécution d'un contrat qu'elle savait nul, pouvait exonérer le département de toute responsabilité. C'est cette question qui a d'ailleurs justifié le renvoi de l'affaire devant la section du contentieux, après un premier examen en décembre 2007 par les 7ème et 2ème sous-sections réunies. Plusieurs possibilités s'offraient au Conseil d'Etat (A), qui a finalement retenu, non sans raison, celle qui est la plus sévère pour le cocontractant de la collectivité publique (B).

A - Les thèses en présence

Une première solution à laquelle on pense naturellement est celle du partage de responsabilité, et c'est d'ailleurs celle qui avait été retenue par le tribunal administratif et la cour administrative d'appel. On sait, en effet, que toute illégalité commise par l'administration est en principe constitutive d'une faute. Dans ces conditions, il était tout à fait possible d'admettre que le département des Alpes-Maritimes avait commis une telle faute en concluant un marché public de mobilier urbain dans des conditions irrégulières. De même, il était tout aussi concevable d'atténuer la responsabilité du département en se fondant sur la faute commise par la société Decaux, faute consistant en la conclusion et l'exécution d'un contrat qu'elle savait nul dès son origine. Le Conseil d'Etat a d'ailleurs fait application de cette solution dans l'arrêt "Société Spie Batignolles" du 26 mars 2008 (7). En l'espèce, un marché attribué au terme d'une procédure de concours avait été déclaré nul, au motif que le conseil général n'avait pas pris de délibération préalable justifiant qu'il y soit recouru. Le juge administratif a, alors, considéré que la société requérante ne pouvait ignorer l'irrégularité ainsi commise, et a donc laissé à sa charge 50 % des conséquences dommageables de la nullité du contrat.

Une deuxième solution était également envisageable, et était d'ailleurs défendue par la société Decaux. Celle-ci soutenait, en effet, qu'elle n'avait commis aucune faute et que le département était le seul responsable de la nullité du contrat. Sans doute y-avait-il une part d'audace (pour ne pas dire d'hypocrisie) à soutenir une telle argumentation. Comme l'a relevé Bertrand Dacosta dans ses conclusions, l'expérience de la société Decaux dans le secteur du mobilier urbain n'est plus à démontrer, et elle ne pouvait pas ignorer que la procédure du marché négocié n'était pas utilisable en l'espèce. En laissant le département des Alpes-Maritimes utiliser cette procédure, elle a nécessairement commis une faute.

Une troisième solution, défendue par le département, consistait à avancer l'idée que, si la collectivité publique avait bien commis une faute en concluant un contrat nul, celle-ci était, en quelque sorte, absorbée par celle commise par la société Decaux. Cette solution avait pour elle plusieurs mérites. Elle permettait, tout d'abord, de ne pas passer sous silence la faute commise par le département : celui-ci a bien commis une faute en concluant un contrat dans des conditions irrégulières, mais cette faute ne suffit pas à engager sa responsabilité, dès lors qu'elle est moins grave que celle commise par son cocontractant. Précisément, et c'est le deuxième avantage de cette solution, il aurait sans doute été excessif de faire peser sur la seule collectivité les conséquences d'une illégalité commise à deux mais ne profitant finalement qu'à la société Decaux (8).

B - La solution retenue : le refus d'indemniser le manque à gagner

Le Conseil d'Etat a finalement opté pour cette dernière solution, qui était aussi celle proposée par Bertrand Dacosta, en considérant que "si le département a eu irrégulièrement recours à une procédure de marché négocié, ce qui a entraîné l'annulation du contrat, la société Decaux a elle-même commis une faute grave en se prêtant à la conclusion d'un marché dont, compte tenu de son expérience, elle ne pouvait ignorer l'illégalité ; que cette faute constitue la seule cause directe du préjudice subi par la société Decaux à raison de la perte du bénéfice attendu du contrat ; que cette société n'est ainsi pas fondée à demander l'indemnisation d'un tel préjudice, nonobstant la faute de la collectivité".

L'idée sur laquelle elle repose est aisément perceptible. Alors que le département des Alpes-Maritimes n'avait absolument rien à gagner à conclure un marché négocié (tout au plus pouvait-il espérer faire l'économie des dépenses administratives liées à l'absence de mise en concurrence inhérente à ce type de contrat), la société Decaux avait au contraire tout intérêt à conclure ce contrat illégal. Elle pouvait espérer emporter un contrat rémunérateur sans se voir opposer une offre concurrente. Et on comprend mieux, dans ces conditions, que le Conseil d'Etat ait voulu sanctionner l'entreprise et dédouaner la collectivité.

De cela, il ne faut pas conclure que le juge administratif a délivré une sorte d'assurance tout risque aux collectivités publiques. Il a, en effet, fixé un certain nombre de conditions qui viennent utilement encadrer la solution retenue. Il faut, tout d'abord, que la société contractante ait effectivement commis une faute. Dans l'hypothèse qui est la nôtre, celle de la conclusion d'un contrat nul, cela suppose que le cocontractant de l'administration ait eu connaissance de l'illégalité commise. Tel ne sera pas le cas, par exemple, lorsque la nullité du contrat résultera d'une illégalité affectant un acte administratif détachable (délibération locale autorisant la conclusion du contrat, par exemple). Par ailleurs, on imagine bien que les exigences du juge administratif varieront en fonction de l'expérience du cocontractant. Comme dans l'arrêt "Société Spie Batignolles" précité, le Conseil d'Etat prend soin d'indiquer dans l'espèce commentée que la "société Decaux a elle-même commis une grave faute en se prêtant à la conclusion d'un marché dont, compte tenu de son expérience, elle ne pouvait ignorer l'illégalité" (souligné par nos soins). Il y a donc tout lieu de croire que les exigences du juge administratif seront variables selon les entreprises concernées, et que la solution ne sera sans doute pas la même pour une entreprise inexpérimentée (à l'égard de laquelle on pourra faire preuve d'indulgence), et pour un cocontractant concluant fréquemment des marchés publics (à l'égard duquel on sera plus intransigeant).

Si l'on adhère à l'esprit de la jurisprudence du Conseil d'Etat (sanctionner les entreprises qui concluent en toute connaissance de cause des contrats nuls en espérant que la nullité ne sera pas décelée), on peut se demander si la solution retenue n'est pas trop sévère à l'égard du cocontractant de l'administration. En vérité, la solution nous semble équilibrée car le juge administratif lui refuse l'indemnisation du seul manque à gagner, c'est-à-dire la perte du bénéfice escompté. Les dépenses qu'il aura engagées et qui auront été profitables à la collectivité seront indemnisées au titre de l'enrichissement sans cause.


(1) Il n'est sans doute pas utile de rappeler ici que les contrats de mobilier urbain sont des marchés publics, alors même que certains d'entre eux ne donnent pas lieu au paiement d'un prix par l'administration, mais se traduisent par un abandon de recettes publicitaires et/ou de redevances domaniales au profit du cocontractant. Cette solution est acquise depuis 2005 (CE Contentieux, 4 novembre 2005, n° 247298, Société Jean-Claude Decaux N° Lexbase : A2732DLR, AJDA, 2006, p. 120, note A. Ménéménis, BJCP, 2006, n°44, p. 27, concl. D. Casas, Contrats Marchés publics, 2005, comm. 297, note J.-P. Pietri, Dr. adm., 2006, chron. n° 3, art. F. Brenet, JCP éd. A, 2005, n° 50, 1381, note F. Linditch, Les petites affiches, 18 juillet 2006, p. 20, note C.-A. Dubreuil, RFDA, 2006, p. 1083, concl. D. Casas), mais elle était connue depuis longtemps par les spécialistes, puisque la section de l'Intérieur s'était prononcé le 14 octobre 1980 dans le sens de la qualification de marché public dans un avis rendu public.
(2) CE, 14 octobre 1966, n° 64076, Ministre de la Reconstruction c/ Ville de Bordeaux (N° Lexbase : A0264B8B), Rec. CE, p. 537 ; CE, 19 mars 1982, n° 18632, M. Cojonde (N° Lexbase : A8850AKY), Rec. CE, p. 671 ; CE, 24 juin 1987, n° 74118, Bureau d'aide sociale de la ville de Briançon c/ Société Briançon-Bus (N° Lexbase : A5350APT).
(3) CE, 10 mars 1965, Marande et Dame Defrère, Rec. CE, p. 1048 ; CE, 6 octobre 1965, Consorts Bigot-Goldstein, Rec. CE, p. 1048 ; CE 1° et 4° s-s-r., 30 janvier 1974, n° 85072, Commune de Houilles (N° Lexbase : A0592B9S), Rec. CE, p. 75.
(4) Bertrand Dacosta évoque une "faute commune".
(5) CE 2° et 6° s-s-r., 19 avril 1974, n° 82518, Société "Entreprise Louis Segrette" (N° Lexbase : A3000B8M), Rec. CE, p. 1052. Pour un arrêt plus récent : CE, 16 novembre 2005, n° 262360, MM. Auguste (N° Lexbase : A6287DLG), Rec. CE, p. 507.
(6) CE 2° et 7° s-s-r., 21 mars 2007, n° 281796, Commune de Boulogne Billancourt (N° Lexbase : A7298DUT), AJDA, 2007, p. 915, note J.-D. Dreyfus, Contrats Marchés publics, 2007, comm. 137, note G. Eckert.
(7) CE 2° et 7° s-s-r., n° 270772, 26 mars 2008, Société Spie Batignolles (N° Lexbase : A5912D74).
(8) Bertrand Dacosta relevait dans ses conclusions : "Certes, il n'est pas contestable que le département des Alpes-Maritimes, en s'exonérant du respect du Code des marchés publics, a commis une faute. Encore convient-il d'observer que lorsqu'une collectivité commet ce type de fautes, elle n'en tire elle-même aucun bénéfice, si ce n'est l'économie de dépenses administratives liées à l'absence de mise en concurrence ; elle en est, en revanche, la première victime, dès lors qu'elle se prive de la possibilité de voir un autre soumissionnaire présenter une offre de meilleure qualité et/ou d'un coût moindre".

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