Lexbase Public n°367 du 26 mars 2015 : Procédure administrative

[Jurisprudence] La jurisprudence "Société entreprise Peyrot" mise au garage

Réf. : T. confl., 9 mars 2015, n° 3984 (N° Lexbase : A9541NCD)

Lecture: 9 min

N6538BUP

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] La jurisprudence "Société entreprise Peyrot" mise au garage. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/23794985-jurisprudence-la-jurisprudence-societe-entreprise-peyrot-mise-au-garage
Copier

par Benjamin Ricou, Maître de conférences en droit public à l'Université du Maine, Laboratoire Themis-Um (e.a. n° 4333), co-directeur du Master 2 Droit public

le 26 Mars 2015

Dans un arrêt rendu le 9 mars 2015, le Tribunal des conflits a indiqué qu'une société concessionnaire d'autoroute qui conclut avec une autre personne privée un contrat ayant pour objet la construction, l'exploitation ou l'entretien de l'autoroute ne peut, en l'absence de conditions particulières, être regardée comme ayant agi pour le compte de l'Etat. Les litiges nés de l'exécution de ce contrat ressortissent à la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire. Toutefois, la nature juridique d'un contrat s'appréciant à la date à laquelle il a été conclu, ceux qui l'ont été antérieurement par une société concessionnaire d'autoroute sous le régime des contrats administratifs demeurent régis par le droit public et les litiges nés de leur exécution relèvent des juridictions de l'ordre administratif. Dès lors, le juge administratif est compétent pour connaître d'une demande indemnitaire formée par une personne privée à la suite de la résiliation d'un contrat par lequel une société concessionnaire d'autoroute lui aurait confié la réalisation d'une oeuvre d'art. Mme R., sculptrice, a conclu avec la société des Autoroutes du Sud de la France (ASF) une convention en vertu de laquelle elle devait établir trois esquisses afin de permettre à la société d'implanter une sculpture monumentale sur une aire de service de l'autoroute A89. Ce contrat s'inscrivait dans le cadre de l'obligation faite par l'arrêté du 18 juin 1980 (arrêté relatif aux travaux de décoration au titre du 1 % dans les constructions réalisées par le ministère des Transports N° Lexbase : L5851IGS) aux sociétés concessionnaires d'autoroutes de consacrer 1/1000ème du montant des travaux de construction d'une liaison autoroutière à la réalisation d'oeuvres d'art. Il prévoyait que la sculpture ne serait réalisée que si la société était choisie comme concessionnaire et si l'une des esquisses proposées était choisie. Bien qu'elle remportât le contrat de concession, la société informa la sculptrice, après l'achèvement des travaux de construction, qu'elle abandonnait définitivement le projet de sculpture. Mme R. demanda alors l'indemnisation des préjudices qu'elle a subis du fait de la résiliation du contrat.

Après que la juridiction judiciaire puis administrative ont été saisies, le Tribunal des conflits, statuant en prévention de conflit négatif (1), conclut à la compétence de la juridiction administrative. Mais ce n'est qu'après avoir décidé de revenir (II) sur sa décision cinquantenaire "Société entreprise Peyrot" (2) (I), tout en modulant les effets de son revirement de jurisprudence dans le temps (III).

I - L'applicabilité de l'extension de la décision "Société entreprise Peyrot"

Dans un premier temps, la sculptrice avait saisi la juridiction judiciaire. La Cour de cassation déclina la compétence de son ordre de juridiction par un arrêt du 17 février 2010 (3), censurant la cour d'appel (4) ayant estimé que la statue ne pouvait être considérée ni comme un accessoire indispensable, ni comme un complément indissociable de l'autoroute. Puisque l'arrêté de 1980 imposait à la société de consacrer une certaine somme à la réalisation d'une oeuvre d'art, cette dernière "[...] devait, quelle que soit sa fonction, s'analyser comme un ouvrage accessoire à l'autoroute dont le contrat conclu à cette fin avait un caractère administratif" (5). Mme R. se tourna alors vers la juridiction administrative. Le tribunal administratif de Paris rejeta sa demande d'indemnisation. La cour administrative d'appel de Paris estima que la convention présentait une nature privée au motif qu'à la date de sa conclusion, la société ASF n'était pas concessionnaire de l'autoroute -peu importe alors que la sculpture soit ou non considérée comme un futur accessoire de cette dernière.

Saisi dans ces circonstances, le Tribunal des conflits fit peu de cas du raisonnement adopté par la cour. Celui-ci était en effet très fragile : le contrat conclu avec la sculptrice l'a été pour le cas où la société deviendrait concessionnaire et comportait une clause résolutoire si elle n'était pas retenue. Il fallait alors que le Tribunal des conflits s'interroge sur l'applicabilité de sa décision "Société entreprise Peyrot". Dérogeant au principe (6) suivant lequel un contrat conclu entre deux personnes privées présente nécessairement le caractère d'un contrat de droit privé (7), il jugea à son occasion qu'il fallait prendre en compte l'objet du contrat et que "la construction des routes nationales a le caractère de travaux publics et appartient par nature à l'Etat".

La solution concernait uniquement les sociétés d'économie mixte, mais elle a ensuite été étendue à tous les concessionnaires d'autoroutes, même s'il s'agit de sociétés privées à capitaux privés (8). Elle a aussi été appliquée aux travaux portant sur les ouvrages indissociables des travaux routiers proprement dits : tunnel routier (9), ponts à usage commercial et de restauration surplombant une autoroute (10), réseau de fibres optiques intégré à l'autoroute (11), etc. Le juge exigeait alors soit un lien physique (12), soit un lien fonctionnel (13) entre les ouvrages. Le désaccord opposant la cour d'appel et la Cour de cassation portait sur ce point et témoigne encore une fois de ce que la théorie de l'accessoire est presque toujours d'un maniement extrêmement délicat, dans ce domaine comme ailleurs (14) -difficulté que la Cour de cassation pensait avoir contournée en écartant l'application du critère fonctionnel en raison de l'obligation posée par l'arrêté de 1980 (15).

II - La neutralisation d'une exception jurisprudentielle insuffisamment justifiée et inadaptée

Quoi qu'il en soit, la neutralisation du critère organique imaginée en 1963 est souvent présentée comme mue par la volonté de ne pas laisser échapper les grands travaux routiers et autoroutiers à l'application du droit public, ainsi qu'à la compétence de la juridiction administrative (16). Sa justification avouée est pourtant fragile aujourd'hui, en ce sens que la part de l'intervention de l'Etat dans la réalisation des travaux autoroutiers a été réduite de façon significative puisque ces derniers sont concédés dans leur grande majorité à des sociétés de droit privé sans contrôle étatique (17). En outre, le refus d'extension de cette solution à des situations pourtant très voisines en a fait une solution véritablement exceptionnelle rendant la répartition des compétences en la matière assez peu lisible, puisque morcelant un bloc de compétence attribué à la juridiction judiciaire. La solution n'a en effet jamais été étendue ailleurs qu'aux travaux routiers et autoroutiers, même pour des contrats très proches concernant par exemple la construction d'ouvrages ferroviaires ou de centrales nucléaires (18).

C'est précisément pour cet ensemble de raisons que le Tribunal des conflits décida ici, conformément aux conclusions du rapporteur Yves Maunand (19), d'abandonner la solution qu'il avait adoptée en 1963, en jugeant qu'"[...] une société concessionnaire d'autoroute qui conclut avec une autre personne privée un contrat ayant pour objet la construction, l'exploitation ou l'entretien de l'autoroute ne peut, en l'absence de conditions particulières, être regardée comme ayant agi pour le compte de l'Etat [et] que les litiges nés de l'exécution de ce contrat ressortissent à la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire".

De tels contrats sont désormais, comme les autres, des contrats de droit privé, ce qui implique que les sociétés concessionnaires n'auront plus les pouvoirs de modification et de résiliation unilatérale qu'elles détenaient de plein droit. Ces derniers ne paraissent toutefois pas indispensables (20). Le régime de passation ne sera pas modifié puisque ces contrats resteront soumis, comme le souligne le rapporteur, aux dispositions de l'ordonnance du 6 juin 2005 (21). Si les travaux resteront, quant à eux, des travaux publics dont le contentieux relève de la juridiction administrative (22) et si le contrat de concession conservera évidemment sa nature administrative, le bloc de compétence de la juridiction judiciaire en matière de contrats conclus entre deux personnes privées reprend de sa superbe, dans l'optique d'une bonne administration de la justice. La durée séparant la première saisine de la juridiction judiciaire de la décision du Tribunal des conflits le confirme s'il le faut...

La nouvelle solution se trouve ainsi dans la lignée de celle établissant une présomption en vertu de laquelle le délégataire d'un service public agit pour son propre compte lorsqu'il conclut un contrat avec d'autres personnes privées (23).

III - La modulation dans le temps des effets du revirement de jurisprudence

La rétroactivité qui s'attache traditionnellement aux revirements de jurisprudence est susceptible d'emporter des effets dévastateurs. Aussi le juge -judiciaire comme administratif- se permet-il depuis quelques années de moduler leurs effets dans le temps (24). C'est cette voie qu'a décidé de suivre le Tribunal des conflits dans la décision commentée, en refusant non seulement d'appliquer la nouvelle solution immédiatement au contrat querellé (il conclut alors à sa nature administrative, au motif qu'il présentait un lien direct avec la construction de l'autoroute), mais encore à tous les contrats qui ont été conclus antérieurement à la date de lecture de la décision, qu'ils fassent l'objet d'un contentieux en cours ou non.

Un tel aménagement est particulièrement opportun ici car le revirement dépasse la "simple" (25) modification du juge compétent : si le changement de la nature du contrat n'emportera pas de véritable révolution sur le fond, les contrats déjà conclus ne l'ont pas été en fonction de ces nouveaux paramètres et ne comportent donc pas notamment, comme le relève le rapporteur, de clauses de substitution au pouvoir d'exécution du concessionnaire. En outre, une telle modification rétroactive de la nature des contrats pourrait rendre irrégulières les mesures d'exécution valablement prises sous l'empire de la jurisprudence antérieure.


(1) Décret du 26 octobre 1849, réglant les formes de procéder du Tribunal des conflits, art. 34 (N° Lexbase : L5010IPA).
(2) T. confl., 8 juillet 1963, n° 01804 (N° Lexbase : A8175BD7).
(3) Cass. civ. 1, 17 février 2010, n° 08-11.896, FS-P+B (N° Lexbase : A0354ESW).
(4) CA Paris, 1ère ch., sect. D, 12 décembre 2007, n° 07/01731 (N° Lexbase : A6775EDB).
(5) Cass. civ. 1, 17 février 2010, n° 08-11.896, FS-P+B, préc.
(6) Le Tribunal des conflits l'a qualifié une fois, à notre connaissance, de "règle de valeur législative". Il n'a plus jamais employé cette formulation par la suite. Voir T. confl., 26 juin 1989, n° 2569 (N° Lexbase : A7197GCK), D., 1990, p. 191, obs. X. Prétot.
(7) Même s'il comporte des clauses exorbitantes du droit commun, même s'il se rattache à l'exécution d'un service public et même si le litige porte sur l'exécution de travaux publics (T. confl., 17 décembre 2001, n° 3262 N° Lexbase : A8876ND4).
(8) CE Sect., 3 mars 1989, n° 79532, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1630AQG).
(9) CE, 24 avril 1968, n° 70188, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6611B8D) ; T. confl., 12 novembre 1984, n° 02356 (N° Lexbase : A8242BDM).
(10) CA Paris, 15 janvier 1982, S. c/ Ministre de l'Economie et des Finances.
(11) CE 2° et 7° s-s-r., 12 janvier 2011, n° 332136, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8756GPY).
(12) Voir, pour l'édification de pavillons dans un centre d'entretien d'une autoroute : CE 2° et 7° s-s-r., 23 décembre 2011, n° 340348, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8201H8A).
(13) Voir, pour des travaux de protection acoustique en-dehors de l'emprise de l'autoroute : T. confl., 4 novembre 1996, n° 02990 (N° Lexbase : A5474BQS).
(14) On retrouve notamment ces mêmes difficultés lorsqu'il s'agit d'apprécier le caractère accessoire d'un ouvrage public ou d'une dépendance du domaine public.
(15) En raison de l'obligation posée par l'arrêté, l'oeuvre devait "[...] quelle que soit sa fonction, s'analyser comme un ouvrage accessoire à l'autoroute dont le contrat conclu à cette fin avait un caractère administratif [...]".
(16) Voir notamment en ce sens : G. Peiser, note sous CAA Marseille, 2ème ch., 14 septembre 2004, n° 00MA00560 (N° Lexbase : A3086DEZ) et sous CAA Nancy, 2 décembre 2004, Mme Probst, AJDA, 2005, p. 382.
(17) Voir notamment en ce sens : F. Lichère, L'évolution du critère organique du contrat administratif, RFDA, 2002, p. 342. Voir, sur les implications de ce désengagement de l'Etat : Autorité de la concurrence, Avis n° 14-A-13 du 17 septembre 2014, sur le secteur des autoroutes après la privatisation des sociétés concessionnaires (N° Lexbase : X9806ANI). Voir aussi la note très récente du Pr. Marguerite Canedo-Paris sous l'arrêt CE 2° et 7° s-s-r., 14 novembre 2014, n° 374557, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2895M3M), RFDA, 2015, p. 32. Voir encore : P. Terneyre, comm. sous CE 2° et 7° s-s-r., 12 janvier 2011, n° 332136, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8756GPY), RJEP, juin 2011, comm. n° 29.
(18) Voir respectivement : T. confl., 17 janvier 1972, SNCF c/ Solon et Barrault, n° 1966 (contrat de droit privé) ; T. confl., 10 mai 1993, n° 02840 (N° Lexbase : A5899BKP) (contrat administratif mais par application de la théorie du mandat tacite).
(19) Disponibles en ligne sur le site du Tribunal des conflits.
(20) Elles peuvent notamment insérer des clauses de substitution afin de s'assurer de la bonne exécution du contrat.
(21) Ordonnance n° 2005-659 du 6 juin 2005, relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au Code des marchés publics (N° Lexbase : L8429G8P), JO, 7 juin 2005, p. 10014.
(22) Loi du 28 Pluviôse an VIII, art. 4 ; CJA, art. R. 312-14 (N° Lexbase : L2970ALL).
(23) T. confl., 9 juillet 2012, n° 3834 (N° Lexbase : A8451IQ3).
(24) Voir, par ex. : Ass. plén., 21 décembre 2006, n° 00-20.493, P+B+R+I (N° Lexbase : A0788DTD) ; CE Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4715DXW).
(25) L'absence de modulation entraînerait tout de même un changement de juge pour les instances en cours devant la juridiction administrative.

newsid:446538

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.