La lettre juridique n°600 du 5 février 2015 : Éditorial

Du dévoiement juridique de l'espérance légitime

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Du dévoiement juridique de l'espérance légitime. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/22969853-du-devoiement-juridique-de-lesperance-legitime
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 17 Mars 2015


"L'espérance d'une joie est presque égale à la joie" ; c'est sans doute en relisant Shakespeare que les juges de la Cour européenne des droits de l'Homme ont réalisé, au milieu des années 90, que l'espérance d'un gain, d'une créance ou d'un bien équivalait à ce bien lui-même et devait faire l'objet d'une protection spéciale, au titre des droits de l'Homme, sur le fondement de l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention EDH, relatif au droit de propriété.

Ainsi, dans un arrêt du 7 février 2013, la Cour EDH rappelait encore sa jurisprudence prétorienne aux termes de laquelle (§ 50) l'article 1er du premier protocole ne garantit pas le droit d'acquérir des biens. Cependant, la notion de "biens" peut recouvrir tant des "biens actuels" que des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une "espérance légitime" d'obtenir la jouissance effective d'un droit de propriété. L'espérance légitime doit reposer sur une "base suffisante en droit interne". De même, la notion de "biens" peut s'étendre à une prestation donnée dont les intéressés ont été privés en vertu d'une condition d'octroi discriminatoire. En revanche, l'espoir de voir reconnaître la survivance d'un ancien droit de propriété, qu'il est depuis bien longtemps impossible d'exercer effectivement, ne peut être considéré comme un "bien", et il en va de même d'une créance conditionnelle s'éteignant du fait de la non-réalisation de la condition.

C'est cette jurisprudence, maniant les concepts d'"espérance légitime" et de "proportionnalité de l'atteinte au droit propriété", qui a été intégrée progressivement dans notre droit interne, tant par les juridictions suprêmes que par le Conseil constitutionnel. La chose se fit sans trop de difficulté : la frontière de l'"espérance légitime" et de la "sécurité juridique" et plus tard de la "confiance légitime" étant ténue.

Naturellement, pour l'application de cette "pièce maîtresse" de la protection du droit au respect des biens, comme la qualifie Jean-Baptiste Walter, dans sa thèse sur le sujet, parue en décembre 2011, les regards se sont d'abord portés sur le droit fiscal. La rétroactivité des lois de finances est un sujet intarissable de la doctrine (cf. l'excellent article de Thibault Massart, publié la semaine dernière dans nos colonnes) ; et cette rétroactivité, "petite" ou "grande" selon la classification désormais communément admise, se heurte bien entendu au concept, désormais juridique, d'"espérance légitime". En supprimant rétroactivement ou en intensifiant les conditions requises pour la mise en oeuvre d'une "niche fiscale", tout autant qu'en instaurant toujours rétroactivement un nouvel impôt sur un revenu que l'on espérait légitimement libéré de tout imposition, du moins supplémentaire, la loi déroge donc au droit fondamental que constitue le droit de propriété. On sait que la seule nécessité ou simple volonté d'augmenter les recettes fiscales n'est pas un argument suffisant pour justifier une atteinte proportionnée à ce droit fondamental, aussi la "grande" rétroactivité de la loi fiscale est-elle appelée à être limitée, quand la "petite" rétroactivité devrait tout bonnement disparaître pour peu que les politiques souhaitent restaurer les principes de sécurité juridique et de consentement à l'impôt. En déclarant le caractère rétroactif de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus non conforme à la Constitution, la décision des Sages de la rue de Montpensier, rendue le 5 décembre 2014, sur le sujet est révélatrice de l'importance de l'espérance légitime en droit interne ; "le seul bien de ceux qui n'en ont plus" disait Bussy-Rabutin.

Le Conseil d'Etat a donc suivi la ligne constitutionnelle en décidant, notamment le 9 mai 2012, que l'espérance légitime d'obtenir un crédit d'impôt ne peut être remise en cause par une loi rétroactive motivée par le désir de lutter contre les "effets d'aubaine" que ce crédit offrait aux entreprises ; ce qui, dans le respect de la jurisprudence de la Cour EDH, ne l'a pas empêché de déclarer conforme au premier protocole additionnel le dispositif de suppression de l'avoir fiscal pour les personnes autres que les personnes physiques pour les crédits d'impôt utilisables à compter du 1er janvier 2005 (2 juin 2010) et les modalités déclaratives de l'exit tax (12 juillet 2013).

Mais, la matière fiscale n'est pas la seule impactée par le concept d'"espérance légitime". La Cour EDH a pu ainsi l'appliquer, notamment, en droit de la construction en estimant que l'Etat avait violé ses engagements contractuels en ne garantissant pas à des propriétaires l'exercice effectif des droits de construire sur les terrains qu'ils ont conservés (18 novembre 2010), comme la Cour de cassation le fit en droit des affaires, a contrario, lorsque la Chambre commerciale décide que l'abrogation, avec effet immédiat, des extensions sanction par la loi de sauvegarde des entreprises ne prive pas la personne morale débitrice d'une espérance légitime de créance, pouvant présenter le caractère d'un bien (17 mai 2011).

Reste que le droit social tend lui aussi à agréger cet "aliment de notre âme, toujours mêlé du poison de la crainte", selon Voltaire, tant, par exemple, pour demander au juge du fond de vérifier si l'application rétroactive d'une loi respecte un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs de sauvegarde du droit au respect des biens, lorsqu'elle prive rétroactivement les salariés du droit d'obtenir le paiement de rappels de salaires prévus par un accord collectif en vue d'assurer la garantie du maintien de leur rémunération mensuelle en vigueur à la date de la réduction collective du temps de travail (24 novembre 2010) ; que lorsque la Chambre sociale, toujours, estime qu'une salariée doit obtenir le paiement de sommes au titre des temps de responsabilité de surveillance nocturne assumés en chambre de veille pour des périodes antérieures à l'entrée en vigueur de la loi du 19 janvier 2000, sur le fondement de l'article 1er du premier protocole, dans la mesure où caractérise un bien l'intérêt patrimonial qui constitue une "espérance légitime" de pouvoir obtenir le paiement de rappels de salaires au titre de ces temps de responsabilité de surveillance nocturne (21 mars 2012). Mais là encore, il s'agit de confronter la rétroactivité d'une loi aux principes de "sécurité juridique", de "confiance légitime" et dernièrement d'"espérance légitime".

Aussi, l'originalité d'un arrêt du 21 janvier 2015 provient du fait que, sans le nommer, le concept d'"espérance légitime" irrigue les esprits quand la Chambre sociale décide que la clause de non-concurrence prenant effet à compter de la rupture du contrat de travail, la cessation d'activité ultérieure de l'employeur n'a pas pour effet de décharger le salarié de son obligation de non-concurrence ; et, en conséquence, la contrepartie financière de cette clause doit toujours lui être versée. Chacun admettra sans peine que la mise en oeuvre d'une clause de non-concurrence n'a d'intérêt que pour autant qu'une situation de concurrence puisse exister. Produisant ses effets dans le temps, on peut légitimement penser que la disparition radicale de toute concurrence éventuelle, du fait tout simplement de la liquidation de l'entreprise créancière de l'obligation de non-concurrence, prive de cause la clause elle-même. Une fois n'est pas coutume, l'accessoire, c'est-à-dire la contrepartie financière, ne suivant pas le principal, l'indemnisation est toujours due, du fait, sans doute car le concept n'est ici pas évoqué, d'une espérance légitime du salarié à percevoir cette contrepartie jusqu'au terme de la clause de non-concurrence (pour peu que le salarié ait, en plus, pris ses dispositions, assuré une réorientation professionnelle notamment). On admettra que la solution n'allait pas de soi ; et d'ailleurs la cour d'appel s'y était trompée au point de voir son arrêt cassé. Dans cette affaire, le risque de perte d'un revenu n'était pas consécutif à une loi rétroactive, mais à la caducité factuelle de la clause faisant naître son versement. Or, cette caducité n'a pas d'effet rétroactif contrairement à une éventuelle nullité de la clause. Donc, techniquement parlant, le concept d'"espérance légitime", bien protégé par le droit de propriété, n'aurait pas lieu d'être attenté pour autant que la caducité prévaudrait pour l'avenir. Mais, les Hauts magistrats ne l'ont pas entendu de cette oreille, et ont préféré accorder à la clause de non-concurrence tous ces effets dans le temps sans se référer à une quelconque "espérance légitime" ici bien encombrante. Mais peut-on véritablement faire l'impasse au regard de la jurisprudence passée ?

"De ses origines sentimentales, l'espérance (légitime) apporte au droit cette sensibilité qui renforce son effectivité", introduit encore Jean-Baptiste Walter. Mais, quelle est l'efficacité du droit lorsqu'il enjoint le versement, dans le temps, d'une indemnité qui n'est plus assujettie au respect d'une obligation réelle à la charge de son créancier ?

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