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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 24 Juillet 2014
La Révolution documentaire est en marche ! Certes, mais est-elle irréversible ? Les forces conservatrices sont, notamment en France, puissantes ; dans le milieu des juristes, des professionnels du droit de tout poil, une seconde nature. Cela s'explique aisément, d'ailleurs, par la force de l'habitude et un absolu : un endoctrinement depuis les premiers pas hasardeux du jeune juriste à force de prosélytisme universitaire, et la recherche de la sécurité (juridique s'entend).
Et, la Révolution numérique, finalement, n'a que peu changé ce diptyque reptilien, profondément ancré dans les mentalités collectives du microcosme juridique. Croire que la Révolution documentaire est acquise, parce que la Révolution numérique est immuable est un leurre, car là n'est pas l'enjeu. Il ne faut tout simplement pas confondre le contenant et le contenu.
L'audace du média de publication de la doctrine et, plus généralement, de la documentation technique, c'est l'affaire de développeurs informatiques et, dans le meilleur des cas, d'ontologistes du droit, mais assez peu de juristes et d'universitaires -mais, c'est d'ailleurs une erreur criarde que de vouloir concevoir un outil de documentation juridique sans faire la synthèse préalable des besoins et de l'avis des premiers utilisateurs et contributeurs eux-mêmes ; cela oblige le plus souvent à un rétropédalage sans règle, voire à une bérézina commerciale-. Cette audace-là sous-tend, toutefois, un préalable drastique : l'abandon de l'édition papier. Et, là encore, l'on connaît les réticences rencontrées à l'heure actuelle, mais qui devraient s'estomper, trop lentement mais sûrement, avec les nouvelles générations plus familières avec l'écran qu'avec le livre.
L'audace de la documentation elle-même, voire de la doctrine qui en est le moteur et la substantifique moelle, ne réside donc pas dans l'initiative de telle ou telle fonctionnalité. Ce n'est pas que l'originalité fonctionnelle n'est pas de mise : elle correspond à une attente légitime des professionnels ; d'autant que cette originalité permet d'appréhender différemment le droit, d'en extraire certains ressorts, voire certains arguments, insoupçonnés, au-delà du simple gadget de présentation. C'est simplement que l'originalité, l'audace en matière de doctrine et de documentation juridiques requiert deux postulats : l'abandon du "prêt-à-trouver" et la renonciation au "réchauffé".
Le "prêt-à-trouver" en matière de documentation juridique n'est en rien axiomatique : il est non seulement démontrable, mais surtout démontable. Certes, l'outil de documentation doit être ergonomique, intuitif et permettre la lisibilité et l'intelligibilité du droit : il s'agit là d'un incontournable du genre, qu'il ne faut d'ailleurs pas confondre avec un "prêt-à-chercher" documentaire (index, thésaurus, option documentaire d'un logiciel de gestion "maison", etc.) aux écueils dangereux -certaines plateformes tendent à oublier cette règle de base de la publication online, gérant plutôt mal, de ce point de vue, leur pléthorique contenu agrégé en proposant des béquilles à leurs utilisateurs plutôt que de faire confiance à l'intuitivité de leur site-. Mais, cela force-t-il pour autant à ce que la solution documentaire soit celle que l'on attend ? Cela induit-il que l'on doive se référer sans cesse aux mêmes arguments d'autorité doctrinaux ?
Pendant des décades, on se satisfaisait grandement d'avoir accès à une jurisprudence sélectionnée, notamment celle des juridictions du fonds. Ainsi, l'on pouvait connaître la position, éventuellement contraire à celle de la Cour suprême de l'ordre juridictionnel en question, des cours d'appel, rarement des tribunaux. Puis, avec l'accès à des bases de jurisprudence plus complètes, on a pu constater que la sélection en cause pouvait être partisane : et la source jurisprudentielle, elle-même, dépassait son statut de support de doctrine pour devenir doctrine (des juges du fonds s'entend). La jurisprudence ainsi sélectionnée occultait l'existence d'une jurisprudence, toute aussi légitime, mais parfaitement contraire aux positions ainsi mises en exergue par l'éditeur ; et le champ des possibles pour le juriste chevronné s'en trouvait dès lors agréablement fortement élargi. Finalement, tout était organisé pour que l'on ait accès qu'à une seule vérité juridique, pour que l'on ne contemple qu'un seul visage du Janus documentaire. Il s'agissait là, avec les restrictions, parfois encore en usage, de citer tel ou tel autre éditeur dans les contenus éditoriaux, de l'exemple plus emblématique d'une volonté hégémonique en matière documentaire juridique. Tous les éditeurs ont désormais ouvert les vannes de l'accès à la jurisprudence nationale, selon un débit plus ou moins important. Mais, est-ce à croire, pour autant, que l'hégémonie de la solution documentaire ait disparu ?
Quant au contenu doctrinal, il ne permet plus nécessairement, lui, de faire la différence, pour justifier une hégémonie qui pourrait n'être que factuelle alors qu'elle est organisée. En dévotion totale devant l'archidiacre "Sécurité juridique", les juristes, même avertis, s'en remettent inlassablement à la parole évangélisatrice de telle ou telle paroisse éditoriale, sans démordre de leur conviction ; comme les anciens de démordaient pas de la philosophie aristotélicienne ou de la géométrie euclidienne, même devant la conviction et l'attrait de la philosophie ou de la mathématique moderne. Or, la doctrine ne se renouvelle pas auprès des mêmes auteurs, mais grâce à l'émergence de nouvelles pensées, de nouvelles analyses juridiques. Des auteurs qui reviennent sur leurs convictions passées, il y en a peu. Canossa n'est pas une villégiature universitaire et d'ailleurs il est heureux que les universitaires du moment n'aient plus à faire comme Galilée abjurant sa théorie héliocentrique : démonter ce qui a été démontré est l'apanage de nouveaux auteurs, au style parfois emprunté, mais à l'analyse aiguisée. L'audace en matière de doctrine juridique, c'est d'abord et avant tout la diversité de cette doctrine et, par là-même, des composantes éditoriales de cette même doctrine. Renoncer à l'altérité doctrinale pour cause d'hégémonie éditoriale, c'est prendre, là encore, le risque de l'inexhaustivité de l'analyse juridique, le risque de l'enlisement doctrinal, le risque du "réchauffé", au nom d'une sécurité juridique qui, de toute manière, demeure une chimère. Et, au regard des comités scientifiques des principales maisons d'édition juridique, quel risque réel court le professionnel du droit à se nourrir d'une analyse diverse, sans pour autant oublier les pères fondateurs de la doctrine moderne ? La chape de plomb doctrinale est telle qu'elle rejette pourtant tant d'auteurs de talent, d'analystes pertinents, pour une vérité doctrinale bien établie et rassurante qui ne souffre pas la contrariété. Il ne s'agit pas ici de faire le procès de la doctrine, qui n'aspire qu'à son renouvellement ; mais bien entendu des forces hégémoniques qui en musellent l'essor et la diversité, de facto. Mais encore celle-ci doit elle faire sa propre Révolution et ne pas être dupe de ce qui se trame d'abord à travers le combat juridique du droit continental face à la common law, ensuite à travers celui pour l'hégémonie éditoriale.
Voilà pour la partie émergée de l'iceberg ; mais la question de la sécurité juridique tant recherchée c'est celle, aussi, de la transparence des contenus, des mises à jour, de la réactivité de l'analyse et de l'information, au-delà de celle de la diversité doctrinale. Et là encore, Achille cache bien son talon... Les éditeurs juridiques aussi ; sauf lorsque cette transparence, cette réactivité, cette mise à jour permanente de leurs contenus, bien que de moindre volume, est finalement leur seul gage de légitimité quand il leur manque un nom séculaire. Tout écart de conduite en la matière leur est difficilement pardonné, quand on accepte l'inacceptable éditorial au nom de l'affection documentaire née de ses premiers émois d'apprenti juriste.
Aujourd'hui, face à l'audace documentaire, face à la Révolution doctrinale, la pratique commerciale, en dehors des phénénomènes de concentration industrielle mêmes, vient à la rescousse des forces conservatrices. Suivant les traces de la firme de Cupertino, certains éditeurs valorisent leur contenu non pas à l'orée de leur valeur intrinsèque ou concurrentielle, mais de l'image hégémonique qu'elles souhaitent se donner ; balayant du même coup toute velléité révolutionnaire en la matière. Non, décidemment non, la Révolution documentaire juridique n'est en rien acquise, une Restauration, même à l'ère numérique, est toujours un risque, d'abord pour les juristes, ensuite pour l'économie dont ils sont les gardiens de la légalité. L'audace doit être d'abord l'apanage des éditeurs juridiques, mais si la Révolution documentaire "vaut bien une messe", encore faut-il que les professionnels du droit se rebiffent, cessent la complaisance au nom de telle ou telle accointance, et se rallient au panache blanc (bleu et orange notamment) de l'audace !
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