La lettre juridique n°558 du 13 février 2014 : Éditorial

Grandeur et misère de la justice... en ce début du XXIème siècle

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Aujourd'hui, doit être prononcée l'une des décisions juridictionnelles les plus lourdes de conséquences, depuis 1981 : il y va de la vie d'un homme, de sa dignité sans doute, aussi. Il est rare le cas où, sans aucune symbolique, mais au sens propre, le juge a le pouvoir capital entre ses mains. Le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne n'a, pourtant, pas botté en touche : il a délibérément refusé, à deux reprises, de faire droit à la demande de certains membres de la famille d'un homme, victime d'un accident de la route, en coma "pauci-relationnel", en état dit de "conscience minimale plus", qui, après cinq ans et 80 séances d'orthophonie, bouge les yeux, ressent la douleur, sans que l'on sache vraiment s'il comprend ce qu'on lui dit, sans aucune autre possibilité de communication.

Même si "en toutes circonstances, le médecin doit s'efforcer de soulager les souffrances du malade par des moyens appropriés à son état et l'assister moralement [et] doit s'abstenir de toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique et peut renoncer à entreprendre ou poursuivre des traitements qui apparaissent inutiles, disproportionnés ou qui n'ont d'autre objet ou effet que le maintien artificiel de la vie, les conditions de la loi "Léonetti" n'étaient pas réunies, certains membres de la famille n'ayant pas été suffisamment informés de l'état du patient et des conséquences d'un arrêt nutritionnel et de l'hydratation (jugement du 11 mai 2013) ; la poursuite du traitement n'était ni inutile, ni disproportionnée, et n'avait pas pour objectif le seul maintien artificiel de la vie ; "le médecin avait apprécié de manière erronée la volonté du patient en estimant qu'il souhaiterait opposer un refus à tout traitement le maintenant en vie" (jugement du 16 janvier 2014).

Alors, c'est au Conseil d'Etat, lui-même de prendre la responsabilité d'accéder, avec un sentiment de malaise, après l'abolition de la peine de mort, à l'autorisation de mourir, requise par certains membres de la famille et le CHU de Reims où est hospitalisé l'homme qui, à travers son destin personnel bouleversera l'appréhension de la "fin de vie" par la société française, après d'autres ; et ce, quel que soit, finalement, le sens de la décision vers lequel penchera le juge suprême. Elle donnera au magistrat le pouvoir de confirmer ou d'infirmer la décision du corps médical prise de manière collégiale ; elle lui confèrera, sur un sujet des plus sensibles, la possibilité de supplanter la parole de l'expert, comme c'est déjà le cas dans d'autres contentieux, du reste. C'est le rapport "Sicard", Penser solidairement la fin de vie, remis le 18 décembre 2012, qui pourrait s'en trouver bouleversé, également.

Le juge suprême ? Ou plutôt, les juges... Car, si la décision de la Haute juridiction administrative était attendue la semaine dernière, le Haut conseil aura préféré reporter l'audience, même en référé, le temps de réunir, lui aussi, une formation collégiale de l'Assemblée du contentieux... Une telle responsabilité est, sans doute, moins lourde à porter à plusieurs. La loi traduit une recherche d'équilibre entre la protection de la vie et la demande des patients à mourir sans souffrir ; elle envisage ainsi la fin de vie au travers de la condamnation de l'acharnement thérapeutique, de la possibilité d'arrêt des traitements et de l'administration des traitements antalgiques susceptibles d'entraîner la mort. C'est cet équilibre que le Conseil d'Etat devra trouver, dans les yeux de cet homme alité, coupé du monde, mais aussi dans l'espoir de sa rémission. Le cas présenté passe les fourches caudines de la loi : le patient n'est pas inconscient, n'est pas en fin de vie, mais on ne peut, avec certitude, requérir son consentement, comprendre sa volonté. Il est finalement plus simple de condamner, souvent d'une peine de prison avec sursis, celui qui aura pris la décision fatale...

"Presque toujours, la responsabilité confère à l'homme de la grandeur" écrivait Stefan Zweig dans sa biographie de Fouché... Mais, attention, "le mal de la grandeur, c'est quand du pouvoir elle sépare la conscience", proférait Shakespeare, dans Jules César.

Aujourd'hui, aussi, un homme peut être remis en liberté parce que le Parquet n'a pas fait appel de sa relaxe dans les délais requis... faute d'encre dans un fax. L'affaire n'appelle pas de commentaire juridique, juste des interrogations légitimes sur l'état des moyens d'une justice paupérisée, bénéficiant d'un des budgets les plus faibles de l'OCDE, d'une justice aux moyens technologiques dépassés faute d'équipements, faute d'une réforme profonde de cette justice du XXIème siècle appelée de leurs voeux par tous les corps constitués du milieu judiciaire et par la Chancellerie elle-même... Il y a urgence à ne pas trop en rire, pour ne pas finir par en pleurer.

"La misère a cela de bon qu'elle supprime la crainte des voleurs" écrivait Alphonse Allais, dans Le Chat noir ; il ne faudrait pas que la misère de la justice en France fasse le lit des railleries de ceux qui devraient être sanctionnés, même si la rigueur du cadre procédural est aussi une garantie des droits et libertés fondamentales qu'on ne peut que saluer.

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