Le Quotidien du 10 juillet 2025 : Concurrence

[Commentaire] L’arrêt Doctrine : une pierre de plus dans la construction du droit de la concurrence déloyale ou un arrêt d’espèce d’une portée limitée ?

Réf. : CA Paris, 5-1, 7 mai 2025, n° 23/06063 N° Lexbase : A22470RN

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N2638B34

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par Walid Chaiehloudj, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à Université Côte d’Azur (Nice), Co-directeur du Centre de droit économique et du développement YS (Université de Perpignan), Membre du collège de l’Autorité de la concurrence (Paris), Vice-Président de l’Autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie (Nouméa)

le 09 Juillet 2025

Mots-clés : concurrence déloyale • legaltech • responsabilité civile • collecte illicite de décisions de justice • faute lucrative

L’arrêt Doctrine du 7 mai 2025 condamne une legaltech pour concurrence déloyale liée à la collecte illicite de décisions de justice. S’il réaffirme certains principes bien établis, son impact réel demeure incertain. La faiblesse des sanctions prononcées et une mise en œuvre de la responsabilité civile, marquée par certaines apories, limitent en effet sa portée. Un arrêt important, mais dont l’importance pourrait s’avérer éphémère.


 

1. Un arrêt médiatique. L’arrêt Doctrine a suscité une couverture médiatique aussi exceptionnelle que rare. À peine rendu, il a été relayé par plusieurs grands médias (Le Monde, Le Point, Les Échos, etc.), lesquels se sont empressés de rapporter la condamnation de la legaltech pour concurrence déloyale. Cet engouement est à vrai dire peu surprenant. L’affaire concerne une entreprise désormais bien connue qui a profondément reconfiguré les équilibres concurrentiels du marché de l’édition juridique. Créée en 2016, la plateforme Doctrine.fr a imposé sa marque en proposant une innovation incrémentale [1] en apparence fort simple, voire éminemment modeste : l’accès payant en ligne à des « millions » de décisions de justice… N’est-ce pas précisément ce que faisaient les éditeurs historiques depuis des décennies ? Et pourtant, Doctrine s’est rapidement imposée comme un acteur majeur du paysage éditorial juridique français. Comment une telle prouesse a-t-elle pu être réalisée ?

2. Des pratiques douteuses. Derrière ce succès entrepreneurial se dissimulaient en réalité des pratiques commerciales douteuses. En effet, Doctrine ne s’est pas distinguée en raison de ses mérites, à savoir la commercialisation d’une innovation disruptive lui donnant un avantage concurrentiel décisif sur le marché. L’entreprise a tout simplement triché en utilisant des méthodes illégales pour recueillir l’« or noir » des éditeurs juridiques : les décisions rendues par les juridictions du fond ! Concrètement, ce qui a permis à Doctrine de devenir un acteur incontournable du marché, c’est le fonds jurisprudentiel qu’elle a réussi à constituer à vitesse grand V. L’arrêt révèle qu’en quelques années, la legaltech française s’est procuré environ 3 millions de décisions des tribunaux judiciaires, 1,6 millions de décisions des tribunaux administratifs et 3 millions de décisions des tribunaux de commerce dépassant de loin les fonds constitués pendant des décennies par les éditeurs juridiques les plus reconnus de la place parisienne [2]. Or la constitution d’une telle base de données avec une telle célérité n’aurait pu être possible en respectant la législation au moment des faits. Si la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique N° Lexbase : L6477MSP consacrant le principe d’une large diffusion des décisions de justice était bien en vigueur, le nouvel article L. 111-3 du Code de l’organisation judiciaire N° Lexbase : L7804HND était toujours orphelin de son décret d’application. Ce dernier ne fut adopté qu’en juin 2020 [3]. Aussi les éditeurs juridiques devaient-ils respecter une procédure exigeante et rigoureuse pour obtenir les décisions de justice auprès des greffes des juridictions administratives et judiciaires. Non seulement ils avaient l’obligation de se conformer à l’article 6 de la loi « informatique et libertés » (loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 N° Lexbase : L8794AGS) qui dispose que « les données sont collectées et traitées de manière loyale et licite », mais également à l’article R. 123-5 du Code de l’organisation judiciaire N° Lexbase : L6773IA4 prévoyant la nécessité d’obtenir l’autorisation du directeur de greffe pour accéder à une décision de justice. Doctrine s’est très largement écartée de ce cadre réglementaire en agissant principalement de trois manières :

  • en se faisant volontairement passer pour des cabinets d’avocats notoires ou pour des universitaires (i) ;
  • en utilisant illégalement la technique du typosquatting (ii) ;
  • en faisant usage de façon dévoyée de la publicité comparative (iii).

3. Échec en première instance. Pour ces raisons, les éditeurs historiques ont saisi le juge pour faire condamner ces pratiques sur le fondement de la concurrence déloyale.  Ces derniers considéraient que Doctrine avait commis des actes de concurrence illégale, des actes parasitaires, mais également mis en œuvre des pratiques commerciales trompeuses. En première instance, le tribunal de commerce de Paris a été entièrement sourd à leurs demandes et a même condamné les éditeurs historiques pour procédure abusive. Mécontents du jugement, les éditeurs décidèrent de faire appel.

4. Une victoire en demi-teinte. Cet appel fut bien senti. Il a permis un retour à meilleure fortune, la juridiction parisienne ayant jugé que Doctrine avait commis des actes de concurrence déloyale. Cependant, le succès n’est guère total, et ce, pour au moins deux raisons. D’une part, la cour d’appel de Paris a estimé que les appelantes n’avaient ni rapporté la preuve d’actes parasitaires ni celle de la mise en œuvre de pratiques commerciales trompeuses. Autrement dit, seule la « concurrence illégale » a été sanctionnée. Il s’agit de la situation dans laquelle une entreprise se dispense de respecter la loi pendant que d’autres portent le poids de certaines normes et se trouvent ainsi pénalisées dans la lutte concurrentielle [4]. D’autre part, la réparation du préjudice a été strictement limitée à l’octroi de dommages et intérêts, la juridiction parisienne ayant refusé de faire droit à la suppression des décisions collectées de façon déloyale. C’est dire qu’alors même que des décisions de justice ont été obtenues de façon illicite et ont permis d’obtenir un avantage concurrentiel déloyalement, la juridiction parisienne n’a pas jugé pertinent d’ordonner leur suppression. Elle justifie ce refus en se réfugiant derrière le nouveau cadre réglementaire très favorable aujourd’hui à l’open data des décisions de justice.

5. Un grand arrêt ? Très rapidement – seulement 8 jours après son prononcé –, la décision Doctrine a été qualifiée de « grand arrêt » [5]. L’une des justifications pour lui attribuer cette qualification tient au fait qu’elle rappelle les bases du droit : celles de la liberté (du commerce et de l’industriel) et de la responsabilité (civile extracontractuelle). Pour autant, est-ce bien suffisant pour la couronner de l’attribut de grandeur ? Certes, et de toute évidence, l’arrêt fera date. Il a d’ores et déjà marqué les esprits et sera certainement très commenté par la vraie « doctrine ». Mais en parlera-t-on encore à nos étudiants dans une vingtaine d’années dans un cours où la concurrence déloyale serait évoquée ? Les avocats le mobiliseront-ils dans leurs écritures à moyen et long terme ? À court terme, ce sera certainement le cas. Toujours est-il que cet arrêt pourrait être frappé du sceau de l’éphémérité. En effet, il pourrait perdre promptement sa valeur normative, notamment si la Cour de cassation était invitée à se prononcer sur la décision. Tout au plus, pourrait-il alors être utilisé en tant que précédent, c’est-à-dire « comme une autorité persuasive et non comme norme à appliquer » [6].

6. Un grand arrêt du droit de la concurrence déloyale ? Quoi qu’il en soit, l’angle du grand arrêt nous paraît très intéressant. Car à défaut d’être un grand arrêt de la jurisprudence civile et commerciale, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un grand arrêt du droit de la concurrence déloyale. À l’aune des critères établis par Henri Capitant, on pourrait d’ores et déjà lui retirer ce titre. Sa principale lacune tient au fait qu’il ne provient pas d’une Cour suprême. Pour l’illustre auteur, « tant que la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur un point de droit controversé, la jurisprudence n’est pas fixée » [7]. Cependant, Capitant avait posé une seconde condition. L’arrêt est grand nous dit-il s’il « [a] mis fin à une controverse ou inauguré une nouvelle interprétation » [8]. Mettre fin à une controverse et inaugurer une nouvelle interprétation, éprouvons ces deux propositions. Première question : l’arrêt de la cour d’appel de Paris n’a-t-il pas mis un terme à une controverse ? La réponse semble positive. On sait désormais que l’entreprise Doctrine a bien violé l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9 en commettant des actes de concurrence déloyale. Deuxième question : l’arrêt a-t-il inauguré une nouvelle interprétation de l’article 1240 du Code civil ? La réponse peut derechef apparaître positive. On sait également désormais que la violation de la réglementation en matière de traitement et de collecte des décisions de justice procure nécessairement un avantage concurrentiel indu. Seul hic, comme indiqué supra, cette interprétation n’est pas figée dans le marbre jurisprudentiel, puisque le délai pour se pourvoir en cassation n’a toujours pas expiré au moment où ces lignes sont écrites.

7. Plan. En définitive, pour apprécier la valeur de ce déjà célèbre arrêt Doctrine, il nous paraît pédagogique de mettre en exergue ses apports (I) et ses apories (II). Le lecteur jugera par lui-même s’il s’agit d’une décision d’espèce, « rendue sans volonté, voire sans conscience normative » [9] ou d’un arrêt éversif, susceptible de remodeler durablement le droit de la concurrence déloyale.

I. Les apports

  1. L’arrêt Doctrine contient selon nous deux séries d’apports. Il y a des confirmations (A) et des nouveautés (B).

A. Les confirmations

9. Concurrence illégale. L’arrêt Doctrine confirme, d’abord, que la concurrence sur le marché doit être loyale, presque même « fraternelle »  [10] pour reprendre l’élégante expression du professeur Le Tourneau. Autrement dit, « chaque commerçant, chaque entreprise, est tenu de s’abstenir de certains actes, de certaines pratiques, peut-être profitables, mais contraires à la loyauté » [11]. Cette loyauté est trahie quand un concurrent s’affranchit du respect d’une législation impérative pour en tirer un avantage indu. Ce raisonnement n’est guère nouveau. Depuis quelques années, les actes de concurrence illégale prenant la forme du non-respect d’une législation qui s’impose aux acteurs du marché sont sévèrement sanctionnés.  Pêle-mêle, on peut citer des affaires où des entreprises ont exploité une surface de vente sans autorisation administrative [12], violé le droit de l’environnement [13], la législation anti-blanchement [14], le RGPD [15], bravé l’interdiction des ouvertures dominicales [16] ou mis en place un système de sous-traitance illicite prohibée par la législation sociale [17].  Au cas d’espèce, il s’agit d’une application de la concurrence illégale dans un contexte où les dispositions de l’article 6 de la loi « informatique et libertés » et de l’article R. 123-5 du Code de l’organisation judiciaire ont été cumulativement violées. En d’autres mots, nihil novi sub sole… La juridiction d’appel confirme simplement que violer une législation impérative entraîne un avantage indu par rapport aux concurrents, ce qui caractérise des actes de concurrence déloyale.

10. Typosquatting. Ensuite, la condamnation des pratiques de typosquatting n’est guère plus étonnante. Ce qui surprend, c’est surtout l’absence de condamnation de cette pratique en première instance. La jurisprudence de la cour d’appel de Paris était pourtant très claire en la matière [18] et la juridiction d’appel ne s’est pas contredite. Le fait de réserver et d’enregistrer des noms de domaine très proches, voire similaires, pour créer un risque de confusion ou d’enregistrer plusieurs noms de domaine voisins pour altérer les référencements sur les moteurs de recherche constitue des actes de concurrence déloyale. Comme le rappelle une auteure, la seule hypothèse où la concurrence déloyale doit être écartée, c’est lorsqu’il y a seulement un « caractère descriptif du signe, quand bien même il existerait un risque de confusion » [19]. Or, en l’espèce, comme l’a justement relevé la cour d’appel de Paris, nous ne sommes point dans une telle configuration. Les pratiques de typosquatting de Doctrine consistant à enregistrer des noms de domaines similaires à ceux d’institutions judiciaires ou de concurrents « ont conduit à une captation frauduleuse du trafic d’internautes cherchant à accéder aux sites institutionnels concernés et à une confusion auprès des greffes, facilitant l’obtention indue des décisions judiciaires ».

11. Publicité comparative. En outre, la cour d’appel insiste sur le caractère illicite de la publicité comparative faite par Doctrine. Celle-ci fut diffusée sur une chaîne d’information notoire et défendait l’idée que, choisir Doctrine, c’était choisir la plateforme avec le « Plus de décisions ». Or, l’article L. 122-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1685K7K impose, d’une part, que la publicité ne soit pas trompeuse ou de nature à induire en erreur les consommateurs et, d’autre part, qu’elle propose une comparaison objective. En l’espèce, ce n’était pas le cas dans la mesure où les décisions de justice accessibles dans le fonds jurisprudentiel de Doctrine avaient été collectées illicitement et déloyalement. Sur ce point, le raisonnement de la cour d’appel n’est guère inédit. Il y a par exemple un grand nombre d’arrêts portant sur le caractère déloyal du défaut d’objectivité [20].

12. Application de Cristal de Paris. Enfin, la cour d’appel de Paris confirme que l’arrêt Cristal de Paris [21] s’applique dès lors qu’il est difficile d’évaluer précisément le préjudice subi par les victimes d’actes de concurrence déloyale. Dans ce cas, la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération « l’avantage indu » que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale. Cet arrêt montre une nouvelle fois que les juridictions du fond se sont bien approprié les principes établis par la Chambre commerciale, puisque ce n’est pas la première fois que la juridiction parisienne utilise la magie du cristal pour alléger la charge probatoire des victimes [22].

B. Les nouveautés

13. Une faible nouveauté. Les nouveautés ne sont à vrai dire pas très sensibles. Grâce à l’arrêt Doctrine, on sait, d’abord, que les arrêts ayant donné gain de cause aux legaltechs qui avaient subi des refus de la part des greffes demeurent valables dans leur principe. Il faut se souvenir que certains arrêts [23] avaient indiqué que les services des greffes avaient l’obligation de délivrer des copies des décisions de justice aux tiers - y compris les legaltechs - en veillant à leur anonymisation. Aussi Doctrine ne pourrait-elle pas opposer une défense par laquelle elle indiquerait qu’il est trop difficile d’obtenir les décisions de justice lorsque le service des greffes est récalcitrant. En cas de difficulté, l’entreprise doit saisir le juge pour qu’il oblige les greffes à transmettre les décisions. À cet égard, l’arrêt Doctrine incite davantage les éditeurs juridiques à suivre cette voie de la légalité sous peine d’être exposés au paiement de dommages et intérêts substantiels. On admettra cependant que cette nouveauté ne pèse pas bien lourd. Elle est d’autant plus légère que le législateur [24] a suivi à la lettre les préconisations du rapport Cadiet qui proposait de préserver les greffes des demandes abusives lorsqu’elles ont un caractère répétitif, systématique et qu’est requis un nombre massif de décisions [25]. L’article L. 111-14 du Code de l’organisation judiciaire prévoit désormais que les tiers peuvent obtenir copie des décisions de justice « sous réserve des demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ».

14. Une première fois. Ensuite, une autre nouveauté peut être relevée, quoiqu’elle soit éminemment prosaïque. C’est la première fois que le droit de la concurrence déloyale est appliqué à une legaltech et au marché des éditeurs juridiques. Si les principes de la concurrence déloyale ne sont pas bouleversés en l’espèce, la décision démontre la souplesse de l’article 1240 du Code civil et le caractère universel de son rayonnement : tous les marchés peuvent subir les foudres de son application. Ce n’est en revanche pas la dernière fois que les éditeurs seront exposés au droit de la concurrence. Aux États-Unis par exemple, le droit antitrust a récemment été mobilisé pour faire condamner de grands éditeurs sur le fondement du Sherman Act. Une plainte a été déposée pour faire condamner le fait : de ne pas rémunérer les relectures par les pairs (i) ; d’obliger les auteurs à soumettre leurs manuscrits à une seule revue à la fois (ii) ; et d’empêcher les chercheurs de partager librement leurs manuscrits sous forme de prépublications, car une fois l’article accepté, ils doivent céder tous leurs droits aux éditeurs qui facturent ensuite des frais d’accès très élevés (iii) [26].

II. Les apories

  1. L’arrêt doctrine est frappé d’apories. Il y a, pour le spécialiste du droit de la concurrence déloyale, une contradiction insoluble dans le raisonnement de la cour d’appel de Paris. En effet, si la juridiction estime que Doctrine a commis des actes de concurrence déloyale, elle n’en tire pas toutes les conséquences au stade de la sanction (A). Il y a assurément pour cette raison une perturbation des fonctions de la responsabilité civile (B).

A. Au stade de la sanction

16. Insuffisance de l’indemnisation. L’insatisfaction est immense lorsqu’on s’attarde sur la sanction infligée. Bien que la cour d’appel de Paris ait appliqué la méthode des avantages indus, conformément à l’arrêt Cristal de Paris, elle n’a alloué que 40 000 euros de dommages et intérêts à l’ensemble des éditeurs juridiques, estimant que leur préjudice se limitait simplement à une atteinte à leur image. Deux éditeurs se sont toutefois vu accorder 10 000 euros supplémentaires chacun, en raison des publicités comparatives illicites dont ils ont spécifiquement fait l’objet.

17. Agir en urgence. L’évaluation pécuniaire du préjudice demeure ainsi la gageure du contentieux de la concurrence déloyale. Le montant paraît très modeste au regard des chiffres d’affaires réalisés. Aussi bien, l’arrêt invite-t-il les victimes à agir avec célérité et surtout à ne pas oublier d’activer les procédures d’urgence pour faire cesser au plus tôt les pratiques illicites. Il y avait ici tout intérêt à mettre urgemment un terme au pillage illégal des décisions de justice. Toujours est-il que ce bon réflexe ne sera pas toujours payant. Encore faut-il tomber sur un juge sensible à l’argumentation présentée ! En l’espèce, le premier juge a considéré qu’il n’y avait pas d’actes de concurrence déloyale… C’est dire que les entreprises se trouvaient dans une impasse dans ce contexte, ce qui a favorisé l’auteur des actes de concurrence déloyale, lequel a pu continuer à progresser sur le marché et à grignoter illégalement les parts de marché des concurrents.

18. Mansuétude de la juridiction pour le nouvel entrant. Le plus choquant dans cette décision tient au paradoxe, voire à la contradiction, de condamner pécuniairement Doctrine, d’un côté, et de ne pas accepter la demande de supprimer l’intégralité des décisions de justice mises à disposition en méconnaissance de la législation applicable au moment des faits, de l’autre côté. La dissonance est tout simplement gênante. Si au moment du prononcé de la décision, le droit est plus favorable à Doctrine, puisqu’elle peut désormais obtenir un peu plus facilement les décisions litigieuses aujourd’hui qu’hier, il n’en demeure pas moins que pour le passé, la collecte de décisions était illégale. Et c’est bien cette collecte illégale qui a permis à Doctrine de prendre un avantage décisif sur les concurrents. Le principe de proportionnalité a bon dos. La juridiction motive sa décision en énonçant : « si la cour […] faisait droit [aux demandes de suppression], des difficultés d’exécution au regard du nombre de décisions [se présenteraient], [et les demandes] ne sont en outre pas proportionnées aux objectifs poursuivis au regard des intérêts en présence ». Mais n’est-ce pas disproportionné de donner le signal qu’en cas de collecte illégale, la juridiction n’imposera pas le retour au statu quo ante ou l’interdiction de proposer aux clients de la legaltech les décisions acquises frauduleusement ? Et quels sont exactement ces « intérêts en présence » ? À vrai dire, la mansuétude de la juridiction est excessive et on ne peut s’empêcher de penser avec d’autres que cette extrême tolérance tient à la volonté de maintenir le marché concurrentiel sans fragiliser le nouvel entrant. Comme l’indique un auteur, « une plus grande sévérité n’aurait-elle pas conduit à renforcer la position des opérateurs ‘’historiques’’ sur ce marché, au détriment d’un nouvel entrant, dont beaucoup vantent le caractère ‘’disrupteur’’ au profit des utilisateurs ? » [27]. C’est dire, d’une part, que comme dans de trop nombreuses autres décisions rendues en matière de concurrence déloyale, la cour d’appel de Paris autorise le jeu délétère de la faute lucrative [28], et d’autre part, que son arrêt ébranle les fonctions de la responsabilité civile.

B. Au stade des fonctions

19. Les trois fonctions de la responsabilité civile. Comme l’a magistralement expliqué une auteure, trois fonctions sont traditionnellement attachées à la responsabilité civile [29]. Celle-ci aurait une fonction punitive, mais limitée par le principe de réparation intégrale ; une fonction préventive ou prophylactique, qui a pour but de dissuader l’auteur et les tiers de perpétrer les mêmes actes à l’avenir ; et une fonction d’indemnisation, c’est-à-dire que « la responsabilité civile est pensée comme servant à replacer la victime dans l’état qui aurait été le sien si l’évènement préjudiciable ne s’était pas produit » [30]. La cour d’appel a-t-elle respecté les fonctions assignées à la responsabilité civile ? On peut en douter. D’abord, l’arrêt n’aura guère d’effet dissuasif. Bien au contraire, la décision Doctrine semble plutôt encourager les entreprises à franchir le Rubicon. Une nouvelle legaltech pourrait bien bâtir sa stratégie en tenant compte de cette décision pour assumer le faible risque de sanction qui, soit dit en passant, a été infligée après presque 7 ans de procédure… Ensuite, l’arrêt Doctrine permettra-t-il de prévenir le risque de réitération ? On peut également en douter. Néanmoins, il paraît raisonnable de penser que des pratiques identiques pourraient faire l’objet d’une action en cessation, et ce, en urgence. L’arrêt Doctrine faisant office de précédent, le juge de l’urgence pourrait être plus accueillant pour prononcer une injonction sous astreinte. Enfin, la fonction indemnitaire demeure le parent pauvre du contentieux de la concurrence déloyale. Au regard du chiffre d’affaires de l’entreprise et du dommage subi par l’entreprise, il n’y a que le principe « d’appréciation souveraine des juges du fond » qui permet de sauver le crédit de l’arrêt à l’aune de cette fonction indemnisatrice.

20. Morale des affaires, où es-tu ? Par ailleurs, le droit de la concurrence déloyale a également pour finalité de moraliser les affaires. Elle a une dimension disciplinaire. Sur ce volet, on peut encore douter des incidences de l’arrêt. La décision ne promeut-elle pas sans le vouloir la déloyauté et l’absence d’éthique dans les affaires ? Cette moralisation des affaires est pourtant très importante, puisqu’elle permet de freiner les mauvais comportements et faire en sorte que les entreprises ne cèdent pas à la tentation de commettre une faute lucrative. Le cas Doctrine montre combien la protection de cette morale doit être au cœur de l’office du juge. Il faut se rappeler que ce ne sont pas des juristes qui ont créé la legaltech, mais un normalien, un polytechnicien et un doctorant en intelligence artificielle [31], assurément beaucoup moins sensibles à l’application de notre auguste article 1240 du Code civil ! L’entreprise a d’ailleurs été rachetée par un fonds d’investissement américain dont on sait que l’éthique n’est pas mise au sommet des objectifs à atteindre. Comme nous l’avons souligné ailleurs, d’aucuns pourraient penser que le nouvel article 1254 du Code civil N° Lexbase : L4998M9Y pourrait renforcer la fonction punitive de la responsabilité civile [32]. Or, conformément à ce texte, les victimes n’ont pas de pouvoir d’initiative. Reste donc à savoir si le ministère public ou le Gouvernement seront prompts à agir pour freiner l’ardeur créée par le lucre.

21. Conclusion. En définitive, l’arrêt Doctrine est un arrêt marquant, mais guère éversif. Il ne renverse pas les principes du droit de la concurrence déloyale et ne cautère pas les plaies laissées béantes par les précédents arrêts. En droit de la concurrence déloyale, la faute doit toujours être conseillée, puisqu’elle est presque à coup sûr lucrative pour l’auteur des actes déloyaux. C’est donc une décision quelque peu saumâtre qu’il s’est agi de commenter, qui innove peu et ouvre la porte au sentiment d’injustice. À cet égard, nous clôturerons notre texte avec les propos du Professeur Zenati. Dans son ouvrage sur la Jurisprudence, il écrivait : « C’est la réitération des discussions et des délibérations qui permettra d’affiner la conscience du droit et de vérifier la pertinence d’une solution. Tout précédent n’est donc pas bon à prendre. Encore une fois, la juris dictio ne suffit pas. Elle gagne à être complétée par la conviction qu’a le juge d’avoir découvert la bonne solution et d’avoir mis à nu une véritable norme » [33].

 

[1] En effet, il ne s’agissait pas d’une innovation de « rupture ». La mise à disposition de décisions de justice à des abonnés est une pratique commerciale établie de longue date. En réalité, comme nous le verrons infra, ce qui a été plébiscité par les consommateurs, c’est l’accès à des décisions des juridictions du fond en nombre extrêmement important, décisions de justice qu’il était impossible de trouver sur d’autres plateformes concurrentes. Autrement dit, la legaltech a fourni aux professionnels du droit de nouvelles ressources jurisprudentielles jusqu’alors inaccessibles.

[2] Ses principaux concurrents, Dalloz et LexisNexis par exemple, plafonnaient à moins de 3 millions de décisions de justice.

[3] Décret n° 2020-797, 29 juin 2020, relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives N° Lexbase : L5877MYC. Ce décret a été complété par un arrêté du 28 avril 2021.

[4] Sur cette définition : voy. W. Chaiehloudj, Concurrence déloyale et reconnaissance d’une distorsion de concurrence « sociale » : le soleil s’est-il levé à Versailles ?4, RLDC, 2025, n° 150, p. 50.

[5] M.-A. Frison-Roche, Le « Grand Arrêt » de la cour d’appel de Paris du 7 mai 2025, Dalloz et al. c/ Forseti, D., 2025, p. 825.

[6] F. Rouvière, Argumentation juridique, PUF, 2023, n° 63.

[7] H. Capitant, Première Préface aux Grands arrêts de la Jurisprudence civile, Dalloz, 1934, in Grands arrêts de la jurisprudence civile (dir. François Terré et Yves Lequette), t. 1, Dalloz, 2007, 12éme éd., p. VII à IX.

[8] Ibid.

[9] F. Zenati, La jurisprudence, Dalloz, 1991, p. 164.

[10] Ph. Le Tourneau, L’éthique des affaires et du management au XXIe siècle, Dalloz-Dunod, 2001, p. 228.

[11] Ibid.

[12] Cass. civ. 1, 6 juillet 2011, n° 10-20.588, F-D N° Lexbase : A9608HUE.

[13] Cass. com., 21 janvier 2014, n° 12-25.443, F-D N° Lexbase : A9952MCL.

[14] Cass. com., 27 septembre 2023, n° 21-21.995, F-B N° Lexbase : A11521II.

[15] TJ Paris, 15 avril2022, n° 19/12628 N° Lexbase : A9945744 – CA Paris, 5-4, 9 novembre 2022, n° 21/00180 N° Lexbase : A58978UX. Adde CJUE, 4 octobre 2024, aff. C-21/23, Lindenapotheke N° Lexbase : A8088583, qui souligne que les dispositions du RGPD « ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui, parallèlement aux pouvoirs d’intervention des autorités de contrôle chargées de surveiller et de faire appliquer ce règlement ainsi qu’aux possibilités de recours des personnes concernées, confère aux concurrents de l’auteur présumé d’une atteinte à la protection des données à caractère personnel la qualité pour agir contre celui-ci ».

[16] CA Douai, 12 septembre 2024, n° 24/00131.

[17] CA Versailles, 9 avril 2025, n° 23/00399 N° Lexbase : A91120IC.

[18] Voy. par ex. : CA Paris, 5-1, 30 novembre 2011, n° 09/17146 N° Lexbase : A1722H38 – CA Paris, 5-1, 17 avril 2013, n° 10/14270 N° Lexbase : A1606KCH.

[19] C. Zolinsky, Concurrence déloyale et Internet, AJCA, 2014, p. 162.

[20] Notamment dans le secteur de la grande distribution : v. Cass. crim., 9 mai 2007, n° 06-86.373, F-P+F N° Lexbase : A5067DWL.

[21] Cass. com., 12 février 2020, n° 17-31.614, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A27263EP .

[22] Voy. par ex. : CA Paris, 5-4, 4 octobre 2023, n° 21/22383 N° Lexbase : A95161KN.

[23] V. CA Paris, 2-1, 18 décembre2018, n° 17/22211 N° Lexbase : A1328YRM – CA Douai, 21 janvier 2019, n° 18/06657 N° Lexbase : A4485YZ7. Adde A. Bolze, Accès aux décisions judiciaires et legaltech, Dalloz Actualité, 20 févr. 2019.

[24] En adoptant la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice N° Lexbase : L6740LPC.

[25] Rapport Cadiet, L’open data des décisions de justice, novembre 2017, § 94.

[26] Amended Class Action Complaint, Dhamala et al. v. Elsevier B.V. et al., Case No. 1:24-cv-06409-HG, 15 novembre 2024 (United States District Court for the Eastern District of New York.).

[27] J.-C. Roda, Concurrence déloyale dans le secteur de l’édition juridique, RPDA, 2025, n° RDA100m2.

[28] Ce jeu délétère va se poursuivre après l’arrêt Uberpop qui ne résout en rien ce problème. V Cass. com., 9 avril 2025, n° 23-22.122, FS-B N° Lexbase : A09820HT. Mais le juge, lié par le sacrosaint principe de réparation intégrale, peut-il véritablement combattre cette stratégie ?

[29] J. Rochfled, Les grandes notions du droit privé, PUF, 3ème éd., 2022, n° 6, pp. 611-612.

[30] Ibid.

[31] I. Chaperon, Piratage massif de données au tribunal, Le Monde, 28 juin 2018.

[32] W. Chaiehloudj, Concurrence déloyale et reconnaissance d’une distorsion de concurrence « sociale » : le soleil s’est-il levé à Versailles ?, RLDC, 2025, n° 150, p. 50.

[33] F. Zenati, préc., p. 165.

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