Lexbase Droit privé n°557 du 6 février 2014 : Pénal

[Le point sur...] La délégation de pouvoir : analyse pratique des contours de la délégation de pouvoir du chef d'entreprise à la lumière de la jurisprudence

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par Philippe Bonfils, Professeur à Aix-Marseille Université, Doyen de la Faculté de droit et de science politique

le 07 Février 2014

Les cas dans lesquels le dirigeant peut être responsable suite aux actes du préposé sont assez difficiles à déterminer. Parfois c'est la loi qui le reconnaît expressément, en affirmant que le responsable est le dirigeant, ou l'employeur, ou la personne chargée de la direction, de la gestion, ou de l'administration de l'entreprise. Tel est, par exemple, le cas de l'article L. 4741-1 du Code du travail (N° Lexbase : L3367IQR), qui prévoit qu'"est puni d'une amende de 3 750 euros, le fait pour l'employeur ou le préposé de méconnaître par sa faute personnelle les dispositions suivantes et celles des décrets en Conseil d'Etat pris pour leur application : 1° Titres Ier, III et IV ainsi que chapitre III et section 2 du chapitre IV du titre V du livre Ier ; 2° Titre II du livre II ; 3° Livre III ; 4° Livre IV ; 5° Titre Ier, chapitres III et IV du titre III et titre IV du livre V ; 6° Chapitre II du titre II du présent livre" (infractions aux règles de santé et de sécurité). Mais, au-delà des cas prévus par les textes, la jurisprudence reconnaît souvent aussi la responsabilité pénale du dirigeant. Ainsi, la jurisprudence a progressivement systématisé la responsabilité pénale des chefs d'entreprise en considérant, d'une façon générale que "dans les industries soumises à des règlements édictés dans un intérêt de salubrité ou de sécurité publique, la responsabilité pénale remonte essentiellement aux chefs d'entreprise, à qui sont personnellement imposés les conditions et le mode d'exploitation de leur industrie" (1). Les dirigeants sont ainsi jugés responsables en raison du défaut de surveillance ou de précaution qui a permis la commission d'une infraction par une personne qui était placée sous leur autorité. Ont ainsi été jugés responsables le pharmacien du fait du préparateur qui ne respecte pas la réglementation, ou encore le directeur d'usine dont l'employé déverse ses produits polluants...

Cette dévolution particulière de la responsabilité pénale au chef d'entreprise s'explique par le fait que le chef d'entreprise, et lui seul, a les moyens décisionnel et matériel d'éviter la commission des infractions. De fait, la responsabilité pénale du chef d'entreprise est envisagée en jurisprudence de manière très large. Ainsi, même si le plus souvent l'infraction commise par le préposé est une infraction non-intentionnelle, ou une contravention, il arrive aussi que la responsabilité pénale remonte au chef d'entreprise en cas d'infraction intentionnelle. On l'a ainsi admis en matière de tromperie sur les qualités essentielles des marchandises, de publicité mensongère, ou de pollution. En principe, la responsabilité pénale du dirigeant n'exclut pas celle du préposé, mais pour des raisons d'opportunité, on poursuit généralement le seul dirigeant, et, surtout, en matière de manquement aux règles d'hygiène et de sécurité, le préposé ne saurait être responsable : seul le dirigeant doit l'être, car seul lui avait la responsabilité de ces questions.

La responsabilité pénale du chef d'entreprise repose, aussi, sur l'existence d'une faute personnelle du dirigeant (c'est ce qui permet de dire que celui-ci n'est pas responsable du fait d'autrui, mais de son propre fait). Mais cette faute du dirigeant est présumée : en d'autres termes, l'infraction du préposé révèle la faute du dirigeant. Cette présomption reçoit, dans la jurisprudence, un caractère quasiment irréfragable. La jurisprudence n'admettait pas, en effet, l'exonération par la preuve de l'absence de faute. Malgré la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000 (N° Lexbase : L0901AI9) sur les délits non-intentionnels, qui exige en cas de causalité indirecte une faute qualifiée, qui pourrait permettre d'accorder aux chefs d'entreprise une certaine clémence, la jurisprudence maintient sa jurisprudence rigoureuse, de sorte que la seule et véritable possibilité d'exonération du dirigeant est ainsi la preuve d'une délégation de pouvoir au profit du préposé.

Parce que la responsabilité pénale du chef d'entreprise, ainsi qu'on vient d'en rappeler les modalités, est évidemment écrasante, la jurisprudence admet depuis longtemps que la délégation de pouvoirs puisse constituer un moyen d'exonération du chef d'entreprise.

Cette solution ancienne a été précisée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, par cinq arrêts en date du 11 mars 1993 (2). Il a ainsi été jugé que "hors les cas où la loi en dispose autrement, le chef d'entreprise, qui n'a pas personnellement pris part à la réalisation de l'infraction, peut s'exonérer de sa responsabilité s'il rapporte la preuve qu'il a délégué ses pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires".

Concrètement, cela signifie que la responsabilité pénale est alors alternative : soit le chef d'entreprise en l'absence de délégation ou si celle-ci n'est pas opérante, soit le salarié en cas de délégation de pouvoirs opérante (3).

La jurisprudence précise depuis 1993 que, sauf si la loi en dispose autrement, la délégation de pouvoirs est possible en toutes matières, mais elle doit être particulièrement encadrée. Cela est d'autant plus important que la jurisprudence récente tend à faire réapparaître des exceptions à l'efficacité de la délégation de pouvoirs, fondées sur le pouvoir propre de direction du chef d'entreprise. Cette nouvelle tendance s'est manifestée et régulièrement affirmée dans de nombreux domaines, et spécialement en droit pénal du travail (4).

La délégation de pouvoirs n'est pas définie par le législateur, et ses conditions sont d'origine prétorienne. Pour autant, peu à peu, la jurisprudence a permis de dégager deux séries de conditions : l'une relative à sa preuve, l'autre aux conditions de fond.

La délégation de pouvoirs n'est soumise, pour être précis, à aucune véritable condition de forme. La jurisprudence précise du reste que sa preuve peut en être rapportée par tout moyen. Mais, de fait, la preuve de la délégation de pouvoirs est essentielle. Le plus souvent, sa preuve résultera d'un document, intitulé "délégations de pouvoirs", signé par le chef d'entreprise et le salarié, et annexé au contrat de travail.

La jurisprudence, notamment dans les arrêts de 1993, a précisé les diverses conditions de fond de la délégation de pouvoir.

La première condition relative à la délégation tient à la qualité du délégant. Celui-ci doit être le chef d'entreprise, et détenir effectivement le pouvoir qu'il délègue (on ne peut déléguer que le pouvoir que l'on détient préalablement). La délégation doit ensuite être spéciale, les délégations générales et permanentes n'étant pas admises. En d'autres termes, le chef d'entreprise ne peut déléguer l'ensemble de ses pouvoirs, ce qui se comprend du reste pleinement, car cela serait un moyen de s'exonérer totalement de ses responsabilités.

Cela signifie, d'abord, que la délégation ne peut être générale ou imprécise. La précision (fréquente en pratique) selon laquelle le salarié "devra veiller à l'application des dispositions législatives et règlementaires, concernant notamment la législation du travail, la sécurité et l'hygiène des travailleurs, la prévention des accidents du travail, la sécurité sur les chantiers et l'utilisation des engins et matériels" paraît de ce point de vue imparfaite. En effet, la jurisprudence se montre sévère dans l'appréciation de la détermination du domaine de la délégation de pouvoirs, en exigeant une délégation dotée d'un objet et d'un sujet précis. Il a ainsi été jugé que ne répondait pas à cette exigence la clause contractuelle conférant à un directeur de travaux une mission générale de surveillance et d'organisation des mesures de sécurité sur les chantiers sans être accompagnés d'instructions précises (5). De la même façon, la jurisprudence a jugé qu'une prétendue délégation de pouvoirs n'était pas valable dès lors que le document qui la contenait était stipulé ainsi "afin de faire respecter les dispositions légales, réglementaires et conventionnelles en vigueur en matière de réglementation du travail et de gestion du personnel dans le ressort de tous les points de vente du réseau sont délégués tous les moyens matériels, humains techniques et financiers nécessaires pouvant, pour ce faire mettre en oeuvre toutes les mesures qu'elles soient d'urgence ou non et prendre les sanctions immédiates qui s'imposent" (6). Il faut même, en outre, que la convention de délégation de pouvoirs établisse avec précision la position hiérarchique du délégataire dans l'entreprise et les moyens qui lui ont été accordés (7).

Ensuite, si la subdélégation de pouvoirs peut être admise, la codélégation ne l'est pas, car elle induirait une dépersonnalisation de la responsabilité ; il a ainsi été jugé que "si en matière d'hygiène et de sécurité le chef d'entreprise a la faculté de déléguer la direction d'un chantier à un préposé investi par lui et pourvu de la compétence de l'autorité et des moyens nécessaire pour veiller efficacement à l'observation des dispositions en vigueur, il ne peut en revanche déléguer ses pouvoirs à plusieurs personnes pour l'exécution d'un même travail, un tel cumul étant de nature à restreindre l'autorité et à entraver les initiatives de chacun des prétendus délégataires" (8).

Enfin, la délégation de pouvoirs suppose qu'il existe un lien de subordination entre le délégant et le délégué, et, surtout, que le délégué soit pourvu de la compétence de l'autorité et des moyens nécessaires. La question du lien de subordination ne paraît pas soulever en pratique de difficultés, dans la mesure où la délégation s'adresse généralement à un salarié de l'entreprise. Il en va en revanche très différemment s'agissant des qualités (cumulatives) exigées du délégué, à savoir la compétence, l'autorité et les moyens nécessaires à l'accomplissement de sa mission.

La compétence renvoie à la formation professionnelle du salarié, souvent chef de chantier. L'autorité désigne la supériorité hiérarchique du salarié sur d'autres salariés, ce qui ne pose souvent pas de problème. La vraie difficulté concerne, en revanche, la question des moyens, appréciés en jurisprudence comme les moyens techniques et matériels et surtout juridiques ou financiers (possibilité d'engager financièrement l'entreprise dans l'acquisition de matériel de sécurité, ou dans l'engagement financier de procédés sécures, moyens d'accomplir les formalités administratives...)

La question des moyens de la délégation est essentielle ; comme il a été dit (9), "les juges examinent notamment si le chef d'entreprise a mis à la disposition du délégué des moyens matériels et financiers nécessaires à l'exécution de la mission confiée, et à ce propos, ils prêtent attention au fait de savoir s'il a la possibilité d'engager des dépenses". Ainsi, la Cour de cassation a donné raison à des juges du fond d'avoir écarté une prétendue délégation de pouvoirs en matière d'hygiène et de sécurité au motif, notamment, que "le soi-disant délégataire ne disposait pas de la possibilité d'engagement financier et n'avait pas de budget pour la sécurité" (10). Dans le même sens, et de manière peut-être encore plus nette, une cour d'appel a écarté une délégation au motif que le prétendu délégataire ne disposait de façon autonome d'aucun moyen financier nécessaire à la réalisation des mesures d'hygiène et de sécurité individuelles ou collectives puisqu'il était tenu de soumettre les devis au chef d'entreprise qui validait ou non les dépenses (11).

Au regard de ce bref exposé des conditions de la délégation de pouvoirs, il est clair que la jurisprudence se montre, aujourd'hui, très exigeante en la matière et que, faute d'une délégation répondant parfaitement aux conditions posées par la jurisprudence, la responsabilité pénale dans l'entreprise remonte plus souvent que par le passé au chef d'entreprise. On comprend alors l'importance de la délégation de pouvoirs et du respect de toutes ses conditions, de forme comme de fond.


(1) Cass. crim., 28 février 1956, n° 53-02.879 (N° Lexbase : A9594ATI), JCP, 1956, II, 9304, note R. de Lestang, J. Pradel et A. Varinard, Les grands arrêts du droit pénal général, Dalloz, 6ème éd., 2007, n° 37, p. 465 et s..
(2) Cass. crim., 11 mars 1993, cinq arrêts, n° 90-84.931 (N° Lexbase : A3494ACE), n° 91-80.598 (N° Lexbase : A1522ATK), n° 91-80.958 (N° Lexbase : A1524ATM) n° 91-83.655 (N° Lexbase : A1523ATL), n° 92-80.773 (N° Lexbase : A1552ATN), Bull. crim., n° 112.
(3) Cf. not. F. Douchez, B. de Lamy et M. Segonds, Délégation de pouvoirs, Dossier n° 5, Dr. pén., avril 2010, p. 7.
(4) Cass. crim., 15 mai 2007, n° 06-84.318, F-P+F (N° Lexbase : A5200DWI), Bull. crim., n° 126 ; Cass. crim., 6 novembre 2007, n° 06-86.027, F-P+F (N° Lexbase : A7209DZZ) ; cf. not. F. Douchez, B. de Lamy et M. Segonds, Délégation de pouvoirs, Dossier n° 5, Dr. pén., Avril 2010, p. 7.
(5) Cass. crim., 28 janvier 1975, n° 74-91.495 (N° Lexbase : A2696CK3), Bull. crim., n° 32.
(6) CA Paris, ch. corr., 26 mars 2007, n° 06/03463 (N° Lexbase : A4829MD9).
(7) CA Grenoble, ch. corr., 23 février 2009, n° 08/00521 (N° Lexbase : A4828MD8).
(8) Cass. crim., 23 novembre 2004, n° 04-81.601, F-P+F (N° Lexbase : A1379DES), Bull. crim., n° 295.
(9) F. Douchez, B. de Lamy et M. Segonds, Délégation de pouvoirs, Dossier n° 5, Dr. pén., Avril 2010, p. 9, § 13.
(10) Cass. crim., 12 mai 2009, n° 08-82.187 (N° Lexbase : A4826MD4), Dr. pén. 2009, Chron. n° 10, n° 3, obs. M. Segonds.
(11) CA Agen, ch. corr., 14 avril 2008, n° 07/00412 (N° Lexbase : A4827MD7).

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