La lettre juridique n°498 du 20 septembre 2012

La lettre juridique - Édition n°498

Éditorial

Du coming out outrageant à l'Eglise outragée : difficile séparation séculaire

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N3530BTW

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"A quelque chose malheur est bon" enseigne la sagesse populaire... Et, si la question du mariage homosexuel doit révéler de fortes dissensions dans l'opinion publique et entre les corps constitués, au moins aura-t-elle le mérite d'entériner une séparation de l'Eglise et de l'Etat qui, malgré plus d'un siècle de légalité, peine encore à s'affirmer. Certes, la France ne vit pas en théocratie et encore moins sous le dogme de la religion de l'Etat ou autre culte de la personnalité. Mais, les interférences sont de plus en plus vives, étonnamment, à mesure que le lien difficilement soluble se délie. En 1975, la loi relative à l'interruption volontaire de grossesse en constituait le premier exemple patent ; les lois bioéthiques de 1994 ont consacré la dissolution du "pacte de non agression" entre les églises et l'Etat ; et, la future loi relative au mariage homosexuel (entre autres abandons des discriminations fondées sur l'orientation sexuelle), promise par le candidat Hollande, et qui devrait voir le jour au printemps 2013, selon les voeux du Garde des Sceaux, en sera, sans doute, la pierre d'achoppement. Pour autant, il faut reconnaître qu'en dehors des postures et des lois emblématiques, le lien entre l'Eglise et l'Etat demeure tangible, là encore, étonnamment, du fait de l'application du principe même de laïcité obligeant les Etats à considérer le fait religieux. L'appréhension juridique de la séparation issue de la loi de 1905 est donc loin d'être intelligible et parfois même clairvoyante.

Pour ne prendre que trois exemples récents, on s'attachera, d'abord, à cet arrêt de la cour d'appel de Dijon, rendu le 6 juillet 2012 et commenté dans nos colonnes la semaine dernière par Adeline Gouttenoire. L'arrêt concluait à un coming out "outrageant", sur un réseau social bien connu, de son homosexualité par un homme marié et père de famille. Bien entendu, la faute du mari n'est pas d'être homosexuel -encore que la cour se soit senti obligée de le préciser- ; mais, ayant partagé les convictions religieuses de son épouse, d'avoir entretenu une relation -fût-elle seulement "électronique"- avec un autre homme. Pour la cour, cette révélation ubi et orbi présente un caractère particulièrement outrageant par le mépris que ce comportement manifeste vis-à-vis de la loyauté, de la confiance et de la dignité conjugales. Donc, clairement, le juge dijonnais considère les convictions profondes de l'épouse pour caractériser ce coming out d'acte outrageant, déloyal et contraire à la dignité -rien que cela !-. Comme le note notre estimée Directrice scientifique : "En quoi, en effet, le fait que la relation soit homosexuelle est-elle plus 'outrageante' que si elle avait été hétérosexuelle ? En quoi le fait que le mari entretienne une relation avec un homme plutôt qu'avec une femme porte davantage atteinte à la loyauté, la confiance et la dignité conjugales ?". En fait, pour la cour, cette révélation est d'autant plus difficile à supporter pour la femme qu'elle heurte profondément ses convictions ; et le fait que le mari ait, au départ, partagé ces convictions joue un rôle dans la qualification fautive de son comportement. En l'espèce, c'est bien la révélation publique de cette homosexualité qui constitue une faute.

Ensuite, le 5 septembre 2012, dans un autre registre, la Cour de justice de l'Union européenne rendait une décision importante quant à l'accueil des personnes victimes de persécutions religieuses dans leurs pays d'origine, décision commentée cette semaine par Christophe De Bernardinis. La Cour de justice étend la protection des victimes de persécutions religieuses à celles ne pouvant exercer publiquement leur culte sans encourir de conséquences graves. Ainsi, si auparavant le dogme selon lequel "la religion est une affaire privée" prévalait dans les prétoires nationaux et européens, il semble que le caractère public de l'exercice d'un culte, lorsqu'il lui est consubstantiel, doit être respecté. Et, par conséquent, il convient d'accueillir au titre de l'asile les personnes ne pouvant pas, à tout le moins, exercer leur culte publiquement.

Enfin, dans un entretien accordé au journal La Croix -cela ne s'invente pas, même si cela est prémédité-, le 11 septembre 2012 -là encore en terme de symbole, on aura vu mieux-, le Garde des Sceaux présenta les grandes lignes de son futur projet de loi visant à étendre aux personnes de même sexe les dispositions actuelles du mariage, de la filiation et de la parenté. Où l'on s'aperçoit, dès lors, que le mariage homosexuel n'est qu'une facette de la loi qui, il est étonnant, après l'adoption du pacte civil de solidarité en 1999, suscite encore aujourd'hui des remous ; alors que l'on aurait pu penser que le débat se cristalliserait sur l'adoption homoparentale -encore que celle-ci soit déjà actée dans les faits-. Certes, le mariage homosexuel est une "rupture de société", comme a pu l'affirmer, parmi d'autres propos malheureux (la polygamie n'est interdite que depuis 1585 et 80 % de l'humanité est polygame ; et le tabou de l'inceste n'a pas empêché le schisme anglican, par exemple), une Haute autorité de l'Eglise catholique ; mais, la loi sur l'IVG en fut également une et les lois bioéthiques aussi. Pour autant, la société s'est-elle trouvée plus divisée et plus, sinon immorale, du moins amorale ? A la même époque, la France et les sociétés occidentales ratifiaient à tour de bras les Conventions et autres Chartes portant ou protégeant les droits fondamentaux et les libertés religieuses chers... à l'Eglise...

Finalement, il est sans doute là le compromis de la loi de 1905 : l'Eglise ne peut et ne pourra empêcher les ruptures de société, cette dernière évoluant plus rapidement que les canons ecclésiastiques, comme avait pu le regretter Carlo Maria Martini, Cardinal de Milan, décédé cet été ; mais, elle obtient et obtiendra des concessions sur la base des valeurs communes qu'elle partage avec les sociétés démocratiques et laïques.

On le perçoit, une nouvelle fois, malgré l'émancipation des sociétés occidentales, l'influence ecclésiastique est toujours diffuse ; et renvoyer les convictions religieuses aux âmes et consciences de chacun n'est pas une mince affaire. Outrageante, la révélation de son homosexualité latente au regard des convictions religieuses de son épouse ; fondamentale, l'exercice public d'un culte sans risquer d'être gravement persécuté ; bientôt légal, le mariage homosexuel... le curseur de la laïcité donne bien souvent le tournis...

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Avocats/Institutions représentatives

[Questions à...] Une nouvelle impulsion à la Conférence des Bâtonniers : rencontre avec son Président, Maître Jean-Luc Forget

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N3511BT9

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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction

Le 20 Septembre 2012

Président de la Conférence des Bâtonniers en exercice depuis le 1er janvier 2012, Jean-Luc Forget a prêté serment en 1982 au barreau de Toulouse. Membre du conseil de l'Ordre après cinq ans de barre, il s'est toujours investi dans la vie de son barreau : ancien président de l'UJA locale, membre du conseil d'administration de la Carpa ou de l'école des avocats, enfin Bâtonnier (2003-2004) du barreau de Toulouse. La suite logique de cet investissement pouvait être de se présenter au Bureau puis à la présidence de la Conférence des Bâtonniers prônant, dans sa profession de foi (lire N° Lexbase : N1718BR3), "l'ambition d'une Conférence proche des Ordres, de tous les Ordres, d'une Conférence lieu de solidarité et de cette unité nécessaire à leur influence et enfin, d'une Conférence qui exprime avec force et imagination les idées et propositions des Ordres de province et d'Outre-mer". Pour dresser un état des lieux de son premier semestre en qualité de Président de la Conférence des Bâtonniers, et recueillir son point de vue sur l'actualité de la profession, Lexbase Hebdo - édition professions a rencontré Maître Jean-Luc Forget. Lexbase : Quels sont les projets que vous souhaitez accomplir lors de votre mandature ?

Jean-Luc Forget : D'une manière générale, je souhaite placer, voire replacer, la Conférence des Bâtonniers dans notre organisation professionnelle. A sa place, rien qu'à sa place mais avec toute sa place ! Rien qu'à sa place, parce que la Conférence des Bâtonniers n'est pas, n'est plus l'institution représentative de la profession d'avocat ; l'institution représentative de la profession d'avocat c'est le Conseil national des barreaux. Mais avec toute sa place car la Conférence a une histoire et un rôle que n'a pas le CNB. Elle a plus d'un siècle d'existence, elle est la représentation et l'expression des Ordres. Les Ordres constituent la structure de notre profession. Ils font et réalisent tous les jours pour tous les avocats et pour la profession. La Conférence, c'est le rassemblement de tous les Ordres de province, ces Ordres qui représentent en tous lieux géographiques, démographiques ou économiques, la profession de l'assistance, du conseil et de la défense.

La Conférence, c'est la voix des Ordres dans l'institution nationale qu'est le Conseil national des barreaux. Ainsi une complémentarité naturelle existe entre la Conférence et le CNB. Il y a des choses que la Conférence n'a pas à faire directement car c'est le CNB qui en a la charge. Par exemple, la Conférence a des choses à dire, au nom des Ordres sur la formation professionnelle, mais ce n'est pas elle qui en est le maître d'oeuvre : c'est le CNB !

Plus précisément, j'entends développer trois ou quatre projets.

Tout d'abord, la Conférence est le premier interlocuteur des Ordres et des Bâtonniers s'agissant des applications déontologiques des règles qui régissent notre profession, en ayant pour objectif une cohérence des décisions. C'est le CNB qui édicte les normes, ce sont les Ordres qui doivent les appliquer et la Conférence est là pour les aider dans cette application réactive et équitable de nos règles professionnelles.

Par ailleurs, la Conférence a le devoir de concourir à la formation des responsables ordinaux. Par delà l'abnégation qui caractérise l'investissement ordinal, on doit demander de la compétence aux Bâtonniers et aux membres du conseil de l'Ordre ! Nous devons donc les aider à acquérir ces compétences.

Nous avons mis en place un véritable programme de formation des Bâtonniers et des membres des conseils de l'Ordre. En mars 2012 a eu lieu un week-end de formation à Angers sur les outils financiers des Ordres ; en juin, à Chartres, nous avons travaillé sur les instances disciplinaires et leur évolution ; fin août, à Sorèze dans le Tarn, nous avons organisé la première université d'été des barreaux consacrée à la gestion du Tableau.

Les prochaines formations sont d'ores et déjà prévues : en novembre à Dijon, sur les Ordres et la relation de l'avocat et du client ; en mars 2013 à Aix-en-Provence, sur la responsabilité civile professionnelle des avocats ; en juin 2013 ce sont les barreaux de Draguignan et d'Avignon qui se sont regroupés pour organiser une formation sur la communication des Ordres et leurs rapports avec les réseaux sociaux ; en septembre 2013 à Annecy, nous organiserons notre deuxième université d'été des barreaux, consacrée à la mutualisation des services par les Ordres ; et enfin, dans le dernier trimestre 2013, une formation sera organisée par les Conférences Nord-Pas-de-Calais, Normandie et Picardie, consacrée aux relations de l'avocat et de l'Ordre, à la gestion des incidents, aux successions des avocats, etc..

En troisième lieu, mais c'est une conséquence des deux autres missions, nous actualisons la communication de la Conférence. Je la souhaite plus réactive, pratique et attrayante : une lettre mensuelle et un bulletin adaptés à ces impératifs. Enfin le site de la Conférence est en rénovation. Il devrait être finalisé pour le mois d'octobre et devenir, je l'espère, un véritable instrument de travail à la disposition de tous.

Enfin, et dans le même temps, j'essaie de faire en sorte que la Conférence soit un lieu de proposition. Les avocats sont des gens géniaux, je ne vais pas vous dire le contraire ! Ils ont une capacité parfois extraordinaire à discuter, à critiquer et parfois à détruire ! Mon objectif est de faire en sorte que la Conférence participe à la discussion, à la critique et à la destruction s'il le faut, mais surtout qu'elle propose, qu'elle construise et donc qu'elle dise ce qu'elle veut, ce que les Ordres de province veulent, dans un certain nombre de domaines.

La Conférence a fait le choix de quatre thèmes autour desquels s'est organisée la réflexion dans le cadre de ce que nous appelons "le Conseil de la Conférence" avec la participation de Bâtonniers, d'avocats, d'experts, ou tout simplement de professionnels intéressés.

Le premier thème touche aux Ordres et à l'Europe avec une question : notre organisation ordinale est-elle bien en cohérence, compatible, conforme aux prescriptions européennes en question ? Le deuxième thème est consacré à la valorisation de la prestation de l'avocat. Le troisième concerne les conséquences de la dématérialisation sur les prestations des avocats. Enfin, un dernier groupe réfléchit aux rapports entre l'avocat et l'économie.

Lexbase : Quant à la place de la Conférence dans l'organigramme des institutions représentatives, comment sont vos rapports justement avec le CNB et l'Ordre de Paris ?

Jean-Luc Forget : Tout d'abord, j'apprécie les personnalités avec lesquelles je travaille : j'apprécie Christian Charrière-Bournazel et j'apprécie Christiane Féral-Schuhl, cela tombe bien et c'est important ! Nous ne nous connaissions pas et nous sommes arrivés en responsabilités tous les trois au même moment !

En même temps, nous nous organisons pour assurer la complémentarité de nos institutions respectives dans l'intérêt de la profession. Il peut donc y avoir des tensions mais elles sont passagères car chacun de nous a en perspective l'intérêt collectif. Je suis "en demande" à l'égard du CNB ! Il n'y a pas trois institutions professionnelles ; il y a une institution représentative, dans laquelle deux autres institutions professionnelles ont, de par l'histoire mais surtout de par leurs missions, une place essentielle. Une authentique complémentarité exige un travail sans cesse collectif. Le CNB n'a pas à faire un certain nombre de choses que la Conférence réalise. La Conférence n'a pas à faire un certain nombre de choses que le CNB fait ou doit faire. Je m'attelle à être cet interlocuteur ordinal et demande au CNB de prendre toute la mesure de sa mission.

Le CNB est un outil très pertinent : les confrères ne le mesurent pas suffisamment et je comprends qu'ils ne le mesurent pas parce que le CNB a accumulé un déficit de communication très lourd à leur égard.

La Conférence et les Ordres entendent participer activement à une organisation professionnelle, pour ne pas parler de gouvernance, plus cohérente et donc plus efficace parce qu'à l'écoute des confrères.

Je veux prendre un exemple concret : sur le secret professionnel, nous venons de travailler, avec les associations professionnelles et avec le barreau de Paris à l'élaboration d'une proposition professionnelle cohérente et peut-être même exhaustive afin de défendre le secret professionnel et d'assurer la confidentialité de nos correspondances. Ainsi, ce 15 septembre, le CNB a pu adopter à la quasi unanimité une proposition. Je crois que nous avons réalisé collectivement un travail utile. Tel est bien l'essentiel : être utiles.

Lexbase : Justement pour revenir à l'actualité, Christiane Féral-Schuhl, lors de la conférence de presse de la rentrée du barreau de Paris, a fait part de son souhait de revoir les régimes dérogatoires d'accès à la profession. Quel est le regard de la Conférence sur ce sujet ?

Jean-Luc Forget : L'accès à la profession est une vraie question et un vrai "chantier". Le CNB doit le prendre en charge dans toute sa dimension ainsi qu'il s'y est engagé dans une motion votée le 24 mars dernier alors que nous débattions de la perspective du décret passerelle du 3 avril.

De mon point du vue, la bonne manière d'aborder ce sujet n'est pas d'évoquer immédiatement une prétendue solution : le numerus clausus. Nous devons commencer par nous poser de bonnes questions : quelle est la fonction des avocats dans la société ? Qu'ont-ils envie d'y faire ? Que doivent-ils y faire ? Que font les avocats européens ? Qu'est-ce qu'un avocat européen ? Qu'est-ce qu'un avocat français ? Voici des confrères qui accèdent à la même profession, ou plutôt au même titre, selon des conditions différentes pour exercer des fonctions différentes à l'issue de formations complètement différentes...

Faute de nous être posé la question de l'identité de l'avocat français dans une perspective européenne, nous avons progressivement concédé que l'on puisse accéder à notre profession selon plus de vingt régimes différents...

Une fois que l'on a défini l'avocat et sa fonction dans la société française, on peut déterminer les modalités de sa formation et les conditions d'accès à cette profession. Et ainsi on pourra faire des choix en veillant à ce que l'avocat soit présent en tous lieux, là où il y a des personnes qui vivent, qui travaillent, là où il y a des économies ou des services.

Lexbase : Les champ de compétences de l'avocat se sont élargis ces dernières années. Comment se passe cette ouverture à la profession dans les barreaux de province ?

Jean-Luc Forget : Cette question en rappelle une autre que nous venons d'évoquer : celle de l'identité de l'avocat. Je dois avouer que s'agissant par exemple de la fiducie, j'ai mal vécu l'entorse à la déontologie et au socle déontologique que nécessitait l'avocat fiduciaire. Il me semble qu'il ne faut pas que chaque "niche" soit conçue comme une entorse à notre identité et au socle déontologique qui caractérise l'avocat ; car alors, le rôle de l'avocat n'est pas compris. Le mandataire en transactions immobilières ce n'est pas un agent immobilier ; le mandataire agent sportif ce n'est pas un agent sportif. Il me semble important de faire rapidement un point sur ce qu'apportent à la profession en termes d'exercice professionnel ces "niches". On n'est pas avocat pour répondre simplement à un marché. Etre avocat, c'est aussi imposer notre fonction et notre identité dans le marché.

De même, il sera bientôt temps de faire un premier bilan de l'utilisation de l'acte d'avocat ou de la procédure participative. Ce sont des acquis de la profession ; mais ils ne sont pas encore suffisamment intégrés comme des outils professionnels.

Finalement tout est lié : il nous faut assurer l'identité de la profession et améliorer sa communication.

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Commercial

[Jurisprudence] Validité et exécution d'un pacte de préférence dans un contrat de franchise

Réf. : CA Paris, Pôle 5 , 3ème ch., 13 juin 2012, n° 10/056397 (N° Lexbase : A7388INX)

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par Bastien Brignon, Maître de conférences à Aix-Marseille Université, Membre du Centre de droit économique (EA 4224) et du Centre de droit du sport d'Aix-Marseille

Le 20 Septembre 2012

Les contrats de franchise contiennent très souvent un pacte de préférence. Cela est fort utile pour le franchiseur puisqu'il se voit ainsi offrir en priorité de racheter le fonds de commerce que le franchisé se décide à vendre. Cela l'est un peu moins, en revanche, pour le franchisé dont le fonds de commerce, convoité par la concurrence, reste acquis à l'enseigne, sans pour autant l'empêcher de sortir du réseau. Un arrêt rendu par la cour d'appel de Paris en date du 13 juin 2012 offre une très belle illustration de la mise en oeuvre d'un pacte de préférence conclu entre un franchisé et son franchiseur.
Il s'agissait en l'espèce d'un contrat de franchise que la société Le Merre avait conclu avec la société Prodim, aux droits de laquelle viendra la société Carrefour. Le contrat stipulait un droit de première offre et de préférence au profit du franchiseur à égalité de prix et de conditions assez large. La préférence devait en effet s'exercer en cas, notamment, de cession ou transfert des droits de propriété ou de jouissance sur le local ou de cession ou transfert des droits de propriété ou de jouissance ou mise en location-gérance sur le fonds de commerce.
L'affaire ne dit pas si le franchisé a été démarché ou s'il a décidé de sa propre initiative de passer à la concurrence (1), mais toujours est-il qu'il souhaitait vendre son fonds au principal concurrent de Carrefour, à savoir le groupe Casino. Se sachant tenu d'un pacte de préférence, il a notifié le prix et les conditions de son projet à son franchiseur. Il l'a ainsi informé de sa volonté de résilier le contrat de franchise, et du prix et des conditions de la cession de son fonds de commerce qu'elle envisageait avec la société Distribution Casino France, particulièrement du prix fixé à 800 000 euros, et surtout de la conclusion d'un contrat de gérance-mandataire au profit de M. L., gérant de la société Le Merre. De son côté, le franchiseur entendait, au contraire, faire jouer la préférence, précision faite qu'il ne pouvait réserver une suite favorable à la clause de la cession prévoyant un contrat de gérance-mandataire pour la raison qu'il n'exploitait pas les magasins de ses réseaux par le biais de gérants-mandataires. Le franchisé s'estimait libre de ne pas respecter ledit pacte, et de vendre son fonds à Casino dans la mesure où le pacte ne serait pas valable au regard d'un avis de l'Autorité de la concurrence (Aut. de la conc., avis n° 10-A-26, 7 décembre 2010, relatif aux contrats d'affiliation de magasins indépendants et les modalités d'acquisition de foncier commercial dans le secteur de la distribution alimentaire N° Lexbase : X9075AHL). Pour reprendre les termes du franchisé, "l'avis du 7 décembre 2010 prohibe les clauses empêchant les affiliés de quitter le réseau, analysant ce type de clauses comme organisant une asymétrie dans la négociation de la vente du magasin, susceptible de dissuader les groupes de distribution concurrents de démarcher les magasins indépendants des autres enseignes et de figer ainsi les marchés de détail et le jeu concurrentiel, et demandant aux opérateurs de ne plus insérer dans les contrats de droits de priorité et de priver de toute exécution ceux existant dans les contrats en cours". Le franchisé s'estimait fondé à demander la nullité du pacte, d'autant plus, qu'outre son iniquité et son caractère anticoncurrentiel, il perdurait une année après la fin des relations contractuelles, ce qui, selon lui, dépassait "la seule protection du réseau puisqu'une fois le contrat résilié, le fonds de commerce est déjà perdu pour le réseau".
Selon Carrefour, "l'avis de l'Autorité de la concurrence est un avis de portée particulièrement générale, qu'il n'a aucune force obligatoire et ne peut être émis que pour l'avenir, dès lors que la loi et la jurisprudence continuent de réaffirmer la parfaite validité de tels droits de préférence".
Pour leur part, les juges parisiens en font l'analyse suivante : "aucune disposition législative ou réglementaire ne définit le pacte de préférence. Si, conformément à l' avis n° 10-A-26 du 7 décembre 2010 de l'Autorité de la concurrence, l'expression d'une préférence dans le droit des contrats commerciaux doit au moins être strictement limitée au regard des dispositions relatives à la libre concurrence et à la sanction des pratiques anticoncurrentielles, dans la mesure où seule la liberté de choisir son cocontractant est affectée par le pacte et dans la mesure où ce pacte n'oblige pas les parties à conclure le contrat pour lequel la préférence est donnée, le cédant n'étant pas obligé de céder son bien, le bénéficiaire n'étant pas obligé de l'acquérir, le pacte de préférence ne peut être considéré comme une pratique anticoncurrentielle, susceptible d'être annulé".

Ces trois visions différentes appellent deux remarques.

D'une part, quant au champ d'application de l'avis n° 10-A-26 : concerne-t-il le pacte de préférence ? L'avis, relatif aux contrats d'affiliation de magasins indépendants et les modalités d'acquisition de foncier commercial dans le secteur de la distribution alimentaire, est pleinement applicable au pacte de préférence, et autres droits de priorité et de préemption (2). En effet, l'avis les évoque en ses points 105, 137, 163, 170, 171, 173, 174, 180, 182, 190 et 225. C'est d'ailleurs dans ce dernier point -le 227 très exactement- que l'Autorité de la concurrence recommande de ne pas insérer de tels pactes dans les contrats de distribution. Et c'est cette recommandation que le franchisé mettait en avant.

Tirant argument de ce qu'aucune disposition législative ou réglementaire ne définit le pacte de préférence, la cour de Paris estime qu'en soi le pacte de préférence ne peut être considéré comme une pratique anticoncurrentielle, dans la mesure où seule la liberté de choisir son cocontractant est affectée par le pacte et dans la mesure où ce pacte n'oblige pas les parties à conclure le contrat pour lequel la préférence est donnée, le cédant n'étant pas obligé de céder son bien, le bénéficiaire n'étant pas obligé de l'acquérir.

Certes, le pacte de préférence est un avant-contrat qui effectivement fonctionne à double détente : pour que la préférence joue, encore faut-il que le débiteur du pacte se décide à vendre (3), de sorte qu'il n'y aucune obligation pour les parties à conclure le contrat. Mais, il ne s'agit que d'une liberté d'apparat qui s'efface dès lors que le débiteur du pacte entend vendre le bien grevé de ce droit. En soi donc, le pacte de préférence ne constitue pas une incrimination per se. Le pacte n'a pas par lui-même d'objet anticoncurrentiel. Cela étant, il peut avoir des effets anticoncurrentiels. Comme un auteur l'a justement relevé, "une clause [de préférence] peut être anticoncurrentielle à plus d'un titre, notamment lorsqu'elle constitue une entrave à la liberté du franchisé ou une limitation de l'accès au marché par les concurrents" (4), à travers par exemple une entente. Mieux, en présence d'un pacte de préférence, il est nécessaire de vérifier s'il ne crée pas de distorsion en droit de la concurrence, ce que les juges du fond n'ont ici pas vérifié, et ce qui pourrait mériter une cassation de leur arrêt pour n'avoir procédé à cette recherche.

D'autre part, quant à la valeur juridique de cet avis, ou des ou des avis en général de l'Autorité de la concurrence, il est acquis que les avis de l'Autorité de la concurrence, s'ils peuvent exercer une influence certaine, n'ont juridiquement aucune valeur contraignante (5), sauf à ce qu'ils soient contractualisés.

Ceci exposé, reste à évoquer la sanction du pacte de préférence pour mauvaise foi. Pour contourner l'impasse de la préférence, le franchisé invoquait la gérance-mandat que Casino s'engageait à offrir au gérant de la société Le Merre pour le cas où ladite société lui vendrait son fonds.

La gérance-mandat est une figure contractuelle, assez critiquée, qui a fait son entrée dans le Code de commerce en 2005, à la suite de la loi "PME" du 2 août 2005 (loi n° 2005-882 N° Lexbase : L7582HEK). Elle était ici utilisée pour faire échec à la préférence dont bénéficiait Carrefour dans la mesure où le réseau Carrefour n'est absolument pas structuré avec des contrats de gérance-mandat. L'argument, ingénieux de prime abord, n'a au final pas fonctionné.

Premier obstacle, d'ordre factuel, l'offre d'emploi de gérant-mandataire émanant de Casino ne contenait aucune précision quant à ses conditions d'exécution, mettant le bénéficiaire du pacte de préférence dans l'impossibilité de se positionner au regard de cette clause. Ce qui signifie, a contrario, que si l'offre d'emploi définit bien les conditions d'exécution, elle peut parfaitement fonctionner, et légitimer le non-respect du pacte de préférence.

Second obstacle, d'ordre juridique, l'offre concernait un tiers -le gérant de la société franchisé cédant le fonds- totalement étranger à la mutation du fonds ; cette clause n'entrait évidemment pas dans le périmètre de la cession et ne constituait en aucune manière un des éléments constitutifs du fonds. Or, le pacte de préférence devant être exercé à des conditions identiques, ces conditions ne pouvaient concerner que la cession du fonds et non des clauses périphériques, d'autant que l'acte de cession définitif du fonds ne faisait aucune mention de ce problème particulier de statut de gérant-mandataire.
Là encore, l'obstacle peut, nous semble-t-il, être contourné : il suffit que le pacte prévoit dans son périmètre de telles clause périphériques à la cession du fonds.

La cession d'un fonds de commerce, en tant qu'universalité de fait, exclut par principe les immeubles et les contrats, sauf exceptions. Rien n'empêche au demeurant de prévoir dans le contrat de cession des conditions particulières, tel un contrat de gérance-mandat au profit du gérant de la société dont le fonds est cédé. D'ailleurs, le franchisé souligne bien "que si la personnalité juridique de la société propriétaire du fonds est distincte de celle de son gérant, pour autant l'assemblée générale des associés est souveraine dans la détermination de ses orientations stratégiques, dont fait partie la décision de prendre en compte l'investissement du gérant dans l'exploitation et de lui assurer un sort après la cession". En l'espèce toutefois, de telles prévisions rédactionnelles n'avaient pas été prises. Autrement dit, en inscrivant dans le projet de cession des conditions manifestement inacceptables, en faisant figurer dans l'acte de cession une condition suspensive que le franchisé et le concurrent du franchiseur savaient ne pas pouvoir être exécutée par Carrefour, compte tenu de ses modes de gestion, équivalait à l'empêcher d'exercer son droit de préférence, le pacte a été exécuté de mauvaise foi.
Logique dès lors que la cour de Paris confirme l'inopposabilité du pacte au bénéficiaire de la préférence, et ordonne, conformément à la solution admise par la Cour de cassation, réunie en Chambre mixte, depuis le 26 mai 2006, la substitution de Carrefour (franchiseur) au tiers acquéreur (Casino) dans la cession du fonds du franchisé.

L'absence d'ingénierie contractuelle dans la rédaction du pacte de préférence et dans l'acte de cession du fonds oblige non seulement au respect du pacte, mais encore caractérise la mauvaise foi du cédant (7), contraint, conformément à l'arrêt du 26 mai 2006 précité, d'admettre l'exécution forcée du pacte. Néanmoins, l'arrêt ouvre une brèche importante pour les franchisés : pour contourner la préférence, il leur suffit de prévoir des causes objectives du non-respect de cette préférence, tel un contrat de gérance-mandat -ou autre figure contractuelle- qui existe dans le réseau concurrent mais qui n'existe pas dans le réseau initial. Mais alors faudra-t-il bien veiller à correctement définir les conditions de son exécution ; sinon, la proposition pourra être taxée de subjective, et sans autre but que de contourner le pacte. Bref, sans cause.

Par ailleurs, il est préférable que les offres faites par le réseau concurrent concernent directement le cédant. Car si elles concernent un tiers, tel le gérant du cédant par exemple, il faut alors dessiner le périmètre du pacte et de la cession, et envisager la possibilité de clauses périphériques, qu'il faudra si possible lister.

Plus simplement, le franchiseur peut renoncer à exercer son droit de préférence, mais c'est plus rare (8).

L'espoir du côté des franchisés est donc loin d'être perdu, les franchiseurs devant veiller au grain !


(1) Cf. obs. P.-Y. Gautier, RTDCiv., 2007, p. 794, sous Cass. com., 15 mai 2007, n° 06-12.871, FS-P+B (N° Lexbase : A2554DWI).
(2) Etude M. Malaurie-Vignal, Réflexions autour de l'avis n° 10-A- 26 du 7 décembre 2010 rendu par l'ADLC en matière de distribution alimentaire, Contrat conc. consom., février 2011, étude 3 ; D. Ferrier, Chronique Concurrence-Distribution, D., 2012, p. 577.
(3) J.-P. Désidéri, La préférence dans les relations contractuelles, PU Aix-Marseille, 1997, cité in RTDCiv., 2001, p. 140, obs. J. Mestre et B. Fages, sous CA Paris, 4 juillet 2000.
(4) A. Van de Wynckele-Bazela, Pacte de préférence et contrat de franchise, D., 2004, p. 2487, spéc. § 20 : "le pacte de préférence inséré dans un contrat de franchise est contestable à plus d'un titre. Au regard du droit civil, il est sans cause objective, à tout le moins dès lors qu'il est stipulé sans contrepartie pécuniaire. Au regard du droit de la concurrence, il peut engendrer des effets contraires aux articles L. 420-1 et suivants du code de commerce".
(5) P. Spilliaert, Quelques considérations sur l'activité consultative de l'Autorité de la concurrence, Contrat conc. consom., juin 2011, dossier 6.
(6) Cass. mixte, 26 mai 2006, n° 03-19.376, P+B+R+I (N° Lexbase : A7227DPD) : "si le bénéficiaire d'un pacte de préférence est en droit d'exiger l'annulation du contrat passé avec un tiers en méconnaissance de ses droits et d'obtenir sa substitution à l'acquéreur, c'est à la condition que ce tiers ait eu connaissance, lorsqu'il a contracté, de l'existence du pacte de préférence et de l'intention du bénéficiaire de s'en prévaloir" ; F. Buy, L'essentiel des grands arrêts du Droit des obligations, 2012-2013, 4ème éd., Gualino, Lextenso éditions, p. 24 et 25.
(7) Et certainement celle aussi de Casino.
(8) Cass. com., 6 septembre 2011, n° 10-20.776, F-D (N° Lexbase : A5413HXR) ; RTDCom., 2012, p. 723, obs. B. Saintourens.

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Droit des étrangers

[Jurisprudence] La Cour de justice de l'Union européenne définit la persécution religieuse

Réf. : CJUE, 5 septembre 2012, aff. n° C-71/11 et n° C-99/11 (N° Lexbase : A2298ISW)

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N3483BT8

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

Le 20 Septembre 2012

L'ordre constitutionnel des sociétés démocratiques libérales et les instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l'Homme garantissent inévitablement la liberté religieuse et le respect des consciences et des convictions. La juste appréciation de ces idéaux et de ces principes fondamentaux est essentielle : il convient, notamment, de concevoir la liberté de pensée, de conscience et de religion comme un moyen de préserver et de renforcer le débat démocratique et la notion de pluralisme. Sa double facette, individuelle et collective, est primordiale. La protection des convictions personnelles doit s'attacher à promouvoir, au lieu de les décourager, le respect et la tolérance mutuels des convictions d'autrui. Consciente de cette importance grandissante des facteurs religieux dans le jeu de la persécution internationale, la Cour de justice de l'Union européenne tente, tant bien que mal, dans son rôle de juge européen de l'asile et des droits fondamentaux, d'appliquer et de faire respecter ces libertés dans toutes leurs dimensions. En l'espèce, les requérants, originaires du Pakistan, vivent en Allemagne où ils ont sollicité l'asile et la protection en tant que réfugiés. Ils appartiennent à la communauté ahmadiste et affirment avoir été contraints de quitter le Pakistan en raison de leur appartenance à cette communauté. La communauté musulmane ahmadiyya est un mouvement réformateur de l'islam. Au Pakistan, le Code pénal prévoit que les membres de la communauté ahmadiste sont passibles d'une peine allant jusqu'à trois ans d'emprisonnement s'ils prétendent être des musulmans, s'ils qualifient leur foi d'islam, s'ils prêchent ou propagent leur religion ou s'ils invitent d'autres personnes à rejoindre leur cercle religieux. Selon ce même Code pénal, les personnes qui portent atteinte au nom du prophète Mahomet peuvent être condamnées à mort ou à un emprisonnement à vie. A cet égard, le premier requérant a précisé que, dans son village d'origine, à plusieurs reprises, un groupe d'individus l'avait frappé et lui avait jeté des pierres sur le site de prières. Ces personnes l'auraient menacé de mort et auraient porté plainte contre lui auprès de la police pour avoir insulté le prophète Mahomet. Le second requérant a fait valoir, quant à lui, qu'il avait été maltraité et emprisonné à cause de sa conviction religieuse.

Les autorités allemandes ont rejeté les demandes d'asile, en considérant que les restrictions à la pratique de la religion en public imposées aux ahmadis au Pakistan ne constituaient pas une persécution au regard du droit d'asile. Devant le refus de l'administration (Bundesamt) d'accueillir positivement leur demande, les deux requérants ont alors introduit des recours estimant que la position des autorités allemandes étaient contraires à la Directive du Conseil, du 29 avril 2004, sur le statut des réfugiés (1). Selon cette Directive, les Etats membres de l'Union européenne doivent en principe accorder le statut de réfugié aux étrangers qui risquent d'être persécutés en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leurs opinions politiques ou de leur appartenance à un groupe social dans leur pays d'origine.

Le premier recours est introduit devant le tribunal administratif de Leipzig (Verwaltungsgericht Leipzig) qui annule la décision de rejet de l'administration ; le second devant le tribunal administratif de Dresde (Verwaltungsgericht Desden) qui rejette la demande. Saisi en appel, le tribunal administratif supérieur (Oberverwaltungsgericht) confirme le jugement du tribunal administratif dans la première affaire et considère la demande du second requérant comme également fondée. Selon ce tribunal, les requérants peuvent échapper aux menaces dans leur pays d'origine en s'abstenant de toute manifestation publique de leur foi, l'exercice en public de leur confession relève du "noyau dur" de leur identité religieuse ahmadiste. C'est alors que l'administration allemande introduit un recours en révision contre cet arrêt devant la Cour administrative fédérale (Bundesverwaltungsgericht) qui interroge la Cour de justice par voie préjudicielle.

La Cour administrative fédérale allemande souhaite savoir si seule l'atteinte au "noyau dur" de la liberté religieuse constitue une persécution au sens de l'article 9 de la Directive "qualification" du 29 avril 2004. En cas de réponse affirmative, elle demande, d'une part, si le contenu de ce "noyau dur" comprend la pratique en public de la religion et, d'autre part, s'il peut être raisonnablement attendu d'un demandeur qu'il renonce à l'exercice des actes religieux autres que ceux relevant du "noyau dur".

La Cour de justice, qui n'a que rarement l'occasion de se prononcer, il faut le souligner, sur ce type de contentieux s'attache alors, dans sa réponse, à faire oeuvre de pédagogie en définissant la notion d'acte de persécution. Pour elle, certaines formes d'atteinte graves à la manifestation de la religion en public peuvent constituer une persécution en raison de la religion. Lorsque cette persécution est suffisamment grave, le statut de réfugié doit être octroyé. La Cour de Luxembourg constate, tout d'abord, que seules certaines formes d'atteintes graves au droit à la liberté de religion -et non toute atteinte à ce droit- peuvent constituer un acte de persécution qui obligerait les autorités compétentes à octroyer le statut de réfugié. Ainsi, d'une part, les limitations de l'exercice de ce droit prévues par la loi ne peuvent être considérées comme persécution tant qu'elles respectent son contenu essentiel. D'autre part, la violation même de ce droit constitue une persécution uniquement si elle est suffisamment grave et qu'elle affecte la personne concernée d'une manière significative. Ensuite, la Cour relève que les actes pouvant constituer une violation grave comprennent des actes graves atteignant la liberté de la personne concernée non seulement de pratiquer sa croyance dans un cercle privé, mais, également, de vivre celle-ci de façon publique. Ce n'est donc pas le caractère public ou privé ou bien collectif ou individuel de la manifestation et de la pratique de la religion mais la gravité des mesures et des sanctions prises ou susceptibles d'être prises à l'encontre de l'intéressé qui déterminera si une violation au droit à la liberté de religion doit être regardée comme persécution.

En précisant les contours des actes suffisamment graves pour constituer une persécution susceptible de fonder la reconnaissance du statut de réfugié, la Cour de justice poursuit, ainsi, son oeuvre clarificatrice des seuils minimaux de protection établis par la Directive "qualification" du 29 avril 2004, mais en estimant que la persécution religieuse peut justifier l'octroi de l'asile et faire, ainsi, obstacle à l'éloignement d'un étranger désireux de pratiquer ouvertement sa religion, la Cour de justice ne se dérobe pas et assume pleinement son rôle, peut-être pour le moins méconnu, de juge des droits de l'Homme. Si besoin en était encore, le juge de l'Union apporte la preuve de sa détermination à occuper ce terrain, en un domaine où la montée de l'intolérance religieuse pose, effectivement, un problème actuel au droit de l'asile. Fermement appuyée sur le droit de l'Union et notamment la Charte des droits fondamentaux, implicitement et subtilement en conformité avec la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l'Homme, la Cour délivre ici une solution empreinte de réalisme qui donne son effet utile au droit de l'Union garantissant le droit d'asile.

En ce sens, on peut affirmer que, par cet arrêt très important, la Cour de justice assume pleinement sa fonction de juge européen de l'asile et des droits fondamentaux (I) en marquant, notamment, sa décision du sceau du droit de l'Union mais aussi en s'opposant à la volonté très répandue de limiter la liberté religieuse à la sphère privée. Mais la Cour apporte, de surcroît, des précisions significatives dans l'interprétation de la notion de persécution religieuse justifiant la qualité de réfugié, en allant au-delà d'une simple lecture technique des textes et du droit d'asile et en adoptant une position pour la moins ferme et audacieuse clairement fondée sur les valeurs fondamentales de l'Union européenne (II).

I - Une Cour de justice qui assume pleinement sa fonction de juge européen de l'asile et des droits fondamentaux

C'est en mettant surtout en avant le droit de l'Union et ses valeurs fondamentales que la Cour de justice adopte sa décision. Ni la Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 (N° Lexbase : L6810BHP) (2), ni la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ne sont le pivot du raisonnement mené par la Cour et, ceci, même si les références à ces textes sont permanentes. Le juge de Luxembourg développe, en l'espèce, avec fermeté, une interprétation autonome mais, néanmoins, subtilement en lien avec les autres textes de référence en la matière (A). Cela lui permet, ainsi, de s'opposer notamment à la limitation classique de la liberté religieuse qui prévalait jusque là à la sphère privée des individus (B).

A - Une interprétation autonome mettant en avant le droit de l'Union

Le régime d'asile européen commun est fondé sur l'application intégrale et globale de la Convention relative au statut des réfugiés, ainsi que sur le respect des droits et des principes reconnus par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX). De manière générale, la Directive s'engage à appliquer un droit conforme à la Convention de Genève (3). Dans le cadre de ce régime, la Directive tend ainsi, par exemple, à établir des normes minimales et des critères communs à l'ensemble des Etats membres pour reconnaître aux demandeurs d'asile le statut de réfugié au sens de l'article 1er de la Convention de Genève. On oppose généralement cette protection conventionnelle à la protection subsidiaire ou communautaire issue de la Directive qui a, notamment, été transposée par les Etats membres. C'est, par exemple, la loi du 10 décembre 2003 (4) qui a transposé par anticipation la Directive (CE) 2004/83 du 29 avril 2004 en droit français. La protection conventionnelle est celle donnant droit à l'octroi du statut de réfugié, puisqu'aux termes de l'article 1 A § 2 de la Convention de Genève, la qualité de réfugié est reconnue à "toute personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité ou de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays". L'on voit donc que la Convention de Genève prévoit l'octroi du statut de réfugié aux personnes faisant l'objet de persécutions pour l'un de ces différents motifs. A cet égard, les dispositions du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile issues de la Directive se bornent, par l'article L. 711-1 5° de ce code, à faire référence à la Convention de Genève, de sorte que les conditions d'octroi du statut de réfugié ne sont nullement définies, ni même précisées par le droit interne mais sont tout entièrement régies par les stipulations de cette Convention et l'interprétation qu'en fait la jurisprudence administrative.

Pour autant, la Directive (CE) 2004/83 ne se contente pas de reprendre simplement à son compte la Convention de Genève en considérant que la crainte d'une persécution du fait de sa religion est susceptible de justifier la protection internationale. Tout comme les Etats membres, qui restent libres d'adopter ou de maintenir des normes plus favorables pour décider quelles sont les personnes qui remplissent les conditions d'octroi du statut de réfugié, dans la mesure où ces normes sont compatibles avec la Directive, le droit dérivé de l'Union va en effet plus loin que la Convention en énumérant à l'article 9 de la Directive une liste de comportements susceptibles de constituer des "actes de persécution" avant d'effectuer ensuite un lien de causalité avec les motifs de cette persécution. Son article 10 § 1 indique, ainsi, que "la notion de religion recouvre, en particulier, le fait d'avoir des convictions théistes, non théistes ou athées, la participation à des cérémonies de culte privées ou publiques, seul ou en communauté, ou le fait de ne pas y participer, les autres actes religieux ou expressions d'opinions religieuses, et les formes de comportement personnel ou communautaire fondées sur des croyances religieuses ou imposées par ces croyances". La définition est donc plus large et plus complète s'il en est. Le Droit de l'Union a souhaité surmonter les silences de la Convention de Genève et tente, ainsi, par la décision d'espèce, d'unifier les pratiques. A l'évidence, la Cour de justice n'éprouve aucune hésitation à trancher courageusement en dissipant le doute, sur la base du droit de l'Union. Elle estime, à plusieurs reprises (aux considérants n° 63, n° 69 et n° 71) que la Directive (CE) 2004/83, dans son article 10 § 1, "définit" la notion de religion et elle se base exclusivement sur elle pour délivrer une interprétation autonome et plus complète que celle émanant traditionnellement de la Convention de Genève.

Les droits garantis par la Charte des droits fondamentaux, et, plus particulièrement, la liberté de religion de son article 10 § 1 sont la colonne vertébrale de la réponse du juge de Luxembourg. Même la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme n'est qu'une référence parmi d'autres. Reproduisant les "explications" accompagnant la Charte, la Cour rappelle simplement que ce droit "correspond" au droit garanti à l'article 9 de la CESDH (N° Lexbase : L4799AQS) avant de souligner que "la liberté de religion représente l'une des assises d'une société démocratique" (au considérant n°56), reprenant ici au mot près la lecture qu'en fait ordinairement la jurisprudence de Strasbourg ; la CEDH, comme le souligne Henri Labayle, "ne garantissant directement ni le droit d'asile ni le droit à ne pas être éloigné d'un Etat" (5).

B - L'opposition à la limitation classique de la liberté religieuse à la sphère privée

La pratique fréquente en Europe est de n'accorder l'asile pour motif religieux qu'en cas de persécution extrême, c'est-à-dire en cas de risque pour l'intégrité physique de la personne du seul fait de son appartenance religieuse (le "noyau dur" de la liberté religieuse). En application de cette pratique, de nombreuses demandes d'asile sont refusées au motif que les demandeurs peuvent échapper à la persécution s'ils pratiquent leur religion en privé, voire dans le secret, dans leur pays d'origine. Ainsi, par exemple, des convertis de l'islam au christianisme sont renvoyés au motif qu'ils sont susceptibles d'échapper à la persécution s'ils gardent secrète leur conversion.

Le juge de Luxembourg aurait pu céder à la facilité et s'abriter derrière l'autorité de cette jurisprudence classique émanant, notamment, de la CESDH et de son juge. A cet égard, on peut citer une décision importante d'irrecevabilité de la Cour européenne des droits de l'Homme en date du 28 février 2006 (6). La Cour y a été saisie de la question de savoir si la responsabilité d'un Etat contractant peut être engagée au titre de l'article 9 de la CESDH (7) lorsqu'il refuse d'accorder le statut de réfugié à un individu qui, à son retour dans son pays d'origine, se verrait privé du droit de vivre ouvertement et librement sa foi. En l'occurrence, deux ressortissantes pakistanaises, de confession chrétienne, alléguaient que, à leur retour dans leur pays d'origine, elles seraient dans l'incapacité de vivre en tant que chrétiennes sans risquer d'être l'objet d'une attention hostile ou sans avoir à prendre des mesures pour dissimuler leur confession (8). Dans cette décision, le juge de Strasbourg a réaffirmé que la responsabilité d'un Etat contractant peut être engagée lorsqu'une mesure d'éloignement du territoire fait peser sur un individu de retour dans son pays d'origine un risque réel soit de mourir, soit d'être soumis à la torture, soit d'être détenu arbitrairement, soit de subir un déni de justice flagrant.

Mais, au final, la Cour a refusé d'étendre cette jurisprudence à l'article 9 de la CESDH si l'individu risque d'être entravé dans le seul exercice de son culte religieux. En effet, elle a expliqué que, dans le cas contraire, ce serait obliger les etats contractants "à agir comme les garants indirects de la liberté de culte pour le reste du monde". Ce ne serait que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque l'intéressé court un "risque réel de violation flagrante" de cette liberté, que la responsabilité de l'Etat pourrait être engagée. Or, selon la Cour européenne des droits de l'Homme, il est difficile d'imaginer une affaire dans laquelle une violation suffisamment flagrante de ladite liberté n'implique pas, également, un risque réel pour l'intéressé de mourir, d'être soumis à la torture et à des traitements inhumains et dégradants, voire de subir un déni de justice flagrant ou d'être détenu arbitrairement.

La Cour de Luxembourg développe dans l'arrêt d'espèce un raisonnement certes conforme au texte de Strasbourg mais ouvertement fondé sur le droit de l'Union et sur la Charte des droits fondamentaux. Car, jusqu'alors, la Cour européenne des droits de l'Homme n'avait pas encore franchi le pas du lien entre le besoin de protection internationale et la garantie du droit à la liberté de religion. Dans sa décision d'irrecevabilité précitée et en deçà d'un certain niveau de gravité, elle avait même avancé que "l'article 9 en soi n'est guère, voire pas du tout, d'un grand secours" en matière de protection, doutant "que la Convention pourrait être interprétée comme exigeant d'un Etat contractant qu'il donne aux adhérents de ce courant religieux banni la possibilité de pratiquer leur religion librement et ouvertement sur leur propre territoire". Certes, elle n'avait pas écarté la possibilité contraire mais "à titre exceptionnel", et sous couvert du risque de voir cette atteinte être accompagnée de graves et mauvais traitements.

II - Une Cour de justice qui adopte une interprétation ferme et audacieuse de la notion de persécutions religieuses

Si le juge de Luxembourg joue pleinement son rôle de défenseur des valeurs fondamentales de l'Union, il profite de l'arrêt d'espèce pour aller à l'encontre de certains standards en la matière. Tel est le cas de la notion de "noyau dur" de la liberté de religion. Dans ses conclusions (au point n° 41), l'Avocat général évoque son souci d'éviter l'arbitraire. Il lui semble impossible de déterminer un "noyau dur" de la liberté de religion, en raison du contenu variable qu'un tel "noyau dur" peut revêtir selon les religions, les lieux, et les époques. Pourtant, comme peuvent le souligner Luc Leboeuf et Marie-Laure Basilien-Gainche, "le droit des réfugiés repose sur une telle distinction entre les violations d'un droit fondamental suffisamment graves et celles insuffisamment graves pour constituer une persécution" (9). Il y a là une prise de position claire de la Cour de justice (A) qui apparaît la bienvenue dans le contexte européen d'hostilité croissante contre l'expression publique des religions (B).

A - Une opposition claire à une définition de la persécution comme atteinte au "noyau dur" des droits fondamentaux

En l'espèce, les autorités allemandes n'ont pas clairement perçu l'interprétation des textes européens, en témoigne les réponses contradictoires des juridictions administratives nationales, face à la crainte des requérants de ne pouvoir manifester librement leur foi en public dans leur pays, sans risque grave de persécution susceptible d'aller jusqu'à la peine de mort en vertu du Code pénal pakistanais. Antérieurement à l'entrée en vigueur de la Directive, l'approche allemande opérait ainsi une distinction entre les persécutions religieuses portant atteinte au "noyau dur" de la liberté de religion, justifiant la protection et les autres, ne la justifiant pas. Parmi ces dernières, figuraient les restrictions à la manifestation publique de la religion. L'enjeu de la réponse de la Cour à leur question préjudicielle, le 5 septembre 2012, résidait donc dans la confrontation de cette vision avec la Directive (CE) 2004/83.

Pour la Cour, la question n'est pas de savoir s'il existe ou non un "noyau dur" du droit à la liberté de religion dont ne ferait pas partie la possibilité pour un individu de se livrer à son culte en public, mais d'identifier la nature des atteintes qui peuvent être portées à cette liberté, au vu de la "définition large" donnée par la Directive. Cette dernière intègre, en effet, l'ensemble des composantes de la liberté de religion, y compris la faculté de vivre publiquement celle-ci. Dès lors, pour conclure ou non à l'obligation d'accorder l'asile en raison d'une "persécution, il convient d'identifier la nature ou la gravité des actes portant atteinte à ce droit fondamental et non pas de séparer les différentes composantes de cette liberté.

La Cour de justice considère que seuls les actes dont la gravité équivaut à une violation des droits consacrés comme indérogeables par l'article 15 de la CESDH (N° Lexbase : L4748AQW) constituent une persécution. Pour identifier ces actes, "il n'est pas pertinent de distinguer entre les actes qui porteraient atteinte à un noyau dur' du droit fondamental à la liberté de religion [...] et ceux qui n'affecteraient pas ce prétendu noyau dur'" (point n° 62). Suivant les pertinentes conclusions de l'Avocat général Yves Bot, la Cour propose une approche centrée sur les conséquences concrètement risquées par l'individu qui exercerait sa liberté de religion dans son pays d'origine. S'il court un "risque réel, notamment, d'être poursuivi ou d'être soumis à des traitements ou à des peines inhumains ou dégradants" (point n° 67), la qualité de réfugié pourra lui être reconnue.

Ce risque réel s'évalue en fonction des circonstances tant objectives que subjectives du cas d'espèce. De ce point de vue, l'Etat membre doit donc, d'une part, procéder à l'examen individuel des mesures dont le requérant a été, ou risque, d'être victime dans l'Etat d'origine, mais aussi se pencher sur leur gravité intrinsèque ou potentielle. Puisque le champ d'application de la Directive (CE) 2004/83 intègre la participation à des cérémonies publiques, il importe de s'assurer si l'interdiction de cette participation emporte un risque réel de poursuites ou de soumission à des traitements inhumains ou dégradants.

Convaincue ici encore par son Avocat général, la Cour délivre alors des affirmations dont la profondeur a, pour le moins, été soulignée (10) : cette évaluation du risque "impliquera pour l'autorité compétente la prise en compte d'une série d'éléments tant objectifs que subjectifs. La circonstance subjective que l'observation d'une certaine pratique religieuse en public, qui fait l'objet des limitations contestées, est particulièrement importante pour l'intéressé aux fins de la conservation de son identité religieuse est un élément pertinent dans l'appréciation du niveau de risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d'origine du fait de sa religion, même si l'observation d'une telle pratique religieuse ne constitue pas un élément central pour la communauté religieuse concernée" (considérant n° 70). La Cour de justice fait donc sienne l'opinion de la Cour européenne des droits de l'Homme, la prolongeant sans s'y référer mais en pleine conformité comme le lui avait proposé l'Avocat général.

La portée de son jugement est, cependant, autrement plus significative. En présence d'un texte d'harmonisation du droit de l'asile, elle fait le choix "de définir un socle minimal commun à l'ensemble des Etats membres, en dessous duquel ces derniers ne peuvent pas descendre" (conclusions de l'Avocat général, point n° 78). Sa réponse au juge allemand est très ferme sur le point de savoir si la crainte de persécution du requérant pouvait toujours être fondée si ce dernier renonçait à l'exercice de sa religion. Pour la Cour, l'appréciation de l'Etat d'accueil ne saurait aboutir à nier la garantie offerte par la Directive : "lors de l'évaluation individuelle d'une demande visant à obtenir le statut de réfugié, lesdites autorités ne peuvent pas raisonnablement attendre du demandeur qu'il renonce à ces actes religieux" (considérant n° 80). Le fait qu'il puisse éviter le risque en renonçant à certains actes religieux n'est donc pas pertinent (considérant n° 79). Il en va, ainsi, des valeurs qui fondent l'Union européenne, ce que l'Avocat général exprime clairement dans ses conclusions : "en exigeant du demandeur d'asile qu'il dissimule, modifie ou renonce à la manifestation publique de sa foi, nous lui demandons de changer ce qui est susceptible de constituer un élément fondamental de son identité, c'est-à-dire, en quelque sorte, à se renier lui-même. Or, personne ne dispose de ce droit" (conclusions de l'Avocat général, point 100).

B - Une prise de position bienvenue dans le contexte européen d'hostilité croissante contre l'expression publique des religions

Cet arrêt de la Cour de justice est le bienvenu dans le contexte européen en raison de l'hostilité croissante contre l'expression publique des religions, même s'il faut admettre que toutes les formes d'expression publique des religions ne sont pas équivalentes. Il a été prononcé le lendemain d'une audience très médiatisée devant la Cour européenne des droits de l'Homme dans des affaires contre le Royaume-Uni où était en cause l'interdiction faite à des chrétiennes par leur employeur de porter visiblement une petite croix autour du cou sur leur lieu de travail (n° 48420/10 et n° 59842/10). Les requérantes, dont l'une est copte, ont été sévèrement sanctionnées par leur employeur (suspension sans salaire, mutation et perte de l'emploi), parce qu'elles ont refusé de retirer ou de cacher leur croix.

Les juridictions nationales britanniques, saisies de ces affaires, ont donné raison aux employeurs. Devant la Cour européenne, le Gouvernement britannique a justifié la légalité de cette interdiction en soutenant que la liberté religieuse de ces femmes était respectée dès lors qu'elles sont "libres de démissionner" ou de "manifester leur religion en privé". Sur le fond, la situation des intéressées ne serait pas fondamentalement différente de celle des minorités religieuses dans certains pays musulmans, excepté la différence de degré dans la gravité de la persécution.

Pour autant, l'interprétation officielle de la Directive (CE) 2004/83 dégagée dans l'arrêt d'espèce s'impose dorénavant aux Etats membres de l'Union européenne à l'égard de toutes les demandes d'asile pour motif de persécution religieuse, quelle que soit leur religion. Elle s'impose donc, également, aux nombreux chrétiens d'Orient empêchés de pratiquer leur religion publiquement. Cette interprétation prolonge l'approche développée par les résolutions du Parlement européen (20 janvier 2011) (11) et de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (27 janvier 2011) (12) sur la persécution des chrétiens d'Orient dans lesquelles était demandée une meilleure prise en compte de la persécution religieuse comme motif d'asile, tout en évitant d'encourager les membres des minorités à quitter leur pays. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe invitant, notamment, l'Union européenne à suivre davantage l'évolution de la situation des communautés religieuses, chrétiennes et autres, dans son dialogue politique avec les pays du Proche et du Moyen-Orient, et à lier sa politique européenne de voisinage, y compris l'aide financière, au degré de protection et de sensibilisation aux droits de l'Homme dans ces pays. L'Union européenne, quant à elle, dénonce, notamment, l'augmentation du nombre d'attentats commis contre les communautés chrétiennes dans le monde en 2010, ainsi que le nombre de procès et de condamnations à mort pour blasphème, qui touchent souvent les femmes. On peut citer, à titre d'exemple marquants, les vies innocentes qui ont été fauchées dans d'épouvantables attaques visant la communauté chrétienne au Nigéria le 11 janvier 2011, ou encore l'attentat terroriste dirigé contre des chrétiens coptes qui a tué et blessé des civils innocents à Alexandrie, le 1er janvier 2011.

Dans certains cas, la situation des communautés chrétiennes est telle qu'elle met en danger leur existence future, ce qui entraînerait la perte d'une partie importante du patrimoine religieux des pays concernés. Le Parlement européen a bien souligné dans sa résolution que l'Europe, comme d'autres régions du monde, connaît, elle aussi, des cas de violation de la liberté de religion, des attentats contre des membres de minorités religieuses sur la base de leurs convictions et des cas de discrimination fondée sur la religion. Si le dialogue entre communautés est crucial pour promouvoir la paix et la compréhension mutuelle entre les peuples, la Cour de justice a, ainsi, clairement montré l'exemple dans l'arrêt d'espèce.


(1) Directive (CE) 2004/83 du Conseil du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d'autres raisons, ont besoin d'une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (N° Lexbase : L7972GTG) (JO L 304, p. 12, et rectificatif JO 2005, L 204, p. 24).
(2) Convention signée à Genève le 28 juillet 1951 (Recueil des Traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, n° 2545) et qui est entrée en vigueur le 22 avril 1954. Elle a été complétée par le Protocole relatif au statut des réfugiés du 31 janvier 1967, entré en vigueur le 4 octobre 1967.
(3) Voir l'article 78 § 1 TFUE (N° Lexbase : L2729IPR), selon lequel "l'Union développe une politique commune en matière d'asile, de protection subsidiaire et de protection temporaire visant à offrir un statut approprié à tout ressortissant d'un pays tiers nécessitant une protection internationale et à assurer le respect du principe de non-refoulement. Cette politique doit être conforme à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et au Protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés, ainsi qu'aux autres Traités pertinents" ; voir aussi l'article 18 de la Charte des droits fondamentaux, selon lequel "le droit d'asile est garanti dans le respect des règles de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967, relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité instituant la Communauté européenne") et le dixième considérant de la Directive (CE) 2004/83, selon lequel "la présente Directive respecte les droits fondamentaux, ainsi que les principes reconnus notamment par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. En particulier, la présente Directive vise à garantir le plein respect de la dignité humaine et du droit d'asile des demandeurs d'asile et des membres de leur famille qui les accompagnent".
(4) Loi n° 2003-1176 du 10 décembre 2003, modifiant la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952, relative au droit d'asile (N° Lexbase : L9630DLA) (JO, 11 décembre 2003, p. 21080).
(5) Henri Labayle, Le droit d'asile devant la persécution religieuse : la Cour de justice ne se dérobe pas, GDR-ELSJ, 9 septembre 2012.
(6) CEDH, 28 février 2006, Req. n° 27034/05 (N° Lexbase : A7952ISC), Recueil des arrêts et décisions 2006-III.
(7) Qui définit la liberté de pensée, de conscience et de religion. L'article 9-1 disposant que, "toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites".
(8) Selon ces requérantes, exiger d'elles, en pratique, qu'elles changent de comportement en dissimulant leur adhésion au christianisme et en renonçant à la possibilité de parler de leur foi et d'en témoigner auprès des autres revenait à nier, en soi, leur droit à la liberté de religion.
(9) Luc Leboeuf & Marie-Laure Basilien-Gainche, Droit d'asile : L'atteinte à la liberté de religion comme persécution, in Lettre "Actualités Droits-Libertés" du CREDOF, 11 septembre 2012.
(10) Henri Labayle, Le droit d'asile devant la persécution religieuse : la Cour de justice ne se dérobe pas, GDR-ELSJ, 9 septembre 2012.
(11) Résolution P7_TA (2011)0021 du Parlement européen du 20 janvier 2011, sur la situation des chrétiens dans le contexte de la liberté de religion.
(12) Discussion par l'Assemblée le 27 janvier 2011 (septième séance), voir Doc. 12493, rapport de la commission des questions politiques, texte adopté par l'Assemblée le 27 janvier 2011 (septième séance).

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Droit rural

[Manifestations à venir] 29ème Congrès de l'association française de droit rural : le couple en agriculture

Lecture: 2 min

N3578BTP

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Le 20 Septembre 2012

Se tiendra les 12 et 13 octobre 2012, à la faculté de droit de Nancy, le 29ème Congrès de l'association française de droit rural en partenariat avec l'Institut François Gény (Université de Lorraine), sur le thème "Le couple en agriculture", sous la codirection du Conseil d'administration de l'AFDR et de Christine Lebel, Maître de conférences HDR, Institut François Gény (Université de Lorraine).
  • Programme

Vendredi 12 octobre 2012

8h45 Accueil des participants
9h00 Présentation de la journée et discours officiels
M. André Rossinot, Sénateur-Maire de Nancy, Président de la Communauté Urbaine du Grand Nancy,
M. le Professeur Pierre Mutzenhardt, Président de l'Université de Lorraine,
M. Eric Germain, Doyen de la Faculté de droit, Sciences économiques et Gestion de Nancy,
M. le Professeur François Fourment, Directeur de l'Institut François Gény,
Me Jacques Druais, Président de l'AFDR

- Première partie : les choix juridiques du couple pour l'entreprise agricole

Sous la présidence de M. Jacques Foyer, Professeur émérite à l'Université Paris II Panthéon-Assas

9h30 L'évolution sociologique de la notion d'exploitation familiale
Mme Alice Barthez, Sociologue, INRA
10h Les choix d'organisation juridique du couple de l'entreprise agricole
Me Lionel Manteau, Avocat au barreau de Compiègne,
M. le Bâtonnier Denis Guerard, Avocat au barreau de Beauvais, AFDR Picardie
11h Débats
11h15 Le statut social
Mme Laëtitia Quere, Responsable du service juridique et fiscal - AS76agc, AFDR Haute-Normandie
12h Débats
12h15 Les options fiscales
M. Patrick Vandamme, Directeur d'AS76agc, AFDR Haute-Normandie
12h45 Débats
13h Pause déjeuner (sur place)

- Deuxième partie : le couple et la vie de l'entreprise agricole

Sous la présidence de Me Bernard Peignot, Avocat aux conseils, vice-président de l'AFDR

14h30 Couple et fermage
M. Samuel Crevel, Magistrat, Conseiller référendaire à la Cour de cassation, codirecteur scientifique de la revue de droit rural
15h30 Situation des copreneurs dans le cadre de la cession de bail
Me Marie Joffre-Angot, Avocate au barreau de Bourges, AFDR Centre
15h45 Débats
16h Le couple et le financement de l'exploitation
M. Loïc Coisnon, Responsable marché agriculture, banque CIC
16h30 Les difficultés financières de l'entreprise agricole en couple
Mme Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy
(Université de Lorraine, Institut François Gény),
Me Myriam Gobbé, Avocate au barreau de Rennes, AFDR Bretagne
17h30 Débats
18h Fin des travaux
19h30 Dîner de Gala (brasserie l'Excelsior, 50 rue Henri Poincaré à Nancy)

Samedi 13 octobre 2012

- Troisième Partie : la fin de l'exploitation en couple

Sous la Présidence de Mme Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy

9h La fin de l'exploitation et ses effets sur le couple
Retraite de l'exploitant et vente de l'exploitation, les pièges à éviter
Me François Person, Notaire à Toul, Président de la Chambre départementale des Notaires de Meurthe-et-Moselle
9h45 La fin du couple et le sort de l'exploitation
La séparation du couple
Me Anne-Sophie Lefevre, Avocate au barreau de Lyon, Mme Elise Lemoine, Juriste à la FDSEA du Rhône, AFDR Rhône-Alpes
10h30 Débats
10h45 Le décès de l'exploitant et ses conséquences sur l'exploitation
M. Hubert Bosse-Platiere, Professeur à l'Université de Bourgogne, co-auteur du Code rural et de la pêche maritime (LexisNexis)
11h30 Propos conclusifs et lancement de l'AFDR Lorraine
Me Philippe Goni, Président d'honneur de l'Association française de droit rural (AFDR),
Me Jean-Baptiste Millard, Secrétaire général de l'AFDR
12h Fin des travaux
12h30 Cocktail/déjeuner (Appartement décanal, Faculté de droit, 13 place Carnot à Nancy)

  • Renseignements/inscriptions

Jean-Baptiste Millard : Téléphone 01 45 04 23 00 / Mobile 06 10 13 87 90 / Fax 01 45 04 29 00
jean-baptiste-millard@peignot-garreau-bauerviolas.com

Christine Lebel : christine.lebel@univ-nancy2.fr

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Pénal

[Textes] La loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel : un bilan en demi-teinte

Réf. : Loi n° 2012-954 du 6 août 2012, relative au harcèlement sexuel (N° Lexbase : L8784ITI)

Lecture: 13 min

N3520BTK

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par Romain Ollard, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV, Institut de sciences criminelles et de la justice (ISCJ : EA 4633)

Le 20 Septembre 2012

Après le tollé suscité par la décision du Conseil constitutionnel du 4 mai 2012 (1) ayant abrogé l'article 222-33 du Code pénal (N° Lexbase : L5378IGB) incriminant le harcèlement sexuel, la loi n° 2012-954 du 6 août 2012 vient de voir le jour, comblant ainsi le vide laissé béant par les Sages de la rue de Montpensier. Si la loi nouvelle, qui créé désormais deux infractions distinctes de harcèlement sexuel, est globalement de meilleure facture que la précédente mouture, des imperfections demeurent néanmoins, qui ne manqueront pas de susciter des difficultés d'interprétation. Evolution. Retraçons sommairement les différentes étapes ayant conduit à l'adoption de la loi nouvelle. Innovation du Code pénal de 1992, l'infraction de harcèlement sexuel était définie, à l'origine, comme "le fait de harceler autrui en usant d'ordres, de menaces ou de contraintes, dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle, par une personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions". Jugeant cette infraction trop restrictive, en ce que sa répression était subordonnée à un abus d'autorité (2), la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, dite de modernisation sociale (N° Lexbase : L1304AW9), vint élargir considérablement la définition du délit en incriminant "le fait de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle". N'exigeant plus de rapport hiérarchique entre l'auteur et sa victime, le délit pouvait désormais être imputé à n'importe qui, et se trouvait essentiellement défini par le but poursuivi, l'obtention de faveurs sexuelles, l'élément matériel de l'infraction n'étant pour ainsi dire pas défini, sinon comme "le fait de harceler autrui".

Inconstitutionnalité. Largement critiquée par la doctrine, cette parodie de définition devait être passée au crible de la question prioritaire de constitutionnalité. Une fois n'est pas coutume, la Chambre criminelle de la Cour de cassation accepta de transmettre la question au Conseil constitutionnel au motif que "la définition du harcèlement sexuel pourrait être considérée comme insuffisamment claire et précise, dès lors que le législateur s'est abstenu de définir le ou les actes qui doivent être regardés [...] comme constitutifs de harcèlement sexuel" (3). Par une décision QPC du 4 mai 2012, largement médiatisée, le Conseil déclara les dispositions de l'article 222-33 du Code pénal contraires à la Constitution en ce qu'elles méconnaissent le principe de légalité des délits et des peines, le délit étant "punissable sans que les éléments constitutifs de l'infraction soient suffisamment définis" (4).

Cette décision, on le sait, a suscité l'indignation d'un certain nombre d'associations, principalement défenderesses des droits des femmes, en ce qu'elle allait nécessairement constituer un facteur d'impunité, le temps de l'adoption d'une loi nouvelle. Un mal, certes, mais sans doute pour un bien tant la rédaction du texte était calamiteuse et laissait la porte ouverte à toutes les interprétations possibles, toute tentative de séduction ou presque pouvant virtuellement entrer dans le champ du texte (5). Il fallait alors nécessairement s'en remettre à la sagesse des juges afin qu'ils cantonnent le délit dans des limites raisonnables, ce qui n'est évidemment pas admissible au regard de la légalité criminelle. On ne pouvait pas davantage blâmer le Conseil constitutionnel pour avoir rendu sa décision quelques semaines avant les élections à venir, à une période donc où l'éclosion d'une nouvelle loi allait nécessairement prendre du temps, enfermé qu'il est dans un délai de trois mois pour statuer sur les questions qui lui sont déférées. La réaction législative n'allait pourtant pas tarder pour finalement déboucher, après plusieurs propositions de lois (6), sur la loi n° 2012-954 du 6 août 2012, relative au harcèlement sexuel qui, adoptée à l'unanimité par le Parlement, n'a pas été soumise au contrôle du Conseil constitutionnel.

Modification des pénalités. Au plan des pénalités d'abord, la loi nouvelle aggrave la répression en punissant le harcèlement sexuel de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende, là où l'ancienne législation le punissait d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. On notera d'ailleurs que la loi nouvelle profite de l'occasion pour aggraver également la répression du harcèlement moral, puni désormais de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende (7). En outre, des circonstances aggravantes sont désormais prévues, qui tiennent compte, soit de la qualité de l'auteur -lorsque les faits sont commis par une personne qui abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions (1°) ou par plusieurs personnes agissant en qualité d'auteur ou de complice (5°)-, soit de la qualité de la victime -lorsque les faits sont commis sur un mineur de quinze ans (2°), sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse (3°) ou résultant de la précarité de sa situation économique ou sociale (4°) est apparente ou connue de leur auteur-, pour porter les peines à trois ans d' emprisonnement et 45 000 euros d'amende.

Nouveau cas de discrimination. Ensuite, la loi nouvelle créé un nouveau cas de discrimination (8), constitué par "toute distinction opérée entre les personnes parce qu'elles ont subi ou refusé de subir des faits de harcèlement sexuel tels que définis à l'article 222-33 (N° Lexbase : L8806ITC) ou témoigné de tels faits", y compris, ajoute le texte, "si les propos ou comportements n'ont pas été répétés". Cette dernière précision est particulièrement utile en ce qu'elle permet de sanctionner l'individu trop entreprenant -par exemple un employeur- qui, vexé que l'on ait osé repousser ses avances, entendrait faire payer cet affront à son salarié, notamment en le déclassant par une "mise au placard". Or, un tel comportement est inconcevable même si les sollicitations, non réitérées, ont été uniques.

Incriminations nouvelles. Enfin, et tel sera l'objet du présent commentaire, la loi nouvelle créé deux infractions distinctes de harcèlement sexuel, le délit de harcèlement sexuel proprement dit (C. pén., art. 222-33, I) et une infraction assimilée (C. pén., art., 222-33, II). Or, si le nouveau délit de harcèlement sexuel (I) peut, malgré quelques imperfections, se targuer d'une meilleure rédaction que son prédécesseur, on pourrait se montrer plus réservé s'agissant du délit assimilé (II), qui retombe dans les travers de la loi ancienne.

I - Le nouveau délit d'harcèlement sexuel

Définition. L'article 1er de la loi du 6 août 2012, inséré à l'article 222-33, I, du Code pénal définit le harcèlement sexuel comme "le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante".

Domaine de l'incrimination nouvelle. Le domaine de l'incrimination, en premier lieu, se caractérise par l'absence de toute restriction. D'une part, en retenant une définition asexuée, le délit peut, comme hier, s'appliquer tant à un homme qu'à une femme, même si, on le sait, dans la réalité des prétoires, un tel comportement est essentiellement masculin. D'autre part, le délit peut être commis par un individu qui n'est pas dans une relation d'autorité par rapport à sa victime. Le délit ne sanctionne donc pas seulement le harcèlement "vertical", commis par un supérieur sur son subordonné, mais permet également d'atteindre le harcèlement dit "horizontal" (9), commis en dehors de toute relation professionnelle, entre de simples particuliers (10). Venant ainsi opportunément s'aligner sur le harcèlement moral (11), le harcèlement sexuel peut être commis par un salarié sur un autre salarié ou même sur son supérieur. Non inclus dans la définition du délit, l'abus d'autorité ne constitue plus désormais qu'une simple circonstance aggravante de l'infraction (12).

Comportement incriminé. Mais c'est surtout, en second lieu, la définition du comportement incriminé, objet de la censure constitutionnelle, qui était attendue. Alors que le législateur avait retenu en 2002 une définition a minima de l'élément matériel, en visant le "fait de harceler autrui", la constitution du harcèlement sexuel suppose désormais que soient imposés, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle, ce qui suscite deux séries de remarques.

Comportements répétés. D'abord, tout comme le harcèlement moral (13), le harcèlement sexuel suppose désormais une réitération des comportements fautifs. Cette exigence de répétition, en conformité avec le sens courant du mot "harcèlement", est opportune en ce qu'elle exclut du champ de la répression l'individu qui "tente sa chance" une fois seulement, fût-ce de manière insistante ou maladroite, bref la simple tentative de séduction (14). Car un telle témérité, dès lors qu'elle est esseulée, n'est pas en soi blâmable ; ce qui l'est en revanche, c'est de persévérer dans ses tentatives après avoir essuyé un ou plusieurs refus. En d'autres termes, c'est la répétition des comportements qui doit être sanctionnée, pas l'essai infructueux esseulé. Cette analyse doit toutefois être nuancée dans l'hypothèse spécifique où les faits sont commis par une personne ayant autorité sur une autre, qui lui imposerait un chantage odieux ("telle faveur ou la porte"). Dans ce cas particulier d'abus d'autorité, le harcèlement sexuel devrait pouvoir être constitué par un acte unique, même non réitéré (15). Bien que la loi nouvelle n'ait pas formellement procédé à une telle distinction, le harcèlement sexuel par abus d'autorité non réitéré pourrait toutefois entrer dans le domaine du délit assimilé, incriminé à l'article 222-33, II, du Code pénal (16).

Imposition de comportements à connotation sexuelle. Concernant ensuite l'acte constitutif du délit proprement dit, le texte d'incrimination sanctionne le "fait d'imposer des propos ou comportements à connotation sexuelle". Si le harcèlement sexuel peut prendre la forme tant de paroles ("propos") que de gestes ("comportements"), il semble toutefois que la solution ancienne, selon laquelle le délit est inapplicable en cas de contact physique entre l'auteur et sa victime (17), doive être reconduite, d'autres infractions plus sévèrement sanctionnées ayant alors vocation à s'appliquer (violences, tentative d'agressions sexuelles). Le texte nouveau n'en implique pas moins une certaine forme de violence, exclusivement morale, le terme "imposer" supposant que les propos ou comportements ne soient pas consentis par la victime, qui les subit. Ces propos ou comportements doivent, en outre, avoir une connotation sexuelle, ce qui vient donner au délit la consistance matérielle qui lui manquait jusque-là. Supposant des actes ou paroles objectivement et intrinsèquement sexuels, devraient ainsi se trouver exclus du délit les comportements équivoques (inviter au restaurant, faire une déclaration éperdue, offrir des roses rouges pour qui connaît ses codes couleur) qui, bien que pouvant avoir une finalité sexuelle, peuvent en réalité ne révéler qu'une simple tentative de séduction, fût-elle maladroite ou insistante (18). La responsabilité pénale devrait ainsi être réservée aux seuls paroles ou comportements univoques, objectivement sexuels, offensants ou outrageants, imposés à la victime (gestes déplacés, propos graveleux...).

Résultats incriminés. Si, globalement, l'acte matériel constitutif du délit est mieux défini que dans la précédente mouture, la description du résultat, en troisième lieu, pourrait en revanche apparaître moins satisfaisante. Le nouvel article 222-33, I, du Code pénal incrimine en réalité un double résultat puisqu'il vise le fait d'imposer des propos ou comportements qui "soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante".

Infraction matérielle. Le délit constitue une infraction matérielle supposant une atteinte effective à l'intégrité morale de la victime (19). Certes, la consommation de l'infraction n'impose pas que la victime ait cédé aux pressions de l'auteur ni que celui-ci ait obtenu les faveurs sexuelles recherchées (20). Mais, la constitution du délit n'en implique pas moins que la victime se soit vue effectivement imposée des propos ou gestes à connotation sexuelle attentatoires à sa dignité, heurtant par là même son intégrité morale. Cette nature matérielle du harcèlement sexuel le distingue du harcèlement moral qui, se contentant d'une dégradation des conditions de travail "susceptible de" porter atteinte à ses droits et à sa dignité, constitue une infraction formelle (21).

Résultat évanescent. La teneur du résultat exigé est, en revanche, source de multiples incertitudes. D'une part, la distinction des deux résultats incriminés ne semble pas hermétique, la création d'une situation "offensante" (second résultat) semblant en réalité constituer une atteinte à la dignité de la victime au même titre que des propos dégradants et humiliants (premier résultat). D'autre part, l'incrimination nouvelle pose la question de l'appréciation du caractère outrageant des propos ou comportements : ce résultat doit-il être apprécié in concreto, d'après la représentation subjective que s'en fera la victime, ou abstraitement, d'après ce que devraient imposer la bienséance et la courtoisie élémentaire ? Par la référence à de tels standards -dignité, offense, hostilité, etc.-, la loi nouvelle fait de la caractérisation du résultat une question de fait dépendant de la libre appréciation -nécessairement subjective et variable- des juges du fond. Mais est-il vraiment possible de faire autrement dans le domaine du harcèlement sexuel ?

II - Le délit assimilé au harcèlement sexuel

Définition. L'article 2 de la loi du 6 août 2012, inséré à l'article 222-33, II, du Code pénal, dispose qu'"est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers".

Comportement incriminé : absence d'exigence d'actes réitérés. S'agissant en premier lieu de l'acte constitutif de ce délit assimilé au harcèlement sexuel, il n'est pas ici exigé que les actes de pression grave incriminés soient réitérés, de sorte que le délit peut être constitué par un seul acte de "harcèlement". Si elle permet d'attraire utilement dans le domaine de la répression le harcèlement sexuel par abus d'autorité non réitéré (22), cette solution pourrait toutefois être contestée en ce qu'elle constitue la négation même de la notion de harcèlement qui exige une répétition d'actes par le même auteur à l'encontre de la même victime, sans que ces actes pluriels aient toutefois à être strictement identiques (23). C'est d'ailleurs sans doute la raison pour laquelle la loi nouvelle a pris le soin de préciser qu'il s'agissait là d'un délit simplement "assimilé" au harcèlement sexuel.

Comportement incriminé : exigence d'un acte de pression grave. Ce défaut d'exigence d'agissements répétés est toutefois moins contestable que sous l'empire de l'ancienne législation dans la mesure où il est compensé par l'exigence d'un acte de pression grave exercé sur la victime. Quant à la forme de la contrainte exercée d'abord, le nouveau délit se montre peu exigeant puisqu'il incrimine le fait "d'user de toute forme de pression", ce qui inclut toute menace ou, plus largement, toute forme de contrainte morale. En revanche, le délit ne devrait pas pouvoir être constitué par l'usage de violences physiques puisque, dans ce cas, d'autres infractions, plus sévèrement sanctionnées, ont vocation à s'appliquer, notamment les agressions sexuelles, consommées ou tentées. Ensuite, si l'exigence d'un acte de pression "grave" participe sans doute d'une volonté louable de limiter le domaine de la responsabilité pénale, l'appréciation d'un tel seuil de gravité confère, là encore, de (trop ?) larges pouvoirs d'appréciation au juges du fond qui devront, au cas par cas, déterminer quels types d'actes atteignent le seuil de gravité requis.

Résultat incriminé : infraction formelle. En deuxième lieu, il est remarquable d'observer que, contrairement au harcèlement sexuel proprement dit, la définition du nouveau délit qui y est assimilé ne comprend aucun résultat déterminé. Constitutif d'une infraction formelle ne supposant ni que l'auteur ait obtenu les faveurs sexuelles recherchées, ni une atteinte effective à la dignité de la victime, le délit se définit en réalité moins par son résultat que par le comportement fautif et, surtout, par le but poursuivi par l'auteur.

Dol spécial : volonté d'obtenir un acte de nature sexuelle. En troisième lieu, en effet, la constitution du délit suppose que les actes de pression incriminés aient été réalisés "dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle", ce qui correspond, dans le jargon du droit pénal, à la définition du dol spécial, composante de l'élément moral de l'infraction. Quant à son objet, l'auteur doit avoir cherché à obtenir un but particulier, à savoir un acte de nature sexuelle. Si cette expression est plus précise que celle de "faveur de nature sexuelle", elle laisse néanmoins le champ libre à l'interprétation : suppose-t-elle nécessairement que l'agent ait eu en vue des relations sexuelles ou, tout au moins, un contact physique avec sa victime ou suffit-il que l'agent ait eu la volonté de l'amener à assouvir des fantasmes érotiques n'impliquant pas nécessairement un contact physique (séances de photographies nu, strip-tease...) ? Des deux interprétations, la seconde paraît préférable car, si le législateur avait entendu subordonner la répression à la poursuite d'actes supposant un contact physique, il est permis de penser qu'il aurait visé la volonté d'obtenir un "acte sexuel".

Preuve du dol spécial. Comme hier, cette exigence de dol spécial va évidemment poser des problèmes de preuve inextricables. Il sera en effet particulièrement malaisé d'établir que l'agent entendait obtenir des actes de nature sexuelle, hormis l'hypothèse où l'acte de pression révèlera en lui-même, par sa teneur sexuelle intrinsèque, la poursuite d'un tel but spécifique. On notera d'ailleurs que la loi nouvelle a cherché à désamorcer une partie des difficultés de preuve en prévoyant que le but recherché par l'auteur peut être "réel" ou simplement "apparent". On comprend la précision, destinée à éviter que la personne poursuivie ne s'abrite derrière l'argument, bien commode, consistant à arguer de la simple plaisanterie ou grivoiserie.

Indifférence du bénéficiaire du harcèlement. Enfin, le texte d'incrimination prévoit que le but recherché par l'auteur doit consister à obtenir un acte de nature sexuelle et ce, "que celui-ci soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers". Sans doute cette précision a-t-elle pu paraître opportune dans la mesure où il est évidemment aussi blâmable d'harceler autrui afin d'obtenir des faveurs sexuelles à son profit qu'au bénéfice d'un tiers. Toutefois, la précision apparaît à la réflexion à la fois inutile et dangereuse. Inutile, elle l'est dans la mesure où, à défaut de toute restriction du texte antérieur à cet égard, on s'accordait à considérer que les faveurs sexuelles pouvait avoir été recherchées au bénéfice de l'auteur comme d'un tiers (24). Mais cette précision est surtout dangereuse car, dès l'instant qu'elle figure dans le seul article 222-33, II, du Code pénal, et non dans le cadre du harcèlement sexuel proprement dit, d'aucuns pourraient prétendre, à la faveur d'un raisonnement a contrario, que cette dernière infraction n'est pas applicable lorsque l'agent a entendu harceler autrui au profit d'un tiers.


(1) Cons. const., décision n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012 (N° Lexbase : A5658IKR).
(2) V. par exemple Cass. crim., 31 mai 2000, n° 99-81.042 (N° Lexbase : A8752AUP), Bull. crim., n° 208.
(3) Cass. crim., 29 février 2012, n°11-85.377, F-D (N° Lexbase : A9053IDN).
(4) Cons. const., décision n° 2012-240 QPC du 4 mai 2012.
(5) V. particulièrement Ph. Conte, Une nouvelle fleur de légistique : le crime en boutons, JCP éd. G, 2002, 320.
(6) Quelques exemples des ces propositions de loi : Proposition de loi n° 536 ("Constitue un harcèlement sexuel tout propos, acte ou comportement non désiré, verbal ou non verbal, à connotation sexuelle, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte aux droits et à la dignité d'une personne ou de créer un environnement intimidant, hostile, humiliant ou offensant") ; Proposition de loi n° 539 ("Le harcèlement sexuel est le fait d'user de menaces, d'intimidation ou de contrainte, ou d'exercer des pressions de toute nature dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle").
(7) C. pén., art. 222-33-2 (N° Lexbase : L8807ITD).
(8) C. pén., art. 225-1-1 (N° Lexbase : L8794ITU).
(9) Sur cette distinction, V. Malabat, Droit pénal spécial, Dalloz, 2011, n° 348.
(10) R. Ollard, F. Rousseau, Droit pénal spécial, Bréal, 2011, p. 145.
(11) Cass. crim., 6 décembre 2011, n° 10-82.266, F-P+B (N° Lexbase : A0348H9R), Bull. n° 249 : "le fait que la personne poursuivie soit le subordonné de la victime est indifférent à la caractérisation de l'infraction".
(12) C. pén., art. 222-33-III, 1°.
(13) C. pén., art. 222-33-2.
(14) V. également, Ph. Conte, op. cit., loc. cit. ; D. Roets, D., 2002, point de vue, p. 2059.
(15) En ce sens, v. également, V. Malabat, op. cit., loc. cit..
(16) V. infra II.
(17) Cass. crim., 10 novembre 2004, n° 03-87.986, F-P+F (N° Lexbase : A0435DET), Bull. crim., n° 280.
(18) Ce à quoi s'était d'ailleurs déjà employée la jurisprudence sous l'empire de l'ancien texte (v. CA Pau, 6 mai 2004, n° 03/00784 N° Lexbase : A6175DEG, JCP éd. G, 2004, IV, 3550 ; Cass. crim., 10 novembre 2004, préc.).
(19) Comp. Ph. Conte, Droit pénal spécial, Litec, 3ème éd., 2007, n° 265.
(20) V. R. Ollard, F. Rousseau, op. cit., p. 145.
(21) En ce sens, v. Cass. crim., 6 décembre 2011, précité : "la simple possibilité de cette dégradation [des conditions de travail] suffit à consommer le délit de harcèlement moral".
(22) V. supra.
(23) Sur cette question, v. R. Ollard, F. Rousseau, Droit pénal spécial, op. cit., p. 187.
(24) V. par exemple, Ph. Conte, Droit pénal spécial, Litec, 3ème éd., 2007, n° 266.

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Rel. individuelles de travail

[Le point sur...] Impact des nouvelles technologies sur le droit du travail : un salarié appartient-il virtuellement à son employeur ?

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N3549BTM

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par Valérie Duez-Ruff, avocat aux barreaux de Paris et Madrid, Cabinet Armide Avocats

Le 20 Septembre 2012

La technologie ayant envahi tous les pans de notre existence, c'est très logiquement qu'elle s'est également invitée dans les relations contractuelles entre un salarié et son employeur. En effet, bien que grisé par la liberté évidente qu'offre une communication fluide grâce aux nouvelles technologies (internet et courriers électroniques) ainsi qu'aux réseaux sociaux instantanés (Facebook et Twitter notamment), le salarié doit prendre garde aux informations qu'il recueille et enregistre sur son ordinateur professionnel et aux propos qu'il tient à l'égard de son entreprise et de ses collègues même en dehors de toute activité professionnelle. Il appartient également à l'employeur de résister à la tentation grande d'utiliser systématiquement les informations du salarié contenues sur son ordinateur. Il pourra toutefois le faire sous certaines conditions. I - L'ordinateur du salarié : une boîte de Pandore dangereuse ?

Il est de jurisprudence constante que l'ordinateur professionnel du salarié, mis à sa disposition par l'employeur, contient des fichiers par essence professionnels.

D'ailleurs, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) précise que ce n'est qu'à titre subsidiaire qu'il peut faire l'objet d'une utilisation personnelle et comporter des informations relevant de la vie privée.

Il résulte du caractère spontanément professionnel de l'outil informatique que l'employeur peut y avoir librement accès et se servir de son contenu pour éventuellement sanctionner le salarié.

Il en est de même des connexions internet établies par le salarié durant son temps de travail.

Ces connexions peuvent concerner tant les sites consultés par le salarié, que les messages électroniques adressés par lui à une personne interne ou externe à la société.

La Cour de cassation opère ainsi une différence de traitement entre les documents, fichiers avec les courriers électroniques et correspondances traditionnelles puisque, dans ce dernier cas, le salarié peut s'opposer à ce que son employeur puisse y avoir accès (1), à condition de l'avoir informé de son droit de refuser. Comme l'énonce le Professeur Christophe Radé, "dans cette hypothèse l'employeur ne pourra y avoir accès qu'en saisissant le juge des référés qui pourra, afin de sauvegarder d'éventuels éléments de preuve, rendre une ordonnance sur requête autorisant l'employeur à accéder à cette correspondance" (2).

S'agissant des autres fichiers et document, l'employeur peut y avoir accès, même s'ils sont personnels, le salarié ayant seulement le droit, sauf urgence ou circonstances exceptionnelles, à en être informé et à assister à leur ouverture (3).

Il est important de rappeler que le salarié est protégé par le principe du secret des correspondances émises par la voie des télécommunications, dont la violation est sanctionnée par les articles 226-15 (N° Lexbase : L3257IQP) et 432-9 (N° Lexbase : L9879GQX) du Code pénal, par analogie avec les courriers adressés par voie postale. Il avait ainsi été jugé en 2007 que le fait pour un salarié de se faire adresser sur son lieu de travail un pli, non identifié comme personnel, mais contenant un magazine échangiste relevait de sa vie privée et ne pouvait donc être retenu contre lui au titre d'un éventuel manquement au contrat de travail (4).

Plus récemment, la Cour de cassation a rappelé que, sauf si elles sont identifiées comme personnelles, les correspondances reçues par le salarié sur son lieu de travail sont présumées professionnelles et l'employeur peut les ouvrir hors de la présence de l'intéressé (5).

Le Tribunal correctionnel de Paris a, d'ailleurs, eu à se prononcer sur ce secret des correspondances. Il a alors précisé que le terme de correspondance désigne toute relation par écrit existant entre deux personnes identifiables, qu'il s'agisse de lettres, de messages, de plis fermés ou ouverts. Pour le tribunal, dès lors qu'un message électronique est envoyé de personne à personne, il s'agit d'une correspondance protégée (6).

Comment alors concilier le droit de contrôle et de surveillance de l'employeur sur l'activité des salariés dans le cadre de son pouvoir disciplinaire et de direction, d'une part, avec les droits et libertés fondamentales des salariés, tels que la protection de la vie privée ou la liberté d'expression, d'autre part ?

En effet, l'employeur peut mettre en place des logiciels permettant de contrôler les connexions des salariés (sites visités, temps passé, messages envoyés), à la condition qu'il en informe préalablement la CNIL ainsi que les salariés.

Toutefois, dès lors que les libertés du salarié sont restreintes ces mesures doivent être à la fois justifiées par l'intérêt légitime de l'entreprise et proportionnées au but recherché (C. trav., art. L.1121-1 N° Lexbase : L0670H9P et L. 1321-3 N° Lexbase : L8833ITC).

Dans ces conditions, comment le salarié peut-il conserver confidentiels ses documents ?

Selon la Cour de cassation, il appartient au salarié d'y faire apparaître la mention "personnel" ou "privé", peu important son emplacement.

En effet, dans une affaire soumise à son appréciation, un salarié avait été licencié pour faute grave après la découverte par son employeur de photographies à caractère pornographique et de vidéos de salariés prises contre leur gré stockées sur l'ordinateur professionnel du salarié.

Le point litigieux résidait dans l'emplacement de ces fichiers dans le dossier "Mes documents".

La Cour de cassation a jugé que s'agissant d'outils informatiques mis à la disposition du salarié par l'employeur, même le dossier "Mes documents" avait un caractère professionnel et qu'il appartenait donc au salarié de leur conférer un caractère privé et/ou confidentiel, faute de quoi l'employeur pouvait librement y accéder même en l'absence du salarié (7).

De même, il ne suffit pas de nommer un emplacement de fichier "D:/données personnelles" pour que celui-ci ait un caractère privé et donc confidentiel. Surtout qu'en l'espèce, le salarié n'avait pas classé ses fichiers personnels dans un dossier intitulé "privé" comme le préconisait la charte informatique de son employeur, la SNCF (8).

A cet égard, rappelons que si l'ordinateur du salarié contient des fichiers personnels, l'employeur ne peut procéder à leur ouverture qu'à deux conditions :

- présence du salarié ou du moins son information ;

- à défaut, l'existence d'un risque ou d'un évènement particulier pour l'entreprise (soupçons de pédophilie, situation mettant en péril la sécurité de l'entreprise, ou téléchargement illégal : CA Versailles, 5ème ch., 31 mars 2011, n°09/00742 N° Lexbase : A7367HMS).

Il appartiendra alors à l'employeur de demander préalablement au juge la désignation d'un huissier de justice pour procéder à l'ouverture des éléments litigieux sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1497H49).

Cette procédure très rapide et non contradictoire permet à l'employeur de bénéficier d'un procès-verbal établi par l'huissier qui peut alors être utilisé comme moyen de preuve valable d'un manquement du salarié à ses obligations contractuelles et ainsi justifier une décision disciplinaire dans le cadre d'un éventuel contentieux à venir (9).

Enfin, bien qu'ayant pris soin de conférer une confidentialité à ses données, le salarié peut également être sanctionné au titre d'une utilisation abusive de son outil informatique.

Celle-ci peut être caractérisée lorsque l'utilisation du matériel informatique de l'entreprise à des fins personnelles excède une utilisation raisonnable, à l'instar d'un salarié ayant été licencié pour faute grave pour avoir utilisé des connexions internet à des fins privées pendant 41 heures en un seul mois (10).

Tel peut être également le cas d'un salarié ayant adressé un courrier électronique contenant des propos antisémites dans des conditions permettant d'identifier l'employeur (11).

De même, le fait pour un salarié d'utiliser son ordinateur et sa messagerie professionnels pour alimenter un site à caractère pornographique sur son lieu et temps de travail constitue une utilisation abusive de l'outil informatique (Cass. crim., 19 mai 2004, n° 03-83.953, F-P+F N° Lexbase : A6353DCB).

Cependant, le salarié peut librement transférer sur sa messagerie personnelle des documents de l'entreprise dont il a eu connaissance au cours de l'exercice de ses fonctions, dès lors qu'ils lui servent à sa seule défense dans le cadre d'un contentieux prud'homal.

Toutefois, le salarié, prévenu du caractère essentiellement professionnel et donc public des documents contenus sur son ordinateur professionnel, ne devra pas baisser la garde dès la journée de travail finie et se permettre une communication débridée à l'égard de l'entreprise.

II - Même hors de l'entreprise, le salarié doit rester vigilant

Avec l'arrivée des réseaux sociaux, et particulièrement de Facebook, de nombreux salariés se sont crus autorisés à parler sur leur mur ou celui d'un ami avec autant d'aisance que lors d'une conversation animée dans un bar, sans percevoir les risques liés à une communication non contrôlée.

C'est d'ailleurs ce qui ressort de l'enquête menée par l'Observatoire Cegos auprès de 1 200 salariés et 300 responsables de réseaux sociaux dans les entreprises afin de mieux comprendre l'impact des médias sociaux sur l'activité professionnelle.

Ainsi, à la question "lorsque vous vous exprimez sur les réseaux sociaux, avez-vous des craintes vis-à-vis de votre employeur ?", seuls 20 % des salariés répondent par l'affirmative ! 45 % des personnes interrogées répondent même que "pas du tout" et 20% "pas trop" !

Pourtant, de nombreux exemples jurisprudentiels invitent à davantage de modération en matière de communication virtuelle.

En effet, dans les affaires soumises à leur appréciation, les juges ont eu à déterminer si les propos tenus par un salarié sur un mur privé, depuis son domicile (par essence privé), en dehors de ses heures de travail et donc sans utiliser les outils de l'entreprise, relèvent de la sphère privée et donc du droit à la vie privée ou au contraire de la sphère publique.

Autrement dit, ces propos relèvent-ils du droit d'expression des salariés concernant les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail, rappelé par l'article L. 2281-1 du Code du travail (N° Lexbase : L2503H9L).

Jusqu'à présent, il semble que les affaires médiatisées en la matière aient donné lieu à des décisions par lesquelles les tribunaux ont considéré les propos tenus sur des "murs" de profils Facebook comme publics, ne bénéficiant pas du secret de la correspondance privée.

  • Des décisions de première instance défavorables aux salariés

La première décision médiatisée est celle rendue en 2010 par le conseil des prud'hommes de Boulogne-Billancourt à l'encontre des salariés d'une société, licenciés pour avoir tenu des propos dénigrant leur entreprise sur un mur, dont l'accès était pourtant limité à leurs seuls amis (12).

Ainsi, connectés depuis leur domicile sur le réseau social Facebook, un samedi soir, trois salariés de la société avaient échangé des propos critiques envers leur hiérarchie et un responsable des ressources humaines, en disant faire partie d'un "club des néfastes". Deux autres employées avaient répondu : "bienvenue au club".

Un autre salarié avait alors transmis une copie de ces propos à la direction et quelques semaines plus tard, les trois salariés avaient été licenciés pour "incitation à la rébellion" et "dénigrement de l'entreprise".

Le conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt, saisi en contestation du licenciement, a jugé que celui-ci était fondé et les salariés déboutés de leurs demandes au motif que "la page mentionnant les propos incriminés constitue un moyen de preuve licite du caractère bien-fondé du licenciement" et que, donc, les propos tenus sur les réseaux sociaux, même entre amis, ne relèveraient ni du secret des correspondances, ni du droit à la vie privée, mais comme relevant de l'espace public.

La cour d'appel de Versailles saisie par les salariés déboutés leur a finalement donné raison en jugeant le licenciement prononcé à leur encontre comme étant dépourvu de toute cause réelle et sérieuse (CA Versailles, 22 février 2012, n° 10/05453 N° Lexbase : A0319IEK).

Cependant, pour ce faire les juges se sont contentés de soulever le vice de procédure sur le principe d'"une même faute ne peut faire l'objet de deux sanctions successives" ("non bis in idem"). En effet, les salariés avaient déjà fait l'objet d'une mise à pied disciplinaire, sans même donner leur avis sur le fond de l'affaire. La cour n'a pas qualifié les propos tenus par les salariés à l'encontre de leur employeur sur le média social comme relevant d'un cadre privé ou semi-privé.

  • L'arrêt de la cour d'appel de Besançon : première confirmation des licenciements

Dans un arrêt du 15 novembre 2011, la cour d'appel de Besançon (CA Besançon, 15 novembre 2011, n° 10/02642 N° Lexbase : A3940H4P) a confirmé cette tendance jurisprudentielle en approuvant le licenciement d'une salariée ayant tenu des propos excessifs visant son employeur "cette boîte me dégoûte [...] ils méritent juste qu'on leur mette le feu à cette boîte de merde !" sur le mur d'un collègue qui venait lui aussi d'être licencié.

Bien que, selon la salariée, "la conversation tenue avec son ex-collègue n'était accessible qu'aux contacts de ce dernier et sa diffusion s'en trouvait donc restreinte", la cour d'appel a considéré qu'il lui appartenait de s'assurer de la confidentialité de ses propos par l'utilisation des outils idoines mis à la disposition de ses utilisateurs par les réseaux sociaux : "le réseau Facebook a pour objectif affiché de créer entre ses différents membres un maillage relationnel destiné à s'accroître de façon exponentielle par application du principe 'les contacts de mes contacts deviennent mes contacts'" et ce, afin de leur permettre de partager toutes sortes d'informations. Ces échanges s'effectuent librement via "le mur" de chacun des membres auquel tout un chacun peut accéder si son titulaire n'a pas apporté de restrictions. Il s'en suit que ce réseau doit être nécessairement considéré, au regard de sa finalité et de son organisation, comme un espace public. Il appartient en conséquence à celui qui souhaite conserver la confidentialité de ses propos tenus sur Facebook, soit d'adopter les fonctionnalités idoines offertes par ce site, soit de s'assurer préalablement auprès de son interlocuteur qu'il a limité l'accès à son "mur".

Ce faisant, la cour d'appel crée une distinction entre les propos tenus sur un "mur public" (sans restriction d'accès) et ceux tenus sur le mur d'une personne utilisant un profil privé et restreignant l'accès à son mur à ses "seuls amis".

Dans ces conditions, la cour d'appel a jugé que, bien que jouissant "dans l'entreprise ou en dehors d'elle, de sa liberté d'expression à laquelle il ne peut être apporté que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché", l'excès et la violence des propos tenus par la salariée témoignent d'un abus incontestable de sa liberté d'expression justifiant le motif réel et sérieux du licenciement prononcé.

  • L'arrêt de la cour d'appel de Douai : beaucoup de bruit pour rien

En 2009, Romain D., un animateur radio, embauché en CDD et avec une promesse d'embauche d'un an, a publié sur le mur Facebook d'un collègue des propos injurieux visant sa direction : "à toute la direction de C [...], vous êtes toutes de belles baltringues anti-professionnelles".

Un ami commun des deux salariés a procédé à une capture d'écran dudit mur et a alerté l'employeur qui a décidé en conséquence de rétracter sa promesse d'embauche pour cause de "propos et menaces à l'encontre de la direction".

De façon très imagée, la société explique que "les propos en question ont été visibles de plus de 600 personnes", ce qui revient à "hurler suffisamment fort dans une salle de concert silencieuse des propos injurieux que tous peuvent entendre".

Le conseil de prud'hommes de Tourcoing, saisi du litige, a donné raison à l'employeur en considérant que la rupture de la promesse d'embauche était "justifiée du fait des injures et menaces proférées à l'encontre de sa direction sur le réseau Facebook" par le salarié.

Trois ans plus tard, le 16 décembre 2011, la cour d'appel de Douai (CA Douai, 16 décembre 2011, n° 10/02317 N° Lexbase : A3412IAM) vient pourtant de juger la rupture du contrat de travail abusive en retenant que "des propos diffamatoires ou injurieux, tenus par un salarié à l'encontre de l'employeur ne constituent pas un événement irréversible ou insurmontable faisant obstacle à la poursuite du contrat, cette rupture ne procède pas non plus d'un cas de force majeure".

Certains s'engouffrent dans la brèche et espèrent voir les propos tenus sur un mur avec un accès restreint considérés comme étant privés.

Or, il convient de relativiser la portée de cet arrêt qui ne semble pas s'être prononcé sur le caractère privé ou public des propos incriminés.

En effet, dans la mesure où la promesse d'embauche portait sur un contrat à durée déterminée (CDD) et que, aux termes de l'article L. 1243-1 du Code du travail (N° Lexbase : L2987IQP), un CDD ne peut être rompu que pour faute grave ou en cas de force majeure, il appartenait au conseil de prud'hommes d'analyser si les propos litigieux pouvaient caractériser un cas de force majeure ou bien encore une faute grave.

Ce qu'elle n'a pas jugé être le cas en l'espèce.

Elle n'a donc pas eu besoin de se pencher, au fond, sur la question et la portée des propos tenus sur Facebook.

  • Facebook : un risque pénal ?

Le fait de tenir des propos injurieux envers l'entreprise ou les membres de celle-ci sur un réseau social peut entraîner non seulement le licenciement pour faute de son auteur, mais également le risque d'une éventuelle condamnation pénale pour injure publique.

Ainsi, le tribunal correctionnel de Paris s'est-il prononcé dans une décision du 17 janvier 2012 (n° 1034008388). Dans cette affaire, un salarié titulaire de plusieurs mandats représentatifs avait publié sur le mur Facebook du syndicat CGT de son entreprise "journée de merde, temps de merde, boulot de merde, boîte de merde, chefs de merde [...] Ben j'aime pas les petits chefaillons qui jouent aux grands".

Outre la mise à pied disciplinaire notifiée au salarié, l'employeur a également déposé contre lui une plainte pour injure publique envers un particulier, délit réprimé par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Le tribunal correctionnel de Paris a jugé que les expressions utilisées excédaient les limites de la critique admissible, y compris (et la nuance est importante) lorsqu'elle s'exerce dans un cadre syndical, et rejette l'excuse de provocation en raison du contexte social de suicide d'une salariée dont se prévalait le salarié.

Le salarié a été condamné à une peine d'amende de 500 euros, ainsi qu'au paiement d'un euro de dommages et intérêts aux parties civiles (supérieur hiérarchique).

Il résulte de ce qui précède que tant les salariés que les employeurs doivent utiliser les éléments informatiques (courriers électroniques, fichiers ou documents informatiques, communications sur les réseaux sociaux) avec parcimonie, surtout s'ils veulent s'en prévaloir dans un cadre contentieux.

III - La charte déontologique : une panacée ?

De plus en plus d'entreprises mettent en place une charte informatique au sein de leur entreprise.

Cette charte leur permet d'éviter toute les difficultés précédemment évoquées relatives à l'utilisation de l'informatique par les salariés, ainsi que d'éviter les abus de l'usage d'internet, tant en terme de volume de temps consacré par le salarié à naviguer sur le web que sur le contenu exploré par ce dernier (sites à caractère pornographique, raciste...).

Elle peut se limiter en un simple guide d'utilisation des différents outils informatiques mis à la disposition des salariés par l'entreprise dans lequel l'employeur se contente de consigner les procédures de connexion (mots de passe), d'accès aux programmes ou de sauvegarde.

La charte peut également constituer un document contractuel plus complexe et contraignant pour le salarié avec des limitations, voire des interdictions faites à ce dernier d'utiliser les outils informatiques mis à leur disposition. Dans ce cas, elle devra être intégrée ou annexée au règlement intérieur.

Pour respecter le fragile équilibre entre les libertés du salarié, notamment d'expression, et le pouvoir de direction de l'employeur, la Cnil propose des exemples de rédaction de clauses.

Sur le contrôle des connexions à internet, elle préconise de rédiger que "seuls ont vocation à être consultés les sites internet présentant un lien direct et nécessaire avec l'activité professionnelle, sous réserve que la durée de connexion n'excède pas un délai raisonnable et présente une utilité au regard des fonctions exercées ou des missions à mener. Une consultation ponctuelle et dans les limites raisonnables du web, pour un motif personnel, des sites internet dont le contenu n'est pas contraire à l'ordre public et aux bonnes moeurs et ne mettant pas en cause l'intérêt et la réputation de l'organisation est tolérée".

Par cette clause, la Cnil entend préserver une utilisation "normale" d'internet par les salariés.

De même concernant l'utilisation de la messagerie électronique professionnelle par le salarié qui, plutôt que d'exclure automatiquement un usage personnel propose de l'encadrer : "un usage raisonnable dans le cadre des nécessités de la vie courante et familiale est toléré, à condition que l'utilisation du courrier électronique n'affecte pas le trafic normal des messages professionnels" (Rapport Cnil du 5 février 2002, La cybersurveillance sur les lieux de travail).

Naturellement, si l'employeur entend se prévaloir des dispositions de cette charte, il doit la transmettre préalablement pour information à ses salariés. Et s'il veut les utiliser comme prescriptions disciplinaires, l'employeur doit également informer les salariés des moyens de contrôle et de surveillance mis en oeuvre.

De même, pour éviter tout conflit social, la Cnil préconise d'inclure les représentants du personnel à la rédaction de la charte. Toutefois, le recours au comité d'entreprise lorsqu'il y en a un, devrait être automatique puisqu'il doit être informé et consulté sur tout projet important d'introduction de nouvelles technologies dans l'entreprise dès lors qu'elles sont susceptibles d'avoir des conséquences sur l'emploi, la qualification, la rémunération, la formation ou les conditions de travail des salariés (C. trav., art. L. 2323-13 N° Lexbase : L2755H9W et L. 2325-38 N° Lexbase : L6290ISR). Il convient également d'informer la Cnil si les règles édictées impliquent la collecte d'informations nominatives concernant la manière dont chaque salarié utilise son ordinateur (C. trav., art. L. 1221-9 N° Lexbase : L0786H9Y).

Enfin, le règlement intérieur d'une entreprise peut également encadrer l'accès de l'employeur aux courriers et fichiers des salariés (13).

Ainsi a tranché la Cour de cassation en déclarant illicite le moyen de preuve qu'un employeur s'était constitué en consultant l'ordinateur de son salarié au motif que le règlement intérieur contenait une clause stipulant que "les boîtes mail des salariés pourront être consultées par la direction en présence du salarié".

Or, en ouvrant la messagerie du salarié en son absence, l'employeur a contrevenu à cette disposition, rendant de fait le licenciement pour faute grave prononcé dépourvu de toute cause réelle et sérieuse. (Cass. soc., 26 juin 2012, n° 11-15.310, F-P+B N° Lexbase : A1342IQR)

En conclusion, il est fortement préconisé aux salariés de ne laisser visible que les travaux, fichiers et courriers liés à leur stricte activité professionnelle. En cas de nécessité d'enregistrer certains éléments personnels sur l'outil informatique de l'entreprise, mieux vaut mentionner son caractère strictement privé et confidentiel. Enfin, il convient de garder à l'esprit que les propos tenus sur le web et particulièrement sur les réseaux sociaux peuvent être utilisés contre les salariés, même par leurs "amis".

Bref, pour vivre heureux en entreprise, vivons caché !


(1) Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1200AWD).
(2) V. l'article de Christophe Radé, Le règlement intérieur peut imposer la présence du salarié lors de la consultation des données présentes sur son ordinateur professionnel, Lexbase Hebdo n° 493 du 12 juillet 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N2886BT3) citant Cass. soc., 23 mai 2007, n° 05-17.818, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3963DWP) ; sur cet arrêt, v. les obs. de Ch. Radé, La recherche de la vérité plus forte que le respect de la vie privée, Lexbase Hebdo n° 262 du 31 mai 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N1969BBK).
(3) Cass. soc., 17 mai 2005, n° 03-40.017, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2997DIT), v. les obs. de Ch. Radé, L'employeur et les fichiers personnels du salarié : la Cour de cassation révise la jurisprudence "Nikon", Lexbase Hebdo n° 169 du 26 mai 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N4601AIA).
(4) Ch. mixte, 18 mai 2007, n° 05-40.803, P+B+R+I (N° Lexbase : A3179DWN).
(5) Cass. soc., 11 juillet 2012 n° 11-22.972, F-D (N° Lexbase : A8304IQM).
(6) TGI Paris, 17ème ch. corr., 2 novembre 2000, n° 9725223011.
(7) Cass. soc., 10 mai 2012, n° 11-13.884, F-P+B (N° Lexbase : A1376ILK), v. les obs. de L. Casaux-Labrunée, "Mes documents" ... ne sont pas personnels !, Lexbase Hebdo n° 486 du 24 mai 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N2082BTB).
(8) Cass. soc., 4 juillet 2012, n°11-12.502, F-D (N° Lexbase : A4905IQQ).
(9) Cass. soc., 23 mai 2007, n° 05-17.818, FS-P+B+R+I, préc..
(10) Cass. soc., 18 mars 2009, n° 07-44.247, F-D (N° Lexbase : A0825EEB).
(11) Cass. soc., 2 juin 2004, n° 03-45.269, publié (N° Lexbase : A5260DCS).
(12) CPH Boulogne-Billancourt, 19 novembre 2010 n° 09/00316 (N° Lexbase : A6710GKQ) et n° 09/00343 (N° Lexbase : A6712GKS), lire Facebook m'a licencié ! - Questions à Maître Grégory Saint Michel, avocat au Barreau de Paris, Lexbase Hebdo n° 418 du 25 novembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N6896BQH).
(13) V. les obs., de Ch. Radé, Le règlement intérieur peut imposer la présence du salarié lors de la consultation des données présentes sur son ordinateur professionnel, préc..

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Taxe sur la valeur ajoutée (TVA)

[Chronique] Chronique de TVA - Septembre 2012

Réf. : loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012 (N° Lexbase : L9357ITQ)

Lecture: 12 min

N3499BTR

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par Laurence Vapaille, Maître de conférences à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne

Le 20 Septembre 2012

Les élections présidentielles, tout comme les élections législatives, ont modifié notre paysage politique, la nouvelle majorité remettant en cause la TVA sociale votée en mars 2012, qui aurait dû entrer en vigueur au 1er octobre prochain, par le biais de la deuxième loi de finances rectificative pour 2012 (loi n° 2012-958 du 16 août 2012). Dans le même temps, la crise actuelle de nos finances publiques implique une recherche toujours plus grande de nouvelles recettes fiscales, eu égard au rendement de la TVA. Ainsi, au 1er janvier 2012, il a été mis en place un nouveau taux réduit de 7 % (1). Laurence Vapaille, Maître de conférences à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne, présente les modifications les plus significatives du régime de la TVA. Dans un premier temps, seront commentées la suppression de la TVA sociale et les mesures qui, accompagnant la mise en oeuvre d'une hausse de 1,6 point du taux de droit commun, n'ont pas disparues avec elle. Ensuite, seront abordées les mesures transitoires applicables aux livraisons à soi-même de travaux d'amélioration effectués dans certains logements sociaux en vue de les maintenir dans le champ d'application du taux de 5,5 %. Enfin, si le rétablissement du taux de 5,5 % à l'ensemble du secteur des livres a été salué par les acteurs de ce secteur culturel, néanmoins, eu égard à la définition légale française du livre, cette application de ce taux réduit y compris aux livres numériques vient en contradiction avec le droit communautaire.
  • La suppression de la TVA sociale

Aux termes de la première loi de finances rectificative pour 2012 (loi n° 2012-354 du 14 mars 2012, de finances rectificative pour 2012, art. 2, V et IX, op. cit.), était mise en oeuvre la TVA sociale. Cette loi opérait un relèvement du taux normal de la TVA, celui-ci passant de 19,6 à 21,2 %, soit une augmentation de 1,6 point. L'entrée en vigueur de cette disposition était prévue pour le 1er octobre 2012. Cette TVA était qualifiée de "sociale" car cette augmentation devait permettre de financer la diminution des cotisations patronales affectées à la branche famille. Le mécanisme de la TVA sociale avait pour objectif de regagner une compétitivité accrue pour les entreprises. En limitant le financement de la protection sociale par des prélèvements effectués sur les salaires, la TVA sociale aurait dû permettre de diminuer les coûts de production au plan national en comparaison des productions importées.

Au niveau juridique, cette augmentation n'entraînait pas de difficultés particulières. Au plan de la territorialité, ce nouveau taux aurait été applicable en métropole. En Corse, certaines des opérations qui, normalement, relèvent du taux normal bénéficient d'un taux plus bas de 8 % (2). Ce sont notamment les opérations de travaux immobiliers, concourant à la production ou livraison d'immeubles, la vente de matériel agricole à destination de la Corse, la fourniture de logement en meublé ou en garni, les ventes à consommer sur place (3) ou encore les ventes d'électricité effectuées en basse tension. Ce taux de 8 % aurait été relevé et porté à 8,7 %. Pour les départements de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion, le taux normal est de 8,5 % et restait inchangé. De même, la TVA demeurait non applicable dans les départements de Mayotte et de la Guyane. Outre l'entrée en vigueur au 1er octobre 2012, il était prévu que le nouveau taux aurait été appliqué aux opérations dont le fait générateur serait intervenu aussi à compter du 1er octobre 2012 (loi n° 2012-354 du 14 mars 2012, art. 2, IX, E op. cit.).

Cette disposition avait fait l'objet de débats importants, tant à propos de son efficacité économique que de ses effets en matière de justice fiscale. Pour rappel, le mécanisme de la TVA sociale a pour but de réduire les coûts de production en les remplaçant par une taxe sur la consommation. La TVA est assise sur le prix hors taxe d'un produit ou d'un service. Dans ce prix hors taxe est comprise la part de la masse salariale utilisée pour l'opération soumise à la TVA. La TVA sociale permet de ne plus prendre en compte -dans cette masse salariale- les cotisations sociales ; ainsi sera diminué d'autant le prix hors taxe sur laquelle est assise la TVA. En revanche, le montant de ces cotisations sociales sera intégré dans la TVA qui est générale. Dès lors, le prix hors taxe devra être moins élevé pour la production réalisée sur le territoire national et, par conséquent, le prix toutes taxes sera aussi moins important. Au contraire, le prix toutes taxes des produits importés devrait augmenter. La TVA sociale devait ainsi procurer une forme d'avantage concurrentiel à l'industrie française.

Cependant, les objectifs ainsi désignés ne découlent pas automatiquement de la mise en oeuvre de ce mécanisme. En effet, ce dernier ne fonctionne que si les entreprises "jouent le jeu", l'une des inconnues étant de savoir si elles ne vont pas préférer affecter la diminution ainsi obtenue non pas en vue de baisser leurs prix mais plutôt d'augmenter leur marge.

La TVA sociale est une innovation dans le cadre de la législation fiscale française ; elle a déjà été expérimentée dans d'autres Etats. On peut citer notamment sa mise en en oeuvre depuis 1987 au Danemark et depuis le 1er janvier 2007 par l'Allemagne, qui a augmenté le taux de TVA de 3 points, dont l'un était dédié à ce mécanisme. L'augmentation de 1,6 point plaçait la France un peu au-dessus de la moyenne des taux normaux des Etats membres qui est de 20,96 % (4).

Dès le commencement des discussions relatives à la TVA sociale, il existait une opposition frontale entre la majorité présidentielle de 2007 et celle qui lui a succédé en 2012. La nouvelle majorité a toujours affirmé qu'elle supprimerait la TVA sociale en cas d'accession au pouvoir, afin de privilégier une autre possibilité pour financer la hausse de la protection sociale. Il s'agirait du même type de mécanisme mais cette fois appliqué à la contribution sociale généralisée (CSG). Car, même s'il apparaît une divergence essentielle sur le mécanisme à mettre en oeuvre, il existe une certaine unité quant au diagnostic concernant les dépenses sociales. Il est indubitable que l'essentiel de ces dernières (assurance-chômage, assurance maladie, branche famille, retraite) est actuellement financé par les entreprises et les salariés. Or, il faut nécessairement prendre en compte différents éléments -hausse du chômage, vieillissement de la population...-, qui augmentent le montant de ces dépenses alors que, dans le même temps, il faut développer et accroître la compétitivité des entreprises françaises au regard d'une concurrence internationale toujours plus forte.

La nouvelle majorité issue des élections de 2012 a procédé à la suppression de la TVA sociale. Aux termes de la deuxième loi de finances rectificative pour 2012, la hausse du taux normal de la TVA de 1,6 %, prévue par la loi du 14 mars 2012 (loi n° 2012-354 du 14 mars 2012, op. cit.), a été abrogée avant même son entrée en vigueur. De même pour la Corse, la suppression prévue par la loi du 16 août 2012 a pour effet de laisser inchangés les taux qui lui sont applicables.

Cette absence de modification quant à la TVA ne signifie pas pour autant que cette suppression a laissé en l'état le droit français. En effet, outre les dispositions concernant la TVA sociale, il avait été aussi procédé à un allègement des cotisations patronales d'allocations familiales, ainsi qu'à un relèvement du taux du prélèvement social sur les revenus du patrimoine et les produits de placement. Si la hausse du taux de la TVA comme l'allègement des cotisations patronales d'allocations familiales ont été supprimés, en revanche la dernière mesure n'a pas été abrogée dans le cadre de la deuxième loi de finances pour 2012.

Cette hausse de 2 points du taux du prélèvement social applicable aux revenus du patrimoine et des produits de placement fixe, ce dernier à 5,4 %. Ainsi, le taux global d'imposition pour ces éléments est porté à 15,5 %. Le relèvement de ce taux est toujours en vigueur. Depuis le 1er janvier 2012, il est applicable aux revenus du patrimoine perçus à cette date. Ce nouveau taux s'applique aussi aux produits de placement sur lesquels est effectué un prélèvement libératoire à partir du 1er juillet 2012, aux plus-values immobilières et mobilières pour les cessions intervenues à compter du 1er juillet 2012, ainsi qu'aux autres produits de placement exonérés d'impôt sur le revenu ou soumis aux règles particulières de la CSG pour la part de ces produits acquise depuis le 1er juillet 2012.

Le maintien de cette hausse de 2 points est justifié en tant que mesure de justice fiscale. Selon l'exposé des motifs de cette disposition, elle doit rapporter annuellement 2,6 milliards d'euros. Une fraction de ce montant sera affectée à la Caisse nationale des allocations familiales, en vue de financer la hausse de l'allocation scolaire. Le montant restant alimentera la Caisse nationale d'assurance vieillesse.

  • Mesures transitoires en vue du maintien du taux réduit de TVA à 5,5 % pour les livraisons à soi-même de travaux d'amélioration effectués dans les logements sociaux ayant reçu un agrément ou une subvention de l'Etat en 2011

L'article 13 de la quatrième loi de finances rectificative pour 2011 (loi n° 2011-1978 du 28 décembre 2011, de finances rectificative pour 2011 N° Lexbase : L4994IRE) a relevé le taux réduit de TVA à 7 % pour les biens et services qui relevaient, avant le 1er janvier 2012, du taux réduit de 5,5 %. Restent soumis au taux de 5,5 % les produits et services qui sont énumérés de manière limitative à l'article 278-0 bis du CGI (N° Lexbase : L9559IT9).

Cette modification législative avait été accompagnée de mesures transitoires énoncées à l'article 13, III de la loi du 28 décembre 2011, notamment afin de ne pas remettre en cause l'équilibre financier des opérations engagées en faveur du logement social sur la base d'un coût de revient prévisionnel prenant en compte une TVA au taux de 5,5 %.

Ainsi, le taux de 5,5 % était maintenu pour certaines catégories d'opérations sous condition d'obtention d'un agrément ou d'une subvention avant le 1er janvier 2012. Par exemple, les livraisons à soi-même de travaux d'amélioration, de transformation, d'aménagement ou d'entretien portant sur des locaux soumis au taux réduit de TVA dans certains cas. La première de ces hypothèses concerne le cas dans lequel un devis est daté et accepté par les deux parties et un acompte est encaissé avant le 1er janvier 2012. La seconde est relative à la décision d'octroi de subvention avant cette même date. Il s'agit aussi de certains travaux réalisés dans des logements sociaux qui ont bénéficié d'une prime à l'amélioration des logements à usage locatif et à occupation sociale.

Néanmoins, ces mesures transitoires n'avaient pas pris en compte les opérations consistant en l'acquisition puis la rénovation de logements déjà existant afin de les transformer en logements sociaux locatifs. L'article 2 de la deuxième loi de finances rectificative pour 2012 est venu remédier à cette situation en complétant la liste des différentes opérations engagées avant le 1er janvier 2012 pouvant bénéficier du taux de 5,5 %.

Il s'agit des travaux d'amélioration, de transformation, d'aménagement ou d'entretien réalisés dans le cadre d'opérations d'acquisition puis de rénovation de logements déjà existants afin de les transformer en logements sociaux locatifs. Si la décision ministérielle autorisant ces travaux est intervenue avant le 1er janvier 2012, ils peuvent bénéficier du taux de 5,5 %. Pour les livraisons à soi-même de travaux d'amélioration, de transformation, d'aménagement ou d'entretien de locaux d'habitation achevés depuis plus de deux ans, cette règle s'applique si ces travaux ont été l'objet d'une décision d'octroi de subvention de l'Etat en vue de l'amélioration de logements sociaux locatifs avant le 1er janvier 2012 ou d'une décision ministérielle favorable dans les conditions prévues au Code de la construction et de l'habitation prise avant le 1er janvier 2012.

Ces mesures transitoires n'ont qu'un impact extrêmement limité car la liste des opérations pouvant bénéficier -à certaines conditions de date- de la TVA à 5,5 % est tout à fait réduite. Un grand nombre d'opérations de travaux devra supporter la TVA à 7 %. On peut noter que cette modification du taux de TVA avait été prise de manière relativement rapide ; or, les organismes d'HLM n'ont pas toujours eu le temps de prendre cette modification en compte lors de leur demande de subvention ou des calculs prévisionnels de coût pour les travaux.

  • Rétablissement du taux réduit de la TVA à 5,5 % dans le secteur des livres

Dans une récente interview, Aurélie Filipetti, ministre de la Culture et de la Communication, se félicitait d'avoir réussi à préserver certains mécanismes contribuant à l'exception culturelle française, dont le rétablissement du taux de TVA sur le livre à 5,5 % (12). En effet, l'article 28 de la deuxième loi de finances rectificative pour 2012 ramène au taux de 5,5 % les opérations portant sur les livres, quel que soit leur support. Cette disposition s'appliquera aux opérations dont la TVA sera exigible à compter du 1er janvier 2013.

L'article 25 de la loi de finances pour 2011 (loi n° 2010-1657 du 29 décembre 2010 N° Lexbase : L9901INZ) avait défini la notion de livre, produit soumis au taux réduit de TVA. Pour autant, antérieurement à cette mesure, il n'existait pas de définition légale. Aux termes de la doctrine administrative, le livre est un "ensemble imprimé, illustré ou non, publié sous un titre, ayant pour objet la reproduction d'une oeuvre de l'esprit d'un ou plusieurs auteurs en vue de l'enseignement, de la diffusion de la pensée et de la culture. Cet ensemble peut être présenté sous la forme d'éléments imprimés, assemblés ou réunis par tout procédé, sous réserve que ces éléments aient le même objet et que leur réunion soit nécessaire à l'unité de l'oeuvre. Ils ne peuvent faire l'objet d'une vente séparée que s'ils sont destinés à former un ensemble ou s'ils en constituent la mise à jour. Cet ensemble conserve la nature de livre lorsque la surface cumulée des espaces consacrés à la publicité et des blancs intégrés au texte en vue de l'utilisation par le lecteur est au plus égale au tiers de la surface totale de l'ensemble, abstraction faite de la reliure ou de tout procédé équivalent" (13). Dans une instruction du 12 mai 2005 (14), l'administration avait inclus dans cette définition d'autres ouvrages qui pouvaient ainsi bénéficier du taux réduit tels que les annuaires, cartes géographiques, répertoires, guides.

A partir du 1er juin 2009, le droit communautaire a étendu le bénéfice du taux réduit à la fourniture de livre quel qu'en soit le support physique (15). En conséquence, la fourniture de livres sous forme audio, CD-Rom ou encore clé USB était soumise au taux réduit de 5,5 %, dès lors que ces différents supports contenaient la même information textuelle qu'un livre papier. En revanche, le téléchargement de livres par fichiers numériques était considéré comme une prestation de service par voie électronique et soumise au taux de droit commun, en conformité avec le droit communautaire.

Les dispositions de la loi de finances pour 2011 (loi n° 2011-1978 du 28 décembre 2011, op. cit.) ont étendu l'application du taux réduit de TVA "aux livres sur tout type de support physique, y compris ceux fournis par téléchargement". Le rescrit n° 2011/38 (16) a défini le livre en prenant en considération cette modification de la loi : "le livre, numérique, ou sur support physique, a pour objet la reproduction et la représentation d'une oeuvre de l'esprit créée par un ou plusieurs auteurs, constituées d'éléments graphiques (textes, illustrations, dessins, etc.) publiée sous un titre". Cependant, cette extension de l'application de la TVA au taux réduit n'est pas conforme au droit communautaire. Cette mesure est entrée en vigueur au 1er avril 2012, les acteurs du secteur du livre bénéficiant d'un délai de trois mois afin de pouvoir se mettre en conformité avec la nouvelle mesure. Pour autant, ce relèvement de la TVA applicable a été particulièrement mal vécu par les opérateurs de ce secteur d'activité, car elle avait pour effet de diminuer une marge déjà réduite.

Mais reste toujours en suspens la question de la non-conformité de l'application du taux réduit de TVA aux livres numériques au regard du droit communautaire. Selon la Directive du 28 novembre 2006 (17), aux termes de l'article 98, il est possible d'appliquer le taux réduit de TVA uniquement aux opérations limitativement énumérées à l'annexe III de la Directive. Il ressort de différents points de cette annexe que les activités culturelles, et plus spécifiquement le livre, peuvent bénéficier de l'application d'un taux réduit de TVA. Cependant, l'alinéa 2 de l'article 98 énonce que le taux réduit n'est pas applicable aux services visés au paragraphe 1 de l'article 56 : les services fournis par voie électronique.

Se fondant sur ces textes, la Commission a adressé une mise en demeure (18) à la France ainsi qu'au Luxembourg (19). Dans une communication en date du 6 décembre 2011 (20), la Commission évoque la possibilité d'opérer une convergence des taux applicables aux livres traditionnels et aux livres numériques. Elle fera des propositions en ce sens vers la fin 2013. Pour autant, en l'état actuel du droit, cette convergence ne peut avoir lieu sans une modification préalable de la Directive TVA (21).

En conclusion, l'introduction d'un nouveau taux réduit de TVA au sein du système français a soulevé bon nombre de difficultés d'application, dont celle relative aux livres numériques en est un exemple. Plus généralement, notre système comportant actuellement trois taux réduits (22) n'est pas gage de simplicité. Ainsi, la coexistence de différents taux entraîne le risque que des produits similaires puissent être soumis à des taux différents (23), ou encore favoriser la fraude. Par ailleurs, un système à taux multiples a pour effet de rendre la gestion par l'administration comme par le contribuable plus difficile et plus coûteuse (24). Ces différentes modifications relatives aux taux de TVA -de droit commun ou réduits- ne doivent pas avoir pour effet de nous abstenir d'une réflexion plus large sur l'évolution de notre système de TVA.

Très classiquement, les taux réduits sont présentés comme utiles pour lutter contre le caractère régressif de la TVA. Cependant, pour certains auteurs, d'autres solutions sont possibles. Ainsi, la mise en oeuvre d'une TVA à base large généreraient des revenus supplémentaires qui "pourraient financer une aide ciblée aux populations les plus pauvres, alors que l'application d'un taux réduit de TVA présente le désavantage de bénéficier également à la frange riche de la population" (25). La précipitation qui a semblé présider à la mise en oeuvre des différentes modifications commentées dans la présente chronique, outre les difficultés rencontrées, n'a pas permis une réflexion un peu approfondie sur le système de TVA et non seulement sur les taux.


(1) Cf. Chronique de TVA - janvier 2012, Lexbase Hebdo n° 469 du 18 Janvier 2012 - édition fiscale
(2) CGI, art. 297 (N° Lexbase : L9548ITS)
(3) Pour la fourniture de logement en meublé ou en garni et les ventes à consommer sur place, ces opérations ne doivent pas bénéficier d'un taux réduit.
(4) Droit fiscal, 2012, n° 13, comm. 217.
(5) CSS, art. L. 245-6 (N° Lexbase : L6925IRW).
(6) Droit fiscal, 2012, n° 28, comm. 373.
(7) CGI, art. 278 sexies, I, 2 à 8 (N° Lexbase : L1145ITL).
(8) CCH, art. R. 331-3 (N° Lexbase : L8533ABN) et R. 331-6 (N° Lexbase : L3343HCS).
(9) CGI, art. 279-0 bis (N° Lexbase : L1144ITK).
(10) CCH, art. R. 323-1 (N° Lexbase : L2077IGZ).
(11) CCH, art. R. 331-3 et R. 331-6, op. cit..
(12) Le Monde, 11 septembre 2012, p. 21.
(13) DB 3 C-215, § 6 (30 mars 2001).
(14) Instruction du 15 mai 2005, BOI 3 C-4-05 (N° Lexbase : X0808ADB).
(15) Directive 2009/47/CE du 5 mai 2009, modifiant la Directive 2006/112/CE en ce qui concerne les taux réduits de TVA (N° Lexbase : L1662IEB).
(16) Rescrit du 28 décembre 2011 (N° Lexbase : L5459IRM), Droit Fiscal, 2012, n° 4, act. 8.
(17) Directive 2006/112/CE, relative au système commun de TVA (N° Lexbase : L7664HTZ).
(18) Communiqué du 3 juillet 2012, IP/12/740.
(19) Le taux applicable au Luxembourg est de 3 %.
(20) Communiqué du 6 décembre 2011, IP/11/1508.
(21) Pour une position différente, on peut lire avec intérêt l'article de Pascale Carré de Sousa et Arnaud Moraine, "Et si l'application du taux réduit de TVA au livre numérique était compatible avec le droit de l'UE ?", Droit fiscal, 2012, n° 10, étude 167.
(22) Pour rappel, le taux dit "super-réduit" de 2,1 % contrevient au droit de l'UE en matière de TVA, qui dispose que les taux réduits ne peuvent être inférieurs à 5 %. Cependant, il existe des exceptions temporaires qui n'ont jamais été encore remises en cause à ce jour, dès lors que ce type de régime existait avant le 1er janvier 1991.
(23) Alain Charlet et Jeffrey Owens, "Une perspective internationale sur la TVA", Droit fiscal, 2010, n° 39, Etude 499, paragraphe 7.
(24) Alain Charlet et Jeffrey Owens, "Une perspective internationale sur la TVA", op. cit., paragraphe 7.
(25) Alain Charlet et Jeffrey Owens, "Une perspective internationale sur la TVA", op. cit., paragraphe 10.

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