Réf. : Loi n° 2025-337, du 14 avril 2025, visant à renforcer la stabilité économique et la compétitivité du secteur agroalimentaire N° Lexbase : L2793M9C
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef
Le 05 Mai 2025
La filière agroalimentaire connaît depuis plusieurs années une guerre des prix menée au détriment des producteurs agricoles. Dans ce contexte, la loi du 14 avril 2025 prolonge les dispositifs de seuil de revente à perte majoré de 10% (SRP+10) et l'encadrement des promotions qui avaient été introduits par la loi « Égalim 1 » (loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 N° Lexbase : L6145MSE).
Ainsi sont prolongés jusqu'au 15 avril 2028 :
La loi renforce également les sanctions applicables en cas d’infraction au SRP+10 (revente à perte d’un produit) ou de violation de l’obligation de justifier de l’utilisation faite du surplus de marge généré par le SRP+10 . Les amendes administratives pourront aller jusqu’à 0,4 % du chiffre d'affaires des distributeurs.
Enfin, le Gouvernement devra remettre au Parlement un rapport sur les marges brutes réelles des distributeurs, détaillé par catégorie de produits alimentaires. Ce rapport permettra d’apporter la transparence nécessaire sur ces marges et d’éclairer les décisions des pouvoirs publics en faveur d’une meilleure répartition de la valeur au sein de la filière. Selon les parlementaires, la question des marges des distributeurs continue de faire l'objet d'une certaine opacité.
À noter, une loi « Égalim 4 » devrait être débattue dans les prochains mois.
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par Farid Bouguettaya, Avocat associé, cabinet Kalder
Le 07 Mai 2025
Le présent article est issu d’un dossier spécial consacré au droit du travail et aux données personnelles, publié dans l’édition n° 1012 du 7 mai 2025 de la revue Lexbase Social. Le sommaire de ce dossier est à retrouver en intégralité ici N° Lexbase : N2231B3Z.
Mots-clés : données personnelles • droit d’accès RGPD • relation de travail • droits des salariés • CNIL • preuve • contentieux prud’homal • stratégie probatoire
L’usage du droit d’accès au titre du RGPD par les salariés connaît une évolution notable : conçu comme un outil de transparence, il est devenu un vecteur d’accès à la preuve en contexte précontentieux ou contentieux. Cette évolution soulève des interrogations sur sa finalité, sa portée réelle, et les moyens d’encadrement envisageables pour limiter les abus.
Alors que le monde du travail génère un volume croissant de données personnelles et a recours à de plus en plus d’outils informatiques (badgeuses électroniques, intelligence artificielle, accès par reconnaissance biométriques, etc.), la protection des données personnelles est devenue un enjeu de conformité essentiel pour les entreprises.
À cet égard, les droits des personnes, matérialisation du principe d’autodétermination informationnelle [1], s’imposent comme principe structurant [2].
Ils participent à l’effectivité du droit fondamental à la protection des données personnelles, reconnu par le RGPD [3], la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [4], et l’article 16 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne [5]. En France, ce droit est garanti par la loi « Informatique et libertés », adoptée en 1978 et modifiée à plusieurs reprises depuis [6].
Parmi les droits protégés, le droit dont dispose toute personne à accéder aux données personnelles la concernant est central. Dans l’entreprise et dans la relation de travail, ce droit d’accès soulève des enjeux spécifiques. En effet, tout au long de son parcours et dans l’exercice de ses missions, le salarié fait l’objet d’un ensemble de traitements liés à l’organisation du travail.
Le droit d'interroger sur les données le concernant semble alors parfaitement légitime. Cependant, une tendance émergente mérite une attention particulière : le droit d’accès est utilisé comme levier stratégique et outil contentieux puissant par les salariés.
Ce glissement vers un outil de stratégie contentieuse, s'éloigne de son objectif initial de transparence.
La pratique, analysée par certains auteurs comme une forme d’« instrumentalisation procédurale » [7], soulève de nombreuses questions : quels objectifs sert le droit d’accès et quelle est sa portée ? Peut-il être utilisé à des fins purement probatoires ? Quelle frontière tracer entre l’usage légitime d’un droit fondamental et son invocation stratégique ? Et jusqu’où l’entreprise peut-elle légitimement opposer des limites pour éviter un exercice abusif ou déconnecté de sa finalité première ?
Ces interrogations invitent à explorer, dans un premier temps, les fondements et les modalités d’exercice du droit d’accès dans le cadre de la relation de travail (I.), avant d’examiner les limites juridiques et les mécanismes d’encadrement envisageables lorsque ce droit tend à être exercé dans une perspective contentieuse (II.).
I. Le droit d’accès en entreprise : entre protection des données personnelles et outil contentieux
A. Un outil de transparence au service des personnes
Dans la relation de travail, le droit d’accès apparaît à la croisée des enjeux de transparence et des stratégies contentieuses. Rappelons ses fondements et objectifs initiaux (A.), avant d’analyser son évolution vers une utilisation à des fins probatoires (B.).
1) Fondements, objectifs et modalités d’exercice
Bien qu’il existait avant le RGPD, le droit d’accès s’est trouvé renforcé par le règlement européen. Il revêt une telle importance pour le législateur européen, qu’il est expressément mentionné à l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux qui précise, que « toute personne a le droit d'accéder aux données collectées la concernant et d'en obtenir la rectification » [8]. Il est également reconnu comme une modalité d’exercice du droit à la protection des données par le Conseil de l’Europe [9]. En France, c'est l’article 49 de la loi « Informatique et libertés » qui l'énonce et renvoie au RGPD.
Le droit d’accès comporte deux volets [10]. Il comprend un droit d’interrogation, permettant à la personne de demander au responsable du traitement s’il existe des données la concernant, et un droit de communication, lui permettant d’en recevoir une copie.
En exerçant ce droit, la personne concernée pourra connaître les finalités du traitement des données, si possible la durée du traitement, l'identité des destinataires de ces données, la logique qui sous-tend leur éventuel traitement automatisé et les conséquences que ce traitement pourrait avoir, au moins en cas de profilage [11].
C'est ainsi dans une logique de transparence, que s'inscrit ce droit, permettant la prise de connaissance des informations qu’un responsable de traitement détient et traite sur une personne.
La CJUE confirme cette finalité en rappelant que « c’est afin de pouvoir exercer les vérifications nécessaires que la personne concernée dispose d’un droit d’accès aux données la concernant qui font l’objet d’un traitement. Ce droit d’accès est nécessaire notamment pour permettre à la personne concernée d’obtenir, le cas échéant, de la part du responsable de traitement, la rectification, l’effacement ou le verrouillage de ses données » [12].
Par ailleurs, outil de transparence, le droit d’accès joue indéniablement un rôle structurant et ouvre la voie vers l’exercice d’autres droits prévus par le RGPD, tels que les droits de rectification d’effacement ou encore d’opposition [13].
Afin d'en faciliter l'exercice, les autorités nationales comme la CNIL rappellent que ce droit ne doit pas faire l’objet d’obstacles injustifiés [14]. ll doit pouvoir s’exercer simplement et en principe gratuitement, sans avoir à spécifier l’objectif poursuivi [15].
2) La spécificité du contexte salarié
Pour un salarié, le droit d’accès revêt une importance particulière en raison du déséquilibre informationnel avec l’employeur, seul ce dernier maîtrisant l’étendue des traitements. Ce faisant, il vise à permettre aux personnes de reprendre une part de contrôle sur leurs données [16] et équilibrer cette asymétrie d’informations.
Car si le salarié a normalement été informé au préalable des traitements réalisés, cette information n’est pas toujours reçue avec la plus grande attention au moment où elle est délivrée. En tout état de cause, elle ne permet pas de connaître à l’avance l’étendue des traitements effectifs, qui dépend de la réalité des activités de traitements postérieurement à l’information fournie.
Mais la spécificité du droit d’accès dans l’entreprise tient aussi au volume des données potentiellement concernées. Rappelons que le salarié, et en amont le candidat au recrutement, est concerné par une quantité importante d’informations personnelles : dossiers de candidatures, parcours professionnel, suivi des horaires, messageries électroniques, rapports d’évaluation, ou encore fichiers partagés ou outils collaboratifs internes [17].
L’essentiel de ces informations constitue des données personnelles, dès lors qu’elles permettent d’identifier, directement ou indirectement, le salarié concerné [18]. Par ailleurs, s’agissant des données personnelles auxquelles le salarié peut avoir accès, la lecture de la CNIL est particulièrement extensive [19]. La CNIL a pu, par exemple, considérer que le droit d'accès du salarié couvre tant le contenu, que les métadonnées de sa messagerie professionnelle [20].
Dans ce contexte, l’exercice du droit d’accès peut devenir un outil contentieux particulièrement puissant, ce qui n’a pas échappé à certains avocats.
B. Vers un usage du droit d’accès dans un contexte contentieux
1) Un glissement vers l’usage probatoire du droit d’accès
Initialement conçu comme outil de transparence, le droit d’accès est de plus en plus mobilisé à des fins probatoires dans la sphère professionnelle. Il est devenu un outil stratégique pour obtenir des preuves en amont ou en parallèle d’une procédure prud’homal [21].
Aussi, les informations d’accès aux locaux ou les pointages horaires peuvent servir pour réclamer le paiement d’heures supplémentaires, alors que des images de vidéosurveillance ont pu être demandées pour permettre la reconnaissance d’un accident du travail [22].
La simplicité du mécanisme et l’absence de filtrage juridictionnel en font une alternative efficace pour le salarié qui l’utilise à des fins autres que la transparence. Cette réalité est confirmée par la doctrine, qui observe une utilisation croissante du RGPD dans les stratégies de preuve [23]. Mais cet usage n’est pas sans conséquences. Il peut en effet heurter les droits de l’employeur, tenu de communiquer des documents normalement inaccessibles (enquêtes disciplinaires, courriels internes, etc.) et potentiellement à charge contre l’entreprise en cas de litige [24].
Le professeur Grégoire Loiseau relève ainsi, à juste titre, que le droit d’accès « est ostensiblement instrumentalisé puisqu’il est le moyen de mettre la main sur des documents dans le but d’étayer des prétentions qui n’ont pas de rapport avec la protection des données personnelles qu’ils renferment » [25].
Mais pour autant qu’il est critiquable, ce phénomène n’est pas contraire à la position des autorités et des tribunaux. La CNIL rappelle que le droit d’accès peut être exercé « même en cas de différend », sans condition liée à l’intention du demandeur [26]. Cette lecture, conforme aux articles 12, § 2 et 15 du RGPD, qui ne prévoient aucune condition liée à l’intention du demandeur, se retrouve dans plusieurs décisions de justice qui ont confirmé que l’existence d’un contentieux ne fait pas obstacle à l’exercice du droit d’accès [27].
La CJUE souligne ainsi qu’il n’est pas requis de fournir un motif et que « ni le libellé de l'article 12, paragraphe 5, du RGPD ni celui de l'article 15, paragraphes 1 et 3, de ce règlement ne conditionnent la fourniture, à titre gratuit, d'une première copie des données à caractère personnel à l'invocation, par ces personnes, d'un motif visant à justifier leurs demandes. Ces dispositions ne donnent donc pas au responsable du traitement la possibilité d'exiger de motifs de la demande d'accès présentée par la personne concernée » [28].
À titre d’exemple, dans une affaire de droit social qui portait sur l’accès à des images de vidéosurveillance par un salarié, la cour d’appel d’Amiens a rappelé que le droit d’accès « est garanti par les textes précités indépendamment de la contestation du bien-fondé d’une sanction disciplinaire ou d’un licenciement reposant sur des faits que ce dispositif aurait permis de capter » [29]. Le détournement de ce droit à des fins probatoires semble donc admis.
Cette évolution soulève des interrogations tant le droit d’accès devient un outil stratégique. Elle invite à réfléchir aux risques d’abus en raison du détournement procédural [30].
2) Une alternative aux mécanismes classiques de preuve ?
Le droit d’accès offre, dans certains cas, une alternative redoutablement efficace aux procédures d'instruction classiques. En particulier, il peut être perçu comme une alternative à la procédure prévue à l'article 145 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1497H49 [31].
Or, comme le souligne la doctrine, le salarié peut s’appuyer sur le RGPD pour contourner les exigences procédurales du droit commun [32], sans contrôle préalable du juge ni exigence de proportionnalité [33]. En effet, l'article 145 du Code de procédure civile impose au demandeur de démontrer l'existence d’un motif légitime pour solliciter des mesures d’instruction in futurum, en déposant une requête ou une assignation en référé. Cette procédure implique l’intervention du juge, qui peut refuser la mesure [34], et entraîne nécessairement un débat contradictoire en cas de référés.
À l’inverse, pour le droit d’accès, ni juge ni contradictoire, et la demande ne requiert aucune justification. On comprend pourquoi cette procédure suscite autant d’intérêt.
Mais notons toutefois que, contrairement à la procédure de l’article 145, dont la portée est plus large, le droit d’accès reste borné aux seules données personnelles relatives à la personne concernée.
Cela étant, cette évolution ne va pas sans susciter un débat doctrinal [35] et plusieurs auteurs soulignent que, dans ces cas, le droit d’accès se détache de sa fonction d’information et de transparence pour devenir un instrument de collecte de preuve, sans encadrement procédural [36].
Si cet usage n’est pas illégal, il pose une question de loyauté : l’invocation d’un droit fondamental dans un but probatoire n’en altère-t-elle pas la finalité initiale ? Il semble également opportun d’envisager les moyens de limiter les abus. L’un des tempéraments se trouve dans les limites prévues par la réglementation, mais également dans la conformité que les entreprises peuvent mettre au service de leurs intérêts.
II. Encadrer l’usage du droit d’accès à des fins probatoires : limites et stratégies juridiques
A. Un droit non absolu : encadrement et limites
1) Les limites inhérentes à l’exercice du droit d’accès
Instrument central de la transparence, le droit d'accès n’est cependant pas sans limites.
L’employeur est tout d’abord invité à vérifier l’identité du salarié avant de donner suite à la demande. Le plus souvent, ces vérifications sont une simple formalité. Cela étant, elles peuvent constituer un préalable nécessaire lorsque le contexte ne permet pas de s’assurer de l’identité du demandeur [37].
Le caractère infondé ou excessif d’une demande peut également justifier un refus, sous réserve que l’employeur en démontre le bien-fondé [38].
Aussi, si la demande est en principe gratuite, il reste possible d’exiger le paiement de frais dans certains cas. De tels frais, qui doivent rester raisonnables et limités aux coûts engendrés, peuvent réduire le nombre de demandes excessives qui se trouvent sans limite lorsqu’elles sont parfaitement gratuites. Cela étant, l’employeur devra toujours justifier son évaluation de la demande [39]. Mais encore une fois, cette limite ne peut s’appliquer que si la demande est infondée ou excessive et sa portée semble avoir un impact relatif.
Par ailleurs, dans la cadre d’un détournement du droit d’accès à des fins purement probatoires, sans aucun rapport avec les données personnelles, la question du caractère abusif d’une demande d’accès, dont le seul objectif serait probatoire, se pose. Or, ni la CNIL, ni le CEPD [40], ni la jurisprudence française ne semblent considérer que le simple objectif probatoire suffise à qualifier une demande d'abusive.
Pourtant, cdes auteurs ont pu relever que certaines juridictions allemandes ont validé des refus lorsque la finalité apparaissait manifestement étrangère à la protection des données [41].
D’autres limites visent plus directement les informations communicables.
À cet égard, rappelons que le droit d’accès ne vise que les données de la personne concernée. L’employeur n’est donc pas tenu de transmettre des éléments relatifs à d’autres personnes, en particulier d’autres salariés, sauf à procéder à leur anonymisation dans des conditions parfois complexes [42]. Il est ainsi recommandé de ne se limiter qu’aux données du demandeur, au risque de s’exposer à des manquements vis-à-vis des tiers [43].
De plus, le droit d’accès vise les données personnelles, non les documents eux-mêmes. L’employeur ne devrait alors fournir que les informations identifiables comme personnelles, extraites si nécessaire, sans être contraint de transmettre un document dans son ensemble. Cette distinction est soulignée par la jurisprudence et par la CNIL, qui rappellent que la demande d’accès ne saurait être détournée pour obtenir des documents dans leur intégralité [44]. Si le salarié souhaite obtenir des documents complets à des fins probatoires, la procédure de l'article 145 du Code de procédure civile pourra être envisagée [45].
Autre limite notable : les données supprimées ou arrivées à échéance de conservation échappent également à l'obligation de communication. L’entreprise doit en effet conserver les données pour une durée déterminée, conformément au principe de limitation des durées de conservation. À cet égard, la cour d’appel de Paris a jugé qu'une salariée ne pouvait obtenir la récupération de sa messagerie professionnelle supprimée, conformément à la politique interne de conservation [46]. Dans une autre affaire, le Conseil d’État a considéré, s’agissant des demandes d’un agent de la RATP d’accéder à l'ensemble de ses bulletins mensuels de pointage de juin 2005 à juin 2016, qu’il ne pouvait pas être imposé au responsable de traitement de communiquer les bulletins antérieurs à 2008 dont la durée de conservation était échue à la date de sa demande [47].
Pour autant, il ne suffit pas de supprimer les données pour échapper au droit d’accès et seul un cadre clair et prédéfini relatif aux durées de conservation permet d’entrer dans cette hypothèse. D’ailleurs, la loi « Informatique et libertés » envisage l’hypothèse de suppressions anticipées de données et prévoit une intervention possible du juge, y compris en référé, qui pourra ordonner toutes mesures utiles « en cas de risque de dissimulation ou de disparition des données à caractère personnel » [48].
Le refus de satisfaire une demande d’accès ne peut se fonder que sur des circonstances exceptionnelles, dont la charge de la preuve incombe entièrement au responsable de traitement et doit être particulièrement motivé.
2) La protection des intérêts et droits concurrents
Au-delà de ces limites applicables au droit d’accès en tant que tel, il convient de tenir compte des atteintes éventuelles aux autres droits, en particulier les droits des tiers, auxquels il ne peut être porté atteinte [49].
Ce principe s’applique à de nombreux secrets et d’abord à la protection des données personnelles de tiers [50]. Ainsi, un salarié ne peut obtenir des documents contenant des informations identifiables sur d’autres collaborateurs, sans qu’une mise en balance ne soit opérée. La CNIL recommande de limiter l’accès aux documents dans lesquels le salarié est acteur (expéditeur ou destinataire), et de recourir à des mesures d’occultation ou d’anonymisation lorsque d’autres personnes sont mentionnées [51]. La raison est que, dans un tel cas, le salarié a déjà eu connaissance du contenu [52] et donc que leur communication est présumée respectueuse des droits des tiers.
La protection du secret des correspondances peut également limiter la portée du droit d’accès, un employeur ne pouvant pas communiquer à un salarié des échanges qui seraient couverts par un tel secret.
Le secret des affaires et le respect de la propriété intellectuelle peuvent également constituer des limites opposables. Par exemple, une entreprise pourrait refuser de communiquer un document contenant des informations stratégiques (formules, algorithmes propriétaires, ou plans commerciaux confidentiels), si leur divulgation, même partielle, risquait de compromettre sa compétitivité. Le risque est d’autant plus évident lorsque le salarié à l’origine de l’exercice du droit d’accès rejoint une entreprise concurrente. Dans ce cas, il appartient au responsable du traitement de justifier concrètement pourquoi la communication porterait atteinte au secret des affaires et de s'assurer que le refus est proportionné : il doit, si possible, privilégier des solutions intermédiaires (occultation, communication partielle), plutôt qu'un refus global.
De manière générale, tout refus nécessite d’être dûment motivé [53]. À défaut, l’entreprise s’expose à un contrôle par la CNIL ou par le juge, qui peut apprécier la pertinence de la restriction au regard des circonstances de la demande.
En outre, si une demande s’avérait trop large, le responsable de traitement pourrait tout à fait demander des précisions. Cela peut logiquement être le cas d’une demande effectuée à des fins probatoires qui pourrait viser, de manière très large, tous types de données sur de grandes pérides. Mais là encore, les autorités invitent à agir avec mesure et, par exemple, à ne pas demander systématiquement de préciser le périmètre de la demande comme une étape préalable à la gestion du droit d’accès [54], mais seulement lorsque cette précision est nécessaire.
Tout l’équilibre auquel l’entreprise doit se livrer vise ainsi à respecter l’objectif de transparence tout en préservant les informations protégées par d'autres régimes juridiques.
En pratique, ces garde-fous constituent un moyen de limiter les conséquences d’un usage stratégique du droit d’accès, mais ne doivent pas priver le salarié de la communication des informations auxquelles il a droit. Tout cela ne peut être réalisé par l’employeur qu’en maintenant un niveau d’exigence élevé en matière de gouvernance documentaire et de traitement des demandes individuelles.
B. Vers un encadrement dans la pratique : conformité RGPD et autres perspectives
1) Anticiper et structurer la réponse en interne
En application du principe d’accountability [55], les entreprises doivent mettre en place une organisation interne rigoureuse pour garantir l’effectivité et la conformité du traitement des demandes d’accès [56]. Ces obligations, qui semblent parfois contraignantes pour certaines entreprises, peuvent en réalité devenir de véritables éléments de protection de leurs intérêts.
La formalisation d’une politique interne, sous l’impulsion du DPO [57] et en coordination avec les services juridiques et ressources humaines, ainsi que de la DSI [58], permettra de sécuriser la gestion des demandes. Elle pourra comprendre, par exemple, l’envoi d’un accusé de réception, les conditions d'analyse de la recevabilité de la demande, le traitement des documents accessibles, l'occultation éventuelle de certaines informations et la conservation d'une trace écrite du traitement de la demande.
Parallèlement, l'entreprise doit anticiper les risques en cartographiant ses traitements, en s'assurant de la clarté et de la loyauté des données restituées. Le registre des demandes, la documentation des refus partiels ou totaux, et des modèles de réponse adaptés peuvent utilement compléter ce cadre. Surtout, les entreprises sont invitées à mener des travaux relatifs à la détermination des durées de conservation et de s’y tenir strictement et ce d'autant que, dans l’hypothèse de l’exercice du droit d’accès, ces obligations pourront jouer dans leur intérêt.
L’employeur doit également appliquer le principe de minimisation des données, puisque seules les données « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités » doivent être traitées [59].
En observant ces principes de manière rigoureuse, l’entreprise limite naturellement le périmètre des informations communicables tout en se plaçant dans la conformité aux textes applicables. Cette conformité, si elle est bien pensée au sein de l’entreprise, constitue un levier essentiel pour limiter les abus potentiels [60].
L’ensemble de ces mesures doit permettre de respecter le délai d’un mois imposé par l’article 12, § 3 du RGPD, prorogeable de deux mois supplémentaires en cas de complexité avérée de la demande. C’est aussi un moyen de preuve si la gestion de la demande venait à être contestée.
Et cette conformité sécurise également l’entreprise et lui évite d’être en manquement. Rappelons que la mauvaise gestion d’une demande d’accès expose l’employeur à des sanctions de la CNIL, notamment en cas de refus injustifié ou de réponse partielle, sans motif légitime [61], et qu’en cas de contexte contentieux, le salarié ne se privera pas de dénoncer un manquement.
2) Quelles perspectives ?
La montée en puissance du droit d’accès dans le contentieux du travail invite à envisager plusieurs pistes d’évolution.
À court terme, les entreprises n’ont d’autre choix que de renforcer leurs processus internes de traitement des demandes d'accès. L'anticipation, la transparence documentaire et la structuration des réponses sont des leviers essentiels pour concilier l'exercice effectif du droit d'accès avec la maîtrise des risques contentieux.
D’un point de vue strictement juridique, si le phénomène continuait à prendre de l’ampleur, au point de mettre à mal les garanties procédurales, le législateur français pourrait, à l’instar de ce qui a été fait en Allemagne, utiliser l’article 23 du RGPD. Cette disposition permet de prévoir des limitations par la voie législative, par exemple, afin de garantir le respect des procédures judiciaires, comme celles prévues à l’article 145 du Code de procédure civile [60]. La question pourrait véritablement se poser si des abus plus systématiques venaient à se présenter.
D’autant que le droit d’accès peut être utilisé à des fins probatoires au-delà des contentieux sociaux, par exemple dans des conflits d’associés, ou encore dans des litiges relatifs aux créations réalisées par des personnes physiques. En réalité, cette problématique pourrait se poser dans tout conflit dont la connaissance des informations portant sur une personne serait clé, dès lors que les outils procéduraux classiques s’avéreraient peu adapté à la nature du litige.
Les questions relatives au recours au droit d’accès en tant qu’outil probatoire risquent ainsi de prendre de l’ampleur, et tant les positions de la CNIL que les évolutions jurisprudentielles ou législatives méritent à cet égard d’être suivies avec la plus grande attention.
[1] Ce droit a été formellement reconnu par la Cour constitutionnelle allemande dès les années 1980, puis progressivement intégré dans le corpus européen - BVerfG 15 décembre 1983, « Census Act ».
[2] L’article 1er, paragraphe 2, de la loi « Informatique et libertés » en pose le principe en prévoyant que : « Les droits des personnes de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel les concernant et les obligations incombant aux personnes qui traitent ces données s'exercent dans le cadre du Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, de la Directive (UE) 2016/680 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 et de la présente loi ».
[3] Règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données N° Lexbase : L0189K8I, et abrogeant la Directive 95/46/CE (« RGPD »).
[4] Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, art. 8 (2016/C 202/02) (« Charte des droits fondamentaux de l’UE »).
[5] Versions consolidées du Traité sur l'Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (2016/c 202/01) (« TFUE »). L’article 16 protège le droit à la protection des données dans son principe en disposant que « toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant ».
[6] Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés N° Lexbase : L8986H39) ( loi « Informatique et libertés »).
[7] V not. G. Loiseau, Le détournement du droit d’accès aux données personnelles, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201o1 ; S. Joyeux et C. Pousset-Bougère L’utilisation croissante du RGPD dans le contentieux judiciaire, Dalloz IP/IT, 2024 ; J. Waszek, Le droit d’accès aux données personnelles est-il susceptible d’abus ? L’exemple des relations de travail, Dalloz IP/IT, 2024.
[8] Charte des droits fondamentaux de l’UE, art. 8, § 2 e.
[9] Convention 108 du Conseil de l’Europe sur la protection des données, art. 8 b) (modernisée par la convention 108+ qui garantit également le droit d’accès, mais n’est pas à ce jour applicable).
[10] V not. E. Dufour et M-C Diriart, Assurer le respect des droits des salariés, Les Cahiers du DRH, décembre 2024, n° 325.
[11] RGPD, art. 15 et considérant 63.
[12] CJUE, 17 juillet 2014, aff. C-141/12 et C-372/12, YS et a. N° Lexbase : A4753MUL.
[13] RGPD, art. 16, 17 et 21. Voir aussi CNIL, Fiche pratique, Le droit d’accès des salariés à leurs données et aux courriels professionnels, 5 janvier 2022, mise à jour le 31 janvier 2025 [en ligne].
[14] Cette position est largement partagée et se trouve réaffirmée par le CEPD, notamment dans ses Lignes directrices 01/2022 sur les droits des personnes concernées - Droit d’accès, version 2.1, adoptées le 28 mars 2023.
[15] V. infra.
[16] RGPD, considérant 63.
[17] J. Schwartz et F. Lefèvre, Exercice du droit d'accès par les salariés à leurs emails professionnels – Comment gérer ces demandes ?, Cahiers de droit de l’entreprise, sept.-oct. 2022, n° 5, prat. 25.
[18] Conformément à la définition de l’article 4, §1 du RGPD. En outre, sur ce point, la position des autorités de protection des données est constante : une information est rattachée à une personne dès lors qu’elle lui est attribuable, même dans un cadre professionnel. Voir notamment CNIL, Fiche pratique, Le droit d’accès des salariés à leurs données et aux courriels professionnels, 5 janvier 2022, mise à jour le 31 janvier 2025, préc..
[19] CNIL, Fiche pratique, Le droit d’accès des salariés à leurs données et aux courriels professionnels, 5 janvier 2022, mise à jour le 31 janvier 2025, préc. ; S. Joyeux et C. Pousset-Bougère L’utilisation croissante du RGPD dans le contentieux judiciaire, Dalloz IP/IT, 2024 ; B. Fiedler et O. Zubcevic, Le RGPD et l’accès aux données et aux documents détenus par l’employeur, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201l2.
[20] CNIL, Fiche pratique, Le droit d’accès des salariés à leurs données et aux courriels professionnels, 5 janvier 2022, mise à jour le 31 janvier 2025, préc..
J. Waszek, Le droit d’accès aux données personnelles est-il susceptible d’abus ? L’exemple des relations de travail, Dalloz IP/IT, 2024.
[21] G. Loiseau, Le détournement du droit d’accès aux données personnelles, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201o1 ; S. Joyeux et C. Pousset-Bougère, L’utilisation croissante du RGPD dans le contentieux judiciaire, Dalloz IP/IT, 2024 ; V. également B. Fiedler et O. Zubcevic, Le RGPD et l’accès aux données et aux documents détenus par l’employeur, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201l2.
[22] B. Fiedler et O. Zubcevic, Le RGPD et l’accès aux données et aux documents détenus par l’employeur, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201l2.
[23] S. Mraouahi, Preuve et données personnelles dans le procès prud’homal, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201l7.
[24] J. Waszek, Le droit d’accès aux données personnelles est-il susceptible d’abus ? L’exemple des relations de travail, Dalloz IP/IT, 2024.
[25] G. Loiseau, Le détournement du droit d’accès aux données personnelles, Bull. Joly Travail, juillet - août 2024, n° BJT201o1.
[26] CNIL, Fiche pratique, Le droit d’accès des salariés à leurs données et aux courriels professionnels, 5 janvier 2022, mise à jour le 31 janvier 2025.
[27] CA Amiens, 8 avril 2021, n° 20/05672 N° Lexbase : A85964NP, citée dans B. Fiedler et O. Zubcevic, Le RGPD et l’accès aux données et aux documents détenus par l’employeur, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201l2.
[28] V. not. CJUE, 26 octobre 2023, aff. C-307/22 N° Lexbase : A42371PM ; CJUE, 24 mai 2024, aff. C‑312/23, Addiko Bank d.d..
[29] CA Amiens, 8 avril 2021, n° 20/05672, préc..
[30] V. S. Mraouahi, Preuve et données personnelles dans le procès prud’homal, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201l7, qui explore notamment les conditions dans lesquelles l’employeur peut faire valoir des éléments issus de traitements de données à caractère personnel dans le respect du RGPD.
[31] Aux termes de cette disposition, « s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».
[32] B. Fiedler et O. Zubcevic, Le RGPD et l’accès aux données et aux documents détenus par l’employeur, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201l2.
[33] G. Loiseau, Le détournement du droit d’accès aux données personnelles, Bull. Joly Travail, juillet - août 2024, n° BJT201o1.
[34] Ibid. ; voir également S. Mraouahi, Preuve et données personnelles dans le procès prud’homal, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201l7.
[35] G. Loiseau, Le détournement du droit d’accès aux données personnelles, Bull. Joly Travail, juillet - août 2024, n° BJT201o1 ; S. Mraouahi, Preuve et données personnelles dans le procès prud’homal, Bull. Joly Travail, juin 2022, n° BJT201l7.
[36] V not. G. Loiseau, Bull. Joly Travail, n° BJT201o1 et S. Mraouahi, Bull. Joly Travail, n° BJT201l7.
[37] À l’inverse, lorsque le contexte de la demande ne laisse pas place au doute, la vérification de l’identité ne s’impose pas (par exemple, un salarié en poste qui formule sa demande en utilisant son adresse email professionnel).
[38] RGPD, art. 12, § 5.
[39] V. not. CEPD, Lignes directrices 01/2022 sur les droits des personnes concernées - Droit d’accès, version 2.1, adoptées le 28 mars 2023, préc..
[40] CEPD, Lignes directrices 01/2022 sur les droits des personnes concernées - Droit d’accès, version 2.1, adoptées le 28 mars 2023, préc..
[41] Voir notamment le tribunal supérieur du travail de Saxe, qui a approuvé l'employeur d'avoir rejeté sa demande d'accès au motif que : « L'objectif du droit d'accès visé à l'article 15, paragraphe 1, du RGPD n'est pas de renseigner le demandeur
sur ses horaires de travail, ce qu'il demande pourtant à plusieurs reprises. Ce n'est ni l'objet ni le but du RGPD [...] », cité par J. Waszek, Le droit d’accès aux données personnelles est-il susceptible d’abus ? L’exemple des relations de travail, Dalloz IP/IT, 2024.
[42] E. Dufour et F. Allier, Garantir le droit d’accès, Les Cahiers du DRH, 1er décembre 2024, n° 325.
[43] Mais la position de la CNIL invite à envisager un tempérament à cela, pour le cas des messages dont le salarié est acteur (expéditeur ou destinataire), voir infra.
[44] Si le droit d’accès porte sur les données personnelles et non pas sur les documents, rien n’interdit pour autant à l’employeur de communiquer des documents si cela est plus facile à gérer, dans le respect des droits des tiers. V. CNIL, Fiche pratique, Le droit d’accès des salariés à leurs données et aux courriels professionnels, 5 janvier 2022, mise à jour le 31 janvier 2025, préc..
[45] G. Loiseau, Le détournement du droit d’accès aux données personnelles, Bull. Joly Travail, juillet - août 2024, n° BJT201o1.
[46] Voir CA Paris, 6-2, 12 mai 2022, n° 21/02419 N° Lexbase : A77237WX, dans une affaire l’article 145 du Code de procédure civile a été mobilisé après l’exercice du droit d’accès.
[47] CE, 12 février 2020, n° 434473 N° Lexbase : A35343EM.
[48] Loi « Informatique et libertés », art. 49.
[49] RGPD, art. 15, § 4, qui précise que l’exercice du droit d’accès « ne porte pas atteinte aux droits et libertés d'autrui ».
[50] RGPD, art. 15.
[51] CNIL, Fiche pratique, Le droit d’accès des salariés à leurs données et aux courriels professionnels, 5 janvier 2022, mise à jour le 31 janvier 2025.
[52] LSQ, L’actualité, n° 18474, 24 janvier 2022 ; CNIL, Fiche pratique, Le droit d’accès des salariés à leurs données et aux courriels professionnels, 5 janvier 2022, mise à jour le 31 janvier 2025.
[53] RGPD, considérant 63.
[54] CEPD, Lignes directrices 01/2022 sur les droits des personnes concernées - Droit d’accès, version 2.1, adoptées le 28 mars 2023, préc..
[55] Ou « responsabilisation » (principe prévu à l'article 5, § 2 du RGPD).
[56] L’article 5, § 2 du RGPD prévoit que « le responsable du traitement est responsable du respect du paragraphe 1 et est en mesure de démontrer que celui-ci est respecté (responsabilité) ».
[57] Data Protection Officer, ou délégué à la protection des données.
[58] Direction des services informatiques.
[59] Pour des exemples récents concernant le principe de minimisation, voir CJUE, 9 janvier 2025, aff. C‑394/23, Mousse c/ CNIL, SNCF Connect N° Lexbase : A67846PX ; CJUE, 4 octobre 2024, aff. C-446/21, Maximilian Schrems c/ Meta Platforms Ireland Limited N° Lexbase : A0501583.
[60] E. Dufour et F. Allier, Garantir le droit d’accès, Les Cahiers du DRH, 1er décembre 2024, n° 325.
[61] À cet égard, l'article 83.5 du RGPD prévoit une amende administrative pouvant s'élever jusqu'à 20 000 000 € ou jusqu'à 4 % du chiffre d'affaires annuel mondial total de l'exercice précédent, le montant le plus élevé étant retenu.
[62] G. Loiseau, Le détournement du droit d’accès aux données personnelles, Bull. Joly Travail, juillet - août 2024, n° BJT201o1 ; J. Waszek, Le droit d’accès aux données personnelles est-il susceptible d’abus ? L’exemple des relations de travail, Dalloz IP/IT, 2024.
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Réf. : Cass. civ. 1, 2 avril 2025, n° 23-12.384, F-B N° Lexbase : A35190E3
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par Aurélie Dardenne, Maître de conférences, Université de Lorraine
Le 29 Avril 2025
L'article 1.2, e), du Règlement (CE) n° 593/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), excluant de son champ d'application les conventions d'arbitrage et d'élection de for d'une part, et l'article 25.1 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commercial, selon lequel si les parties, sans considération de leur domicile, sont convenues d'une juridiction ou de juridictions d'un État membre pour connaître des différends nés ou naître à l'occasion d'un rapport de droit déterminé, ces juridictions sont compétentes, sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de cet État membre, ne prévoyant d'autre part pas la réserve des lois de police, le moyen tiré de ce qu'une clause attributive de juridiction insérée dans un contrat serait contraire à l'article 1171 du Code civil, est inopérant.
Dans cet arrêt du 2 avril 2025, la Cour de cassation a démontré que la clause attributive de juridiction constituait un engagement qui ne pouvait être rompu à la légère.
En l’espèce, une personne avait ouvert un compte Instagram à titre professionnel pour une société visant à exploiter une marque particulière. La société Meta Platform, avec laquelle l’utilisateur avait contracté, impose dans ses conditions générales une clause attributive de juridiction. En effet, cette dernière prévoit qu’en cas de litige portant sur l’accès ou l’utilisation du service à des fins professionnelles ou commerciales, les juridictions irlandaises auraient compétence pour traiter le cas.
À la suite d’un piratage de son compte Instagram, la société utilisatrice et la personne à l’origine du compte créé ont assigné la société Meta Platforms devant les juridictions françaises aux fins d’obtenir des dommages et intérêts pour le préjudice subi.
La cour d’appel de Paris a fait droit à l’argument de la société Meta portant sur l’incompétence de la juridiction saisie. Elle considère que la validité de la clause attributive de juridiction devait être examinée au regard du droit irlandais.
L’utilisatrice se pourvoit en cassation en invoquant l’application de l’article 1171 du Code civil N° Lexbase : L1981LKL. Cette disposition sanctionne les clauses constituant un déséquilibre significatif dans les contrats d’adhésion par l’application du réputé non écrit. En l’occurrence, les demandeurs au pourvoi invoquaient le fait que le contrat litigieux n’avait pas été négocié et que la clause attributive de juridiction conduisait à un déséquilibre résultant du rapport de force entre les parties.
En outre, par anticipation aux possibles contre-arguments, l’auteur du pourvoi indiquait également que cet article 1171 du Code civil pouvait être qualifié de loi de police, faisant obstacle à l’application effective de l’article 25.1 du Règlement Bruxelles I bis. Ce dernier prévoit en effet que la validité d’une clause attributive de juridiction s’apprécie au regard du droit de l’Etat membre dont la juridiction a été désignée comme compétente. En l’espèce, la clause reconnaissant la compétence des juridictions irlandaises et par voie de conséquence, la validité de cette dernière devait donc être toisée au regard du droit irlandais.
Les demandeurs au pourvoi estimaient que la qualification de loi de police de l’article 1171 du Code civil aurait permis de neutraliser les effets de cette disposition. Pour rappel, l’article 9 du Règlement Rome I N° Lexbase : L7493IAR définit la loi de police comme « une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, (…), au point d'en exiger l'application à toute situation entrant dans son champ d'application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat ». En d’autres termes, cet article 1171 du Code civil aurait une importance telle dans la réglementation française que cela justifierait de prendre en compte sa substance en dépit du fait que le contrat prévoyait indirectement l’application de la loi irlandaise pour apprécier la validité de la clause attributive de juridiction.
Il est important de relever que la Cour de cassation ne se prononce pas sur la possible reconnaissance de l’article 1171 du Code civil en loi de police. Le débat se focalise davantage sur l’articulation de l’article 25.1 du Règlement « Bruxelles I bis » N° Lexbase : L9189IUU et l’application des lois de police. La Haute juridiction se réfère ainsi à l’article 1.2 du Règlement « Rome I » qui détermine son champ d’application. Cette disposition prévoit notamment que ledit Règlement ne s’applique pas « aux conventions d’arbitrage et d’élection de for ». Il s’en déduit qu’une loi de police française ne peut a priori pas contrecarrer les effets d’une clause attributive de juridiction. Cette décision est conforme à la jurisprudence traditionnelle de la Cour de cassation qui admet que la seule application d’une loi de police française ne peut remettre en question une clause attributive de juridiction (Cass. civ. 1, 22 octobre 2008, n° 07-15.823, FS-P+B+I N° Lexbase : A9334EAX).
La présente décision appelle plusieurs remarques. D’abord, il convient de rappeler le champ d’application particulier de la solution. Pour rappel, la clause attributive de juridiction ne concerne que l’utilisation des services à des fins professionnelles, excluant donc la question des particuliers.
Ensuite, la décision est également intéressante pour ce qu’elle ne dit pas et particulièrement sur la reconnaissance de l’article 1171 du Code civil en loi de police. Concernant ce questionnement, un premier indice peut être trouvé dans le traitement de son pendant commercial, l’article L. 442-6 I 2 du Code de commerce N° Lexbase : L0496LQG. Cette disposition, prohibant le fait de « soumettre ou tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations », a pu être qualifiée de loi de police française (Cass. com., 8 juill. 2020, n° 17-31.536, FS-P N° Lexbase : A11893RH). Toutefois, comme le souligne un auteur, l’article L. 442-6 I 2 du Code civil prévoit que le ministère de l’économie a compétence pour introduire une action devant les juridictions sur ce fondement (F. Buy, Clause attributive de juridiction en droit international et déséquilibre significatif : circulez, il n'y a rien à voir !, RPDA 2025, n° 4). Dès lors, cet article vise la protection de la défense de l’ordre public et l’intérêt général qui justifie sa qualification en loi de police. Or, cet aspect ne se retrouve pas dans l’article 1171 du Code civil qui porte davantage sur les intérêts privés des parties.
À supposer que l’article 1171 du Code civil ait été applicable à la situation par le truchement de sa qualification en loi de police, un second obstacle se serait dressé sur la route des demandeurs. En effet, il est question ici d’une relation entre deux professionnels tombant davantage dans le champ d’application de l’article L. 442-6 I 2 du Code de commerce et excluant par voie de conséquence le jeu de l’article 1171 du Code civil (Cass. com., 26 janvier 2022, n° 20-16.782, F-B N° Lexbase : A52937KA).
En conséquence, remettre en question la validité de la clause attributive de juridiction entre deux professionnels semble relever du défi. À moins d’un retournement inattendu du droit irlandais – sanctionnant, lui aussi, le déséquilibre significatif des conventions – l’issue demeure pour le moins incertaine (F. Buy, art. préc.). Une stratégie qui, faute de convaincre le juge, pourra tout au plus susciter quelques réactions sur Instagram.
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par Sabrina Le Normand-Caillère, Maître de conférences en droit privé à l’Université d’Orléans, Directrice adjointe du laboratoire CRJ Pothier – UR 1212
Le 30 Avril 2025
Mots-clés : usufruit • quasi-usufruit • ingénierie patrimoniale • DMTG • donation
L’usufruit présente un double intérêt en matière d’ingénierie patrimoniale : protéger le conjoint survivant tout en anticipant la transmission du patrimoine familial.
De l’usufruit au quasi-usufruit. D’un point de vue fiscal, la constitution d’un usufruit réduit substantiellement l’assiette des droits de mutation à titre gratuit au moment de la donation, en ne prenant en compte que la valeur de la nue-propriété transmise. À son extinction, la pleine propriété se reconstitue en franchise de tout droit de mutation. Si les effets fiscaux de la donation avec réserve d’usufruit sont réels, encore faut-il que le donateur accepte de se dessaisir immédiatement et irrévocablement de la propriété, réduisant par la même son droit de disposer. Le seul moyen de le conserver serait de convertir son droit d’usufruit en quasi-usufruit, octroyant à son titulaire le droit de disposer de la chose à charge pour lui d’en restituer, à l’extinction de son droit, soit « une chose de même quantité et qualité », soit sa « valeur estimée à la date de restitution » [1].
Controverses du quasi-usufruit. La nature juridique du quasi-usufruit demeure encore âprement discutée en doctrine [2]. Deux analyses ici s’opposent. Si la première perçoit [3] le quasi-usufruitier comme un véritable propriétaire, la seconde [4] y voit davantage un simple usufruitier aux pouvoirs étendus.
Bien que le quasi-usufruit fût bien installé dans la pratique notariale [5], cette technique suscite la controverse jusqu’à sa dénomination [6] : ambivalence du nom, désuétude de son régime juridique construit à partir d’un seul article [7] et, plus récemment, sujet de nombreuses questions fiscales liées à l’interprétation du nouvel article 774 bis du Code général des impôts N° Lexbase : L0726MLH. Ce dernier texte est venu, avec fracas, limiter la déductibilité de la créance de restitution, d’un point de vue fiscal, du passif de la succession du quasi-usufruitier [8] bien qu’un avis du Comité de l’abus de droit fiscal l’avait autorisée, quelques mois plus tôt, sous certaines conditions [9].
Déductibilité fiscale de la créance de restitution. Une multiplication des décisions récentes relatives à la déductibilité de la créance du nu-propriétaire en matière de quasi-usufruit doit susciter chez les praticiens une certaine prudence. Si en principe, une telle dette est déductible, en revanche, ses modalités de déduction dépendent de la source du quasi-usufruit.
En la matière, le législateur a posé une présomption de fictivité à l’article 773, 2° du Code général des impôts N° Lexbase : L9876IWP s’agissant des dettes consenties par le défunt au profit de l’un de ses héritiers ou personne interposée. La jurisprudence [10] et les commentaires de l’administration fiscale [11] ont toutefois exclu l’application de ce texte aux dettes d’origine légale pour lesquelles il n’existe pas de risque de fictivité. De telles créances sont déduites dans les conditions de droit commun de l’actif successoral à condition que les héritiers rapportent la preuve de leur existence au décès de l’usufruitier. En revanche, les dettes, d’origine conventionnelle, pour lesquelles ce risque existe sont ici les seules concernées. De telles dettes sont en principe interdites de toute déduction. La présomption prévue à l’article 773, 2° du Code général des impôts n’est pas irréfragable. Ce texte autorise la déduction des dettes de restitution issues d’un quasi-usufruit conventionnel [12] si elles résultent d’un acte authentique ou d’un acte sous seing privé ayant acquis date certaine avant l’ouverture de la succession autrement que par le décès de l’une des parties contractantes [13].
Sources du quasi-usufruit. Le quasi-usufruit résulte tantôt de la loi, tantôt de la volonté de l’homme. Le premier, en application de l’article 587 du Code civil, peut résulter de la nature consomptible de son objet. Certains biens ne peuvent être usés sans qu’il soit porté atteinte à leur substance. Ils se consomment par le premier usage. Cela vise notamment les sommes d’argent ou encore les chèques ainsi que tous les comptes de dépôts bancaires. Cette consomptibilité peut être matérielle ou juridique. Pour d’autres, le véritable critère consisterait en la fongibilité [14], consistant en une substitution d’une chose à une autre. Pour autant, le caractère légal du quasi-usufruit ne dispense pas forcément les parties de mettre en place un certain formalisme afin d’attester de l’existence de la dette de l’usufruitier. En matière de distribution de réserves, certains ont pu conseiller de se ménager une preuve de la réalité de la dette de restitution, et donc de la distribution de sommes émanant des réserves à l’usufruitier bien que la Cour de cassation ait reconnu, dans une telle situation, l’existence d’un quasi- usufruit légal sur de telles sommes [15]. Cette preuve peut consister en une clause statutaire, un procès-verbal d’assemblée générale ou encore une convention de quasi-usufruit afin d’aménager les droits et obligations de chacune des parties.
En revanche, lorsque le quasi-usufruit est conventionnel, les héritiers ne sont autorisés à rapporter la preuve de la sincérité et la réalité de la dette du quasi-usufruitier que si cette dernière a été constatée par acte authentique ou par acte sous seing privé ayant acquis date certaine.
Si ces principes sont clairs, leur mise en œuvre suscite des difficultés. Deux décisions récentes en témoignent : l’une sur l’existence d’un quasi-usufruit en présence d’un portefeuille de valeurs mobilières (I), l’autre sur la remise en cause la dette de restitution de la convention de quasi-usufruit, dette déclarée lors de la déclaration de succession (II).
I. Preuve de l’existence d’un quasi-usufruit
À l’occasion d’une décision remarquée du 27 novembre 2024 [16], la chambre commerciale de la Cour de cassation est revenue sur la délicate question de la preuve de l’existence d’un quasi-usufruit en présence d’un portefeuille de valeurs mobilières. Cette affaire peut être mise en perspective avec un arrêt de la cour d’appel d’Orléans, rendu quelques jours plus tard, le 3 décembre 2024.
Arrêt du 27 novembre 2024. Dans cette affaire, un conjoint survivant a opté en faveur de l'usufruit sur la totalité des biens de la succession dont faisaient partie certains comptes bancaires et plusieurs comptes titres. Il avait liquidé les comptes titres afin de placer une partie des sommes sur des contrats assurances-vie au profit de ses enfants.
À son décès, a été portée à la déclaration de succession une somme de 168 109,05 euros au titre d'une créance de restitution, représentative des sommes et éléments figurant sur les comptes bancaires au jour du décès de son mari dont le conjoint survivant s’était vu attribuer l’usufruit. Les héritiers, nus-propriétaires, fondaient la déductibilité sur le caractère légal de la constitution de l’usufruit du conjoint survivant, assimilé à un quasi-usufruit s’exerçant sur une universalité de fait. Pour eux, cela avait pour effet d’étendre le régime applicable aux liquidités aux valeurs mobilières afin de pouvoir déduire la créance au passif de la succession.
Lors d’un contrôle, l’administration fiscale a remis en cause la déductibilité d’une telle créance au motif que les comptes titres figurant à l’actif de la succession n’avaient pas fait l’objet d’une convention de quasi-usufruit notariée ou enregistrée, réduisant ainsi la créance déductible à 3 806 euros.
Dans une décision du 5 novembre 2022, la Cour d’appel de Rennes a fait droit aux prétentions des deux héritiers nus-propriétaires au motif que la déclaration de succession, ayant identifié et renseigné exactement le montant des valeurs mobilières au jour du décès, serait en soi suffisante afin d’autoriser la déduction de la créance de restitution.
Les hauts magistrats relèvent une erreur d’analyse. Au visa de l’article 768 du Code général des impôts N° Lexbase : L8137HLX, la chambre commerciale de la Cour de cassation a censuré cette décision au motif que « s'agissant d'un usufruit légal portant sur un portefeuille de valeurs mobilières, la seule déclaration de succession, identifiant et renseignant exactement le montant des valeurs mobilières au jour du décès, ne peut établir, à elle seule, le caractère certain de la dette de restitution consécutive à la disparition, constatée à la fin de l'usufruit, du portefeuille de valeurs mobilières et en permettre la déduction ».
De manière claire, les hauts magistrats viennent affirmer que la déclaration de succession ne peut valoir convention de quasi-usufruit. Une décision contraire ne pouvait, en l’espèce, prospérer, sauf à vider la notion de quasi-usufruit conventionnel de tout objet. Par ailleurs, l’argumentaire des héritiers confondait l’origine légale de l’usufruit émanant de la succession, avec son objet même si le bien était consomptible obligeant par là même l’usufruitier à une obligation de restitution. L’élément factuel tenant à la liquidation des valeurs mobilières par le conjoint survivant pour en placer le produit en assurance-vie était-il alors suffisant afin de considérer l’existence d’une créance déductible ? Cela serait possible sous l’unique condition que l’usufruit fût reporté sur le produit de liquidation. Tel n’était pas le cas dans cette affaire. Aucune subrogation réelle n’avait été rapportée dans cette affaire. La subrogation ne peut ici être automatique comme le confirment les commentaires de l’article 774 bis du Code général des impôts [17]. En l’absence d’accord matérialisé, les nus-propriétaires ne pouvaient invoquer une dette déductible au sens de l’article 768 du Code général des impôts.
Arrêt du 3 décembre 2024. De tels principes ont été repris par la Cour d’appel d’Orléans dans une décision en date du 3 décembre 2024 [18]. Là aussi, les faits étaient classiques. Suite au décès de son époux, un conjoint survivant s’est retrouvé seul avec ses trois enfants. La déclaration de succession faisait état d’un portefeuille de valeurs mobilières. À son décès, les enfants nus-propriétaires ont invoqué la déduction d’une créance de restitution au motif qu’existerait un quasi-usufruit sur ce portefeuille de valeurs mobilières alors même qu’aucune convention n’avait été formalisée sous la forme authentique ou sous seing privé. Lors d’un contrôle fiscal, l’administration a appliqué la présomption de fictivité instituée par l’article 773,2 ° du Code civil, refusant par là même le caractère déductible de la créance de restitution. Comme dans l’affaire soumise à la Cour de cassation le 27 novembre 2024, les héritiers confondaient la nature légale de l’usufruit avec son objet, lequel n’était pas consomptible, en l’espèce, bien que les parties eussent décidé que la restitution du portefeuille se ferait par équivalent. Cet accord aurait dû être formalisé dans une convention et enregistrée. Si cette condition fût remplie, la déduction n’est pas pour autant assurée. Encore faudra-t-il déjouer un autre piège, celui de la non-déductibilité de la créance à l’aune de l’article 774 bis du Code général des impôts.
II. Remise en cause de la dette de restitution déclarée par acte authentique
Faits et procédure. À l’occasion d’une décision du 12 mars 2025 [19], la chambre commerciale de la Cour de cassation est revenue sur la déductibilité de la créance de restitution en matière de convention de quasi-usufruit et tout particulièrement sur la question de la contestation de la valeur probante des déclarations contenues dans un acte notarié.
Dans cette affaire, suite au décès de sa mère intervenu en 2009, sa fille unique a déduit du passif de la succession une dette de restitution de deux millions d’euros. Sur cette somme avait été consenti un quasi-usufruit suite à la vente d’un bien immobilier commun de la défunte et de son époux préalablement décédé.
Lors d’un contrôle fiscal, l’administration fiscale a notifié au nu-propriétaire une proposition de rectification portant rappel des droits de mutation à titre gratuit, arguant que le bien vendu était commun et non propre. De ce constat, elle a réduit de moitié la somme de deux millions d’euros déductible. Après rejet de ses réclamations, la fille nue-propriétaire a assigné l’administration fiscale en contestation des rehaussements opérés.
Saisis du litige, les hauts magistrats ont ainsi dû rechercher si l’administration fiscale pouvait ou non remettre en cause la dette de restitution de la convention de quasi-usufruit, dette déclarée par acte authentique lors de l’ouverture de la succession, dans son principe que dans son montant sans avoir saisi préalablement un juge confirmant l’absence de réalité de la dette conformément aux dispositions de l’article L. 20 du Livre des procédures fiscales N° Lexbase : L8747G8H.
Sur le fondement de l’article L. 20 alinéa 4 du Livre des procédures fiscales, les hauts magistrats ont rappelé que « toute dette constatée par acte authentique et non échue au jour de l'ouverture de la succession ne peut être écartée par l'administration tant que celle-ci n'a pas fait juger qu'elle n'avait pas d'existence réelle ». De plus, l’acte authentique fait foi jusqu’à l’inscription de faux de l’existence matérielle des faits. Une dette que l'officier public n'a pas personnellement constatée dans l'exercice de ses fonctions, mais s'est borné à rapporter d'après les déclarations des parties, peut être écartée par l'administration sans que celle-ci ait préalablement à faire juger que cette dette n'avait pas d'existence réelle. Or, les juges du fond ont relevé que dans la convention de quasi-usufruit, le notaire s'est borné à relater que la somme de deux millions d'euros dont la quasi-usufruitière gardait la disposition provenait de la vente d'un bien propre de son époux décédé. Dans ces conditions, l'administration fiscale a rapporté la preuve contraire à la présomption de fait posée par cet acte. En conséquence, les juges d’appel ont pu juger que la dette litigieuse n’ayant pas été constatée par acte authentique au sens de l'article L. 20, alinéa 4, du Livre des procédures fiscales, l’administration fiscale pouvait remettre en cause sa déductibilité tant dans son principe que dans son montant sans avoir à saisir un juge.
Portée de la décision. Pour bien comprendre cette décision, encore faut-il revenir sur les principes de déduction de la créance du quasi-usufruit en fonction de sa source. Il s’agissait ici d’un quasi-usufruit légal en application des règles successorales. Les règles de présomption de fictivité posées par l’article 773, 2° du Code général des impôts ne s’appliquaient donc pas. L’article 768 du Code général des impôts autorise, dans cette situation, au contribuable de pouvoir rapporter l’existence de la dette de restitution par un acte authentique ou un acte sous seing privé ayant acquis date certaine avant l’ouverture de la succession autrement que par le décès de l’une des parties contractantes. L’acte authentique a ici une force probatoire supérieure. Le rejet du pourvoi était ici inévitable dans la mesure où l’officier ministériel avait uniquement relaté l’origine des fonds selon les déclarations des parties à l’acte authentique. Les éléments du dossier rendaient vraisemblable l’inexactitude matérielle des énonciations de l’acte. Cette décision est, elle aussi, à prendre avec prudence rendant plus complexe, la déductibilité de la créance de restitution née d’un quasi-usufruit issu du report d’un usufruit sur le prix ou sur le produit de liquidation [20].
[1] C. civ. art. 587 N° Lexbase : L3168ABX : « Droit équivalent à l'usufruit qui porte sur des choses consomptibles par le premier usage et, pour cette raison, confère à son titulaire la faculté de les consommer ou de les aliéner, à charge de restituer à la fin de l'usufruit soit des choses de même quantité et qualité, soit leur valeur estimée à la date de restitution ».
[2] Pour une synthèse : C. Blanchard et C. Brenner, Nature et périmètre du quasi-usufruit : Actes prat. Strat. Patrimoniale 2015, n° 3, dossier 17.
[3] Cette analyse est la doctrine majoritaire : J.-B.-V. Proudhon, Traité des droits d’usufruit, d'usage personnel et d'habitation : t. V, 2e éd. 1836, n° 2630. - C. Demolombe, préc. n° 1 : t. X, n° 289. - V. Marcadé, Explication théorique et pratique du Code Napoléon, art. 587, n° 1 . - F. Laurent, Principes de droit civil français : t. VI, 3e éd. 1878, n° 407. - G. Marty et P. Raynaud, Les biens : Dalloz, 1995, n° 85, par P. Jourdain. - M. Planiol et G. Ripert, préc. n° 1, spéc. n° 759. - Ch. Aubry et Ch. Rau, Cours de droit civil français : t. II, 7e éd. 1961, [sect] 236, n° 454, par P. Esmein. Pour des auteurs contemporains, voir par exemple : F. Terré et Ph. Simler, Droit civil, Les biens : Dalloz, 10e éd., 2018, n° 788 et 790. - J.-L. Bergel, M. Bruschi et S. Cimamonti, Traité de droit civil, Les biens : LGDJ, 2e éd., 2010, n° 251. - J.-L. Bergel, S. Cimamonti, J.-M. Roux et L. Tranchant, Traité de droit civil, Les biens : LGDJ, 3e éd., 2019, n° 265. - P. Sirinelli, Le quasi - usufruit : LPA 21 et 26 juill. 1993, n° 89, p. 9. - Ch. Larroumet, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux : Economica, t. II, 1985, n° 220.
[4] Il s’agit ici de la doctrine minoritaire : F. Zénati, La nature juridique de la propriété : Thèse Lyon, 1981, n° 121. - F. Zénati, La nature juridique du quasi - usufruit ou la métempsycose de la valeur, in Le droit privé français à la fin du XXe siècle, Études offertes à P. Catala : Litec 2001, p. 605. - E. Dockès, art. préc. n° 3, spéc. n° 14.
[5] La pratique notariale a eu recours à cette technique sur des biens mobiliers (somme d’agent, droits sociaux, portefeuille de valeurs mobilières) comme immobiliers. Voir par exemple : M. Grimaldi et J.-F. Roux, La donation de valeurs mobilières avec réserve de quasi-usufruit : Defrénois 15 janv. 1994, p. 3 ; Cass. 1re civ., 12 nov. 1998 : JCP G 1999, II, 10027, note S. Piédelièvre ; D. 1999, p. 167, note L. Aynès ; RTD civ. 1999, p. 422, obs. F. Zenati.
[6] N. Randoux, Pour une évolution du quasi-usufruit : JCP N 2024, n° 27, et. 1147.
[7] Bien que l’article 587 du Code civil « peut rayonner au-delà du Code civil mais par le Code civil » (R. Saleilles, préface de F. Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif : Chevalier Marescq, 1899, p. 13), elle oblige au juge de l’interpréter, sources d’une insécurité juridique. Une réforme a suggéré de créer a minima quatre nouveaux articles. Voir par exemple : la proposition de l’Association Henri Capitant : Propositions de l’association Henri Capitant pour une réforme du droit des biens, (dir) H. Périnet-Marquet : Paris, Lexis-Nexis, 2009, p. 132 et s.
[8] Voir par exemple : S. Le Normand- Caillère, Déductibilité fiscale de la dette de restitution du quasi-usufruitier : de l'art de compliquer pour taxer : Dr. famille, 2024, 22, n° 1 ; F. Fruleux, Article 774 bis du CGI : proposition d'interprétation raisonnée d'un texte obscur : JCP N 2024, 1053, n° 2 ; J.-F. Desbuquois, Loi de finances pour 2024 : premières observations sur les ambiguïtés du nouveau dispositif prohibant la déductibilité fiscale de certaines dettes de quasi-usufruit : JCP N, 2024, n° 4, 1013, n° 5.
[9] CADF, avis, 11 mai 2023, n° 2022-15 : Dr. fisc. 2023, n° 39, rapp. 282, K. Lafaurie. Le comité en a ainsi déduit que la donation devait être considérée comme fictive à hauteur seulement de la somme d'argent correspondant à la différence entre la somme effectivement détenue par le donateur à la date de la donation (2 952 150 €) et celle de la donation (3 200 000 euros) dont la nue-propriété avait été transmise. En application de l'article 587 du Code civil, il avait ajouté que la dette de restitution a vocation, lorsque l'usufruit s'éteint par le décès de l'usufruitier, à être acquittée par l'ensemble de l'actif successoral. L’acte ne pouvait conduire, dans cette proportion, à la constatation d'une dette déductible de l'actif successoral.
[10] Cass. com., 4 déc. 1984.
[11] BOI-ENR-DMTG-10-40-20-20, § 60.
[12] Les commentaires de l’administration fiscale
[13] BOI-ENR-DMTG-10-40-20-20, § 20.
[14] Voir notamment : F. Zénati, La nature juridique de la propriété : Thèse Lyon, 1981. - F. Zénati, La nature juridique du quasi - usufruit ou la métempsycose de la valeur, in Le droit privé français à la fin du XXe siècle, Études offertes à P. Catala : Litec 2001, p. 605.
[15] Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-16.246, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A6622NI4 : Bull. civ. IV, n° 91 ; JCP G, 2015, 767, note A. Tadros ; JCP N, 2015, n° 23, act. 645 ; JCP N, 2015, n° 40, 1177, note Ch. Blanchard. Voir également : Cass. 1re civ., 22 juin 2016, n° 15-19.471, F-P+B N° Lexbase : A2344RUD : JCP N, 2016, n° 37, 1278, par H. Hovasse ; JCP G, 2016, n° 39, 1005, par J. Laurent ; JCP N, 2016, n° 39, 1289, par S. Le Normand- Caillère. Voir également sur cette question : C. Ducasse, C. Chwartz, N. Jullian et F. Douet, Usufruit de droits sociaux et dividendes issus de réserves, des solutions controversées à sécuriser : Droit & Patrimoine 2024, n° 347, analyse, p. 11 et s. À comparer : Cass. 3e civ., 19 sept. 2024, n° 22-18.687 FS-B N° Lexbase : A97335ZI. Pour un commentaire, voir S. Le Normand-Caillère, Distribution d’un bénéfice exceptionnel sous la forme de dividendes en présence d’un usufruit sur droits sociaux : JCP N, 2025, n° 12, pp. 55-59.
[16] Cass. com., 27-11-2024, n° 23-12.151, F-B N° Lexbase : A25686KC.
[17] BOI-ENR-DMTG-10-40-20-20, § 210.
[18] CA Orléans, 3 décembre 2024, n° 22/00662 N° Lexbase : A06190IR.
[19] Cass. com., 12 mars 2025, n° 23-21706. Voir pour un commentaire : V. Streiff, La force probante renforcée de l’acte authentique ne couvre pas les simples déclarations des parties : Solution Hebdo notaires, 27 mars 2025, n° 12, p. 5.
[20] M. Leroy, Dettes successorales déductibles : une dette simplement déclarée dans l'acte notarié n'est pas constatée par l'officier ministériel : RFP, n° 4, Avril 2025, act. 49.
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Réf. : Cass. crim., 29 avril 2025, n° 24-81.555, FS-B N° Lexbase : A41640PW
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par Nicolas Catelan, Associate Professor, Sorbonne University Abu Dhabi - SAFIR, et Honoré Clavreul, Doctorant au Laboratoire de droit privé et sciences criminelles (EA4690)
Le 06 Mai 2025
Encourt la cassation l'arrêt de la cour d'appel qui, pour déclarer le jugement définitif en ce qu'il a déclaré la société absorbée coupable des faits et prononcé des peines à son encontre, énonce que ce constat découle de l'irrecevabilité de l'appel que cette dernière a formé postérieurement à la fusion-absorption dont elle a fait l'objet, alors que la cour d'appel a constaté que la société absorbante venait aux droits de la société absorbée et qu'elle avait présenté des conclusions articulant des moyens de droit au soutien de l'appel concernant les dispositions du jugement relatives à la société absorbée.
Contexte. Depuis le 25 novembre 2020, il est acquis qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société, la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération. Et en cas de fraude à la loi, toutes les peines encourues par la société absorbée le sont également par l’entité absorbante.
Au-delà, la personne morale absorbée étant continuée par la société absorbante, cette dernière, qui bénéficie des mêmes droits que la société absorbée, peut se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer.
En conséquence, le juge qui constate qu’il a été procédé à une opération de fusion-absorption ayant entraîné la dissolution de la société mise en cause, peut, après avoir constaté que les faits objets des poursuites sont caractérisés, déclarer la société absorbante coupable de ces faits et la condamner (Cass. crim., 25 novembre 2020, n° 18-86.955, FS-P+B+I N° Lexbase : A551437D).
Restreinte ab initio aux sociétés par actions, la solution a par la suite été étendue aux SARL (Cass. crim., 22 mai 2024, n° 23-83.180, FS-B N° Lexbase : A72515CK).
Quid juris si une fusion intervient entre la première et la seconde instance, alors que les deux sociétés ayant fusionné ont chacune interjeté appel ?
Solution. Deux sociétés ont été déclarées coupables d’infractions à la réglementation relative à l’hygiène et à la sécurité des travailleurs ainsi que de blessures involontaires avec une incapacité totale de travail supérieure à trois mois. Elles ont ensuite interjeté appel postérieurement à la date effective de leur fusion-absorption.
La cour d’appel a alors déclaré irrecevables l’appel principal de la société absorbée pour défaut de personnalité, ainsi que l’appel incident interjeté par le ministère public. Par conséquent, elle a estimé que les dispositions du tribunal correctionnel sur la culpabilité et les peines principales et complémentaires à l’encontre de la société absorbée étaient définitives.
La question posée à la Cour de cassation était donc de savoir si l’irrecevabilité de l’appel interjeté par la société absorbée, en raison de sa perte de personnalité juridique postérieurement à une fusion-absorption, rendait définitives les dispositions du tribunal de première instance à son encontre alors même que la société absorbante interjetait également appel de cette décision.
En date du 29 avril 2025, la Cour de cassation confirme l’irrecevabilité de l’appel interjeté par la société absorbée. Toutefois, elle casse l’arrêt de la cour d’appel concernant le caractère définitif des dispositions du jugement de première instance à l’encontre de cette société au motif que la société absorbante venait par son appel aux droits de la société absorbée.
Cette solution semble néanmoins limitée au fait qu’il ne résulte d’aucune mention de l’acte d’appel que la société absorbante, également déclarée coupable et appelante, ait entendu limiter l’objet et les effets de son appel à la seule déclaration de culpabilité la concernant personnellement.
Enfin, cette décision n’est pas sans conséquence sur la responsabilité pénale de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée, puisque si la déclaration de culpabilité concernant la première n’encourt pas la censure, la juridiction de renvoi devra cependant statuer sur la déclaration de culpabilité de la société absorbée et donc sur la peine prononcée à l’encontre de la société absorbante pour les faits qu’elle a « commis personnellement », ainsi que ceux commis par la société aux droits de laquelle elle vient.
Portée. Ainsi, dans l'éventualité d'une déclaration de culpabilité au titre des faits commis par la société absorbée, l’office du juge est précisé par la Chambre criminelle : « la peine devra être motivée au regard des dispositions des articles 132-1 et 132-20 du code pénal, en considération des circonstances de l'infraction, de la personnalité, de la situation personnelle de chacune des deux sociétés au moment des faits et postérieurement, et si la juridiction prononce une ou des amendes, en tenant compte des ressources et des charges de la société absorbante au moment où la juridiction statue » (§ 26).
Doit-on en conclure que les peines d’amende pourront se cumuler sans limite puisque la Cour ne fait pas référence à l’article 132-3 du Code pénal N° Lexbase : L2106AMX ?
Au-delà, en distinguant ici les faits commis personnellement par la société absorbante et ceux commis par la société aux droits de laquelle elle vient (la société absorbée), la Cour n’admettrait-elle pas que le mécanisme créé par elle de toutes pièces est une responsabilité du fait d’autrui ?
On observera enfin que la construction de la décision est étrange puisque la motivation de la décision apparaît dans les « moyens » : seules la portée et les conséquences de la cassation apparaissent dans la section « motivation ». Erreur de mise en forme qui trahit peut-être des hésitations… au fond.
Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Les conditions de la responsabilité pénale, La responsabilité pénale des personnes morales, Le champ de la responsabilité pénale des personnes morales, Le domaine rationae personae de la responsabilité des personnes morales, La responsabilité pénale des personnes morales de droit privé, L’obstacle à la responsabilité : la fusion absorption, in Droit pénal général, Lexbase N° Lexbase : E1507GA3. |
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Réf. : CAA Nantes, 5ème ch., 18 mars 2025, n° 22NT04125, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A475368K
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par Olivier Savignat, Avocat associé, Valians avocats et Gustave Barthélémy, juriste
Le 28 Avril 2025
Mots clés : continuité d’urbanisation • communes littorales • SCOT • loi « ELAN » • loi « littoral »
L’arrêt ici commenté constitue un exemple d’annulation d’un schéma de cohérence territoriale (SCOT) en raison de sa méconnaissance des dispositions de la loi « Littoral », aujourd’hui codifiées aux articles L. 121-1 à L. 121-51 du Code de l’urbanisme et dont les SCOT doivent normalement préciser les modalités d’application.
La loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique – dite loi « ELAN » (loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018, portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique N° Lexbase : L8700LM8) – a fait du SCOT « l’instrument privilégié d’appropriation locale de la loi Littoral » [1].
L’article L. 121-3 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L9981LMM, dans sa version issue de la loi « ELAN », dispose ainsi que « Le schéma de cohérence territoriale précise, en tenant compte des paysages, de l'environnement, des particularités locales et de la capacité d'accueil du territoire, les modalités d'application des dispositions du présent chapitre [Aménagement et protection du littoral]. Il détermine les critères d'identification des villages, agglomérations et autres secteurs déjà urbanisés prévus à l'article L. 121-8, et en définit la localisation ».
Le SCOT n’est donc pas véritablement le document intégrateur de la loi. Autrement posé, ses prescriptions n’en reprennent pas les dispositions et ne font donc pas « écran » ni « disparaître la loi ». Néanmoins, ce document apporte des précisions qui « se répercuteront, par le truchement du rapport de compatibilité́ entre documents d’urbanisme, au PLU et, par suite, aux autorisations d’urbanisme » [2].
Au premier chef, le SCOT joue un rôle d’identification et de localisation des villages, agglomérations et autres secteurs déjà urbanisés dans la continuité desquels l’urbanisation peut valablement s’étendre, conformément à l’article L. 121-8 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L9980LML.
C’est un manquement à cette obligation qui a initialement motivé l’annulation partielle, par le tribunal administratif (TA) de Rennes, du SCOT du Golfe du Morbihan – Vannes agglomération. Le juge de première instance a en effet considéré que deux petits « Ker » avaient été identifiés à tort comme des secteurs déjà urbanisés en espace proche du rivage par le SCOT. Il avait, du reste, écarté les autres moyens soulevés par l’association « Les amis des chemins de ronde du Morbihan » [3].
Ne se satisfaisant pas de cette décision, l’association requérante a porté l’affaire devant la cour administrative d’appel (CAA) de Nantes, insistant cette fois sur « l‘absence de détermination de la capacité d’accueil du territoire couvert par le SCOT ».
En effet, comme le dispose l’article L. 121-3 du Code de l’urbanisme, il incombe également aux schémas de cohérence territoriale (SCOT) de déterminer la capacité d’accueil des territoires littoraux en prenant en compte les éléments énumérés à l’article L. 121-21 du Code précité, à savoir « la préservation des espaces et milieux mentionnés à l'article L. 121-23, (…) l’existence de risques littoraux, notamment ceux liés à la submersion marine, et de la projection du recul du trait de côte, (…) la protection des espaces nécessaires au maintien ou au développement des activités agricoles, pastorales, forestières et maritimes » et les « conditions de fréquentation par le public des espaces naturels, du rivage et des équipements qui y sont liés ».
Par un arrêt n° 22NT04125 N° Lexbase : A475368K en date du 18 mars 2025, la CAA de Nantes a réformé le jugement de première instance en tant qu’il n’a pas prononcé l’annulation du document dans son ensemble. Celle-ci a en effet considéré qu’au-delà de l’identification erronée de quelques secteurs déjà urbanisés, l’intégralité du SCOT était viciée par une lacune dirimante quant à la détermination de la capacité d’accueil des nombreux territoires littoraux concernés.
Cet arrêt constitue un exemple d’annulation d’un SCOT pour méconnaissance de la loi « Littoral » (loi n° 86-2 du 3 janvier 1986, relative à la protection, l’aménagement et la mise en valeur du littoral N° Lexbase : L7941AG9). Son intérêt jurisprudentiel réside essentiellement dans le motif ayant fondé l’annulation intégrale du document (I). Plus classiquement, il offre une illustration du contrôle, par le juge administratif, de l’identification par le SCOT des secteurs déjà urbanisés (II).
I. L’absence de détermination des capacités d’accueil des territoires littoraux
Comme le rappelle la CAA de Nantes dans les motifs de sa décision, « il appartient aux auteurs du schéma de cohérence territoriale, notamment, de déterminer la capacité d'accueil du territoire concerné qui doit s'entendre comme étant le niveau maximum de pression exercée par les activités ou les populations permanentes et saisonnières que peut supporter le système de ressources du territoire sans mettre en péril ses spécificités ».
Il s’agit « d’un préalable ayant pour but d'analyser le niveau maximum de pression exercée par les activités ou les populations permanentes et saisonnières que peut supporter le territoire des communes littorales ». Cela suppose donc de procéder à une analyse des éléments énumérés par l’article L. 121-21 précité, éléments dont la préservation au titre de la loi « Littoral » va conditionner la capacité d’accueil.
Au cas d’espèce, la communauté d’agglomération du Golfe du Morbihan – Vannes agglomération s’était contentée d’une analyse globale très superficielle. Le rapport de présentation du SCOT soumis à l’enquête ne contenait que deux pages relatives à la « détermination de la capacité d’accueil », et son contenu s’intéressait à l’ensemble du territoire « sans distinction entre les communes littorales et les autres communes ».
Ni le TA, ni la commission d’enquête publique n’avaient trouvé à redire. Au contraire, selon l’avis de cette dernière, les deux pages du rapport de présentation soumis à l’enquête étaient suffisantes en ce qu’elles énonçaient « les éléments essentiels qui caractérisent les capacités d'accueil du territoire », tandis que, pour le TA, « aucune disposition n'interdisait aux auteurs du schéma de cohérence territoriale d'élargir l'analyse de la capacité d'accueil à l'ensemble des communes de son périmètre afin notamment de mieux appréhender la meilleure répartition possible de l'urbanisation sur ce territoire et de contenir d'éventuels effets de concentration des constructions sur le littoral ».
Il en allait différemment pour l’autorité environnementale, laquelle a considéré dans son avis sur le document litigieux que « le fait que le schéma de cohérence territoriale soit défini sur un scénario de croissance qui ne tient pas compte de la capacité d'accueil du territoire constitue un point d'attention majeur pour la prise en compte de l'environnement par le schéma ».
La direction départementale des territoires et de la mer du Morbihan avait également relevé l’absence dans le DOO de développements relatifs à l’obligation d’expliciter la capacité d’accueil du territoire en application de l’article L. 121-21 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L6775L73.
En se basant notamment sur ces avis, la CAA a considéré que les termes particulièrement généraux du rapport de présentation soumis à l’enquête, l’absence d’analyse spécifique aux communes littorales, et l’insuffisante prise en compte des éléments énumérés à l’article L. 121-21 du Code de l’urbanisme ont entaché d’irrégularité la procédure d’enquête publique, dès lors que l’insuffisance du dossier sur ce point a nui à l’information complète de la population.
Surtout, dans ces conditions, la CAA a jugé que le SCOT devait être regardé comme ayant été adopté sans détermination préalable de la capacité d’accueil des territoires littoraux, en méconnaissance des articles L. 121-3 et L. 121-21 précités. Cette détermination étant un préalable obligatoire, son absence constituait logiquement un vice dirimant justifiant l’annulation intégrale du SCOT.
En conclusion, il appartient aux rédacteurs des SCOT dont le territoire comporte des communes littorales de veiller à proposer une analyse complète et spécifique à ces dernières.
II. La mauvaise identification des secteurs déjà urbanisés
De manière plus anecdotique, l’arrêt commenté est l’occasion de revenir sur le rôle qui échoit aux SCOT s’agissant spécifiquement des secteurs déjà urbanisés autres que les agglomérations et villages.
Création de la loi « ELAN » « à des fins exclusives d'amélioration de l'offre de logement ou d'hébergement et d'implantation de services publics, lorsque ces constructions et installations n'ont pas pour effet d'étendre le périmètre bâti existant ni de modifier de manière significative les caractéristiques de ce bâti », cette nouvelle notion vise principalement à permettre l’urbanisation des dents creuses.
Il appartient aux SCOT de les identifier, conformément à l’article L. 121-8 du Code de l’urbanisme. Ce même article prévoit, à cet effet, une liste de critères :
« Ces secteurs déjà urbanisés se distinguent des espaces d'urbanisation diffuse par, entre autres, la densité de l'urbanisation, sa continuité, sa structuration par des voies de circulation et des réseaux d'accès aux services publics de distribution d'eau potable, d'électricité, d'assainissement et de collecte de déchets, ou la présence d'équipements ou de lieux collectifs. »
L’article L. 121-3 de ce même code dispose en outre que le SCOT doit déterminer leurs critères d’identification.
Les indications du SCOT à cet égard sont prises en compte pour l’application de la loi « Littoral » aux autorisations d’urbanisme [4].
Par ailleurs, dans la mesure où le SCOT doit être compatible avec la loi « Littoral » [5], ces indications sont également soumises au contrôle du juge, lequel se fonde notamment sur les critères énoncés à l’article L. 121-8 précité pour s’assurer que les secteurs déjà urbanisés identifiés comme tels en présentent bien les caractéristiques.
Au cas d’espèce, le document d’orientations et d’objectifs (DOO) du SCOT litigieux identifiait plusieurs secteurs déjà urbanisés et en définissant les critères d’identification :
« Il ressort des pièces du dossier que le document d'orientations et d'objectifs du schéma de cohérence territoriale contesté énonce les critères d'identification des secteurs déjà urbanisés autres que les agglomérations et villages et les identifie. Ce document énonce ainsi que ces secteurs se distinguent des espaces d'urbanisation diffuse par la présence au minimum d'environ 25 bâtiments situés en continuité les uns des autres, une épaisseur du tissu urbanisé permettant notamment de les distinguer d'une urbanisation purement linéaire, la présence d'un réseau de voirie adaptée à la bonne desserte des bâtiments, la présence de réseaux d'accès aux services publics, de distribution d'eau potable, d'électricité, d'assainissement et de collecte de déchets et une relative densité résultant de la continuité des bâtiments entre eux. De plus, le document d'orientations et d'objectifs prévoit que deux critères additionnels peuvent venir conforter l'identification de tels secteurs, à savoir la présence d'un noyau ancien historique et la présence d'un équipement ou d'un lieu de vie collectif. »
Le juge administratif n’a pas remis en cause ces critères, qui vont au-delà de ceux listés par le Code de l’urbanisme. En revanche, il a considéré que deux secteurs avaient été identifiés à tort comme déjà urbanisés, en méconnaissance de l’article L. 121-8 du Code de l’urbanisme.
Il est intéressant de noter que le premier de ces deux secteurs avait été validé par le juge de première instance, au motif notamment que le nombre de bâtiments (27) était supérieur au seuil de 25 fixé par le DOO. Cette conformité aux critères fixés par le SCOT n’a pas empêché la CAA de considérer « qu’eu égard à la faible densité des constructions et à l'absence d'épaisseur du tissu urbanisé, l'identification de ce lieu-dit en tant que secteur déjà urbanisé » n’était pas compatible avec les dispositions de la loi « Littoral ».
S’agissant du second secteur, celui-ci présentait « une quinzaine de constructions, dont seulement six sont mitoyennes, implantées de façon linéaire le long d'une voie de circulation ». Les rédacteurs du SCOT avaient donc manifestement méconnu les critères qu’ils avaient eux-mêmes fixées dans le DOO.
Au final, au stade de l’identification des secteurs déjà urbanisés, les rédacteurs d’un SCOT doivent veiller, d’une part, à respecter les critères fixés par le Code de l’urbanisme et, d’autre part, à se conformer strictement aux critères qu’ils se sont fixés. Autrement, ils encourent une annulation partielle du document adopté.
[1] L. Manetti, M. Cornille, Le SCOT, pivot territorial de la loi Littoral, Construction Urbanisme, 2022, n°7, Lexis Nexis, p. 11.
[2] O. Fuchs, conclusions sur CE, 9 juillet 2021, n°445118 N° Lexbase : A64014YQ, Rec. T.
[3] TA Rennes, 27 octobre 2022, n° 2001716 N° Lexbase : A22738TD.
[4] CE, 9 juillet 2021, n° 445118 N° Lexbase : A64014YQ, Rec. T.
[5] CE, 11 mars 2020, n° 419861 N° Lexbase : A19843IC, Rec. T.
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