Jurisprudence : CA Orléans, 03-12-2024, n° 22/00662


COUR D'APPEL D'ORLÉANS


C H A M B R E C I V I L E


GROSSES + EXPÉDITIONS : le 03/12/2024

la SELARL LX POITIERS-ORLEANS

Me Estelle GARNIER


ARRÊT du :3 DECEMBRE 2024


N° : - 24


N° RG 22/00662 - N° Portalis DBVN-V-B7G-GRJJ


DÉCISION ENTREPRISE : Jugement TJ hors JAF, JEX, JLD, Aa A, JCP de BLOIS en date du 24 Février 2022



PARTIES EN CAUSE


APPELANTS :- Timbre fiscal dématérialisé N°: 1265272887794305


Monsieur [Ab] [N]

né le [Date naissance 1] 1975 à [Localité 20]

[Adresse 9]

[Localité 11]


représenté par Me Sophie GATEFIN de la SELARL LX POITIERS-ORLEANS, avocat au barreau D'ORLEANS


Monsieur [W] [N]

né le [Date naissance 5] 1971 à [Localité 17]

[Adresse 12]

[Localité 14]


représenté par Me Sophie GATEFIN de la SELARL LX POITIERS-ORLEANS, avocat au barreau D'ORLEANS


Madame [K] [N] épouAce [A]

née le [Date naissance 6] 1948 à [Localité 19]

[Adresse 3]

[Localité 2]


représentée par Me Sophie GATEFIN de la SELARL LX POITIERS-ORLEANS, avocat au barreau D'ORLEANS


Madame [M] [Ad] épouAee [B]

née le [Date naissance 7] 1974 à [Localité 16] (ALGERIE)

[Adresse 13]

[Localité 10]


représentée par Me Sophie GATEFIN de la SELARL LX POITIERS-ORLEANS, avocat au barreau D'ORLEANS


D'UNE PART


INTIMÉE :


DIRECTION REGIONALE DES FINANCES PUBLIQUES PROVENCE ALPES COTE D'AZUR ET DES BOUCHES DU RHONE, administrateur des finances publiques, qui élit domicile en ses bureaux

[Adresse 18]

[Localité 4]


représentée par Me Estelle GARNIER, avocat au barreau D'ORLEANS


D'AUTRE PART


DÉCLARATION D'APPEL en date du : 16 Mars 2022.

ORDONNANCE DE CLÔTURE du : 1er juillet 2024



COMPOSITION DE LA COUR


Lors des débats à l'audience publique du 07 Octobre 2024 à 14h00, l'affaire a été plaidée devant Madame Anne-Lise COLLOMP, présidente de chambre, en charge du rapport, et Madame Laure- Aimée GRUA, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles, en l'absence d'opposition des parties ou de leurs représentants.


Lors du délibéré, au cours duquel Madame Anne-Lise COLLOMP, présidente de chambre et Madame Laure- Aimée GRUA, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles, ont rendu compte des débats à la collégialité, la Cour était composée de:


Madame Anne-Lise COLLOMP, Présidente de chambre,

Madame Florence CHOUVIN-GALLIARD, Conseiller,

Madame Laure- Aimée GRUA, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles


GREFFIER :


Mme Karine DUPONT, Greffier lors des débats et du prononcé.


ARRÊT :


Prononcé publiquement le 3 décembre 2024 par mise à la disposition des parties au Greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile🏛.


***



FAITS ET PROCEDURE :


[V] [R] épouse [N] est décédée le [Date décès 15] 2001, laissant pour lui succéder son conjoint, M. [F] [N] et leurs trois enfants, [U], [J] et [K] [N].


Suivant acte notarié du 24 décembre 2001, M. [F] [N] a opté pour la totalité de l'usufruit des biens dépendant de la succession.


[F] [N] est décédé le [Date décès 8] 2017, laissant pour lui succéder ses trois enfants.


M. [Af] [N] ayant renoncé à la succession de son père, suivant déclaration faite au greffe du tribunal de grande instance de Blois le 6 septembre 2017, ses trois enfants, [W], [G] et [M] [N] viennent en représentation à la succession de leur grand-père.


De même, Mme [Ag] [N] ayant renoncé à la succession de son père suivant déclaration au greffe du tribunal de grande instance le 3 octobre 2017, son fils, M. [Ah] [Ai], vient en représentation à la succession de son grand-père.


L'administration fiscale a engagé une procédure de rectification à l'encontre des héritiers de [F] [N], remettant en cause le caractère déductible de la créance de restitution inscrite au passif de la succession de M. [F] [N], au titre du quasi-usufruit du compte-titre.


Au terme de cette procédure, l'administration leur a réclamé le paiement de la somme de 482.252 euros au titre d'un réhaussement des droits de succession, outre 15 432 euros d'intérêts de retard, soit un total de 497.684 euros.


Le 25 novembre 2019, par voie de réclamation contentieuse, Mme [Aj] [N] épouse [A] a contesté, pour le compte de la succession de [F] [N], les rectifications proposées par l'administration.


Cette réclamation a été rejetée par une décision du 6 octobre 2020.


Par acte d'huissier en date du 7 décembre 2020, Mmes et MM. [K], [M], [W] et [G] [N] ont fait assigner la Direction régionale des finances publiques de Provence-Alpes Côte d'Azur et du département des Bouches du Rhône devant le tribunal judiciaire de Blois en annulation de la décision du 6 octobre 2020 rejetant leur recours.



Par jugement en date du 24 février 2022, le tribunal judiciaire de Blois a :

- rejeté l'ensemble des prétentions formées par Ak [Aj] [A] et [M] [B] nées [N], MM. [W] et [G] [N] à l'encontre de la Direction Générale des Finances Publiques de Provence Alpes Côte d'Azur et du département des Bouches du Rhône;


- condamné in solidum Mmes [K] [A] et [M] [B] nées [N], MM. [W] et [G] [N] aux entiers dépens.



Par déclaration en date du 16 mars 2022, Mmes [K] [A] et [M] [B] nées [N], MM. [W] et [G] [N] ont relevé appel de l'intégralité des chefs de ce jugement.


Les parties ont constitué avocat et ont conclu.


Suivant conclusions récapitulatives notifiées par voie électronique le 2 mars 2023, Mmes [K] [A] et [M] [B] nées [N], MM. [W] et [G] [N] demandent à la cour de :

- déclarer Mmes [K] [A] et [M] [B] nées [N], MM. [W] et [G] [N] recevables et bien fondés en leur appel et en leurs contestations et demandes.

- annuler et en tout cas infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Blois du 24 février 2022 en ce qu'il les a déboutés de l'ensemble de leurs demandes.

Statuant à nouveau,

- annuler la décision de rejet du 6 octobre 2020, en ce qu'elle leur fait grief.

- prononcer le dégrèvement de la somme de 471.833 euros (482.252 ' 10.419) en droits, 15.099 euros (15.432 ' 333) au titre des intérêts de retard d'assiette et 29.374 euros aux titre des intérêts de recouvrement.

Dans tous les cas :

- débouter la DRFP Provence Alpes Côte d'Azur du département des Bouches du Rhône de toute demandes, fins et conclusions contraires aux présentes écritures ;

- condamner la DRFP Provence Alpes Côte d'Azur du département des Bouches du Rhône à verser une somme de 13.000 euros aux Consorts [N], en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile🏛.

- condamner la DRFP Provence Alpes Côte d'Azur du département des Bouches du Rhône aux entiers dépens de l'instance dont distraction sera faite dans les conditions prévues par l'article 699 du code de procédure civile🏛.


Suivant conclusions récapitulatives notifiées par voie électronique le 30 août 2022, l'État représenté par la Directrice régionale des Finances publiques de Provence Alpes Cote d'Azur et des Bouches demande à la cour de :

- déclarer Mmes [K] [A] et [M] [B] nées [N], MM. [W] et [G] [N] mal fondés en leur appel et le rejeter,

- confirmer le jugement dont appel en ce qu'il a débouté Mmes [K] [A] et [M] [B] nées [N], MM. [W] et [G] [N] de l'intégralité de leurs demandes et les a condamnés in solidum aux entiers dépens.

- débouter Mmes [K] [A] et [M] [B] nées [N], MM. [W] et [G] [N] de l'ensemble de leurs demandes';

- rejeter la demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile';

- condamner in solidum les appelants aux entiers dépens de l'instance d'appel ainsi qu'à payer à l'administration fiscale la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.


Pour un plus ample exposé des faits et des moyens des parties, il convient de se reporter à leurs dernières conclusions.


L'ordonnance de clôture est intervenue le 1er juillet 2024.



MOTIFS :


Sur la demande d'annulation de la décision du 6 octobre 2020 et de degrèvement


Moyens des parties


L'administration fiscale fait valoir que la mise en recouvrement d'une somme de 482 252 euros outre les pénalités à hauteur de 15 432 euros était fondée pour les raisons suivantes:

- [F] [N] est décédé en 2017, postérieurement à son épouse, [V] [R], décédée en 2001 ;

- lors du décès de [V] [R], l'actif brut de communauté s'élevait à 3.278.427,80 euros, et incluait, à hauteur de 2 418 176,53 euros, un compte titre.

- du fait de ce décès, [F] [N] est devenu propriétaire de ces biens en pleine propriété à hauteur de 1 639 213,90 euros, et usufruitier des 50% restant ;

- lors de son décès, ses héritiers (ses enfants et petits-enfants) ont déposé une déclaration de succession dans laquelle ils ont fait figurer, au passif, une créance de restitution d'un montant de 1 205 633,90 euros, correspondant au quasi-usufruit des liquidités et avoirs financiers conservés après le décès de [V] [R] par son époux, soit 1 639 213,90 euros, déduction faite des droits de succession que celui-ci a acquitté pour le compte des enfants nus-propriétaires, soit 433 580 euros ;

- or cette créance de restitution n'était pas déductible au titre du quasi-usufruit du compte-titre, soit à hauteur de 1 205 633,90 euros, dans la mesure où :

- si l'article 768 du CGI autorise la déduction des dettes à la charge du défunt lorsque leur existence au jour du décès est justifiée par tous modes de preuve compatibles avec la procédure écrite, en revanche, l'article 773, 2° du même code🏛🏛 dispose, s'agissant des dettes consenties par le défunt au profit de ses héritiers, qu'elles ne sont pas fiscalement déductibles, à moins d'avoir été consenties par un acte authentique ou un acte SSP ayant date certaine avant l'ouverture de la succession ;

- l'article 587 du code civil🏛 instaure un quasi-usufruit légal, qui ne s'applique qu'aux biens consomptibles ;

- il est constant en revanche que les valeurs mobilières, titres, actions, PEA, CEA, ne peuvent faire l'objet d'un quasi-usufruit légal car il ne s'agit pas de biens consomptibles, ainsi que l'a jugé la Cour de cassation ;

- si la dette née du quasi-usufruit légal, pour les biens consomptibles, n'entre pas dans le champ d'application de l'article 773-2° du CGI, puisqu'elle ne constitue pas une 'dette consentie par le défunt' mais une dette d'origine légale, il en va donc autrement pour un porte-feuille de titres, qui ne peut faire l'objet d'un quasi-usufruit légal ;


- M. [N] disposait certes d'un usufruit légal sur ce compte-titre, mais cet usufruit légal ne peut donner lieu à créance de restitution au profit des nus-propriétaires dès lors qu'en vertu de l'article 578 du code civil🏛, les nus-propréitaires ont vocation à accéder à la pleine propriété de ce compte-titre à l'extinction de l'usufruit, en franchise d'impôt (art. 1133 du CGI), étant précisé que si les biens ne se retrouvent pas en nature au deuxième décès, c'est qu'ils ont été vendus, nécessairement avec l'accord et la signature des nus-propriétaires, ce qui met fin à l'usufruit et opère partage, sauf convention contraire ;

- un quasi-usufruit a pu être accordé conventionnellement par les nus-propriétaires à l'usufruitier, ce qui est le cas en l'espèce puisque [F] [N] avait les pleins pouvoirs sur le compte-titres dont il pouvait librement disposer, mais cet accord doit, pour donner lieu à créance de restitution, être établi dans les formes prévues par l'article 768 du CGI, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, de sorte qu'elle est fondée à s'opposer à la créance de restitution portée au passif de la succession de M. [Ad] à hauteur de

1 205 633,90 euros.


Elle souligne que [F] [N] a ouvert un nouveau compte titre le 8 décembre 2001, que le compte-titre dont il était titulaire avec son épouse a été clôturé le 4 septembre 2002, après le décès de son épouse, de sorte que ce nouveau compte-titre, sur lequel il a exercé un quasi-usufruit, est un 'bien différent' de celui qui existait au décès de [V] [R], dont la substance a été altérée puisque le compte titres a été remplacé par un autre, juridiquement différent. Il appartenait aux parties de formaliser cette clôture du compte titres existant au décès de [V] [R] et l'ouverture d'un nouveau compte au nom de [F] [N] par une convention respectant le formalisme de l'article 773 2° du CGI afin de permettre la reconnaissance au profit des nus-propréitaires d'une créance de restitution fiscalement déductible de la succession.


S'agissant du grief tenant à l'existence d'une double imposition, elle répond qu'il ne peut y avoir de double imposition dès lors que les biens soumis à usufruit ordinaire (art. 578 du code civil), à savoir le compte-titre qui existait lors du décès de [V] [R], ne se retrouve pas au second décès, qu'il ne figure pas dans l'actif de succession et ne fait donc pas l'objet d'une deuxième taxation. Quant aux biens existant en nature au décès de [F] [N], ils ne peuvent être doublement taxés puisqu'ils sont repris par les nus-propriétaires.


Elle ajoute que s'agissant des liquidités, elle a admis le principe d'une créance de restitution au titre du quasi-usufruit exercé par M. [N] et que la difficulté concerne le seul compte-titres.


Les consorts [Ad] font valoir que :

- [F] [N] a opté pour des droits en usufruit sur la succession de son épouse ;

- il avait donc l'usufruit sur les liquidités et sur le porte-feuille de titres pour leur part dépendant de la succession de son épouse (50%) ;


- pour les liquidités classiques, le conjoint survivant dispose d'un quasi-usufruit légal qui donne lieu à une créance de restitution, qui sera inscrite au passif de sa succession ;

- en revanche, les comptes titres, qui ne sont pas des biens consomptibles, ne font pas l'objet d'un quasi-usufruit légal ; les parties peuvent soit rester dans le cadre d'un usufruit classique, auquel cas l'intitulé du compte indiquera la situation de démembrement, soit décider que le conjoint survivant gérera le portefeuille en qualité de quasi-usufruitier à titre conventionnel. Dans cette hypothèse, l'accord des parties n'a pour objet que d'aménager les modalités de gesion du portefeuille initialement soumis à usufruit, sur lequel va désormais s'exercer un quasi-usufruit, mais ne crée pas la situation de démembrement, qui était préexistante et résulte de l'option successorale du conjoint. Dans ce cas, au décès du conjoint survivant, les nus-propriétaires disposent également, comme pour les liquidités, d'une créance de restitution.

Dans le cas d'un usufruit classique, au moment du décès de l'usufruitier, la récupération des nus-propriétaires ne se fera pas par la déduction d'une créance mais par une récupération en nature, de sorte que la moitié du porte-feuille ne sera pas déclarée dans le cadre de la succession.

Au plan civil, les nus-propriétaires doivent donc pouvoir récupérer, au décès du conjoint usufruitier, les biens dont ils ont hérité au 1er décès, soit en nature, soit par l'intermédiaire d'une créance de restitution.

Au plan fiscal, la créance de restitution est déductible dans les conditions de l'article 768 du CGI : il faut que la dette soit à la charge du défunt, existe au jour du dècès, soit dûment justifiée par tous les moyens de preuve compatibles avec la procédure écrite. Or, dans le cadre d'un changement de position récent, qui n'est justifié par aucun élément nouveau, l'administration fiscale subordonne désormais la déductibilité de ces créances à l'existence d'une convention par acte authentique ou SSP en se fondant sur l'article 773, 2° du CGI.

Ils soulignent que la convention de quasi-usufruit n'est le plus souvent pas formalisée par écrit lorsque le climat familial est serein et qu'en tout état de cause, le quasi-usufruit peut être démontré même en l'absence de convention écrite par l'attitude du conjoint survivant et la réitération de l'accord des nus-propriétaires par la suite.

Ils estiment criticable l'analyse de l'administration fiscale en ce que l'article 773 2° du CGI, qui crée une présomption de fictivité, ne s'applique qu'aux dettes consenties par le défunt à ses héritiers, la doctrine précisant qu'elles ne peut s'appliquer aux dettes résultant d'un quasi-usufruit qui trouve sa cause dans la loi (art.587 du code civil). Ils font valoir qu'il serait erroné de considérer que tout quasi-usufruit qui n'aurait pas une origine légale entrerait, ipso facto, dans ce cadre, l'article 773 2° étant un texte d'exception, d'interprétation stricte, qui concerne les situations dans lesquelles une collusion du défunt et de l'héritier peut être suspectée, ce qui n'est pas le cas d'une dette qui a pour origine les droits du conjoint survivant dans la succession du 1er conjoint, et non d'une convention entre eux.

Au cas d'espèce, ils font valoir que la restitution de l'ensemble des sommes sur lesquelles a porté le quasi-usufruit résulte de l'option du conjoint au 1er décès, que la créance de restitution portée au passif de la succession de [F] [N] n'était pas une dette 'consentie' au sens de l'article 773,2°


du CGI, que cette dette existe au profit des héritiers depuis le décès de [V] [N]. En tout état de cause, que les biens soient consomptibles ou non, le démembrement qui a été appliqué aux liquidités et avoirs financiers au 1er décès n'a absolument rien de conventionnel, et ne résulte pas d'une décision postérieure au décès de [V] [R]. Ils ont seulement aménagé les modalités de gestion du porte-feuille, par le biais du quasi-usufruit, et cet aménagement n'a rien de suspect et ne saurait constituer la preuve d'une collusion entre eux.

Ils soutiennent que la clôture du premier compte-titre n'a pas mis fin au démembrement et n'a donné lieu à aucun partage, la substance de ce portefeuille ayant été préservée ainsi qu'il résulte de la comparaison entre les titres existants au 1er et au 2d décès.

Ils font valoir que la solution de l'administration fiscale, qui revient à avoir un actif taxable de près de 4 724 577 euros est totalement incohérente et revient à taxer deux fois les enfants communs de [V] et [F] [N].


Réponse de la cour


[V] [R] et [F] [N] étaient mariés sous le régime de la communauté.


Au décès de [V] [R], l'actif de communauté s'élevait à la somme de 3 344 833,16 euros, en ce compris des liquidités et un compte-titre portant le n° 062739V, ouvert dans les livres du Crédit Lyonnais, comportant des titres pour un montant total de 2 418 176 euros.


Au décès de son épouse, [F] [N] est devenu propriétaire de 50% de l'actif de communauté, et usufruitier de l'autre moitié, les nus-propriétaires étant les trois enfants du couple.


L'article 587 du civil prévoit les modalités d'exercice d'un usufruit sur les choses consomptibles, donc sur les liquidités :

'Si l'usufruit comprend des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer, comme l'argent, les grains, les liqueurs, l'usufruitier a le droit de s'en servir, mais à la charge de rendre, à la fin de l'usufruit, soit des choses de même quantité et qualité soit leur valeur estimée à la date de la restitution'.


En revanche, il est constant que le quasi-usufruit d'origine légale prévu par ce texte ne s'applique pas à des biens non consomptibles au premier usage. Les valeurs mobilières n'étant pas consomptibles au premier usage (1ère Civ., 4 avril 1991 n°89-17.351⚖️ ; 1re Civ., 12 novembre 1998, pourvoi n° 96-18.041⚖️, Al. 1998, I, n° 315), le quasi-usufruit d'origine légale n'est donc pas applicable lorsque l'usufruit porte sur des valeurs mobilières, et donc notamment sur des comptes-titres.


S'agissant des comptes-titres dépendant d'une succession, les nus-propriétaires peuvent donc :

- soit devenir co-titulaires du compte-titre avec l'usufruitier, de sorte que la propriété du compte sera démembrée et que les droits de l'usufruitier sur celui-ci seront limités ;


- soit consentir à l'usufruitier un quasi-usufruit, l'autorisant ainsi à gérer seul le compte et à effectuer donc des actes de disposition.


Les consorts [Ad] exposent qu'ils ont en l'espèce autorisé [F] [N] à gérer entièrement seul ce compte-titres, lui consentant ainsi un quasi-usufruit.


Ce quasi-usufruit, qui ne résulte pas d'une disposition légale puisqu'il s'exerce sur un compte-titres et non sur des liquidités, mais de l'accord des parties, est de nature conventionnelle, ce qu'ils ne contestent pas.


Lorsque le quasi-usufruit s'éteint par l'effet du décès de son titulaire, naît une créance de restitution à l'égard des nus-propriétaires, qui constitue donc une dette à la charge de la succession.


Le régime fiscal des dettes à la charge du défunt est régi par l'article 768 du CGI qui dispose :

'Pour la liquidation des droits de mutation par décès, les dettes à la charge du défunt sont déduites lorsque leur existence au jour de l'ouverture de la succession est dûment justifiée par tous modes de preuve compatibles avec la procédure écrite'.


La déductibilité d'une dette du défunt de l'assisette de calcul de la succession suppose donc l'existence d'une dette personnelle à la charge du défunt, au jour de l'ouvertude la succession, et dont l'existence est justifiée par tous modes de preuve compatibles avec la procédure écrite.


Toutefois, les dettes consenties par le défunt à ses héritiers font l'objet, compte tenu du risque de fictivité pesant sur celles-ci, d'un régime spécial, prévu par l'article 773,2° du CGI qui dispose :

' Toutefois ne sont pas déductibles :

(...)

2° Les dettes consenties par le défunt au profit de ses héritiers ou de personnes interposées. Sont réputées personnes interposées les personnes désignées dans l'article 911, dernier alinéa, du code civil🏛.

Néanmoins, lorsque la dette a été consentie par un acte authentique ou par un acte sous-seing privé ayant date certaine avant l'ouverture de la succession autrement que par le décès d'une des parties contractantes, les héritiers, donataires et légataires, et les personnes réputées interposées ont le droit de prouver la sincérité de cette dette et son existence au jour de l'ouverture de la succession ;'


Il est exact, ainsi que le soulignent les consorts [N], que le texte vise les 'dettes consenties'.


Cet article n'est donc applicable qu'aux dettes d'origine contractuelle (Com, 17 mai 1989, Al. 156).


Il en résulte que les dettes non contractuelles du défunt envers ses héritiers peuvent être prouvées par tout mode de preuve compatible avec le caractère écrit de la procédure fiscale (Com., 6 mai 1991 n°89-18.815⚖️ publié), et notamment les dettes d'origine légale, seules les dettes d'origine contractuelles étant visées par la présomption de fictivité.


L'administration fiscale soutient que ce texte est applicable à une dette du défunt résultant d'un quasi-usufruit de nature non pas légale mais conventionnelle, résultant de l'accord de volonté des parties, ce qui est le cas en l'espèce.


Les consorts [N] estiment à l'inverse que ce texte n'est pas applicable dans cette situation, où l'accord de l'usufruitier et des nus-propriétaires n'a pour objet que d'aménager les modalités de gestion du porte-feuille initialement soumis à usufruit et sur lequel va s'exercer un quasi-usufruit, et ne crée pas la situation de démembrement, qui préexistait. Ils considèrent qu'il serait erroné de considèrer que tout quasi-usufruit qui n'aurait pas une origine légale rentrerait, ipso facto, dans le périmètre de la présomption de fictivité.


La question se pose donc de l'applicabilité des dispositons de l'article 773, 2° du CGI à la créance de restitution résultant d'un quasi-usufruit consenti à titre conventionnel par les héritiers du défunt sur un compte-titres.


Ce quasi-usufruit résulte bien d'un accord entre nus-propriétaires et usufruitier au terme duquel les nus-propriétaires décident que l'usufruitier conservera l'usage de sommes revenant normalement au nu-propriétaire


Il est donc bien de nature contractuelle, quand bien même le démembrement initial serait d'origine légale. Il entre donc bien dans le cadre des dispositions précitées de l'article 773,2° du CGI.


Au terme de cet accord, l'usufruitier peut gérer seul le compte titres sur lequel les nus-propriétaires avaient des droits, et fait naître une créance de restitution à leur profit lors du décès de l'usufruitier.


Il ne s'agit pas seulement d'une modalité d'aménagement de l'usufruit légal, mais d'un droit d'une autre nature, plus étendu que celui résultant du simple exercice d'un usufruit légal puisqu'il autorise le quasi-usufruitier à gérer seul ce compte-titre et à y effectuer des actes de dispsoition, droits dont il ne dispose qu'en vertu de l'accord des parties puisqu'ils excèdent les droits d'un simple usufruitier.


Le quasi-usufruitier devient ainsi titulaire du compte-titre, qui est à son seul nom, et cet accord fait naître une créance de restitution au profit des nus-propriétaires lors du décès de son titulaire, selon le même mécanisme que celui applicable aux liquidités.


La créance de restitution dont ont bénéficié en l'espèce les consorts [Ad] au dècès de leur père est donc bien une dette 'consentie' par le défunt à ses héritiers puisqu'elle résulte de l'accord des parties.


Elle est donc soumise aux dispositions de l'article 773, 2° du CGI, lequel ne fait pas de distinction selon que l'on peut, ou non, suspecter la collusion du défunt et de l'héritier.


Il en résulte que faute d'avoir été consentie par un acte authentique ou un acte sous seing privé ayant date certaine avant l'ouverture de la succession autrement que par le décès d'une des parties contractantes, cette créance de restitution ne constitue pas un passif déductible pour la liquidation des droits de mutation.


Les consorts [Ad] soutiennent qu'il en résulte une double imposition des mêmes biens, puisque sont taxés au second décès des biens déjà taxés au décès de [V] [R].


Toutefois, le compte-titre qui existait lors du décès de [V] [R], qui portait le numéro 062739V, ouvert dans les livres du Crédit Lyonnais, a été clôturé en décembre 2002, et n'est donc pas le même que celui ouvert en 2001 au nom de [F] [N] seul, qui porte un autre numéro.


Les consorts [N] soutiennent que le numéro a certes changé, mais que ce compte-titre reprend une grande partie des titres existants au 1er décès, dont la valeur a nettement augmenté.


Ils font valoir que l'exercice du quasi-usufruit par [F] [N] les place dans l'impossibilité de contester les assertions de l'administration de ce chef.


Toutefois, le transfert éventuel des titres du compte-titres initial dont ils étaient titulaires avec leur père sur le nouveau compte, ouvert au nom de leur seul père, ainsi que la clôture du compte-titre initial, ne pouvaient se faire sans leur accord puisqu'ils en étaient nus-propriétaires, de sorte qu'ils ne sauraient arguer d'une impossibilité pour eux de rapporter la preuve de ce que les titres du compte initial ont été transférés sur le nouveau compte-titre ouvert par leur père en décembre 2001, et de ce que le compte-titre ouvert par [F] [N] en décembre 2001, et le compte-titre initial clôturé le 4 septembre 2002, devraient être considérés comme un même bien, susceptible donc de faire l'objet d'une double imposition.


Il convient de relever qu'il est d'autant moins justifié que la substance du premier compte-titre a été conservée que d'une part il n'y a pas de concommittance entre l'ouverture de l'un et la clôture de l'autre, et surtout que l'analyse du contenu des deux comptes-titres conduit à constater que si certaines catégories d'actions se retrouvent en effet dans les deux compte-titres, aucun élément n'établi qu'il s'agit des mêmes titres que ceux présents dans le premier compte-titres qui auraient été transférés, que les quantités d'actions ne sont pas les mêmes, que d'autres catégories de titres sont apparues et que d'autres au contraire ont disparu, de sorte qu'il ne peut être


considéré que la position de l'administration fiscale conduirait à une double taxation du même compte.


Par conséquent, le jugement doit être confirmé en ce qu'il a rejeté les demandes des consAdrts [N].


Sur les demandes accessoires


Les consorts [Ad] seront tenus des dépens de la procédure d'appel.


Les circonstances de la cause ne justifient pas de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.



PAR CES MOTIFS


Statuant par mise à disposition au greffe, publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,


CONFIRME le jugement entrepris ;


Y ajoutant :


REJETTE les demandes fondées sur les dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;


CONDAMNE in solidum Mme [K] [N] épouse [A], M. [W] [N], Mme [M] [Ad] née [B] et M. [Ab] [N] aux dépens de la procédure d'appel.


Arrêt signé par Mme Anne-Lise COLLOMP, Présidente de Chambre et Mme Karine DUPONT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.


LE GREFFIER LE PRÉSIDENT

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