AVIS DE M. HALEM, AVOCAT GÉNÉRAL RÉFÉRENDAIRE
Arrêt n° 299 du 11 mars 2025 (FS-B) –
Chambre sociale Pourvoi n° 21-23.557⚖️ Décision attaquée : Cour d'appel d'Amiens du 2 septembre 2021 M. [K] [Y] [P] C/ Société Artemis security _________________
M. [Y] [P] (ci-après “le salarié”) a été engagé le 1er avril 2017 par la société Artemis security (ci-après “l'employeur”), en qualité d'agent de services de sécurité incendie et d'assistance à personnes. Ayant saisi la juridiction prud'homale le 25 avril 2019 afin d'obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail, le salarié a été licencié pour faute grave le 1er juillet suivant. Par jugement du 4 décembre 2019, le conseil de prud'hommes de Compiègne l'a débouté de ses demandes de résiliation et de dommages-intérêts pour modification du contrat de travail vers un travail de nuit et absence de suivi médical renforcé, et a condamné l'employeur à lui payer une somme à titre de dommages-intérêts pour nonpaiement du salaire.
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Par arrêt du 2 septembre 2021, la cour d'appel d'Amiens a confirmé le jugement sauf en ce qui concerne les dommages-intérêts pour non paiement du salaire. Le salarié a formé un pourvoi le 26 octobre 2021.
DISCUSSION Le pourvoi est articulé en cinq moyens de cassation. 1) Le salarié qui exerce son activité sur plusieurs lieux de travail au sein d'une même entreprise n'assurant pas le transport entre ces différents lieux et entre ces lieux et sa résidence habituelle peut prétendre à la prise en charge des frais de carburant lui permettant de réaliser l'ensemble de ces déplacements : (i) en déboutant le salarié de ses demandes de remboursement de frais de déplacement, aux motifs inopérants qu'il “ne démontrait pas en quoi son temps de trajet travail domicile a[vait] dépassé le temps normal de trajet”, la cour d'appel a violé l'
article L. 3121-4 du code du travail🏛 par fausse application, ensemble les
articles L. 3261-3 et R. 3261-15 du code du travail🏛🏛 ;
(ii) en déboutant le salarié de ses demandes de remboursement de frais de déplacement, aux motifs que “le contrat de travail ne comporte pas de disposition concernant la prise en charge de ses frais”, sans rechercher s'il n'était pas conduit à exercer des vacations sur plusieurs lieux de travail l'exposant à des frais pour les besoins de son activité professionnelle, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 3261-3 et R. 3261-15 du code du travail. 2) Sur le rejet des demandes au titre du rappel d'heures supplémentaires : (i) en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, le salarié doit présenter à des éléments suffisamment précis sur les heures non rémunérées alléguées afin de permettre à l'employeur d'y répondre en produisant ses propres éléments ; en déboutant le salarié de ses demandes, aux motifs inopérants qu'il n'apportait pas la preuve qu'il ait travaillé les jours fériés, en constatant pourtant qu'il produisait un décompte de ses heures et ses plannings de travail auquel il appartenait à l'employeur de répondre, la cour d'appel a violé l'
article L. 3171-4 du code du travail🏛 ; (ii) le salarié soutenait dans ses conclusions d'appel qu'il résultait des propres tableaux produits par l'employeur un reliquat de 12,77 heures supplémentaires non payées pour la période du 1er juin 2016 au 31 mai 2017, et de 168,87 heures pour la période du 1 er juin 2017 au 31 mai 2018, de sorte que la cour d'appel s'est abstenue de répondre aux conclusions déterminantes du salarié sur ce point en violation de l'
article 455 du code de procédure civile🏛. 3) Sur le rejet de la demande de dommages-intérêts pour modification du contrat de travail vers un contrat de nuit et absence de suivi médical renforcé pour travail de nuit, le seul constat du non-respect des dispositions protectrices en la matière ouvre
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droit à réparation ; en déboutant le salarié de sa demande d'indemnisation de ce chef, au motif qu'il ne démontrait pas la réalité et la consistance de son préjudice, la cour d'appel a violé les
articles L. 3122-1 et L. 3122-11 du code du travail🏛🏛, ensemble l'article 9 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003. 4) Sur les demandes au titre de la résiliation judiciaire et des rappels de salaire : (i) la cassation à intervenir sur les trois premiers moyens entraînera, par voie de conséquence, celle des chefs liés à la résiliation judiciaire en application de l'
article 624 du code de procédure civile🏛 ; (ii) en jugeant que l'employeur n'avait pas commis de manquement suffisamment grave justifiant la résiliation du contrat de travail en faisant passer le salarié d'un horaire de jour à un horaire de nuit, alors qu'elle constatait que “cette [faculté contractuelle de] modification jour/nuit n'est pas légale”, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé les
articles 1134, devenu 1103, et 1184, devenu 1227, du code civil🏛 ; (iii) en déboutant le salarié de sa demande de résiliation judiciaire tirée de la modification de son contrat de travail en horaire de nuit aux motifs qu'il avait “exécuté régulièrement sa prestation de travail de nuit, sans opposition ni réclamation”, la cour d'appel a violé les articles 1134, devenu 1103, et 1184, devenu 1227, du code civil ;
(iv) en jugeant que le manquement tiré de ce que le salarié avait dû travailler de nuit n'était pas suffisamment grave car les manquements étaient anciens, sans rechercher, ainsi qu'il lui était demandé, si sa gravité ne résultait pas de sa persistance jusqu'au jour de la demande de résiliation, la cour d'appel, a privé sa décision de base légale au regard des articles 1134, devenu 1103, et 1184, devenu 1227, du code civil, ensemble l'
article L. 1231-1 du code du travail🏛 ; (v) une rétrogradation s'analyse en une modification du contrat de travail que le salarié peut valablement refuser, de sorte qu'en déboutant le salarié de sa demande de résiliation judiciaire aux motifs que “la preuve de la réalité de la modification des fonctions [du salarié] n'était pas établie, faute pour celui-ci d'avoir rejoint sa nouvelle affectation” et que “le maintien de la rémunération et du salaire contredisent que la modification était réelle”, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1134, devenu 1103 et 1184, devenu 1227, du code civil ; (vi) la cour d'appel a omis de répondre aux conclusions par lesquelles le salarié soutenait que la résiliation du contrat de travail était justifiée par l'absence de suivi médical régulier, en violation de l'article 455 du code de procédure civile. 5) Sur le licenciement pour faute grave : (i) en jugeant que le salarié avait commis une faute grave en ne reprenant pas son travail, sans rechercher si le fait d'imposer au salarié un travail de nuit était un manquement le justifiant, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des
articles L. 1234-1 et L. 1234-5 du code du travail🏛🏛 ; (ii) l'acceptation par le salarié de la modification de son contrat de travail ne se présume pas et ne peut résulter de la seule poursuite de l'exécution de ce contrat ; en jugeant que le licenciement était fondé sur une faute grave aux motifs réputés adoptés que “le salarié a déjà travaillé de nuit en novembre 2017. Il est de fait que [le salarié]
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n'a jamais contesté ce principe par le passé”, la cour d'appel et a violé les articles L. 1234-1 et L. 1234-5 du code du travail. Les deux premiers moyens ne soulèvent pas de question de principe nouvelle par rapport à la jurisprudence habituelle de la Cour de cassation, méritant d'être spécifiquement analysée. S'agissant en revanche du troisième moyen, le salarié expose que la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour de justice de l'Union européenne (ci-après “CJUE”) selon laquelle dépassement de la durée moyenne maximale hebdomadaire constitue, en tant que tel, une violation de l'article 6, sous b), de la directive 2003/88 sans qu'il soit besoin de démontrer en outre l'existence d'un préjudice spécifique peut être transposée en cas de violation des dispositions protectrices de suivi médical renforcé pour travail de nuit garanties par la même directive. L'employeur considère que la Cour de cassation ayant mis fin en 2016 à la jurisprudence sur le préjudice nécessaire, le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité n'ouvre droit à réparation que si un préjudice en a résulté. Ce moyen soulève donc la question suivante : un travailleur de nuit n'ayant pas bénéficié du suivi médical renforcé prévu par les articles L. 3122-11 du code du travail et 9 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 doit-il, pour être indemnisé, rapporter la preuve de l'existence d'un préjudice ? En outre, les propositions de rejet non spécialement motivé formulées au rapport pour les deux derniers moyens (moyens 4 et 5), qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation, pourront être soutenues sans nécessité d'une étude dédiée. Les moyens relatifs à la prise en charge des frais de déplacement (I - moyen 1), à la preuve des heures supplémentaires (II - moyen 2) et à l'indemnisation de l'absence de suivi médical renforcé du travailleur de nuit (III - moyen 3) seront en conséquence successivement étudiés.
I - Sur la prise en charge des frais de déplacement (moyen 1) Le temps de déplacement professionnel excédant le temps normal de trajet domicilelieu de travail habituel justifie l'octroi d'une compensation financière (1), pouvant être accordée au titre des frais professionnels sous réserve de preuve par le salarié du caractère inhabituel de ce trajet (2), ce en quoi il a failli en l'espèce comme l'a justement jugé la cour d'appel (3). 1. L'article L. 3121-4 du code du travail, qui réglemente le temps de déplacement professionnel, dispose : “Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif. Toutefois, s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l'objet d'une contrepartie soit sous forme de repos, soit sous forme financière. La part de ce temps de déplacement professionnel coïncidant avec l'horaire de travail n'entraîne aucune perte de salaire”.
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Issu de la loi de cohésion sociale n° 2005-32 du 18 janvier 20051, ce texte a repris en les adaptant la plupart des solutions jurisprudentielles antérieures, selon lesquelles: - le temps de trajet habituel domicile-lieu de travail ne constitue pas un temps de travail effectif (
Soc, 2 juin 2004, n° 02-42.613⚖️ ;
Soc, 5 novembre 2003, n° 01-43.109⚖️), sauf si ce temps de déplacement se situe dans une période d'astreinte (
Soc, 10 mars 2004, n° 01-46.367⚖️ ;
Soc, 31 octobre 2007, n° 06-43.834⚖️) ; - le temps de mission pour se rendre d'un lieu de travail à un autre constitue un temps de travail effectif (Soc, 12 janvier 2005, n° 02-47.503 ;
Soc, 16 juin 2004, n° 02-43.685⚖️ ;
Soc, 5 mai 2004, n° 01-43.918⚖️), y compris s'il s'agit d'un déplacement entre l'entreprise et un chantier (
Soc, 27 février 2002, n° 00-40.618⚖️ ;
Soc, 12 juillet 1999, n° 97-42.789⚖️ ; Soc, 9 mars 1999, n° 97-43.862 et 96-44.643) ; - temps de trajet inhabituel, qui excède le temps nécessaire à un salarié pour se rendre de son domicile à son lieu de travail habituel2, doit faire l'objet d'une contrepartie, soit sous forme de repos, soit sous forme financière (
Soc, 30 mai 2018, n° 16-20.634⚖️), y compris au profit des salariés itinérants pour lesquels elle ne peut être dérisoire (
Soc, 30 mars 2022, n° 20-15.022⚖️) ; la charge de la preuve de ce temps de trajet inhabituel n'incombe spécialement au salarié que pour la demande de contrepartie (
Soc, 15 mai 2013, n° 11-28.749⚖️). 2. La prise en charge des frais professionnels s'effectue en principe en fonction du contrat de travail, des accords collectifs, de la loi ou de l'usage, selon deux régimes principaux. 2.1. S'agissant du remboursement des frais professionnels au sens large, il est admis de longue date que les sommes qu'un salarié justifie avoir exposées pour les besoins de son activité professionnelle et dans l'intérêt de l'employeur doivent lui être remboursées sans pouvoir être imputées sur la rémunération qui lui est due, à moins qu'il n'ait été contractuellement prévu de lui en laisser la charge moyennant le versement d'une somme fixée à l'avance de manière forfaitaire et à la condition que la rémunération proprement dite du travail reste au moins égale au SMIC (
Soc, 25 février 1998, n° 95-44.096 et 96-40.144⚖️ ;
Soc, 25 mars 2010, n° 08-43.156⚖️;
Soc, 23 septembre 2009, n° 07-44.477⚖️) ou au salaire minimum conventionnel (
Soc, 7 mai 1998, n° 95-41.585⚖️). 1
Voir ancien
article L. 212-4, alinéa 4 du code du travail🏛 : “Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif. Toutefois, s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il doit faire l'objet d'une contrepartie soit sous forme de repos, soit financière, déterminée par convention ou accord collectif ou, à défaut, par décision unilatérale de l'employeur prise après consultation du comité d'entreprise ou des délégués du personnel, s'ils existent. La part de ce temps de déplacement professionnel coïncidant avec l'horaire de travail ne doit pas entraîner de perte de salaire”. Introduit sur amendement en première lecture à l'Assemblée nationale, cette disposition a été débattue, notamment sur le fait qu'elle conduisait à faire dépendre la prise en charge en fonction du temps de déplacement entre domicile et lieu de travail (voir 2ème séance du jeudi 2 décembre 2004 - compte rendu analytique - “après l'
article 37 ter”, débat sur l'amendement n° 200). 2
Sous le régime antérieur à la loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005🏛, il était considéré que le temps de trajet inhabituel constituait du temps de travail effectif (Soc, 5 novembre 2003, n° 01-43.109 ; Soc, 5 mai 2004, n° 01-43.918 ; Soc, 15 mai 2013, n° 11-28.749), lequel s'appréciait mission par mission lorsque celle-ci dépassait une journée et que le salarié ne regagnait pas son domicile chaque jour (
Soc, 24 septembre 2014, n° 12-28.664⚖️).
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En effet, les remboursements de frais professionnels ne constituant pas un élément du salaire, l'employeur ne saurait en imputer le montant sur celui-ci (
Soc, 23 janvier 2019, n° 17-18.771⚖️ ; Soc, 17 décembre 2004, n° 00-44.103 à 00-44.507 ;
Soc, 10 novembre 2004, n° 02-41.881⚖️), de sorte que la clause du contrat de travail les mettant à la charge du salarié doit être réputée non écrite (Soc, 27 mars 2019, n°1731.116 ; Soc, 25 mars 2010, n° 08-43.156, précité). Les parties peuvent toutefois convenir d'un forfait de remboursement mensuel de ces frais, dès lors que la rémunération du travail proprement dite reste au moins égale au SMIC, et il appartient alors au salarié qui prétend au remboursement des frais professionnels excédant le montant du forfait d'en apporter la preuve (
Soc, 6 juillet 2022, n° 21-11.165⚖️ ;
Soc, 7 mars 2012, n° 10-18.118⚖️ ;
Soc, 16 juin 2011, n° 10-14.728 et 10-14.727⚖️). Combinant, pour faire droit à une demande de prise en charge de frais professionnels de déplacement, ce régime et le critère de compensation du temps de déplacement professionnel inhabituel résultant de l'article L. 3121-4, alinéa 2, du code du travail précité, la Cour de cassation a récemment retenu que la distance parcourue par le salarié jusqu'à différents lieux d'exécution du contrat de travail était très supérieure à la distance entre son domicile et l'établissement dont il dépendait et ne pouvait être assimilée à un trajet habituel domicile-lieu de travail (Soc, 6 juillet 2022, n° 21-11.165, précité ;
Soc, 23 janvier 2019, n° 17-19.779⚖️). 2.2. Issu de la loi de finances pour 2009, l'article L. 3261-3 du code du travail, dans sa version résultant de la
loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010🏛 applicable en l'espèce, instaure par ailleurs un régime spécial de prise en charge facultative pour les frais de transport personnels3 : “L'employeur peut prendre en charge, dans les conditions prévues à l'article L. 3261-4, tout ou partie des frais de carburant engagés pour leurs déplacements entre leur résidence habituelle et leur lieu de travail par ceux de ses salariés : 1° Dont la résidence habituelle ou le lieu de travail est situé en dehors de la région d'Ile-deFrance et d'un périmètre de transports urbains défini par l'
article 27 de la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982🏛 d'orientation des transports intérieurs ; 2° Ou pour lesquels l'utilisation d'un véhicule personnel est rendue indispensable par des conditions d'horaires de travail particuliers ne permettant pas d'emprunter un mode collectif de transport. Dans les mêmes conditions, l'employeur peut prendre en charge les frais exposés pour l'alimentation de véhicules électriques ou hybrides rechargeables et permettre la recharge desdits véhicules sur le lieu de travail. Le bénéfice de cette prise en charge ne peut être cumulé avec celle prévue à l'article L. 32612”.
L'article R. 3261-15 du même code prévoit : “Le salarié qui exerce son activité sur plusieurs lieux de travail au sein d'une même entreprise qui n'assure pas le transport entre ces différents lieux et entre ces lieux et la résidence habituelle du salarié peut prétendre aux prises en charge mentionnées aux articles L. 3261-3 et L. 3261-3-1 pour les déplacements qui lui sont imposés
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Ces frais sont à distinguer des frais de transports publics, obligatoirement pris en charge par l'employeur en vertu de l'
article L. 3261-2 du code du travail🏛.
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entre sa résidence habituelle et ses différents lieux de travail, ainsi qu'entre ces lieux de travail”.
3. En l'espèce, il ressort des conclusions du salarié devant la cour d'appel qu'il sollicitait l'indemnisation de “frais de déplacement” liés à l'utilisation de son véhicule personnel pour accomplir le trajet entre son premier domicile situé à [Localité 8] et son lieu de travail situé à [Localité 12] (distance de 33,3 kilomètres) jusqu'en novembre 2018, puis à compter de cette date entre son nouveau domicile situé à [Localité 11] et le même lieu de travail (distance de 41,7 kilomètres), jusqu'en février 20194. Bien qu'il soutenait que son “contrat de travail (...) prévoit que compte-tenu de la nature de ses fonctions, il n'a pas un ou plusieurs lieux de travail fixes, qu'il travaille sur les sites des clients, et qu'il peut être muté sur plusieurs départements”5, il sollicitait donc exclusivement l'indemnisation des frais professionnels exposés pour le déplacement entre son domicile et son lieu d'affectation, frais qu'il estimait “inhérents à ses fonctions et impliqués par le contrat lui-même (...)”6. Les motifs retenus par la cour d'appel confirment qu'elle a bien appliqué à la demande le régime des frais de déplacement tel que décrit ci-dessus, lequel prend en compte en ce cas, à titre de comparaison, le trajet habituel domicile-lieu de travail, en jugeant : “Il est constant que les frais professionnels doivent être supportées par l'employeur. Le temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail n'est pas considéré comme du temps de travail effectif. Dès lors, aucune compensation salariale n'est imposée à l'employeur. Cependant, à l'occasion d'un déplacement professionnel, le temps de trajet peut dépasser le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail”.
Elle en a justement conclu que le salarié, à qui incombait la charge de la preuve du caractère anormal du temps de trajet et des frais réclamés, dès lors que “le contrat de travail ne comporte pas de disposition concernant la prise en charge des frais” (arrêt attaqué, p. 4), “ne démontr[ait] pas en quoi son temps de trajet travail domicile a dépassé le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, étant au surplus retenu que son contrat de travail définissait sa zone géographique d'intervention” (arrêt attaqué, p. 5). S'agissant d'une demande de prise en charge des frais de déplacement exposés pour le seul trajet domicile-lieu de travail, le salarié ne pouvait en effet en solliciter le paiement au seul motif que son “contrat de travail (...) prévoit que compte-tenu de la nature de ses fonctions, il n'a pas un ou plusieurs lieux de travail fixes, qu'il travaille sur les sites des clients, et qu'il peut être muté sur plusieurs départements”7. 4
Conclusions du salarié devant la cour d'appel, p. 9-10 et 38.
5
Conclusions du salarié devant la cour d'appel, p. 7.
6
Conclusions du salarié devant la cour d'appel, p. 9.
7
Conclusions du salarié devant la cour d'appel, p. 7.
7
Il ne peut donc être soutenu par la première branche du moyen que la cour d'appel aurait faussement appliqué l'article L. 3121-4 du code du travail, combiné avec les
articles L. 3261-3 et R. 3262-15 du même code🏛. Dans ces conditions, la cour d'appel n'avait pas à rechercher, comme le soutient la seconde branche, si le salarié était conduit à exercer des vacations sur plusieurs lieux de travail, l'intéressé sollicitant exclusivement le paiement des frais de déplacement domicile-travail exposés. Il conviendra donc, au moment de l'examen de l'affaire 8, de rejeter le premier moyen en son entier.
II - Sur la preuve des heures supplémentaires (moyen 2) Bien que la preuve des heures supplémentaires repose sur un mécanisme partagé, la jurisprudence s'est employée à éviter toute inversion de la charge de la preuve au détriment du salarié en obligeant le juge du fond à étudier le décompte d'heures que l'employeur est tenu de fournir (1), ce que la cour d'appel a omis de faire en l'espèce (2). 1. Issu d'une règle en vigueur depuis la loi n° 92-1446 du 31 décembre 19929, l'article L. 3171-4 du code du travail instaure un système de preuve du nombre d'heures de travail accomplies partagé entre l'employeur et le salarié, en trois étapes : “En cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, l'employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l'appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d'enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable”.
Il est ainsi traditionnellement affirmé, sur la base de ce texte : “ (...) [E]n cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l'ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l'une et l'autre des parties, dans l'hypothèse où il retient l'existence d'heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son 8
Si la proposition de question préjudicielle la Cour de justice de l'Union européenne et de sursis à statuer en conclusion du présent avis était suivie. 9
Voir l'ancien
article L. 212-1-1 du code du travail🏛 : “En cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail effectuées, l'employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l'appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles”.
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calcul, l'importance de celles-ci et fixe les créances salariales s'y rapportant” (Soc, 23
septembre 2020, n° 18-19.988 ;
Soc, 18 mars 2020, n° 18-10.919⚖️). L'évolution de la jurisprudence s'est toutefois employée à neutraliser le mécanisme, essentiellement dans trois directions. D'abord, en limitant le niveau de précision attendu des éléments produits par le salarié. Après avoir affirmé que le salarié devait fournir au juge des éléments de nature à “étayer” sa demande (
Soc, 24 novembre 2010, n° 09-40.928⚖️ ;
Soc, 25 février 2004, n° 01-45.441⚖️), la chambre sociale de la Cour de cassation a modifié sa formule dans un sens plus souple, en jugeant qu'“il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments” (Soc, 18 mars 2020, n° 18-10.919, précité). Cette décision traduit le contrôle opéré sur les motifs des juges du fond au regard du caractère suffisamment précis des éléments présentés par le salarié, afin que celui-ci ne soit pas débouté de ses prétentions au seul motif qu'il en aurait insuffisamment précisé la réalité. Ont ainsi été jugés suffisamment précis la fourniture par le salarié de décomptes d'heures (
Soc, 24 mai 2018, n° 17-14.490⚖️), de relevés de temps quotidiens (Soc, 19 juin 2013, n° 11.27-709), d'un tableau (
Soc, 22 mars 2012, n° 11-14.466⚖️), de fiches informatiques enregistrées sur l'intranet de l'entreprise contenant le décompte journalier des heures travaillées (Soc, 24 janvier 2018, n° 1623.743) ou encore de tableaux détaillés de ses horaires de travail, de copies de ses plannings pour certains mois et d'un décompte de ses dimanches travaillés (
Soc, 4 mars 2020, n° 18-26.136⚖️). A l'inverse, a été jugé insuffisamment précis un relevé global des heures supplémentaires et des heures de nuit par année de travail, ne comportant aucune information sur les jours et les horaires effectués par un salarié (
Soc, 9 avril 2015, n° 13-26.084⚖️), tout comme une présentation laconique dans ses écritures, sans explications utiles (
Soc, 2 avril 2014, n° 12-29.494⚖️). Il en va de même d'éléments comportant des lacunes, erreurs et invraisemblances (Soc, 5 décembre 2018, n° 1721.881) ou d'attestations ne corroborant pas les heures mentionnées dans les tableaux retraçant le nombre d'heures supplémentaires effectuées semaine par semaine (
Soc, 3 avril 2019, n° 16-29.102⚖️). Ensuite, en préservant le caractère global de l'examen pour éviter toute inversion de la charge de la preuve au détriment du salarié. Postérieurement à l'arrêt du 18 mars 2020 précité, la Cour de cassation a censuré, comme faisant peser sur le seul salarié la charge de la preuve, des arrêts le déboutant au prétexte d'une imprécision des éléments produits, avant que l'employeur n'ait même produit ses propres éléments (
Soc, 30 septembre 2020, n° 18-21.724⚖️ ;
Soc, 23 septembre 2020, n° 18-19.988⚖️, précité ;
Soc, 3 juin 2020, n° 18-19.308⚖️).
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Enfin, en rappelant l'obligation pour l'employeur de comptabiliser les heures de travail accomplies.
Reprenant un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne considérant que les États membres doivent imposer aux employeurs l'obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur (CJUE, 14 mai 2019, CCOO c. Tyco, C55/18, points 60 à 63), la Cour de cassation a ainsi rappelé que le juge doit prendre en compte l'ensemble des éléments présentés compte tenu de la nécessité pour l'employeur de contrôler la durée de travail effectivement réalisée par ses salariés (Soc, 18 mars 2020, n° 18-10.919, précité ;
Soc, 20 janvier 2021, n° 19-21.755⚖️ ;
Soc, 29 septembre 2021, n° 20-10.634⚖️ ;
Soc, 16 février 2022, n° 20-16.171⚖️). 2. En l'espèce, la cour d'appel, pour rejeter d'emblée la demande de paiement d'heures supplémentaires formulée par le salarié, s'est bornée à critiquer l'intelligibilité d'un tableau et de plannings produits par celui-ci, ainsi que l'absence de preuve d'un travail effectif au titre des jours fériés travaillés, sans relever aucun élément de preuve apporté par l'employeur dont elle a seulement validé les contestations : “(...) le salarié produit un tableau récapitulatif reconstitué a postériori notant les heures travaillées par semaine, aux colonnes peu intelligibles. Il se prévaut également des plannings produits. Il en déduit des totaux, qu'il envisage aux termes de ses dernières écritures à l'année. L'employeur conteste à juste titre que les jours fériés puissent être comptabilisés comme du temps de travail effectif, le salarié n'apportant pas d'élément sur le fait qu'il ait travaillé sur ces périodes. L'employeur énonce justement que le salarié a été réglé des heures réalisées en sus du contingent annuel, ce qui est établi par les bulletins de salaire de mai 2017 et 2018” (arrêt
attaqué, p. 5 et 6). Elle en conclut que : “Le manquement au titre des heures supplémentaires non rémunérées doit être écarté, de même que celui qui serait né d'un travail dissimulé en ce qu'il en est la conséquence directe. Les demandes de rappel de salaire et d'indemnités (pour travail dissimulé et non paiement intégral) sont rejetées” (arrêt attaqué, p. 6).
En statuant de la sorte, sans constater que l'employeur apportait ses propres éléments de preuve contraires, tirés notamment de son obligation de contrôle des heures de travail effectivement accomplies, la cour d'appel a fait peser sur le seul salarié la preuve des heures supplémentaires litigieuses et n'a dès lors pas, comme le soutient la première branche du moyen, respecté le régime probatoire instauré par l'article L. 3171-4 du code du travail. En revanche, bien que critiquable, l'argumentation ainsi retenue par la cour d'appel saurait constituer un défaut de réponse aux conclusions du salarié relatives décompte avancé par l'employeur, qui ont été de ce fait implicitement nécessairement rejetées, contrairement à ce que soutient la seconde branche moyen.
10
ne au et du
Il conviendra donc, au moment de l'examen de l'affaire 10, de prononcer la cassation de l'arrêt attaqué sur le fondement de la première branche du second moyen.
III - Sur l'indemnisation de l'absence de suivi médical renforcé du travailleur de nuit (moyen 3) L'indemnisation de l'absence de suivi médical renforcé du travailleur de nuit (1) soulève la question de l'application de la théorie du préjudice nécessaire, dont le critère doit être précisé notamment en cas d'invocation d'une directive européenne (2), ce qui justifie le renvoi d'une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne (3) sur la portée de l'article 9 de la directive 2003/88 dont la violation est alléguée (4). 1. Le travail de nuit a fait l'objet, sous l'influence du droit européen, d'un encadrement particulier traduit notamment par un suivi médical renforcé du salarié. 1.1. Le travail de nuit a longtemps été autorisé en France sans restrictions autres que celles relatives à la situation des femmes11, des jeunes travailleurs12 et au secteur de la boulangerie13.
10
Si la proposition de question préjudicielle la Cour de justice de l'Union européenne et de sursis à statuer en conclusion du présent avis était suivie. 11
Voir l'ancien
article L. 213-1 du code du travail🏛, en vigueur à compter du 3 janvier 1979, et les suivants : “Les femmes ne peuvent être employées à aucun travail de nuit dans les usines manufactures, mines et carrières, chantiers, ateliers et leurs dépendances, de quelque nature que ce soit, publics ou privés, laïques ou religieux, même lorsque ces établissements ont un caractère d'enseignement professionnel ou de bienfaisance, ainsi que dans les offices publics et ministériels, les établissements des professions libérales, des sociétés civiles, des syndicats professionnels et des associations de quelque nature que ce soit. Les dispositions de l'alinéa précédent ne sont pas applicables aux femmes qui occupent des postes de direction ou de caractère technique et impliquant une responsabilité, non plus qu'aux femmes occupées dans les services de l'hygiène et du bien-être qui n'effectuent pas normalement un travail manuel”. 12
Voir l'ancien
article L. 213-7 du code du travail🏛, en vigueur à compter du 13 juillet 1977, et les suivants jusqu'à l'article L. 213-10 : “Le travail de nuit est interdit pour les jeunes travailleurs de l'un ou l'autre âgés de moins de dix huit ans occupés dans les professions mentionnées à l'alinéa 1er de l'article L. 200-1. Toutefois, à titre exceptionnel, des dérogations aux dispositions de l'alinéa précédent peuvent être accordées par l'inspecteur du travail pour les établissements commerciaux et ceux du spectacle. En ce qui concerne les professions de la restauration et de l'hôtellerie, un décret en Conseil d'Etat détermine les conditions dans lesquelles il peut être dérogé aux dispositions de l'alinéa précédent”. 13
Voir l'ancien
article L. 213-11 du code du travail🏛, en vigueur à compter du 23 novembre 1973, ainsi que l'
article L. 213-12 du même code🏛 : “Il est interdit d'employer des ouvriers à la fabrication du pain et de la pâtisserie entre 10 heures du soir et et 4 heures du matin. Cette interdiction s'applique à tous les travaux qui, directement ou indirectement, concourent à la fabrication du pain et de la pâtisserie”.
11
Considérant notamment que “(...) de longues périodes de travail de nuit sont préjudiciables à la santé des travailleurs et peuvent compromettre leur sécurité au travail” (considérant 11), la directive 93/104/CE du 23 novembre 1993 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail, qui faisait suite à des recommandations du Conseil14 ou à des réglementations sectorielles sur le temps de travail15, a défini et donné un véritable statut au travailleur de nuit. Son article 8, 1), relatif à la “Durée du travail de nuit”, prévoyait notamment que “Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que (...) Le temps de travail normal des travailleurs de nuit ne dépasse pas huit heures en moyenne par période de vingt-quatre heures”. L'
article 9 du même texte, relatif à l'“Evaluation de la santé et [au] transfert au travail de jour des travailleurs de nuit”, imposait aux “(...) États membres de pren[dre] les mesures nécessaires pour que : a) les travailleurs de nuit bénéficient d'une évaluation gratuite de leur santé, préalablement à leur affectation et à intervalles réguliers par la suite ; b) les travailleurs de nuit souffrant de problèmes de santé reconnus, liés au fait que ces travailleurs accomplissent un travail de nuit, soient transférés, chaque fois que cela est possible, à un travail de jour pour lequel ils sont aptes”. L'interdiction du travail de nuit des femmes ayant été jugée par la Cour de justice des communautés européennes contraire à la directive 76/207/CEE du 9 février 1976 relative à l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelle (CJCE, 25 juillet 1991, Stoeckel, C-345/89), puis ayant donné lieu à la condamnation de la France pour manquement à ses obligations en vertu du même texte (CJCE, 13 mars 1997, Commission des Communautés européennes c. République française, C-197/96), la loi n° 2001-397 du 9 mai 200116 a supprimé une telle interdiction, mettant ainsi la législation française en conformité avec cette directive. Cette loi a également posé le principe du suivi médical renforcé du travailleur de nuit avant son affectation, puis à intervalles réguliers de six mois17. 14
Recommandation n° 75/547 du 22 juillet 1975 posant le principe de la semaine de quarante heures et des quatre semaines de congés payés. 15
Règlements n° 543/69 du 25 mars 1969 et 3820/85 du 20 décembre 1985 relatifs à la durée du travail des chauffeurs routiers. 16
Loi n° 2001-397 du 9 mai 2001🏛 relative à l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dite “loi Génisson”.
17
Voir les trois premiers alinéas de l'ancien
article L. 213-5 du code du travail🏛 issu de la loi n° 2001-397 du 9 mai 2001 : “Tout travailleur de nuit bénéficie, avant son affectation sur un poste de nuit et à intervalles réguliers d'une durée ne pouvant excéder six mois par la suite, d'une surveillance médicale particulière dont les conditions d'application sont déterminées par décret en Conseil d'Etat. Le travailleur de nuit, lorsque son état de santé, constaté par le médecin du travail, l'exige, doit être transféré à titre définitif ou temporaire sur un poste de jour correspondant à sa qualification et aussi comparable que possible à l'emploi précédemment occupé. L'employeur ne peut prononcer la rupture du contrat de travail du travailleur de nuit du fait de son inaptitude au poste comportant le travail de nuit au sens des articles L. 213-1-1 et L. 213-2, à moins qu'il ne justifie par écrit soit de
12
La directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail est venue consolider certaines modifications de la directive de 1993, dont elle a repris l'économie générale concernant la protection renforcée reconnue aux travailleurs de nuit. Définissant le “travailleur de nuit” comme “tout travailleur qui accomplit durant la période nocturne [entre 24 heures et 5 heures] au moins trois heures de son temps de travail journalier accomplies normalement” ou “susceptible d'accomplir, durant la période nocturne, une certaine partie de son temps de travail annuel” (article 2, § 4), ce texte a encadré la durée du travail de nuit en posant, dans les mêmes termes que le précédent, que : “Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que : a) le temps de travail normal des travailleurs de nuit ne dépasse pas huit heures en moyenne par période de vingt-quatre heures ; b) les travailleurs de nuit dont le travail comporte des risques particuliers ou des tensions physiques ou mentales importantes ne travaillent pas plus de huit heures au cours d'une période de vingt-quatre heures durant laquelle ils effectuent un travail de nuit” (article 8).
Concernant spécifiquement le suivi médical renforcé des travailleurs de nuit, son article 9 sur l'“Évaluation de la santé et [le] transfert au travail de jour des travailleurs de nuit” prévoit, sans définir de périodicité, que : “Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que : a) les travailleurs de nuit bénéficient d'une évaluation gratuite de leur santé, préalablement à leur affectation et à intervalles réguliers par la suite ; b) les travailleurs de nuit souffrant de problèmes de santé reconnus, liés au fait que ces travailleurs accomplissent un travail de nuit, soient transférés, chaque fois que cela est possible, à un travail de jour pour lequel ils sont aptes” (paragraphe 1).
L'article 1er, paragraphe 1, de la même directive précise que ce texte “(...) fixe des prescriptions minimales de sécurité et de santé en matière d'aménagement du temps de travail”, ce qui “ne porte pas atteinte à la faculté des États membres d'appliquer des dispositions nationales plus favorables à la protection des travailleurs” (CJUE, 4 juin 2020, Fetico e.a., C-588/18, point 29 ; CJUE, 13 décembre 2018, Hein, C-385/17, point 30 ; CJUE, 20 juillet 2016, Maschek, C-341/15, point 38 ; CJUE, 3 mai 2012, Neidel, C-337/10, point 35 ; CJUE, 24 janvier 2012, Dominguez, C-282/10, point 48) ou de “maintenir ou d'établir des mesures de protection plus strictes, compatibles avec les traités [ou] plus rigoureuses que celles qui font l'objet de l'intervention du législateur de l'Union, pour autant qu'elles ne remettent pas en cause la cohérence de ladite intervention” (
CJUE, 19 novembre 2019, TSN, C-609/17⚖️, point 48)18.
l'impossibilité dans laquelle il se trouve de proposer un poste dans les conditions fixées à l'alinéa précédent, soit du refus du salarié d'accepter le poste proposé dans ces conditions”. 18
L'
article 15 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 prévoit dans les mêmes termes que: “La présente directive ne porte pas atteinte à la faculté des États membres d'appliquer ou d'introduire des dispositions législatives, réglementaires ou administratives plus favorables à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs ou de
13
1.2. Après le maintien du dispositif à droit constant par l'ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 200719 et le vote de textes sectoriels20, la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016🏛 a précisé la définition du travail de nuit et les modalités de la protection médicale accordée aux travailleurs de nuit, en affirmant la primauté de la négociation d'entreprise sur celle de branche, peu important le caractère éventuellement plus favorable de cette dernière. S'agissant des règles d'ordre public, l'article L. 3122-1 du code du travail dispose ainsi que : “Le recours au travail de nuit est exceptionnel. Il prend en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et est justifié par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale”.
La définition du travail de nuit a été précisée par deux textes. D'une part, il ressort de l'
article L. 3122-2 du code du travail🏛 que : “Tout travail effectué au cours d'une période d'au moins neuf heures consécutives comprenant l'intervalle entre minuit et 5 heures est considéré comme du travail de nuit. La période de travail de nuit commence au plus tôt à 21 heures et s'achève au plus tard à 7 heures”.
D'autre part, l'
article L. 3122-5 du même code🏛 ajoute : “Le salarié est considéré comme travailleur de nuit dès lors que : 1° Soit il accomplit, au moins deux fois par semaine, selon son horaire de travail habituel, au moins trois heures de travail de nuit quotidiennes ; 2° Soit il accomplit, au cours d'une période de référence, un nombre minimal d'heures de travail de nuit au sens de l'article L. 3122-2, dans les conditions prévues aux articles L. 3122-16 et L. 3122-23”.
En ce qui concerne le suivi médical spécifique des travailleurs de nuit, le nouveau texte a supprimé, pour des motifs essentiellement pratiques21, la périodicité favoriser ou de permettre l'application de conventions collectives ou d'accords conclus entre partenaires sociaux plus favorables à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs”. 19
Voir l'ancien
article L. 3122-42 du code du travail🏛 : “Tout travailleur de nuit bénéficie, avant son affectation sur un poste de nuit et à intervalles réguliers d'une durée ne pouvant excéder six mois par la suite, d'une surveillance médicale particulière dont les conditions d'application sont déterminées par décret en Conseil d'Etat”. 20
La
loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005🏛 a introduit des dispositions spécifiques au travail de nuit dans les médias, le cinéma, le spectacle vivant et les discothèques. La
loi n° 2015-990 du 6 août 2015🏛 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques a créé une dérogation au travail de nuit pour les établissements de vente au détail des zones touristiques internationales délimitées par arrêté ministérie
l. 21
Voir sur ce point l'étude d'impact ayant conduit à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016🏛 : “Aujourd'hui, en application de l'article L.3122-42 du code du travail, les travailleurs de nuit sont vus par le médecin du travail avant leur embauche, puis tous les 6 mois. Le nombre de visites périodiques à réaliser est là aussi considérable. Trois millions et demi de salariés sont concernés par le travail de nuit, la périodicité des visites médicales étant fixée à six mois, ce qui conduit à sept millions de visites médicales par an.
14
semestrielle de la visite médicale, maintenue en son principe, y compris à l'embauche. L'
article L. 3122-10 du code du travail🏛 dispose ainsi que : “Le médecin du travail est consulté, selon des modalités précisées par décret en Conseil d'Etat, avant toute décision importante relative à la mise en place ou à la modification de l'organisation du travail de nuit”22.
L'article L. 3122-11 du code du travail dispose ensuite que : “Tout travailleur de nuit bénéficie d'un suivi individuel régulier de son état de santé dans les conditions fixées à l'article L. 4624-1”.
L'
article L. 4624-1, I, alinéa 7, du même code🏛 précise : “Tout travailleur de nuit bénéficie d'un suivi individuel régulier de son état de santé. La périodicité de ce suivi est fixée par le médecin du travail en fonction des particularités du poste occupé et des caractéristiques du travailleur, selon des modalités déterminées par décret en Conseil d'Etat”23.
Les modalités de ce suivi sont fixées par plusieurs dispositions réglementaires du code du travail24. L'
article R. 3122-11 du code du travail🏛 dispose ainsi que : “Le suivi de l'état de santé des travailleurs de nuit a notamment pour objet de permettre au médecin du travail d'apprécier les conséquences éventuelles du travail de nuit pour leur santé et leur sécurité, notamment du fait des modifications des rythmes chronobiologiques, et d'en appréhender les répercussions potentielles sur leur vie sociale”.
Or, la pertinence d'effectuer des visites médicales aussi rapprochées pour renforcer la prévention est contestée sur le plan médical. La Société française de médecine du travail (SFMT), dans sa recommandation de bonnes pratiques labellisée par la Haute Autorité de santé, ne détermine pas de périodicité qui serait spécifiquement pertinente pour les visites médicales des travailleurs de nuit, mais se borne à fixer le contenu souhaitable du suivi de ces travailleurs : dépister, chez ces travailleurs, une privation chronique de sommeil et des épisodes de somnolence ; mesurer le poids et la tension de façon annuelle (Surveillance médico-professionnelle des travailleurs postés et/ou de nuit, SFMT, 2012). Ces tâches peuvent être effectuées par l'infirmier de l'équipe pluridisciplinaire animée et coordonnée par le médecin du travail. C'est pourquoi la visite médicale d'embauche des travailleurs de nuit pourrait être supprimée et la périodicité semestrielle du suivi médical spécifique à ces travailleurs revue, tout en maintenant le principe d'un suivi médical spécifique. Par ailleurs, les règles générales encadrant le suivi de l'état de santé, à l'embauche et périodique ne sont pas adaptées aux nombreux contrats des salariés en CDD et des salariés temporaires. Une disposition législative permettant d'adapter ces règles générales, tout en leur garantissant un niveau de protection équivalent à celui des autres salariés, est nécessaire” (p. 337-338). 22
Voir sur ce point :
Soc, 8 novembre 2017, n° 16-15.584⚖️ : une cour d'appel ne peut pas rejeter la demande d'un salarié au titre du préjudice causé par le recours au travail de nuit sans répondre aux conclusions de l'intéressé soutenant que le médecin du travail n'a pas été régulièrement consulté préalablement à sa mise en œuvre. 23
Le travailleur de nuit reste néanmoins suivi à la “visite d'information et de prévention” prévue par l'alinéa 2 de l'article L. 4624-1 du code du travail, dont la périodicité est fixée à cinq ans par l'
article R. 4624-16 du même code🏛. 24
Articles R. 3122-11 à R. 3122-15, R. 4624-17 et R. 4624-18 du code du travail🏛🏛🏛.
15
L'article R. 4624-18 du même code indique que : “Tout travailleur de nuit mentionné à l'article L. 3122-5 et tout travailleur âgé de moins de dix-huit ans bénéficie d'une visite d'information et de prévention réalisée par un professionnel de santé mentionné au premier alinéa de l'article L. 4624-1 préalablement à son affectation sur le poste”.
2. Dans ce contexte, la notion de préjudice nécessaire, malgré son abandon de principe, a été utilisée à plusieurs reprises, ce qui rend nécessaire d'en préciser le périmètre par un critère prenant en compte à la fois l'invocabilité de la règle et la valeur de l'intérêt protégé. 2.1. Invoquée par le troisième moyen du pourvoi, la notion de préjudice nécessaire consiste en une dérogation à l'exigence, posée par le droit commun civil25, pour que la responsabilité de l'auteur d'un dommage soit engagée, de la démonstration de l'existence d'un préjudice subi par la victime. 2.1.1. En effet, la Cour de cassation a, au début des années 1990, développé une jurisprudence favorable aux salariés, considérant que la violation par l'employeur de certaines prescriptions légales ou conventionnelles causait nécessairement un préjudice au salarié, ce qui justifiait de ce seul fait de faire droit à sa demande de réparation. Il a en notamment été ainsi en matière de défaut d'information du salarié concernant la convention collective applicable (
Soc, 4 mars 2015, n° 13-26.312⚖️) ou ses droits en matière de droit individuel à la formation (28 janvier 2015, n°
13-21.130⚖️), de défaut de délivrance ou de délivrance tardive de documents relatifs à l'assurance chômage (4 février 2015, n°
13-18.168⚖️), d'absence de mise en place d'institutions représentatives du personnel (20 janvier 2015, n°
13-23.431⚖️), de licenciement sans cause réelle et sérieuse (
Soc, 5 janvier 2000, n° 97-45.730⚖️), de non-respect de la procédure de licenciement (
Soc, 17 décembre 2013, n° 12-23.726⚖️) et de licenciement économique (
Soc, 5 mars 2014, n° 12-25.035⚖️), de modification unilatérale par l'employeur du contrat de travail (
Soc, 30 mars 2011, n° 09-68.723⚖️), de non-paiement de la rémunération (
Soc, 5 novembre 2014, n° 13-17.831⚖️), de non-respect du temps de repos (
Soc, 8 octobre 2014, n° 13-16.840⚖️), le harcèlement moral (
Soc, 6 mai 2014, n° 12-25.253⚖️) ou de manquement de l'employeur à son obligation de sécurité (
Soc, 9 décembre 2015, n° 14-20.377⚖️).
2.1.2. Dans un arrêt de principe du 13 avril 2016, la chambre sociale de la Cour de cassation a abandonné cette doctrine, jugeant que “l'existence d'un préjudice et l'évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond”, de sorte que si “le salarié n'apportait aucun élément pour justifier le préjudice allégué”, il devait être débouté de sa demande paiement de dommages-intérêts (
Soc, 13 avril 2016, n° 14-28.293⚖️).
25
L'
article 1231-1 du code civil🏛 prévoit que : “Le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, s'il ne justifie pas que l'exécution a été empêchée par la force majeure”. Il est ainsi traditionnellement exigé en droit civil la preuve d'un préjudice contractuel (
Com, 9 avril 2002, n° 98-22.851⚖️ ;
Civ. 1ère, 13 novembre 2002, n° 01-00.377⚖️ ;
Civ. 1ère, 4 février 2003, n° 00-15.572⚖️ ;
Civ 1ère, 16 mai 2006, n° 03-16.253⚖️ ;
Com, 22 février 2017, n° 15-18.371⚖️).
16
Dans son rapport annuel 2016, la même Cour expliquait : “La solution, initialement limitée à quelques hypothèses concernant l'application de règles de procédure, pouvait se justifier par un principe d'effectivité du droit, la sanction automatique de manquements au respect de règles de procédure prévues par le code du travail étant le moyen le plus sûr d'en obtenir le respect pour l'avenir. Mais l'effet « boule de neige », qui affecte parfois une jurisprudence, a eu pour conséquence de multiplier les hypothèses dans lesquelles la chambre sociale retient que tel ou tel manquement de l'employeur a nécessairement causé un préjudice au salarié, transformant ainsi une exception limitée (et pouvant être justifiée dans certains cas) aux règles de la responsabilité civile en une véritable méconnaissance de ces règles par l'effet de sa généralisation” (p. 247-
248). Outre une meilleure cohérence avec les décisions des plus hautes formations de la Cour de cassation26, celle-ci entendait ainsi “rev[enir] à une application plus stricte et plus rigoureuse des principes de la responsabilité civile” (Ibid.). Cette position a été déclinée avec une certaine constance dans la continuité de cet arrêt, en écartant notamment le préjudice nécessaire en cas d'absence de mention de la convention collective applicable sur le bulletin de paie (Soc, 17 mai 2016, n° 1421.872) ou du droit individuel à la formation dans la lettre de licenciement (
Soc, 26 janvier 2017, n° 15-21.167⚖️), de non respect de l'obligation de formation (
Soc, 3 mai 2018, n° 16-26.796⚖️), de nullité d'une clause de non-concurrence (
Soc, 25 mai 2016, n°14-20.578⚖️), de remise tardive de documents (Soc, 22 mars 2017, n° 16-12.93027), d'irrégularité affectant la procédure de licenciement (Soc, 13 septembre 2017, n° 1613.578 ;
Soc, 30 juin 2016, n° 15-16.066⚖️), de méconnaissance de l'ordre des licenciements (
Soc, 26 février 2020, n° 17-18.136⚖️), d'inobservation des procédures de consultation des représentants du personnel ou d'information de l'administration en matière de licenciement économique (
Soc, 21 septembre 2017, n° 16-14.220⚖️ ; Soc, 14 juin 2017, n° 16-16.003), de non-paiement d'heures supplémentaires (
Soc, 29 juin 2017, n° 16-11.280⚖️) ou d'absence de mise en place d'un dispositif de contrôle de la durée du travail (
Soc, 20 septembre 2017, n° 15-24.999⚖️). Il peut en particulier être relevé, s'agissant du suivi médical du salarié, que le recours au préjudice nécessaire a été abandonné en cas d'absence de visite médicale obligatoire, aussi bien pour la visite d'embauche (Soc, 27 juin 2018, 1715.438), que la visite périodique (Soc, 12 décembre 2018, n° 17-22.697) ou de reprise (
Soc, 17 mai 2016, n° 14-23.138⚖️), ainsi que pour manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat, tenant à l'obligation de suivre les préconisations du médecin du travail (
Soc, 9 décembre 2020, n° 19-13.470⚖️). 2.1.3. Le retour à une approche plus traditionnelle de la responsabilité civile n'excluant pas la persistance de la théorie du préjudice nécessaire, la chambre sociale en a 26
Considérant que l'existence ou l'absence de préjudice relève de l'appréciation souveraine des juges du fond, de même que son évaluation (Ch. mixte, 6 septembre 2002, n° 98-14.397 ; Ch. mixte, 6 septembre 2002, n°
98-22.981⚖️ ;
Ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20.640⚖️). 27
Dans le même sens :
Soc, 7 mars 2017, n° 15-23.038⚖️ ;
Soc, 14 septembre 2016, n° 15-21.794⚖️ ;
Soc, 16 juin 2016, n° 15-15.982⚖️.
17
maintenu l'usage dans plusieurs séries d'hypothèses, qui peuvent être classées en trois catégories28. En premier lieu, en cas de règle rattachant explicitement ou implicitement l'existence d'un préjudice à sa violation29 ou de manquement grave à une obligation essentielle30. Ainsi, il a été jugé que la perte injustifiée de son emploi par le salarié lui cause un préjudice dont il appartient au juge d'apprécier l'étendue (
Soc, 13 septembre 2017, n° 16-13.578⚖️ - troisième moyen), l'ancien
article L. 1235-5 du code du travail🏛 permettant alors au salarié de prétendre à une “indemnité correspondant au préjudice subi”. De la même manière, un employeur qui, bien qu'il y soit légalement tenu, n'accomplit pas les diligences nécessaires à la mise en place d'institutions représentatives du personnel, sans qu'un procès-verbal de carence ait été établi, commet une faute qui cause nécessairement un préjudice aux salariés, privés ainsi d'une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts (
Soc, 4 novembre 2020, n° 19-12.775⚖️;
Soc, 8 janvier 2020, n° 18-20.591⚖️ ;
Soc, 15 mai 2019, n° 17-22.224⚖️ ;
Soc, 17 octobre 2018, n° 17-14.392⚖️). En second lieu, en cas d'atteinte à certains droits fondamentaux. Il a notamment été considéré que la seule constatation du non-respect de la vie privée (
Soc, 12 novembre 2020, n° 19-20.583⚖️ ;
Soc, 7 novembre 2018, n° 17-16.799⚖️) ou droit à l'image (
Soc, 19 janvier 2022, n° 20-12.420, 20-12.421⚖️) du salarié lui ouvre droit à réparation. Tel est encore le cas en présence d'une violation des dispositions d'accord de branche causant un préjudice à l'intérêt collectif de la profession qui fonde l'intérêt à agir d'un syndicat (
Soc, 20 janvier 2021, n° 19-16.283⚖️)31. En troisième lieu, lorsqu'un texte européen reconnaît un “droit d'une importance particulière” dont l'effectivité impose que sa méconnaissance ouvre droit à une réparation pécuniaire. Il peut à cet égard être constaté que les arrêts précités relatifs au défaut de mise en place d'institutions représentatives du personnel32 ont été 28
Sur cette proposition de classification, voir P. Bailly, Un retour discret du préjudice “nécessaire” ?, Semaine sociale Lamy, n° 1991, 14 mars 2022. 29
Voir en ce sens P. Florès, Semaine sociale Lamy, 2 mai 2016, p. 1721 : “La formule employée par la chambre sociale est large et marque l'abandon de la notion de préjudice nécessaire lorsque celle-ci ne résulte pas d'un texte ou d'une règle qui en consacrerait clairement le principe”. 30
Voir sur ce point J.-Y. Frouin, Quel bilan tirer de la jurisprudence 2017 de la chambre sociale, quelles perspectives pour 2018 ?, FRS 4/18 (paru le 26/01/18) : “C'est la chambre qui au hasard des affaires qui lui seront soumises déterminera au cas par cas dans quelles hypothèses il peut être considéré que le préjudice subi se présume du seul fait du manquement caractérisé de l'employeur constaté par les juges du fond. Il ne pourra, en toute hypothèse, s'agir que d'un manquement (grave) à une obligation essentielle, générateur comme tel et par lui-même d'un préjudice”. 31
Voir cependant le compte-rendu des rencontres de l'automne 2022 de l'Association française de droit du travail à la Semaine sociale Lamy, Vers une nouvelle jurisprudence sur le préjudice nécessaire ? (n° 2016, 10 octobre 2022), faisant état de réserves du doyen J.-G. Hugo sur ce point, motivées par le fait que le préjudice du syndicat est spécifique et que les arrêts cités sur l'atteinte à la vie privée se bornent à reprendre la solution des autres chambres en la matière. 32
Soc, 4 novembre 2020, n° 19-12.775 ; Soc, 8 janvier 2020, n° 18-20.591 ; Soc, 15 mai 2019, n° 17-22.224 ; Soc, 17 octobre 2018, n° 17-14.392.
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notamment rendus au visa de l'article 8, § 1, de la directive 2002/14/CE du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs, qui prévoit l'obligation pour les États membres d'instaurer en cas de violation de la directive des “sanctions suffisamment efficaces, dissuasives et proportionnées”. En outre, il a été récemment jugé, au visa de l'ancien article L. 312135, alinéa 1er, du code du travail, interprété à la lumière de l'article 6, b), de la directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003, que “le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre droit à la réparation” (
Soc, 14 décembre 2022, n° 21-21.411⚖️ ;
Soc, 26 janvier 2022, n° 20-21.636⚖️). 2.2. A cet égard, le droit de l'Union européenne reconnaît également, sous certaines conditions, l'existence d'un préjudice automatique. La Cour de justice de l'Union européenne a en particulier admis, dans l'arrêt Fuß du 14 octobre 2010, expressément visé dans l'arrêt du 26 janvier 2022 précité, que “(...) le dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire fixée à l'article 6, sous b), de la directive 2003/88 constitue, en tant que tel, une violation de cette disposition, sans qu'il soit besoin de démontrer en outre l'existence d'un préjudice spécifique” et que “(...) la directive 2003/88 poursuivant l'objectif de garantir la sécurité et la santé des travailleurs par la prise d'un repos suffisant, le législateur de l'Union a considéré que le dépassement de la durée moyenne maximale de travail hebdomadaire prévue audit article 6, sous b), en ce qu'il prive le travailleur d'un tel repos, lui cause, de ce seul fait, un préjudice dès lors qu'il est ainsi porté atteinte à sa sécurité et à sa santé” (CJUE, 14 octobre 2010, Fuß c. Stadt Halle, C-243/09, § 53-54).
2.3. En conclusion, la notion de préjudice nécessaire a été élaborée au début des années 199033 afin de garantir l'effectivité de certaines règles de procédure protégeant les droits les plus essentiels du salarié, notamment en matière de licenciement34, en lui évitant les difficultés probatoires d'un débat sur les critères classiques de la responsabilité civile, tout en sanctionnant l'employeur d'un manquement jugé particulièrement dommageable. Si son abondant développement a conduit la Cour de cassation, par son arrêt du 13 avril 201635, à mettre un terme au principe de ce mécanisme, le retour croissant à celui-ci atteste toute son utilité, ce qui appelle dès lors l'identification d'un critère conceptualisant les hypothèses entraînant nécessairement un préjudice. Un tel critère paraît devoir prendre en compte deux aspects. 33
Voir, pour l'une des premières applications :
Soc, 28 novembre 1991, n° 90-42.450⚖️, jugeant, au sujet du défaut de remise du certificat de travail, que “le défaut par l'employeur de remise d'une pièce à laquelle il était tenu ouvre droit à la réparation du préjudice subi”. 34
Voir par exemple :
Soc, 7 mai 1998, n° 96-40.382⚖️, jugeant que l'omission de la mention dans la lettre de licenciement de la priorité de réembauchage cause nécessairement un préjudice au salarié dont il appartient au juge d'apprécier l'importance. 35
Soc, 13 avril 2016, n° 14-28.293.
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D'une part, le caractère essentiel de l'obligation en cause, afin de faire le départ entre les règles protectrices des droits qui constituent la substance même du contrat de travail et celles, de niveau plus formel, pouvant s'accommoder d'un débat sur la responsabilité classique. Il semble également utile de ne pas fonder la distinction sur la seule place du droit en cause dans l'ordonnancement juridique, non seulement au regard de la difficulté de hiérarchiser, le cas échéant, les droits fondamentaux, mais également afin de couvrir l'ensemble des sources de droit envisageables, un intérêt d'une valeur élevée pouvant être protégé, au delà des règles constitutionnelles ou européennes, par une norme de niveau inférieur36, et inversement37. D'autre part, le caractère contraignant de la norme invoquée, compte tenu de la richesse des sources en droit du travail et de la nécessité d'éviter la revendication d'un préjudice nécessaire pour des textes de portée purement déclarative. Cette condition conduirait également à éviter le contournement des principes de la responsabilité civile au profit de règles supranationales non susceptibles d'effet dans le chef des particuliers, d'un effet seulement limité38 ou nécessitant un niveau de précision particulier pour recevoir application en droit interne. Telle est d'ailleurs la considération qui semble avoir guidé la chambre sociale de la Cour de cassation dans sa jurisprudence précitée en matière de suivi médical du salarié39 et de licenciement40, et pourrait devenir, en ce qui concerne l'effet direct des directives, l'un des éléments retenus pour apprécier l'opportunité d'un 36
Voir en ce sens A. Brousse, Controverse : Un préjudice nécessaire, pour quoi faire ?, Revue de droit du travail 2022, p. 209: “D'autre part, la distinction à l'oeuvre dans la jurisprudence fait également l'impasse sur le fait que le préjudice subi par la victime d'une faute ne dépend pas exclusivement du niveau hiérarchique de la règle à laquelle il a été porté atteinte. Ainsi, délivrer avec retard une attestation permettant le versement d'un revenu de remplacement, c'est contraindre le salarié à de fastidieuses démarches pour obtenir le bénéfice de ses droits, ce qui, en pratique, est de nature à engendrer une lassitude et un épuisement psychologique tout aussi vifs, voire davantage, que ceux qui pourraient résulter de la violation d'un droit fondamental”. 37
Par exemple, bien qu'un règlement européen soit, en vertu de l'article 288 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, “directement applicable dans tout Etat membre”, certaines dispositions secondaires d'un tel texte pourraient ne pas nécessiter, de ce seul fait, de bénéficier de la jurisprudence sur le préjudice nécessaire. 38
Tel est le cas notamment des directives reconnues d'effet direct, en principe non invocables de manière horizontale dans les rapports entre particuliers, sauf en cas de combinaison avec un principe général du droit ou d'une disposition de la Charte des droits fondamentaux dotée de l'effet direct (voir infra, § 3.1.). 39
La directive 89/391 du 12 juin 1989 sur la santé et la sécurité des travailleurs au travail se borne à mentionner en des termes généraux, en son article 14 que “chaque travailleur doit pouvoir faire l'objet, s'il le souhaite, d'une surveillance de santé à intervalles réguliers” et que “La surveillance de santé peut faire partie d'un système national de santé”, en renvoyant aux “législations et/ ou pratiques nationales”, ce qui peut expliquer le refus d'un préjudice nécessaire en cas d'absence de suivi médical (Soc, 27 juin 2018, 17-15.438; Soc, 12 décembre 2018, n° 17-22.697 ; Soc, 17 mai 2016). 40
L'article 10 de la convention n° 158 de l'OIT sur le licenciement prévoit de manière claire et inconditionnelle le “versement d'une indemnité adéquate ou d'une indemnité considérée comme appropriée”, tandis que son article 7 sur l'entretien préalable dispose qu'“un travailleur ne devra pas être licencié pour des motifs liés à sa conduite ou à son travail avant qu'on ne lui ait offert la possibilité de se défendre contre les allégations formulées, à moins que l'on ne puisse pas raisonnablement attendre de l'employeur qu'il lui offre cette possibilité”, ce qui peut expliquer la reconnaissance d'un préjudice nécessaire en matière de licenciement et son refus en cas d'irrégularité de procédure tenant au défaut d'entretien préalable (Soc, 13 septembre 2017, n° 16-13.578).
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préjudice nécessaire41. Elle serait enfin un guide utile en présence d'une disposition imposant expressément une indemnisation en cas de violation 42. L'ensemble de ces considérations pourrait donc conduire la Cour de cassation à s'inspirer du critère retenu par la Cour de justice de l'Union européenne en ce qui concerne le droit au congé annuel payé de chaque travailleur prévu par l'article 7 de la directive 2003/88, tenant à un principe du droit social revêtant une importance particulière auquel il ne saurait être dérogé43, qui permet de combiner l'élément attaché à la haute valeur de l'intérêt protégé et le caractère impératif de la règle44. Bien que permettant de recentrer le domaine du préjudice nécessaire sur sa philosophie première, une telle délimitation ne ferait pas l'économie d'un examen au cas par cas à l'aune de ce double aspect, en particulier en cas d'invocation combinée comme en l'espèce de règles internes et supranationales. 3. Compte tenu des règles applicables à l'effet direct des directives, l'interrogation de la Cour de justice de l'Union européenne sur ce point, en ce qui concerne l'article 9 de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003, apparaît utile pour apprécier l'existence du préjudice nécessaire allégué en cas de non-respect de l'obligation de suivi médical renforcé du travailleur de nuit. 3.1. L'effet direct d'une directive ne peut être invoqué que de manière dérogatoire dans les rapports employeur-salarié. Il résulte en effet de l'article 288, alinéa 3, du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne que “La directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens”. La Cour de justice de l'Union européenne a reconnu de longue date un effet direct aux directives, si une disposition est inconditionnelle et suffisamment précise, c'est-àdire “énonce une obligation qui n'est assortie d'aucune réserve et condition et qui, par sa nature, ne nécessite l'intervention d'aucun acte, soit des institutions de la Communauté, soit des Etats membres” (CJCE, 4 décembre 1974, Van Duyn, 41-74, 41
Voir l'article précité de la Semaine sociale Lamy, Vers une nouvelle jurisprudence sur le préjudice nécessaire ?, n° 2016, 10 octobre 2022 : “Pour caractériser l'existence du préjudice nécessaire, « une disposition d'une directive de l'Union européenne d'effet direct » devrait être concernée”. 42
Voir par exemple, en matière de discrimination syndicale, l'
article L. 2141-8 du code du travail🏛 selon lequel “Toute mesure prise par l'employeur contrairement [aux articles L. 2141-5 à L. 2141-7] est considérée comme abusive et donne lieu à dommages et intérêts”. 43
Voir les décisions : CJUE, 13 janvier 2022, Koch Personaldienstleistungen, C-514/20, point 23 ; CJUE, 25 novembre 2021, job-medium, C-233/20, point 24 ; CJUE, 6 novembre 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, C-684/16, point 18 ; CJUE, 6 novembre 2018, Bauer, C-569/16, point 38 ; CJUE, 6 novembre 2018, Kreuziger, C-619/16, point 28 ; CJUE, 22 avril 2010, Zentralbetriebsrat der Landeskrankenhäuser Tirols, C-486/08, point 28. 44 Lequel, en étant défini de manière négative, recouvre l'ensemble des degrés de l'effet attaché à l'application des normes de droit européen et international en droit interne.
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point 13 ;
CJUE, 6 novembre 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, C-684/16⚖️, point 63). L'effet direct vertical suppose ainsi que “(...) dans tous les cas où les dispositions d'une directive apparaissent, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, les particuliers sont fondés à les invoquer devant les juridictions nationales à l'encontre de l'État, soit lorsque celui-ci s'est abstenu de transposer dans les délais la directive en droit national, soit lorsqu'il en a fait une transposition incorrecte (voir, notamment, arrêt Pfeiffer e.a., précité, point 103 ainsi que jurisprudence citée)” (CJCE, 24 janvier 2012, Dominguez, C-282/10, point 33)45. Il ne peut être qu'ascendant (invocation de la directive par le particulier contre l'Etat) et non descendant (situation inverse), car l'Etat “ne peut opposer aux particuliers le non-accomplissement par lui-même des obligations que la directive comporte” (CJCE, 5 avril 1979, Ratti, C-148/78, point 22 ; CJCE, 19 janvier 1982, Becker, C-8/81, point 29). Il en résulte qu'un particulier peut demander à l'Etat de réparer le préjudice causé par l'absence ou la non conformité de la transposition d'une directive, même en l'absence d'effet direct46. L'effet direct horizontal, dans les rapports entre particuliers, est en principe proscrit (CJUE, 26 février 1986, Marshall, C-152/84, point 48), la Cour de justice de l'Union européenne ayant notamment rappelé, au sujet de la directive 2003/88, qu'“(...) une directive ne peut pas par elle-même créer d'obligations dans le chef d'un particulier et ne peut donc être invoquée en tant que telle contre lui. En effet, étendre l'invocabilité d'une disposition d'une directive non transposée, ou incorrectement transposée, au domaine des rapports entre les particuliers reviendrait à reconnaître à l'Union le pouvoir d'édicter avec effet immédiat des obligations à charge des particuliers alors qu'elle ne détient cette compétence que là où lui est attribué le pouvoir d'adopter des règlements (arrêt du 7 août 2018, Smith, C-122/17, EU:C:2018:631, point 42 et jurisprudence citée)” (CJUE, 6 novembre 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, C-684/16, point 66 et 68 ; CJUE, 6 novembre 2018, Bauer, C-569/16, point 78 ; CJUE, 24 janvier 2012, Dominguez, C-282/10, point 37). Toutefois, la même Cour a développé un certain nombre d'invocabilités partielles dans les rapports entre particuliers, notamment : - par une conception large de l'Etat, visant tous ses démembrements (CJCE, 22 juin 1989, Fratelli Costanzo, C-103/88, points 30 à 33), ainsi que les organismes et entités soumis à l'autorité ou à son contrôle ou chargés d'une mission d'intérêt général et qui détiennent des pouvoirs exorbitants à cette fin (CJUE, 6 novembre 2018, MaxPlanck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, C-684/16, point 64 ; CJCE, 14 octobre 2010, Fuß, C-243/09, points 60 à 63 et 67) 45
Dans le même sens : CJUE, 6 novembre 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, C-684/16, point 63 ; CJUE, 6 novembre 2018, Kreuziger, C-619/16, points 20 et 21 ; CJUE, 6 novembre 2018, Bauer, C-569/16, point 70 ; CJUE, 14 octobre 2010, Fuß, C-243/09, point 56. 46
CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur et Factortame, C-46/93, points 20 et 21, et 48/93 ; CJCE, 19 novembre 1991, Francovitch et Bonifaci, C-6/90 et C-9/90., points 33 et 34.
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- lorsqu'une directive se combine avec un principe général du droit ou une disposition de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne dotée de l'effet direct, “en laissant au besoin inappliquée toute disposition de la réglementation nationale contraire à ce principe” (CJUE, 19 janvier 2010, Kücükdeveci, C-555/07, points 50 et 51 ; CJUE, 22 novembre 2005, Mangold, C-144/04, points 77 et 78)47 ; - dans le cadre de l'obligation d'interprétation conforme48, qui s'impose aux juridictions nationales49, “cette obligation (...) [ayant] été imposée notamment en cas d'absence d'effet direct d'une disposition d'une directive, soit que la disposition [ne soit] pas suffisamment claire, précise et inconditionnelle pour produire un tel effet, soit que le litige oppose exclusivement des particuliers” (CJUE, 4 juillet 2006, Adeneler e.a., C212/04, point 113 ; CJUE, 12 juin 2008, Vasilakis e.a., C-364/07, point 61 ; CJCE, 18 décembre 1997, Inter-Environnement Wallonie, C-129/96, points 40 et 45; CJCE, 13 novembre 1990, Marleasing, C-106/89, point 8 ; en ce qui concerne la directive 2003/88 : CJUE, 13 décembre 2018, Hein, C-385/17, points 48 à 51 ; CJUE, 6 novembre 2018, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, C-684/16, points 58 et 59). 3.2. Dans ce contexte, l'interrogation de la Cour de justice de l'Union européenne sur l'effet direct de l'article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/88 du 23 novembre 2003, pourrait s'avérer pertinente en l'espèce pour apprécier l'existence d'un préjudice nécessaire, pour deux séries de raisons50. D'une part, en application du principe d'interprétation conforme du droit national, la reconnaissance d'un effet direct à cette disposition, lue si nécessaire à la lumière de l'article 31, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne51, inviterait à reconnaître plus aisément l'existence d'un préjudice 47
Un tel effet direct horizontal ne joue cependant pas lorsque la disposition de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne invoquée (article 27) est dépourvue d'effet direct (CJUE, 15 janvier 2014, Association de médiation sociale (AMS), C-176/14, points 44 à 49). 48
Posée par l'arrêt de la
CJCE du 10 avril 1984, Von Colson et Kamann, C-14/83⚖️, point 28 : “Il appartient à la juridiction nationale de donner à la loi prise pour l'application de la directive, dans toute la mesure où une marge d'appréciation lui est accordée par son droit national, une interprétation et une application conformes aux exigences du droit communautaire”. 49
CJUE, 24 janvier 2012, Dominguez, C-282/10 : “(...) le principe d'interprétation conforme requiert (...) que les juridictions nationales fassent tout ce qui relève de leur compétence en prenant en considération l'ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d'interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine effectivité de la directive en cause et d'aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle-ci (voir arrêts du 4 juillet 2006, Adeneler e.a., C-212/04, Rec. p. I-6057, point 111, ainsi que Angelidaki e.a., précité, point 200)”, point 27. 50
Compte tenu de la compatibilité entre les articles du code du travail invoqués par le moyen et l'article 9 de la directive 2003/88 (voir infra, § 3.4), il n'y a pas lieu d'envisager une invocabilité d'exclusion sur la base de l'article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. 51
Article 31, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : “1. Tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité”. Pour un exemple récent relatif aux articles 3 et 5 de la directive 2003/88 et aux périodes minimales de repos, voir CJUE, 2 mars 2023, MÁV-START, C-477/21.
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nécessaire afin de garantir la pleine effectivité de l'obligation de suivi médical du travailleur de nuit, conformément à la finalité poursuivie par la directive. Devenant alors une disposition impérative du droit de l'Union pour les Etats membres, la nécessité de lui donner un effet utile et de prévoir les sanctions efficaces de sa violation pourrait justifier la reconnaissance d'un tel préjudice dans le cadre d'un litige entre particuliers. La reconnaissance par la Cour de justice, le cas échéant, d'un préjudice automatique en droit de l'Union européenne en ferait a fortiori une obligation pour le juge national. D'autre part, en tant qu'il est révélateur de l'importance attachée par le droit de l'Union à cette disposition pour la protection des travailleurs, l'effet direct justifierait que sa violation soit reconnue comme plus directement préjudiciable aux droits des particuliers et que l'on fasse l'économie de la démonstration d'un préjudice dans un litige entre un particulier et son employeur. 3.3. A ce stade, deux dispositions de la directive 2003/88 du 4 novembre 2003 ont été reconnues d'effet direct par la Cour de justice européenne. D'une part, l'article 6, sous b), de la directive 2003/88 relatif à la durée maximale hebdomadaire de travail, “en ce sens qu'il confère aux particuliers des droits qu'ils peuvent faire valoir directement devant les juridictions nationales (arrêts précités Pfeiffer e.a., points 103 à 106, ainsi que Fuß, points 56 à 59)” (CJUE, 25 novembre 2010, Fuß, C-429/09, point 35). D'autre part, son article 7 relatif au droit du salarié à un congé annuel payé d'au moins quatre semaines, “étant donné qu'il met à la charge des États membres, dans des termes non équivoques, une obligation de résultat précise et qui n'est assortie d'aucune condition quant à l'application de la règle qu'il énonce” ou à une indemnité financière équivalente (CJUE, 6 novembre 2018, Bauer, C-569/16, points 72 et 73 ; CJUE, 24 janvier 2012, Dominguez, C-282/10, points 34 à 36). Par ailleurs, en application du principe d'interprétation conforme, il a été jugé que qu“en cas d'impossibilité d'interpréter une réglementation nationale (...) de manière à en assurer la conformité avec l'article 7 de la directive 2003/88 et l'article 31, paragraphe 2, de la Charte, il découle de cette dernière disposition que la juridiction nationale saisie d'un litige opposant un travailleur à son ancien employeur ayant la qualité de particulier, doit laisser ladite réglementation nationale inappliquée et veiller à ce que, à défaut pour cet employeur d'être en mesure d'établir qu'il a fait preuve de toute la diligence requise pour que le travailleur soit effectivement en mesure de prendre les congés annuels payés auxquels il avait droit en vertu du droit de l'Union, ledit travailleur ne puisse se voir priver ni de ses droits acquis à de tels congés annuels payés ni, corrélativement, et en cas de cessation de la relation de travail, de l'indemnité financière au titre des congés non pris dont le paiement incombe, en ce cas, directement à l'employeur concerné” (CJUE, 6 novembre 2018, Max-PlanckGesellschaft zur Förderung der Wissenschaften, C-684/16, point 81). Il a en outre été jugé, au sujet des articles 16, point 2, et 17, paragraphes 2, 3 et 4, de la directive 93/104 du 23 novembre 1993, relatifs à la fixation d'une durée
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maximale hebdomadaire de travail de quatre mois et à ses dérogations, que : “Même si ces dispositions (...) laissent aux États membres une certaine marge d'appréciation en ce qui concerne la période de référence à fixer (...), cette circonstance n'affecte pas le caractère précis et inconditionnel des dispositions de celle-ci qui sont en cause au principal. En effet, une telle marge d'appréciation n'exclut pas que l'on puisse déterminer des droits minimaux (voir, en ce sens, arrêt du 14 juillet 1994, Faccini Dori, C-91/92, Rec. p. I-3325, point 17)” (CJCE, 3 octobre 2000, Simap, C-303/98, point 68). 3.4. S'agissant de l'article 9 de la directive 2003/88 invoqué par le moyen, plusieurs éléments permettent de s'interroger sur la possibilité d'un effet direct en droit interne, de son paragraphe 1, sous a), selon lequel “les travailleurs de nuit bénéficient d'une évaluation gratuite de leur santé, préalablement à leur affectation et à intervalles réguliers par la suite”. En premier lieu, cette disposition est claire, inconditionnelle et non équivoque sur le principe du suivi médical périodique ; elle ne renvoie pas à la législation ou la pratique nationale pour sa mise en œuvre52. Si les dispositions législatives du code du travail sont relativement proches sur le principe du suivi individuel régulier (article L. 3122-11), elles n'en précisent pas la périodicité, laissée à l'appréciation du médecin du travail (article L. 4624-1, I, alinéa 7), de sorte que même si la procédure de suivi médical est ensuite détaillée par les dispositions réglementaires du même code, le droit interne législatif n'apparaît donc pas nettement plus favorable que la directive, donnant une valeur ajoutée à l'effet direct de celle-ci.
En second lieu, le champ large d'une obligation prévue par une disposition d'une directive, qui peut procéder de son caractère qualitatif ou de la difficulté d'en énumérer au préalable les conditions, ne peut de ce seul fait exclure tout effet direct. Comme l'a en effet souligné un auteur, “En réalité seront considérées comme claires et précises les dispositions des directives qui sont a priori dépourvues d'ambiguïté mais aussi celles qui ont été ou peuvent être “clarifiées” par voie d'interprétation juridictionnelle, dans la mesure où il en résulte une clarté ou une précision “suffisantes” (V. par ex. CJCE, 19 nov. 1991, Francovich e.a., aff. jointes C6/90 et C-9/90)”53. En troisième lieu, les articles 6 (durée maximale hebdomadaire de travail) et 7 (congé annuel) de la directive 2003/88, qui ont été reconnus comme étant d'effet direct, obéissent, comme l'ensemble de ses articles, à l'objectif commun “(...) qui est de garantir une protection efficace des conditions de vie et de travail des travailleurs ainsi qu'une meilleure protection de leur sécurité et de leur santé, les États membres [étant] tenus de garantir que l'effet utile de ces droits soit intégralement assuré, en les faisant bénéficier effectivement des périodes minimales de repos journalier et hebdomadaire prévues par cette directive” (
CJUE, 2 mars 2023, C-477/21⚖️, MÁV-START, points 35 et 52
Tel est en effet le critère retenu, pour exclure l'effet direct, dans CJUE, 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, C-176/12, points 44 à 48. 53
D. Simon, Directives, Rép de droit européen Dalloz, n° 91.
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36 - arrêt rendu au sujet des articles 3 et 5 du même texte ; CJUE, 11 avril 2019, Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, sltC-254/18, point 33 ; CJUE, 14 mai 2019, C-55/18, CCOO, points 42 et 50). En quatrième lieu, le droit de l'Union souligne les risques particuliers du travail de nuit pour la santé du travailleur et la protection supplémentaire dont il doit faire l'objet, et l'importance à cet égard du suivi médical renforcé. La Cour de justice de l'Union européenne a ainsi récemment rappelé : “44
En troisième lieu, s'agissant du travail de nuit en particulier, le considérant 7 de ladite directive tient compte des risques inhérents à cette période d'activité. En outre, les considérants 8 et 10 de la même directive mettent en exergue les conséquences potentiellement préjudiciables du travail de nuit et la nécessité d'en limiter la durée, afin d'assurer un niveau de protection accru en matière de sécurité et de santé des travailleurs (...). 47 Il découle de ce qui précède que la directive 2003/88 établit des exigences minimales communes qui comprennent une protection supplémentaire pour les travailleurs de nuit (...). 48 L'article 8 de cette directive impose ainsi la fixation de la durée maximale du travail de nuit. L'obligation prévue à l'article 12, sous a), de ladite directive de prendre les mesures nécessaires pour que les travailleurs de nuit et les travailleurs postés bénéficient d'un niveau de protection adapté à la nature de leur travail laisse quant à elle une certaine marge d'appréciation aux États membres en ce qui concerne les mesures appropriées à mettre en œuvre (voir, en ce sens, arrêts du 24 janvier 2012, Dominguez, C 282/10, EU:C:2012:33, points 35 et 48, ainsi que du 11 avril 2019, Syndicat des cadres de la sécurité intérieure, C 254/18, EU:C:2019:318, points 23 et 35). 51 Cela étant, il convient de souligner que l'obligation rappelée au point 48 du présent arrêt doit être mise en œuvre de manière à atteindre les objectifs de protection fixés par la directive elle-même. En particulier, les États membres doivent veiller à assurer le respect des principes de la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs lorsqu'ils déterminent le niveau de protection nécessaire en matière de santé et de sécurité des travailleurs de nuit. Dès lors, ils doivent veiller à ce que les travailleurs de nuit bénéficient d'autres mesures de protection en matière de durée du travail, de salaire, d'indemnités ou d'avantages similaires, permettant de compenser la pénibilité particulière qu'implique ce type de travail, mise en exergue notamment par la directive 2003/88, et, partant, de reconnaître la nature du travail de nuit. 52 Il convient à cet égard de constater que les tâches effectuées de nuit peuvent être différentes en termes de difficulté et de stress, ce qui peut requérir de mettre en œuvre pour certains travailleurs des aménagements spécifiques afin d'assurer la protection de leur santé et de leur sécurité. En l'occurrence, les tâches effectuées de nuit par les sapeurs-pompiers et les policiers pourraient justifier la mise en œuvre de tels aménagements spécifiques (...). 53 Dès lors, eu égard à la plus grande pénibilité du travail de nuit par rapport à celle du travail de jour, la réduction de la durée normale du travail de nuit par rapport à celle du travail de jour peut constituer une solution appropriée en vue d'assurer la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs concernés, bien que cela ne soit pas la seule solution possible. Selon la nature de l'activité concernée, l'octroi de périodes de repos supplémentaires ou de périodes de temps libre, par exemple, pourrait également contribuer à la protection de la santé et de la sécurité de ces travailleurs” (CJUE, 24 février 2022, Glavna direktsia „Pozharna
bezopasnost i zashtita na naselenieto“, C-262/20, points 44 à 53) 4. En l'espèce, la cour d'appel a rejeté la demande de dommages-intérêts du salarié pour violation du suivi médical renforcé, “le salarié n'établissant pas la réalité et la consistance de son préjudice” (arrêt attaqué, p. 6).
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Or, au vu des considérations qui précèdent, il apparaît donc utile d'interroger la Cour de justice de l'Union européenne à la fois sur l'effet direct de l'article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/88 et l'existence, le cas échéant, d'un préjudice automatique en cas de non respect de cette disposition, selon la formulation proposée en conclusion du présent avis, et dans l'attente de surseoir à statuer sur le litige.
PROPOSITION Renvoi à la Cour de justice de l'Union européenne des deux questions suivantes : - “L'article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/88 mettant à la charge des Etats membres l'obligation de prendre les mesures nécessaires pour que les travailleurs de nuit bénéficient d'une évaluation gratuite de leur santé, préalablement à leur affectation et à intervalles réguliers par la suite, doit-il être considéré, du point de vue de son contenu, comme étant inconditionnel et suffisamment précis pour produire un effet direct ?” ;
- “Le non-respect de l'obligation d'évaluation gratuite de la santé des travailleurs de nuit, préalablement à leur affectation et à intervalles réguliers par la suite, fixée à l'article 9, paragraphe 1, sous a), de la directive 2003/88 constitue-t-il, en tant que tel, une violation de cette disposition, sans qu'il soit besoin de démontrer en outre l'existence d'un préjudice spécifique ?”. Sursis à statuer.
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