Lexbase Avocats n°316 du 1 juillet 2021 : Justice

[Actes de colloques] Regard sur la loi « Belloubet »

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par Soraya Amrani Mekki, Agrégée des facultés de droit Professeure à l’Université Paris Nanterre, Directrice de l’axe justice judiciaire, amiable et numérique (CEDCACE)

le 01 Juillet 2021


Le 26 mars 2021, s'est tenu à la faculté de droit, sciences économiques et de gestion du Mans, un colloque sur le thème « La simplification de la justice, Quel bilan depuis la loi « Belloubet » ? », sous la direction scientifique de Didier Cholet, Sandrine Drapier et Karine Lemercier, Maîtres de conférences à l'Université du Mans. Partenaire de cet événement, la revue Lexbase Avocats vous propose de retrouver l’intégralité des actes de ce colloque.
Le sommaire de cette publication est à retrouver ici (N° Lexbase : N7617BYR).
Les interventions de cette journée sont également à retrouver en podcasts sur Lexradio.


 

1. Quel regard porter sur la loi n° 2019-22 du 23 mars 2019, dite loi « Belloubet », deux ans après son entrée en vigueur ? S. Labsani écrit que « Le regard trouve l’espoir alors que regarder trouve le soupçon ». S’il ne fait guère de doute que regarder les deux années d’application de la loi confirme un soupçon existant dès sa genèse, l’espoir est difficile à deviner alors que le projet de loi pour renforcer la confiance dans l’institution judiciaire ajoute encore à la suspicion [1].

2. Le recul des deux années d’application permet de nourrir le soupçon originel puisque les praticiens ont subi une succession de décrets d’application plusieurs fois amendés, des reports de date d’entrée en vigueur ou encore des tentatives d’explication du texte de loi qui devrait être autosuffisant par l’usage d’une foire aux questions par le ministère [2]. Autant d’éléments qui révèlent les défauts conceptuels de la loi « Belloubet » mais qui ne lui sont malheureusement pas propres. La procédure pallie du fait que les parties prenantes (magistrats, avocats, greffiers) sont insuffisamment impliquées dans la construction des textes. Il en découle des blocages pratiques non anticipés qui ajoutent au sentiment d’insécurité juridique que le pullulement de textes crée. Le passage à la digitalisation de la justice en est un exemple remarquable.

A ces difficultés se sont évidemment ajoutés celles, contingentes, liées à la crise sanitaire. Si l’application des textes a été retardée du fait de la fermeture des juridictions et du ralentissement de l’activité judiciaire, la crise a aussi permis de renforcer les réformes de procédure et de réaliser ce que la loi « Belloubet » n’avait pu faire [3]. L’état d’urgence sanitaire a provoqué une accélération des réformes en justifiant ce qui avait été de longue date envisagée comme potentielle une règle de principe : procédure sans audience sans consentement des parties, procédure de délestage d’une juridiction à l’autre, recours massif au juge unique. 

3. Le regard porté sur la loi « Belloubet » ne peut être qu’un regard à 360 degrés car ce serait une erreur de ne pas voir qu’elle s’inscrit dans un mouvement de réforme engagé depuis longtemps et qui se fait par touches successives. Elle poursuit les objectifs de la loi du 18 novembre 2016 dite loi J 21. Comme l’écrit M. L. Cadiet, « À dire vrai, cette nouvelle réforme et la précédente n'en font qu'une pour l'essentiel. Il s'agit de transformer l'essai »[4]. Cela est particulièrement notable en ce qui concerne, par exemple, les modes amiables. La loi « Belloubet » est en outre largement inspirée des travaux des chantiers justice dont le résultat a été remis en janvier 2018 et dont les dispositions contestées et qui n’ont pu être consacrées par la loi « Belloubet » ont parfois été réintégrées dans les ordonnances "Covid" [5]. C’est le cas de la procédure de délestage.

4. Ainsi replacé dans son contexte, il convient de rappeler que la loi « Belloubet » est une loi globale, qui embrasse les questions de compétence, d’organisation judiciaire, de pure procédure comme de financement et qui envisage la procédure civile, pénale mais aussi administrative. Précisons de plus que la procédure civile étant du domaine réglementaire, la loi ne peut se comprendre qu’en contemplation des décrets qui la complètent.

Cette loi marque une étape de plus dans le sens de l’économie procédurale. Elle est construite pour une rationalisation du fonctionnement de l’institution judiciaire au profit de la qualité de la justice. Comme bien d’autres lois sur la justice, elle part du constat du manque de moyens pour imposer une démarche comptable et managériale. Plutôt que de continuer à mal recevoir les justiciables qui auraient une piètre image de la justice, mieux vaudrait leur proposer une autre offre de justice, amiable, numérisée, rationalisée. Le récent rapport sur la réduction du délai de traitement des procédures s’inscrit encore dans cette démarche [6]. Pour sortir de la « clochardisation de la justice » évoquée par un ancien Garde des Sceaux, on peut se demander si la réponse managériale est la seule envisageable et s’il ne faut plutôt repenser globalement et sereinement le procès. L’étude des deux ans d’application de la loi « Belloubet » y invite car elle montre que le parti pris de moins juger (I) pour mieux juger (II) trouve rapidement ses limites. 

I. Moins juger

5. Parce que les juridictions peinent à gérer les stocks d’affaires en cours, ce que la crise Covid a aggravé, et que le justiciable a un contact avec l’institution qui lui donne une image déplorable de l’institution, il faudrait pouvoir moins juger. L’objectif est de proposer une offre rationnelle de traitement de la demande de justice et d’emploi optimal du temps disponible du juge mais il n’y a pas toujours de rationalité axiologique derrière cette rationalité technique. Ce qui est rationnel (A) n’est pas toujours raisonnable (B).

A. Une politique rationelle ?

6. Déjudiciarisation. La loi « Belloubet » s’inscrit dans le sens de l’histoire procédurale en accentuant un mouvement de déjudiciarisation qu’elle n’a pas initié mais se contente de poursuivre. Le bilan des deux ans d’application est l’occasion de souligner à quel point la lettre des textes est souvent éloignée des besoins pratiques.

Une déjudiciarisation par transfert de missions du juge étatiques vers d’autres autorités tout d’abord, s’accentue au profit des notaires qui n’ont pourtant rien demandé tant ces nouvelles tâches ne sont pas toujours économiquement rentables. Le projet de loi sur le renforcement de la confiance dans l’institution judiciaire témoigne de ce mouvement continue de transfert de charges des juges en proposant de confier au greffe le soin d’homologuer des accords contenus dans des actes contresignés par avocats [7].

La déjudiciarisation se fait encore par incitation au recours amiable préalable. La loi « Belloubet » ne fait qu’étendre le préalable obligatoire prévu par la loi J21 aux demandes d’un montant qui sera fixé par le décret du 11 décembre 2019 à 5000 euros et aux conflits de voisinage. Déclarée conforme au droit d’accès au juge par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 778 du 21 mars 2019 [8], cette disposition a fait l’objet d’une retranscription dans le Code de procédure civile un peu décevante. Il y a parfois un décalage qui n’est pas seulement temporel entre les dispositions de la loi et du règlement. Là où le conflit de voisinage voulait dire quelque chose de l’inutilité de l’intervention du juge et de l’attrait du dialogue renoué, la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel a conduit le pouvoir réglementaire à préciser cette notion. Hélas, l’article 750-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L9295LTG) se contente de procéder par renvoi au Code de l’organisation judiciaire où on découvre que de la querelle de voisins on passe à des sujets plus techniques tels que le bornage. De plus, là où le motif légitime laissait de la souplesse aux juges pour apprécier la limite de l’obligation, les cas listés à l’article 750-1 enferment les parties dans une obligation formelle, parfois difficile à entendre. Les textes nourrissent toujours le contentieux et il faudra d’ailleurs un prochain décret de procédure pour préciser que le recours au juge pour désigner un conciliateur (CPC, art. 820) ne satisfait pas à cette obligation de recours amiable qui n’est plus alors préalable.

Enfin, cette déjudiciarisation a été voulue en permettant un recours massif à l’amiable, ce qui suppose le recours à des plateformes de résolution en ligne des différends. Comme l’indique le rapport sur la loi « Belloubet » « La promotion du recours aux modes alternatifs de règlement des différends implique toutefois d'étendre l'offre en la matière ». Ce que nous avons nommé l’industrialisation de l’amiable par la proposition d’une sorte « d’amiable d’adhésion » est désormais techniquement possible même si ce n’est pas encore une réalité [9]. D’abord, parce que les textes de la loi « Belloubet », largement décriés, étaient perfectibles et ont jeté un voile de suspicion sur les plateformes. Leur certification n’est en effet que facultative et devient de plein droit si elles recourent à des médiateurs ou conciliateurs agréés, ce qui ne dit rien de la plateforme elle-même [10]. Là encore, la loi a fait l’objet de précisions et plusieurs textes sont venus préciser les modalités techniques. Malheureusement, à ce stade, il ne suffit pas de renvoyer à l’intendance. La question technique doit ici précéder les dispositions légales qui ne peuvent être posées sans avoir été conçues globalement. Ainsi, le lien mécaniquement fait entre modes amiables, justice prédictive et open data des décisions de justice n’a de sens que depuis que les modalités de mise en œuvre ont permis de s’assurer des garanties de mise en œuvre. On a ainsi vu, depuis la parution de la loi, que la seule question de la mise à disposition des décisions a fait l’objet de débats houleux et de contentieux lorsqu’une décision non finalisée a néanmoins pu être communiquée aux legaltech.

7. Déjuridictionnalisation ou séquençage. La loi « Belloubet » vise encore la déjuridictionnalisation qui ne signifie pas que l’on souhaite sortir les affaires des tribunaux mais les traiter autrement alors même qu’une procédure est en cours. C’est ainsi qu’elle a, suivant les recommandations du rapport « Molfessis Agostini » généralisé l’injonction de rencontrer un médiateur, même en procédure de référé [11]. La mesure s’est révélée largement utilisée en matière familiale comme prud’homale, notamment au moment des confinements comme offrant une possibilité aux parties de régler autrement mais surtout plus rapidement leurs contentieux. Cette volonté s’est même prolongée par le souhait désormais exprimé à la Cour de cassation de favoriser la médiation alors qu’elle est censée juger les jugements et non régler les litiges [12]. De même, la médiation post-sentencielle a montré ses avantages en contentieux de la famille [13] et pourrait se développer en dehors de ce domaine. La réflexion se poursuit avec le récent rapport de la cour d’appel de Paris préconisant des précisions pour mieux intégrer la médiation dans le schéma procédural. La loi a dressé la ligne à suivre mais sans penser sérieusement les modalités d’application, elle a peu de chances d’aboutir.

Une autre forme de déjuridictionnalisation est proposée avec la procédure participative de mise en état qui n’était pas prévue par la loi « Belloubet » mais a été intégrée dans son décret d’application. Permettent une externalisation de la mise en état, elle est de nature à accélérer les contentieux tout en permettant aux parties de se réapproprier leur matière litigieuse. Bien que prévue depuis 2017, sa codification posait des questions freinant son usage. Le décret du 11 décembre 2019 a tenté de lever les incertitudes mais en posant qu’en recourant à la procédure participative de mise en état, les parties renoncent à invoquer les fins de non-recevoir, les exceptions de procédure et l’article 47 (art. 1546-1 al. 3 CPC), les praticiens ont été largement refroidis. Elle n’est ainsi d’aucun succès malgré les bulletins régulièrement adressés aux avocats pour ne faire la promotion. Un projet de décret prévoie désormais de supprimer cette renonciation pour en débloquer l’usage mais la suspicion est installée. Le souhait de déployer cette externalisation de la mise en état conduit même à penser à désigner un arbitre pour prendre en charge la mise en état des affaires. Tout plutôt que d’en faire supporter le poids à l’État ! La figure serait pour le moins originale et l’arbitre n’en aurait alors plus que le nom, passablement usurpé.

B. Une politique raisonnable ?

8. L’impensé de la réforme : place de la justice et du justiciable. La réforme de la loi « Belloubet » s’est faite comme bien d’autres sans impliquer les parties prenantes dans sa conception ni dans sa mise en œuvre par décret. Or, concevoir avant de construire aurait été sage car en matière d’amiable notamment, tout se fait sous couvert du postulat du consentement libre et éclairé du justiciable pourtant à relativiser.

Madame Marie Anne Frison Roche l’exprime parfaitement par le terme de consentement soumission [14]. Le consentement exprimé n’est parfois pas porté par une volonté réelle. Ainsi, le consentement à recourir à un mode amiable, voire à accepter un accord est-il souvent fait par ignorance ou impuissance. Ignorance des véritables droits que l’accord n’a pas pour objet de faire respecter à la lettre. L’accord n’est en effet ni l’application qui aurait été faite de la loi, ni l’application du juste ou de l’équitable mais d’une solution satisfactoire. En cela, c’est une désubstantialisation du droit qui se met à l’œuvre, dangereuse pour l’égalité de tous face à la justice et au droit. Impuissance ensuite parce que les données de l’équation offerte au justiciable sont terribles. Consentir ou attendre des mois au risque d’être mal traité par une institution qui n’a plus les moyens de ses ambitions.

Or, face au consentement, les justiciables ne sont pas égaux. Malheureusement, ce sont les litiges dits de basse intensité, ceux du quotidien qui sont aussi des contentieux de masse dont on voudrait bien faire l’économie, notamment en favorisant la médiation numérique. Alors que le rapport sur la loi « Belloubet » indiquait justement que « trait d’union indispensable entre liberté et sécurité, la justice fonde le contrat social et forge l’esprit républicain. De son bon fonctionnement dépend le caractère harmonieux de la régulation sociale », son contenu pourrait servir de terreau à une rupture du contrat social. À force force de ne plus vouloir avoir à faire avec certains justiciables, ce sont eux qui pourraient finir par faire l’économie de l’État qu’ils n’auraient plus l’occasion de voir en action.

9. L’impensé de la réforme, place du juge. La pensée managériale qui a présidé au contenu de la loi « Belloubet » était rationnelle : libérer du temps de juge pour lui permettre de se concentrer sur les domaines où il aurait une plus-value. Malheureusement la décharge de l’activité judiciaire serait à peine suffisante pour alléger les stocks que la pandémie à lourdement aggravé. Il n’y aurait ainsi pas de véritable réallocation des moyens.

En outre, si tel devait être le cas, encore faudrait-il déterminer qui pourrait en bénéficier. Il s’agit là d’une véritable question de politique processuelle qui n’est pas abordée. Évidemment, on penche lourdement pour une réallocation au bénéfice des personnes en situation de vulnérabilité qui n’ont pas besoin de technique juridique mais d’accompagnement par l’institution judiciaire dans le rétablissement de leur dignité mais rien n’est moins sûr.  Ainsi le calcul du moins juger pour mieux juger est aléatoire.

II. Mieux juger

10. La loi « Belloubet » a également modifié de nombreuses dispositions pour assurer qualité et célérité de la justice par une approche managériale du cours du procès. L’objectif était de mieux gérer la procédure (A) pour mieux traiter les litiges (B). 

A. Mieux la procédure

11. Rationnaliser l’organisation judiciaire. L’organisation judiciaire est un levier de performance ! Mieux gérer l’organisation doit permettre de dégager des moyens et il n’est pas étonnant que depuis le rapport « Casorla » de 1967, la fusion des tribunaux de grande instance et tribunaux d’instance ait été voulue. La loi « Belloubet » l’a enfin réalisé d’une manière qui pourrait paraitre profondément inutile si on ne percevait pas l’objectif de rationalisation poursuivi. On pourrait résumer les choses en disant que les tribunaux d’instance ont été supprimés mais sont devenus une chambre de proximité au lieu du tribunal de grande instance devenu tribunal judiciaire ou chambre détachée lorsque son siège était localisé ailleurs. Le juge d’instance s’est mué en juge des contentieux de la protection avec les mêmes compétences si ce n’est le transfert des saisies rémunérations au juge de l’exécution. Finalement, on pourrait avoir le sentiment que : désormais, on fera comme d’habitude ! En vérité, cela permet de gérer les ressources humaines en termes de magistrats comme de greffiers de manière beaucoup plus souple sachant que les chambres détachées, maladroitement appelées tribunal de proximité, ne sont pas des juridictions autonomes et peuvent recevoir des compétences matérielles spécifiques. On a ainsi pu constater dans certains ressorts que le contentieux de la famille a ainsi pu être rapproché des justiciables. De plus, cela a permis d’atteindre des tailles critiques de juridiction justifiant par exemple, des postes d’encadrement intermédiaire ou un véhicule de fonction (ce qui n’est pas anecdotique !). Malheureusement, pour les personnes en situation d’extrême pauvreté, la réforme technique consistant à concentrer le contentieux de l’exécution devant le juge de l’exécution a eu pour effet d’éclater leurs dossiers entre des magistrats distincts [15]. La réforme est ainsi heureuse du point de vue de la juridiction mais moins des justiciables.

Afin d’assurer le traitement des inévitables erreurs d’aiguillage, le décret d’application a conçu une réorientation des dossiers avant la première audience de manière souple par simple renvoi administratif (CPC, art. 82-1 N° Lexbase : L9292LTC). Cependant, le renvoi pourra conduire après contestation devant le deuxième juge saisi à un renvoi au président du tribunal qui adressera le dossier au juge qu’il estime compétent. Or, à ce stade, il est encore possible de soulever une exception d’incompétence qui pourra faire l’objet d’un appel compétence. Autrement dit, la mesure de souplesse peut se transformer en outil de manœuvres dilatoires.

La compétence a également été rationalisée par la spécialisation de tribunaux judiciaires à des contentieux qui devaient être de faible volumétrie et de haute technicité. Au final, les domaines sont vastes car ils englobent notamment les nantissement de créances et la responsabilité médicale (art. L. 211-9-3 COJ). D’un point de vue managériale encore, la spécialisation des tribunaux permet celle des magistrats dans des contentieux techniques ce qui est utile quand au connait la désaffection pour les fonctions civiles. Mais cela éloigne les justiciables de leurs juridictions en même temps que cela perturbe l’équilibre financier entre barreaux, les contentieux spécialisés étant aussi ceux qui sont les plus lucratifs. Or, cette spécialisation vaut au civil comme au pénal.

Enfin, la loi « Belloubet » n’a pas repris la procédure de délestage [16], nommée très maladroitement mais qui constituait l’ultime mesure de rationalisation. Si une juridiction est encombrée, elle peut se décharger sur une autre. La mesure a choqué, elle n’est pas passée. Cependant, les ordonnances Covid ont permis des renvois d’affaires d’une juridiction à l’autre, ce qui s’est peu pratiqué mais l’a été pour pallier la carence d’une juridiction paralysée par la pandémie. La mesure est indéniablement utile et a été utilisée dans un état d’urgence. La question est évidemment, de savoir si cette pratique pourrait être généralisée, ce qui serait le moyen de consacrer une carte judiciaire souple et évolutive que la numérisation des procédures pourrait cautionner, la proximité virtuelle se substituant à la proximité réelle. Cette « despatialisation de la justice » théorisée par des magistrats est à l’œuvre.

12. Rationaliser la procédure.  La procédure civile a également été modernisée dans le cadre de la loi « Belloubet » avec pour fil conducteur celui de simplifier et accélérer les procédures. La saisine numérique aurait pu être envisagée mais le rapport « Beynel Casas » sur la transformation numérique des juridictions n’a pas été directement traduit dans les textes. La tentative de traiter de la saisine native électroniquement dans l’article 54 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L8645LYT) s’est même soldée par un échec [17] et une abrogation par le décret n° 2020-1452 du 27 novembre 2020 (N° Lexbase : Z7419194) tant l’informatique n’avait pas été pensée ni mise au point dans des conditions opérationnelles, la pandémie ayant là aussi fait des ravages et créé des retards.

De même, la loi « Belloubet » n’a pas consacré des procédures sans audiences. Elle s’est contentée de les permettre en cas d’accord des parties, ce que le Conseil constitutionnel a validé dans sa décision du 21 mars 2019. Là encore, le consentement est la source de la dérogation à une garantie du procès équitable dont la Cour européenne des droits de l’Homme nous dit qu’elle ne peut être limitée que par la loi et hors contentieux qui nécessitent la présence de la partie et dont il faudra un jour dresser la liste. La pandémie a marqué l’ambition de généraliser cette mesure hors consentement des parties, ce que le Conseil constitutionnel a une nouvelle fois validé mais en le justifiant par l’état d’urgence sanitaire ce qui exclut sa généralisation. II faut donc un accord des parties même si le domaine des procédures potentiellement privées d’audience a été confirmé dans sa latitude par le décret du 27 novembre 2020 (procédure à jour fixe, PAF…).

B. Mieux traiter le litige

13. Formation de jugement. La loi « Belloubet » fait partie d’un ensemble qui a visé à améliorer les jugements en ayant notamment recours de manière accrue au juge unique, même en appel. Pour mémoire, la première version du projet de loi pour renforcer la confiance dans l’institution judiciaire préconisait même de le permettre au stade de la cassation. La pandémie a logiquement généralisé la mesure dès lors qu’il a fallu faire face aux délais de traitement. Le choix était simple, accepter d’être jugé à juge unique ou que son dossier soir renvoyé à plusieurs mois. Malheureusement la collégialité, même hors crise sanitaire, est un luxe dont on ne peut plus se permettre. Il est notable à cet égard que l’open data des décisions de justice ait été présenté comme une forme de collégialité élargie, virtuelle, pour permettre au juge de sortir de sa solitude et de situer sa jurisprudence au regard de celle de ses collègues. Le retard pris dans le déploiement de l’open data ne permet cependant pas d’en juger.

            La loi « Belloubet » a encore modifié la formation emblématique de la cour d’assises transformée pour certaines catégories de crimes en cour criminelle excluant le jury populaire [18]. Mieux installée dans le paysage judiciaire depuis, notamment du fait de la pandémie, cette juridiction implique une perte de la force symbolique du procès criminel car c’est le lieu où le peuple voit la justice fonctionner, ce que le fait de filmer les audiences ne remplacera jamais car le peuple est alors spectateur et non plus acteur du procès.

14. Généralisation de l’exécution provisoire. Bien que la loi « Belloubet » n’en dise mot car ce n’était pas de son ressort, la généralisation de l’exécution provisoire de droit participe de ce renforcement du jugement. Par un effet miroir, il a été décidé que les jugements seront, lorsqu’ils ont été rendus sur des instances introduites après le 1er janvier 2020, exécutoires à titre provisoire sauf si la loi en dispose autrement (matière familiale et prud’homale notamment) ou que le juge l’écarte si elle est incompatible avec la nature de l’affaire. Désormais, l’arrêt de l’exécution, qu’elle soit de droit ou prononcée est soumis à la double condition des conséquences manifestement excessives et d’un moyen sérieux d’annulation ou de réformation. Le débat au fond s’installe et le risque devient grand de fragiliser son appel par une demande d’arrêt de l’exécution. L’objectif est de tenter de limiter les appels par une exécution plus systématique mais il est trop tôt pour en voir les effets. Seules les difficultés de codification ont pour l’heure été perçues.

*****

15. Comme le souligne très justement Loic Cadiet, « le dessein du législateur, à supposer qu'il en ait un qui dépasse le simple pragmatisme à court terme de la doxa managériale, risque de se diluer dans la dispersion aléatoire de ce jet. Sans doute est-il temps de réfléchir, sinon à un nouveau Code de procédure civile, du moins à une remise en ordre des règles du procès civil ».

Ce n’est pas parce que la procédure est une matière technique qu’elle est désincarnée. Il faut pouvoir penser les réformes sur l’institution judiciaire globalement en associant les parties prenantes si on veut qu’elles produisent effet. Renforcer la confiance des citoyens dans l’institution judiciaire ne passe pas seulement par une réflexion sur la responsabilité de magistrats ni même pas une énième réforme et le fait de filmer des audiences. Cela suppose de mieux accueillir les justiciables et de les recevoir dignement pour qu’ils voient que justice est rendue.  Les États généraux sur la Justice [19] prévus pour la fin d’année sont une nouvelle occasion d’espérer un changement. Ne perdons pas espoir et regardons l’avenir.

 

[1] V., le site "Vie publique" [En ligne].

[2] Sur cette figure originale, v., H. Croze, Les FAQ réforme de la procédure civile, une nouvelle forme de communication de la Chancellerie, JCP G, 2020, 408.

[3] S. Amrani Mekki, La procédure civile réécrite sous contrainte sanitaire, À propos de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020, Gaz. Pal., 28 avril 2020, pp. 63 et s..

[4] L. Cadiet, La réforme Belloubet ou le jeu de dés, procédures 2019, repère 6.

[5] S. Amrani Mekki, Les chantiers de la justice Numérique, Procédure civile et Réseau des juridictions : le rationnel est-il toujours raisonnable ?, Gaz. Pal., 6 févr. 2018, pp. 67 et s..

[6] O. Dufour, Rapport Ghaleh-Marzban : 43 propositions pour réduire les délais de jugement, actu-juridique.fr, publié le 03/05/2021.

[7] Article 29 : Ajout à la liste des titres exécutoires des actes contresignés par avocats dans le cadre des modes amiables de règlement des différends

[8] Cons. const., décision n° 2019-778 DC, du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (N° Lexbase : A5079Y4U) : « 20. Cependant, s'agissant d'une condition de recevabilité d'un recours contentieux, il appartiendra au pouvoir réglementaire de définir la notion de « motif légitime » et de préciser le « délai raisonnable » d'indisponibilité du conciliateur de justice à partir duquel le justiciable est recevable à saisir la juridiction, notamment dans le cas où le litige présente un caractère urgent. Sous cette réserve, et compte tenu des garanties qui précèdent, le grief tiré d'une méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif doit être écarté.

[9] S. Amrani Mekki, Le chantier de l’amiable, Concevoir avant de construire, Supplément au JCP G, n° 13, 26 mars 2018, 16, pp. 63 et s..

[10] S. Amrani Mekki, Les plateformes de résolution en ligne des différends, in L’émergence d’un droit des plateforme, X. Delpech dir., Dalloz, à paraitre 2021.

[11] La loi modifie l’art. 22-1 de la loi n°95-125 du 8 février 1995 : En tout état de la procédure, y compris en référé, lorsqu'il estime qu'une résolution amiable du litige est possible, le juge peut, s'il n'a pas recueilli l'accord des parties, leur enjoindre de rencontrer un médiateur qu'il désigne et qui répond aux conditions prévues par décret en Conseil d'État. Celui-ci informe les parties sur l'objet et le déroulement d'une mesure de médiation.

[12] Discours de rentrée solennelle de Madame Arens : Les réflexions de la Cour de cassation se poursuivent aujourd’hui avec la mise en place de comités de suivi ou de nouvelles commissions, par exemple en matière de médiation à la Cour de cassation [En ligne]

[13] V. Loi « Belloubet », art 31 (art. 373-2, 373-2-6 et 373-2-10 du Code civil).

[14] V., le site "mafr" [En ligne] : C’est en effet la scission entre la volonté et le consentement, scission produite par les mécanismes marchands qui fondent la "mécanique des marchés" mais qui, amplifiée à l’infini par la technologie, a rendu le consentement, devenu autonome de la volonté, et ne lui rendant plus compte, a permis de tuer dans l’œuf cette volonté comme expression de la liberté de l’être humain.

[15] Et si on parlait du justiciable du 21ème siècle ?, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2018.

[16] D. Raimbourg  et P. Houillon, Les juridictions d'appel reconfigurées en réseau à l'échelle des régions et des territoires », Chantiers de la justice. Adaptation du réseau des juridictions, n° 4, [En ligne], spéc. p. 11 : « Définition des modalités d’une procédure dite de “délestage” au plan régional (renvoi d’instances entre juridictions du ressort pour en optimiser les délais de traitement) ».

[17] V. not. CE, 30 décembre 2019, n° 436941 (N° Lexbase : A4862Z9X). Cette exigence n'est prévue par le décret attaqué qu'en ce qui concerne les requêtes " formées " par voie électronique, c'est-à-dire, ainsi qu'il ressort des indications qui ont été données par les représentants de la garde des sceaux, ministre de la Justice, lors de l'audience de référé, seulement celles pour lesquelles la saisine de la juridiction se fera directement en ligne sur un portail accessible par internet et non celles pour lesquelles les actes de procédure sont simplement remis ou transmis à la juridiction par voie électronique. Or il ressort des pièces versées au dossier que la saisine en ligne des juridictions judiciaires est subordonnée au déploiement de fonctionnalités du portail internet accessible aux justiciables, lesquelles ne sont pas encore prêtes. Leur mise en œuvre supposera, en outre, l'intervention d'autres actes relatifs aux traitements correspondants, définissant notamment la durée de conservation des données et les mesures de sécurité permettant d'assurer leur confidentialité. 

[18] V. l’avis de la CNCDH [En ligne].

[19] V. le site de l'Elysée [En ligne].

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