Réf. : Cass. com., 3 mai 2018, n° 15-20.348, FS-P+B+I (N° Lexbase : A4379XM7)
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par Bernard Saintourens, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition affaires
le 30 Mai 2018
Liquidation judiciaire / Contribution des associés aux pertes / Exclusivité de l'action du liquidateur / Ordonnance du 12 mars 2014
L’article 1832 du Code civil (N° Lexbase : L2001ABQ) pose, à son dernier alinéa, une règle fondamentale du droit des sociétés, au champ d’application le plus étendu puisqu’il concerne indistinctement les sociétés à risque limité ou illimité, qu’elles soient civiles ou commerciales. Ce texte dispose : «Les associés s’engagent à contribuer aux pertes» et ne souffre d’aucun caractère supplétif. La distinction, bien connue, avec l’obligation aux dettes qui, elle, ne concerne que les sociétés à risque illimité et peut contraindre les associés à payer les dettes de la société en cours de vie sociale, tient à ce que la contribution aux pertes, visées par l’article 1832 du Code civil ne peut être mise en œuvre que lorsque la société est dissoute, dans le cadre des opérations de liquidation, et qu’il apparaît que l’actif social ne permet pas de couvrir les obligations de paiement auxquelles la société se trouve tenue. C’est bien ainsi que la Cour de cassation elle-même l’avait compris, lorsqu’elle affirmait que «c’est seulement en cas de dissolution de la société que celle-ci peut agir contre ses membres en paiement de ses pertes» [1]. Avant la dissolution, les «pertes» ne sont envisagées que sur le terrain comptable et ne déclenchent, sauf règle spéciale, légale ou conventionnelle, aucune obligation pour les associés [2].
La question à laquelle s’est trouvée confrontée la Cour de cassation, dans son arrêt en date du 3 mai 2018, porte sur le point de savoir comment cette contribution aux pertes peut être mise en œuvre lorsque la société fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire. L’essentiel de la position prise par la Haute juridiction figure dans l’attendu de principe aux termes duquel il ressort que «lorsqu’une société est en liquidation judiciaire, seul le liquidateur peut agir sur le fondement de l’article 1832 du Code civil contre les associés en fixation de leur contribution aux pertes». Par quelques arrêts antérieurs [3], la Cour de cassation avait eu l’occasion de se prononcer sur le même point de droit et l’on retrouve dans l’arrêt rapporté un libellé semblable à celui figurant dans ces précédents. L’attention est attirée sur le fait que le présent arrêt est retenu pour figurer au Bulletin, alors qu’il en était déjà ainsi pour les décisions antérieures précitées, ce qui laisse supposer que la Haute juridiction entend donner un signal qu’il est, dès lors, opportun de prendre en compte.
Si, par cette réitération médiatisée, la Chambre commerciale entend ancrer de manière ferme la position qu’elle adopte, on ne peut, au regard du droit applicable à l’affaire dont elle a eu à connaître, qu’exprimer son assentiment (I). Pour autant, au regard du droit positif, tel qu’il résulte de l’ordonnance n° 2014-326 du 12 mars 2014 (N° Lexbase : L7194IZH), l’interrogation demeure de savoir si cette position est toujours d’actualité (II).
I - La position de la Cour de cassation au regard du droit antérieur à l’ordonnance du 12 mars 2014
L’article 1844-7 du Code civil (N° Lexbase : L3736HBY) retenait, à son 7°, que la société était dissoute par l’effet du jugement prononçant la liquidation judiciaire. Par voie de conséquence, il y avait un recouvrement de la liquidation de la société, consécutive à sa dissolution, selon les prévisions du droit des sociétés (C. civ., art. 1844-8 N° Lexbase : L2028ABQ : «La dissolution de la société entraîne sa liquidation»), et de la réalisation de cette liquidation par le biais des règles spéciales contenues au livre VI du Code de commerce concernant les entreprises en difficulté. Le cadre normatif, s’il avait pour inconvénient, notamment, d’emporter la cessation des fonctions des dirigeants en place, avait au moins l’avantage de l’unité de modalités de réalisation des opérations de liquidation de la société : elles avaient lieu dans le cadre de la procédure collective, sous la conduite du liquidateur judiciaire.
Dans ce contexte, le mandataire liquidateur avait effectivement compétence pour mettre en œuvre la contribution aux pertes, sur le fondement tout à la fois de l’article 1832 du Code civil (source de l’obligation) et L. 641-9 du Code de commerce (N° Lexbase : L7329IZH compétence du liquidateur). On relève que ce sont bien ces deux textes qui figurent au visa de l’arrêt commenté et, dès lors, la décision est en conformité avec le droit applicable à l’affaire. L’affirmation, contenue dans l’arrêt selon laquelle «lorsqu’une société est en liquidation judiciaire, seul le liquidateur peut agir sur le fondement de l’article 1832 du Code civil contre les associés en fixation de leur contribution aux pertes sociales», ne saurait donc être contestée, dès lors que la liquidation judiciaire de la société concernée avait été prononcée en 2012.
La décision commentée est bien en conformité avec la conception de la contribution aux «pertes», qui ne peuvent apparaître qu’à l’occasion de la dissolution de la société et faire naître, à ce moment-là, l’obligation pour les associés d’y répondre, puisque la liquidation judiciaire (au sens du droit des procédures collectives) est une cause de dissolution (au sens du droit des sociétés). L’appel à la contribution aux pertes qui émane, hors procédure collective, du liquidateur (dit «amiable», par commodité) doit résulter, en liquidation judiciaire, du mandataire liquidateur, en vertu du dessaisissement qui frappe le débiteur, qu’il soit une personne physique ou morale. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans l’arrêt commenté, et à la différence des deux précédents signalés ci-dessus, la Haute juridiction précise que «seul» le mandataire liquidateur peut agir à l’encontre des associés en contribution aux pertes, ce qui est effectivement une conséquence du dessaisissement des représentants légaux, du fait de l’ouverture de la liquidation judiciaire de la société.
A s’en tenir à cette approche, et sous cette précision, l’arrêt n’est que la reprise des positions déjà exprimées par la Cour de cassation, dans les arrêts précités de 2011 et 2016, et sauf à penser que la Haute juridiction considère que les professionnels du droit et les justiciables, sans doute parfois un peu inattentifs, ont besoin d’un rappel justifiant la publication de ce troisième arrêt au Bulletin, on ne comprend guère, à première vue, l’utilité de cette médiatisation.
Toutefois, à l’examen de l’arrêt, on peut se demander si la Cour de cassation n’entend pas justement réitérer sa position, en 2018, pour montrer qu’elle aurait vocation à s’appliquer aujourd’hui comme hier et, pour être clair, avant comme après la réforme réalisée par l’ordonnance n° 2014-326 du 12 mars 2014, applicable à compter du 1er juillet 2014. On peut regretter que la Haute juridiction ne le dise pas plus clairement ou, au moins, comme elle le fait pourtant habituellement, ne mentionne pas qu’elle se prononce en considération du droit alors applicable à l’espèce. Certes, les articles 1832 du Code civil et L. 641-9 du Code de commerce n’ont subi, depuis lors, aucune modification mais ils ne sont pas les seuls à intervenir à propos d’une question relative à la contribution des associés aux pertes d’une société. L’article 1844-7 du Code civil paraît bien jouer, sur ce point, un rôle majeur. Or, lui a justement été réformé en 2014 et cette modification pourrait bien avoir un impact sur le point de droit à propos duquel la Chambre commerciale se prononce par l’arrêt sous examen.
II - La position de la Cour de cassation au regard du droit postérieur à l’ordonnance du 12 mars 2014
En modifiant le 7° de l’article 1844-7 du Code civil (N° Lexbase : L7356IZH), l’ordonnance du 12 mars 2014 a réduit l’hypothèse de la dissolution de la société au jugement ordonnant «la clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif». Nécessairement, il n’y a plus recouvrement de la liquidation selon le droit des sociétés, puisqu’elle est repoussée au jugement de clôture de la liquidation judiciaire, et la mise en œuvre de la liquidation judiciaire, selon le droit des procédures collective, qui commence dès le jugement qui la prononce. Cet aspect de la réforme réalisée par l’ordonnance du 12 mars 2014 n’a peut-être pas été clairement identifié et l’arrêt commenté a le mérite de remettre en lumière ce point de droit, finalement délicat.
Si l’on considère que la position adoptée par la Cour de cassation doit demeurer pertinente au-delà du 1er juillet 2014, il faut alors comprendre que la liquidation judiciaire selon le droit des procédures collectives est une liquidation selon le droit des sociétés. C’est seulement dans cette conception des choses que l’on peut valider la position selon laquelle seul le liquidateur judiciaire peut agir, sur le fondement de l’article 1832 du Code civil contre les associés en fixation de leur contribution aux dettes. Cette contribution étant liée à la liquidation de la société, le mandataire liquidateur aurait bien vocation à la mettre en œuvre.
Toutefois, cette conception n’emporte pas forcément l’adhésion. Puisque la dissolution de la société ne résulte, par suite de l’ordonnance de 2014, que du jugement qui ordonne la clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif, cela laisse place à une survie de la personne morale qu’est la société dans les autres situations dans lesquelles elle peut se trouver.
D’abord, la mise en liquidation judiciaire n’est pas une cause de dissolution et tant que l’issue de cette procédure n’est pas actée, la société n’étant pas dissoute, les associés ne devraient pas se trouver tenus de répondre à une contribution aux pertes. Ce n’est pas anormal puisque la condition d’ouverture de la liquidation judiciaire tient d’abord, en principe, à la constatation de l’état de cessation des paiements, lequel ne concerne pas l’état comptable susceptible de faire apparaître des pertes, mais seulement des dettes, constituant un passif exigible que l’actif disponible ne permet pas de couvrir. Il ne s’agit donc pas des mêmes sommes en jeu. En outre, au stade de l’ouverture de la liquidation judiciaire, on ne sait pas encore quel en sera le sort. Une cession d’actifs (par exemple un fonds de commerce ou un immeuble) peut bien aboutir à ce que les dettes soient couvertes. Les associés n’ont donc pas vocation à couvrir, par anticipation, des pertes dont on ne sait même pas si elles existeront. Il en est de même lorsque la clôture de la liquidation judiciaire est prononcée pour extinction du passif. Cette hypothèse n’est pas non plus, depuis 2014, une cause de dissolution, de sorte que les associés auraient été anormalement poursuivis en couverture de pertes, alors qu’en définitive, il n’y en avait pas. Dans ces hypothèses, on se retrouverait dans une situation curieuse : une société qui n’est pas dissoute et des associés contraints à couvrir des pertes, qui ne peuvent apparaître qu’à la suite d’une dissolution.
En définitive, la position prise par la Cour de cassation ne paraît compatible avec l’état du droit postérieur à l’ordonnance du 12 mars 2014 que si l’on considère que la liquidation judiciaire est une liquidation au sens du droit des sociétés et qu’elle permet donc de déclencher la contribution des associés aux pertes sociales, alors même qu’elle ne constituerait pas une cause de dissolution. Une telle modification de l’état du droit mériterait sans doute plus qu’une déduction issue d’un arrêt qui n’en dit pas un mot.
S’il fallait admettre que la position, adoptée dans l’arrêt commenté, et validée au regard du droit antérieur à l’ordonnance de 2014, puisse demeurer pertinente en contemplation du droit postérieur à cette ordonnance, l’impact pourrait être sensible pour la situation des associés. Si dans les sociétés à risque illimité, ils peuvent être conduits à payer les dettes sociales en cours de vie sociale comme à la suite d’une liquidation de la société, qu’elle soit amiable ou judiciaire, il n’en est pas de même pour les associés (ou actionnaires) des sociétés à risque limité, bien plus nombreuses dans le monde des affaires. Pour ces derniers, l’action en contribution aux pertes, diligentée par le mandataire liquidateur, constituerait une aggravation de leurs obligations chaque fois que cette action serait menée alors même que le jugement ordonnant la clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif n’a pas eu lieu, seule hypothèse légale de dissolution provoquée par la procédure collective ouverte à l’égard d’une société.
En conclusion, on ne peut qu’espérer vivement qu’un contentieux relevant du droit issu de l’ordonnance du 12 mars 2014 permette à la Cour de cassation de statuer clairement sur la pertinence du maintien de la position adoptée en contemplation du droit antérieur à cette ordonnance.
[1] Cass. com., 3 mars 1975, n° 73-13.721, publié N° Lexbase : A4299A7D), Rev. Sociétés, 1975, p. 454, note D. Randoux.
[2] V. sur ce point, not. M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, 30ème éd., n° 212 et 216.
[3] V. not. Cass. com. 20 septembre 2011, n° 10-24.888, F-P+B (N° Lexbase : A9524HXZ), Rev. Sociétés, 2011, p. 691, obs. X. Prévost ; RTDCom., 2011, p. 771, obs. M.-H. Monsérié-Bon ; JCP éd. E, 2011, 1804, obs. R. Mortier ; Act. proc. coll., 2011, Alerte 278, obs. J.-Ph. Pagnucco ; Dr. Sociétés, 2011, comm. 212, obs. H. Hovasse ; D. Gibirila, Lexbase, éd. aff., 2011, n° (N° Lexbase : N8104BSX) ; Cass. com., 27 septembre 2016, n° 15-13.348, F-P+B (N° Lexbase : A7279R4D), Rev. Sociétés, 2016, p. 768, obs. L.-C. Henry ; Rev. Sociétés, 2017, p. 362, nos obs. ; P.-M. Le Corre in Chron., Lexbase, éd. aff., 2016, n° 673 (N° Lexbase : N4791BWD).
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