La lettre juridique n°743 du 31 mai 2018 : Urbanisme

[Questions à...] L’actualité du droit pénal de l’urbanisme - Questions à Thierry Fossier, Professeur associé à l'Université de Paris-Sorbonne-Cité et conseiller à la Chambre criminelle de la Cour de cassation

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[Questions à...] L’actualité du droit pénal de l’urbanisme - Questions à Thierry Fossier, Professeur associé à l'Université de Paris-Sorbonne-Cité et conseiller à la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/45841449-questions-a-lactualite-du-droit-penal-de-lurbanisme-questions-a-thierry-fossier-professeur-associe-a
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 30 Mai 2018

Depuis des siècles, les pouvoirs publics se préoccupent de la répartition de la population sur le territoire. Il y va de la salubrité générale, de l'adéquation des équipements publics aux besoins, de l'esthétique de nos villes et villages et de la protection de l'environnement. Mais cette ambition de tous les régimes politiques se heurte directement principe de propriété privée. Cette confrontation impose le recours au droit répressif : des sanctions pénales, très nombreuses et vigoureuses, des mesures de remise en état allant jusqu'à la démolition, des sanctions administratives se conjuguent pour empêcher que les entreprises des individus ne contrebattent l'intérêt général urbanistique. Pour faire le point sur cette problématique à l’heure où le projet de loi "Elan" prévoit, notamment, de nouveaux assouplissements à la loi «littoral», Lexbase Hebdo – édition publique a rencontré Thierry Fossier, Professeur associé à l'Université de Paris-Sorbonne-Cité et conseiller à la Chambre criminelle de la Cour de cassation, et co-auteur de l’ouvrage "Droit répressif de l'urbanisme", paru en 2017 aux éditions Economica.

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les règles générales du droit pénal de l’urbanisme ?

 

Thierry Fossier : Le droit pénal de l’urbanisme est l’ensemble des règles qui sanctionnent les violations des lois en matière d’urbanisme et de construction, par une peine -essentiellement une amende, parfois l’emprisonnement, la dissolution de société, des affichages ou publicités de condamnations- et qui permettent aussi et surtout des démolitions ou mises en conformité forcées, qu’une intervention purement administrative n’autoriserait pas.

 

Ce droit est très ancien. Il a d’abord servi à protéger le domaine de la Couronne, devenu le domaine public : la négociation d’une sanction contre les intrus, autrement dit la sanction administrative, était exclue et l’est encore. Puis des considérations d’hygiène et de santé publiques sont apparues, à l’époque de la Révolution et de l’Empire : pour faire des rues droites et larges, pour éviter l’entassement des gens, il fallait aux pouvoirs publics le secours de la sanction pénale, parce que les récalcitrants brandissaient leur droit de propriété, tout récemment placé au plus haut de la pyramide normative. Dans un troisième temps, disons autour des trois guerres 1870/1914/1939, l’esthétique des villes tout entières, dans leur développement et dans leur style, est devenue essentielle et là aussi, il a fallu pouvoir punir, parce que les bâtisseurs n’avaient pas très envie d’être freinés dans leur imagination. C’est à la fin de cette période que les lotissements et les grands ensembles ont commencé à poser des problèmes nouveaux pour les juristes et que le droit pénal de l’urbanisme est devenu celui des "puissants” après avoir longtemps été celui des “quidams”. Enfin, depuis les années 1960, les considérations environnementales, telles que la protection de zones sensibles ou la prise en compte des dangers collectifs comme l’incendie ou l’inondation, ont absolument eu besoin du droit pénal, parce que la confrontation de ces impératifs, aussi importants que vagues, ne peut guère se résoudre sur le terrain des politiques locales et de l’action administrative.

 

En réalité, ce phasage historique se retrouve dans la législation actuelle : il n’y a pas eu une succession de lois abrogeant les autres, mais une accumulation de tous ces objectifs. L’idée demeure que le droit pénal est indispensable à l’urbanisme, qui met en oeuvre le droit le plus sacré des individus, la propriété, et une part centrale de l’activité économique, le bâtiment. La tolérance et l’arrangement ne sont pas de mise et dès que le législateur a voulu tempérer ses exigences et la vigueur des sanctions, les pires comportements ont repris leur progression.

 

Pour le reste, le droit pénal de l’urbanisme fonctionne comme le reste du droit pénal. Il y a des comportements ciblés par le législateur. Il y a des signalements par des particuliers ou des agents publics, soit municipaux, soit départementaux, soit de la police ou de la gendarmerie. Il y a des enquêtes avec des procès-verbaux, des visites des lieux et des photographies. Il y a des juges d’instruction qui approfondissent les enquêtes, et en tous les cas il y a des audiences publiques, qui permettent la fonction “sociale” de la procédure et la transparence totale de l’action publique. Il y a des avocats, dont de grands cabinets spécialisés un peu partout en France. Il y a des annulations de procédure si elles sont mal faites, des relaxes pour les innocents, des condamnations pour les coupables. Il y a des poursuites contre des personnes morales, contre des élus, des architectes et des entrepreneurs de bâtiment s’ils sont complices. Enfin, il y a une exécution des peines : les amendes sont recouvrées par le Trésor, les démolitions sont exécutées par la personne condamnée si elle est raisonnable -au besoin en l’y incitant par une astreinte- ou, si nécessaire, par l’administration. Et il y a bien entendu quantité de condamnés qui ne comprendront jamais pourquoi ils ont été poursuivis et protesteront toujours contre la sottise et la méchanceté des préfets et des maires, des procureurs et des juges…

 

 

Lexbase : Quel est le cadre procédural qui s'applique (textes de référence, nature des infractions, attribution de responsabilité) ?

 

Thierry Fossier : L’essentiel de ce qu’on dénomme “l’arsenal répressif” se trouve aux articles L. 480-4 (N° Lexbase : L2549LBZ) et suivants du Code de l’urbanisme. Les deux infractions les plus fréquemment poursuivies et sans doute les plus fréquemment commises sont la construction sans le document administratif requis par la loi (déclaration ou permis) (par exemple les exploitants de plages privées sur la Côte d'Azur, TA Nice, 3 octobre 2017, n° 1701481 N° Lexbase : A8475WT3) et la construction en violation des règles du plan (POS, RNU ou PLU). Cela amène le juge, qui va s’appuyer fortement sur les explications de l’administration, à examiner de manière très précise de quelle construction il s’agit (nouvelle, sur existant, ...) et quel aurait dû être son régime administratif. Les juridictions pénales rendent ainsi des décisions qui sont importantes pour le droit de l’urbanisme en général : un tiers des décisions rendues, des “jurisprudences” si l’on peut dire, viennent des juges judiciaires, les deux tiers restant venant du juge administratif dans un cadre non répressif (légalité des actes de l’administration, pour l’essentiel).

 

Mais à ce “coeur de métier” s’ajoutent quantité de qualifications pénales un peu plus originales. On en trouve dans le Code de l’urbanisme (régime des campings, régime des clôtures, par exemple), dans le Code forestier (déboisements illicites), dans le Code du patrimoine (monuments historiques), etc. C’est surtout le Code de l’environnement que le juge “de l’urbanisme” va manipuler en plus du Code de l’urbanisme, pour la protection des zonages (espaces protégés, incendie, inondation, sismicité).

 

En droit pénal de l’urbanisme, le législateur a désigné un responsable principal : le “bénéficiaire des travaux”. C’est une notion à la fois autonome et factuelle. Autonome parce qu’il ne s’agit pas pour le juge pénal de retrouver celui ou celle qui a signé la déclaration ou la demande de permis ou qui aurait dû le faire, qui a passé des marchés, celui ou celle qui est propriétaire du fonds... Le droit civil et le droit administratif ne sont guère secourables pour la détermination de ce bénéficiaire. Factuelle car le juge peut aller très loin, la Cour de cassation lui permettant de condamner des indivisaires, des bailleurs (Cass. crim., 24 octobre 2017, n° 16-87.178, F-P+B N° Lexbase : A1543WXG), des conjoints, des acheteurs après-travaux, qui n’ont pas participé matériellement, financièrement, aux travaux illicites mais en profitent, d’une manière ou d’une autre que le juge doit décrire. L’idée de profit économique est centrale : violer la loi urbanistique, ça rapporte de l’argent et la question est : à qui ?

 

 

 

Lexbase : L'intervention du juge judiciaire est-elle assez  efficace en la matière ?

 

Thierry Fossier : En vertu de la Constitution, le juge judiciaire est le seul qui puisse porter atteinte à la propriété privée. Qu’il soit juge civil ou juge pénal, il a le monopole de ce qu’on appelle la “remise en état”, c’est-à-dire la mise en conformité d’un bâtiment privé avec un permis délivré, ou la démolition d’un bâtiment non autorisé (Cass. crim., 16 janvier 2018, n° 17-81.884, F-P+B N° Lexbase : A8659XAX). L’administration et “son” juge ne le peuvent pas. Or, cette remise en état est la véritable garantie du respect de la loi : une amende, administrative ou judiciaire, ne sera jamais assez forte pour contrebalancer les économies faites ou les profits réalisés en violant le Code de l’urbanisme.

 

La même considération pourrait être faite en droit de l’environnement, d’ailleurs.

 

En outre, le “métier” du juge judiciaire, au sens le plus simple du mot “métier”, c’est l’audience publique, le principe contradictoire, la transparence du dossier. Certains juges judiciaires ne sont pas nécessairement les meilleurs techniciens du droit, ni les orateurs les plus habiles, ni les organisateurs les plus remarquables, ni les “politiques” les plus fins. Mais tous sont intraitables sur leur désintéressement et leur neutralité -il n’y a pas de corruption ni d’intéressement des juges en France-, et sur le droit à l’expression des points de vue et à l’exercice de recours. C’est à cela qu’ils sont formés et c’est à ces impératifs que les ramènent les avocats, dont la sensibilité est exacerbée sur ces points et qui jouent bien leur rôle, je vous l’assure. Bien des condamnés vous diront qu’ils sont victimes d’une erreur d’appréciation, beaucoup moins vous diront qu’on a empêché qu’ils fassent valoir leur point de vue à un moment ou à un autre ou que le juge a touché des pots-de-vin. Et les juges qui sont poursuivis et condamnés sur le plan déontologique ou disciplinaire -il y en a !- ont rarement failli sur cette “culture professionnelle”. Peu d’institutions en France, publiques ou privées, peu de pays dans le monde, peuvent se vanter des mêmes vertus.

 

Mais il ne suffit pas d’être incontournables et vertueux. Il faut encore que les décisions que les juges rendent soient lisibles et appliquées. La lisibilité a fait des progrès spectaculaires ces dernières années, dans les tribunaux et les cours d’appel et une vaste campagne d’amélioration débute ces temps-ci à la Cour de cassation. Quant à l’application, surtout celle de la remise en état, elle est d’abord laissée à la bonne volonté du condamné. Comme il faut aider un peu la nature humaine, les juges forcent parfois à l’exécution en l’assortissant d’une astreinte : “si vous n’exécutez pas ce que je vous ordonne, vous paierez tant d’euros par jour à l’Etat (qui le reversera à votre commune)”. Finalement, l’administration est chargée par la loi de faire de force et avec ses moyens propres ce que le condamné n’a pas voulu faire ; mais cette exécution forcée est compliquée, des considérations locales -certes pas forcément méprisables- interfèrent, le coût matériel peut être élevé, il ne faut pas non plus susciter des troubles à l’ordre public, des émeutes (cela s’est vu : les contrevenants sont parfois très soutenus par des voisins à courte vue).

 

 

Lexbase : Quelles évolutions seraient souhaitables pour mieux protéger les victimes d'infraction ?

 

Thierry Fossier : Les victimes des infractions urbanistiques sont de quatre ordre.

 

L’intérêt général d’abord, les lois de protection de la nature, des paysages, de l’esthétique et de la commodité urbaines. Cela, l’administration et le procureur en sont les porteurs : ils défendent la loi existante, sans arrière-pensées. C’est simple : puisque la plupart la respectent, il est inéquitable de la violer. Il n’y a pas autant qu’on le dit d’esprit “d’ordre absolu”, de tempéraments hiérarchiques ou militaires chez ces agents publics : c’est le souci d’égalité qui les animent. Pour qu’ils agissent mieux dans l’avenir, il faut prendre conscience de ce que les montants d’amende sont très faibles dans le Code de l’urbanisme ; ils mériteraient d’être relevés et, pourquoi pas (cela existe dans d’autres branches du droit), proportionnés au profit. Il est non moins certain que la formation des agents de ces entités est un peu balbutiante : c’est un droit technique, la procédure est elle aussi assez délicate, et il y a tant d’autres choses qui sont demandées aux agents municipaux et départementaux, aux policiers et gendarmes, aux procureurs et substituts ! Il faut qu’ils sachent aller vite et juste.

 

Le deuxième type de victimes, ce sont les citoyens anonymes, leur tranquillité, l’inquiétude pour la beauté et l’avenir d’une ville, d’un pays. Ce sont les associations qui viennent le dire devant les juges et elles sont généralement bien reçues et indemnisées, dans les limites -assez rigoureuses d’ailleurs- de ce que veut le législateur à leur sujet. Faut-il aller plus loin ? Sans aucun doute en droit de l’environnement : l’administration est en grande difficulté pour faire appliquer le Code de l’environnement dans toutes ses dimensions, pour diverses raisons pas si faciles à dépasser, et ce sont les associations qui font vivre ce droit. Mais moins en droit “pur” de l’urbanisme. Je pense qu’on est à un stade satisfaisant de développement.

 

Le troisième type de victimes, ce sont les voisins directs, immédiats. Parfois, ils sont à l’origine du signalement qui va déboucher sur la poursuite. Parfois, ils viennent réclamer aux juges une indemnisation : le bruit, l’enlaidissement, l’incommodité des travaux illicites, l’injustice qu’ils représentent alors que tous les autres habitants se soumettent aux contraintes et aux coûts, ce sont les voisins qui les subissent. Là, il n’appartient certainement pas aux juristes -législateur, juges, ...- d’exciter la vindicte privée et le droit tel qu’il est ne doit pas être retouché.

 

Enfin, la quatrième “victime”, c’est l’administration territoriale. Tout maire d’une ville, petite ou grande, vous dira le travail intellectuel et matériel que représente la mise en place des règles d’urbanisme, le risque politique que cela suscite, la peine qu’il faut pour faire verbaliser les auteurs d’infractions, la déception voire le ridicule ressentis quand une poursuite enfin engagée échoue finalement pour une raison formelle -un procès-verbal irrégulier, une visite à domicile annulée, un PLU annulé entre temps par le juge administratif, ...- ou pour une raison de fond -une relaxe, parce que les juges ont douté, ou une sanction faible, parce que les juges n’ont pas ressenti la gravité “locale” de l’infraction-. Il est d’ailleurs bien des communes où l’on a depuis longtemps abdiqué : la “dispersion géographique” de la répression urbanistique est spectaculaire, d’une région à l’autre (PACA, Languedoc et la Corse représentent les trois-quarts des poursuites ; il n’y en a pratiquement pas en Ile-de-France ou dans les Hauts-de-France !), d’un département à l’autre (les Bouches-du-Rhône et le Var totalisent dix fois plus de poursuites que les Alpes Maritimes), d’une commune à l’autre (l’exemple de la Corse est éloquent mais il est délicat ici de donner des illustrations du phénomène).  Là, le législateur a une lourde responsabilité : les moyens humains sont ce qu’ils sont mais les moyens juridiques, notamment les exigences très sévères en matière de visites forcées des bâtiments illicites, ou encore l’instabilité chronique, caricaturale, des régimes de déclaration et de permis, semblent parfois faites pour freiner les verbalisateurs diligents.

 

 

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