La lettre juridique n°666 du 1 septembre 2016 : Avocats/Honoraires

[Jurisprudence] Inapplicabilité de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce à une SELARL d'avocats

Réf. : CA Paris, Pôle 5, 4ème ch., 29 juin 2016, n° 14/07291 (N° Lexbase : N3776BWR)

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N4020BWS

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[Jurisprudence] Inapplicabilité de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce à une SELARL d'avocats. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/34164930-jurisprudence-inapplicabilite-de-larticle-l-4426-i-5-du-code-de-commerce-a-une-selarl-davocats
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par Bastien Brignon, Maître de conférences - HDR à l'Université d'Aix-Marseille, Membre du Centre de droit économique (EA 4224) et de l'Institut de droit des affaires (IDA), Directeur du Master professionnel Ingénierie des sociétés

le 01 Septembre 2016

La question posée par l'arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 29 juin 2016 n'est pas nouvelle : elle est celle de savoir si les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce (N° Lexbase : L1769KGM), relatives aux ruptures commerciales brutales, sont applicables ou pas au contrat conclu entre une SELARL d'avocats et son client, une société anonyme cotée en bourse. La réponse apportée n'est pas plus nouvelle : en toute logique, l'article précité ne s'applique pas à la relation entre l'avocat et son client, le premier étant par nature un professionnel libéral dont le statut -civil- est incompatible avec l'exercice du commerce. La décision n'en demeure pas moins intéressante parce que la solution, quoiqu'évidente, n'est pas si simple (I) en particulier à l'aune du décret n° 2016-882 du 29 juin 2016 (décret n° 2016-882 du 29 juin 2016, relatif à l'exercice de la profession d'avocat sous forme d'entité dotée de la personnalité morale autre qu'une société civile professionnelle ou qu'une société d'exercice libéral ou de groupement d'exercice régi par le droit d'un autre Etat membre de l'Union européenne N° Lexbase : L1248K94), qui autorise les avocats à avoir une activité commerciale (II). I - Nature libérale et non-commerciale de la relation entre les avocats et leurs clients

Les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, relatives aux ruptures commerciales brutales, sont-elles applicables au contrat conclu entre une SELARL d'avocats et son client, en l'occurrence une société anonyme ? Telle est la question posée par cet arrêt de la cour d'appel de Paris qui opposait une société anonyme cotée en bourse (1) à une SELARL de conseils juridiques à laquelle elle avait confié des prestations juridiques et ce, depuis l'année 1982. Or, en 2010, l'avocat (2), associé principal de la SELARL, avait démissionné, obtenu le titre d'honorariat, et changé la forme et la dénomination sociale de la société, devenue ainsi une SARL, dont l'objet social se définissait comme la réalisation de toute prestation de services et assistance dans les domaines administratif, financier, informatique et gestion. Toutefois, par courrier du 9 juillet 2012, la SA cliente a fait savoir à la SARL qu'elle souhaitait changer d'avocat et a notifié, par conséquent, la cessation de ses relations contractuelles. La SARL s'estimant lésée a assigné devant le tribunal de commerce en réparation de la rupture brutale des relations commerciales, sur la base d'une relation constante depuis 1982.

Or, s'il n'est pas contesté que les prestations fournies par la SARL étaient de nature "intellectuelle", notamment de conseil, pour autant, le caractère de ces prestations ne saurait exclure l'existence d'une relation commerciale entre les parties. Par conséquent, la periode postérieure à 2010, ne peut être prise en compte, seule, pour établir la durée de la relation commerciale tissée entre la société cliente et la société de conseil. La rupture fut reconnue brutale par la cour. Mais, la SARL ne justifie pas qu'elle réalisait l'essentiel de son activité avec la société cliente, et le seul chiffre qu'elle avait réalisé avec cette société et ses filiales s'avérant non probant faute de justifier son chiffre global, elle ne démontrait pas en quoi le préavis qui lui a été donné de quinze jours était insuffisant pour qu'elle se réorganise. La cour la déboute donc de sa demande d'indemnisation sur le fondement de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.

C'est ce qu'a jugé la cour d'appel de Paris dans son arrêt du 29 juin 2016 : "quel qu'en soit le mode d'exercice, la profession d'avocat est libérale et indépendante, et selon les termes de l'article 111 du décret du 27 novembre 1991, la profession d'avocat est incompatible avec toutes les activités à caractère commercial qu'elles soient exercées directement ou par personne interposée ; ces textes excluent par leurs termes mêmes toute possibilité pour l'avocat, en l'espèce exerçant sous la forme d'une société d'exercice libéral à responsabilité limitée (SELARL), d'avoir une activité s'apparentant à une activité commerciale". Sont donc inapplicables les dispositions de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, relatives aux ruptures commerciales brutales, à la relation qu'entretient un avocat avec son client.

La Cour de cassation a déjà adopté cette solution précédemment pour d'autres professions libérales. Ainsi, des chirurgiens réunis en SEL se sont vus refuser l'application de ce texte en cas de rupture de la relation nouée avec une clinique (3), tout comme des notaires n'ont pu l'invoquer à l'encontre de banques (4). Et ce qui vaut pour les relations commerciales établies vaut également pour la compétence juridictionnelle voire pour la prescription : inapplication de l'article L. 110-4 du Code de commerce (N° Lexbase : L4314IX3) aux SEL (5). Au fond, la solution se justifie par le fait que, bien que la SEL soit une société hybride, mi-commerciale mi-civile, sa forme commerciale cède le pas à son objet civil.

La question n'est, cela étant, pas si simple. Quid des professions libérales, civiles donc, qui peuvent cependant constituer directement des sociétés commerciales, sans passer par les SEL : l'article L. 442-6, I, 5° ne leur serait-il pas applicable ? A priori non car l'objet n'en demeure pas moins civil et continue de l'emporter sur la forme commerciale. En effet, la Cour de cassation a refusé d'appliquer ce texte à des conseils en propriété industrielle nonobstant le fait qu'ils étaient réunis en SAS (6). Néanmoins, la Cour de cassation a pu admettre l'application de ce texte en présence d'architectes (7) et d'association, dans la mesure où la rupture brutale de relations commerciales établies peut être mise en oeuvre quelque soit le statut juridique de la victime du comportement incriminé (8), malgré pour les architectes le caractère purement intellectuel des prestations. Le texte a même été appliqué en présence de sociétés d'assurance mutuelle, eu égard essentiellement à l'activité de services (9).

D'ailleurs, dans la présente espèce, les juges soulignent bien que seule la relation postérieure à 2010 pouvait être prise en compte. En d'autres termes, lorsque la SELARL est devenue une SARL, elle s'est "commercialisée". Ce point est critiquable. Outre le fait d'abord que l'avocat continuait finalement à exercer son ancienne profession exclusivement sous l'angle du conseil, sans respecter visiblement les conditions déontologiques requises en la matière, l'avocat utilisait surtout sa nouvelle SARL comme son ancienne SELARL. Les juges ont pourtant estimé que la relation pouvait être considérée comme commerciale à partir de 2010. Dans la mesure où c'était en pratique la même activité qui était continuée, nous pensons au contraire que même cette relation à partir de 2010 ne pouvait pas être qualifiée de commerciale. L'activité étant a priori la même, le fait d'exercer en SARL plutôt qu'en SELARL n'en modifiait pas sa nature.

Hormis le cas un peu à part des architectes et celui peut-être des experts-comptables et commissaires aux comptes, qui peuvent également exercer leur profession en SARL, SA ou SAS, il nous semble que la forme importe peu, de sorte que même si certaines professions libérales peuvent constituer des sociétés commerciales, leur activité reste civile, exclue dès lors du champ d'application de l'article L. 442-6, I, 5°. Or, à ce sujet une série de décrets en date du 29 juin et du 1er juillet 2016 sont venus permettre aux professionnels du droit la création de sociétés commerciales (10) : les avocats, les notaires, les mandataires judiciaires et d'autres encore peuvent désormais créer des SARL et SAS... Une vraie révolution certes, mais qui ne devrait pas avoir de conséquences quant à l'applicabilité ici de l'article précité. En revanche, le décret n° 2016-882 du 29 juin 2016 qui autorise les avocats à avoir une activité commerciale, accessoire à leur activité principale et portant sur des biens ou services connexes à condition que ces biens ou services soient destinés à des clients ou à d'autres membres de la profession devrait avoir des répercussions sur la nature commerciale de la relation établie avec le client. Dès lors que les avocats peuvent avoir une activité commerciale, même accessoire, on ne voit plus ce qui pourrait faire obstacle à l'application du texte sur la rupture brutale de relations commerciales établies et ce, indépendamment de la forme choisie pour l'exercice de la profession et de la qualité -commerciale ou civile- du cocontractant.

II- Conséquences de la possibilité pour les avocats d'exercer à titre accessoire le commerce sur la nature de la relation avec leurs clients

On l'a dit, les professions du droit peuvent aujourd'hui créer des sociétés commerciales, directement, sans passer par la SEL. Cela est-il de nature à modifier la nature de la relation avec les clients ? Nous pensons que non car l'activité libérale, qu'elle soit exercée individuellement ou en société, et que cette société soit une SCP, une SEL ou une société commerciale, ne modifie en rien sa nature, qui reste civile. Si donc la SELARL en question avait été une SARL, la solution aurait été la même, d'où l'aspect critiquable de l'arrêt en ce qu'il retient la date de 2010 à partir de laquelle la SELARL est devenue une SARL (11). Au demeurant, la possibilité de créer des sociétés commerciales "classiques" aux côtés des SEL "hybrides" est la preuve, s'il en était besoin que les SEL constituent une forme de société, distincte des sociétés commerciales (12).

Néanmoins, les avocats, et ce sont les seuls à pouvoir le faire, sont autorisés aujourd'hui à exercer des activités commerciales. Certes, sont-elles accessoires à l'activité principale d'avocat. Certes encore de telles activités doivent porter sur des biens ou services connexes et à condition que ces biens ou services soient destinés à des clients ou à d'autres membres de la profession (13). Pour autant, c'est une réalité, les avocats peuvent aujourd'hui exercer le commerce. Dans la notice figurant en introduction du décret du 29 juin 2016, dont on aura relevé qu'il comporte la même date que l'arrêt commenté, il est indiqué que "sont ainsi autorisées l'édition juridique, la formation professionnelle ou encore la mise à disposition de moyens matériels ou de locaux au bénéfice d'autres avocats ou sociétés d'avocats". Imaginons par exemple un avocat qui fait de l'édition juridique ou des formations professionnelles, ce qui au passage existe depuis longtemps déjà... et qui, dans le cadre de ses relations contractuelles, voit l'un de ses clients rompre brutalement la relation, selon toute vraisemblance, l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce devrait pouvoir être applicable. Autrement dit, le fait que les avocats puissent aujourd'hui avoir, à titre accessoire, une activité commerciale, devrait avoir des répercussions sur la nature de la relation établie avec le client qui pourrait devenir commerciale, pour partie. Mais ce serait uniquement pour ces relations d'affaires accessoires. Au cas d'espèce, la solution serait inchangée car la rupture était liée aux prestations juridiques.


(1) Il s'agissait d'une SA dont les actions s'échangeaient sur le marché Euronext Paris compartiment C, secteur real estate investment trusts en raison de son activité immobilière et financière, jusqu'au 3 février 2012.
(2) Le conseil juridique était devenu avocat en 1991 du fait de la fusion des professions.
(3) Cass. com., 23 octobre 2007, n° 06-16.774, FS-P+B (N° Lexbase : A8484DYU), Bull. civ. IV, n° 20, D., 2007, p. 2805, obs. E. Chevrier ; JCP éd. E, 2008, 1638, note D. Mainguy ; RTDCiv., 2008, p. 105, obs. B. Fages.
(4) Cass. com., 20 janvier 2009, n° 07-17.556, F-P+B (N° Lexbase : A6375EC4), Bull. civ. IV, n° 7 ; D., 2009, p. 369, note E. Chevrier ; Defrénois, 2009, 1140, note B. Grimonprez ; RDC, 2009, p. 1048, note G. Viney.
(5) Cass. civ. 1, 9 avril 2015, n° 14-13.323, F-P+B (N° Lexbase : A5096NGT), BJS, octobre 2015, p. 500, n° 1143, note P. Dupichot ; Cass. civ. 2, 3 mars 2016, n° 15-13.888, F-D (N° Lexbase : A0719QYB), BJS, mai 2016, p. 275, nos obs..
(6) Cass. com., 3 avril 2013, n° 12-17.905, F-P+B (N° Lexbase : A6378KBT), Contrats, conc. consom., 2013/6, comm. 131, note N. Mathey ; BJS, juin 2013, p. 385, note H. Barbier ; Dalloz actualité du 19 avril 2013, obs. E. Chevier ; Lexbase éd. aff., 2013, n° 337, nos obs..(N° Lexbase : N6873BTQ)
(7) Cass. com., 16 décembre 2008, n° 07-18.050, F-P+B (N° Lexbase : A9006EB8), Bull. civ. IV, n° 208 ; Contrats, conc. consom., 2009, comm. 100, note N. Mathey ; D., 2009, Pan., 2892, obs. D. Ferrier ; JCP éd. E 2009, n° 19, p. 25, obs. D. Mainguy.
(8) Cass. com., 6 février 2007, n° 03-20.463, F-P+B (N° Lexbase : A9447DT3), Bull. civ. IV, n° 20 ; JCP éd. G, 2007, II, 10109, note L. Archambault ; D., 2007, p. 1317, note A. Cathiard ; RTDCiv. 2007, p. 343, obs. J. Mestre et B. Fages ; Lettre distrib. mars 2007, p. 1, obs. P. Mousseron.
(9) Le régime juridique des sociétés d'assurances mutuelles, comme le caractère non lucratif de leur activité, ne sont pas de nature à les exclure du champ d'application des dispositions relatives aux pratiques restrictives de concurrence dès lors qu'elles procèdent à une activité de service : Cass. com., 14 septembre 2010, n° 09-14.322, F-P+B (N° Lexbase : A5772E9N), Bull. civ. IV, n° 135, D., 2010, p. 2544, obs. N. Dorandeu ; D., 2010, Actu., p. 2150, obs. E. Chevrier ; JCP éd. E 2010, 2013, note J.-J. Barbièri ; Contrats, conc. consom., 2010, comm. 249, obs. N. Mathey.
(10) Lire nos obs., in Publication des décrets d'application des articles 63 et 67 de la loi Macron du 6 août 2015, JCP éd. E 2016, act. 639.
(11) Mais qui se justifie par un changement d'activité, théorique.
(12) Par conséquent, le passage d'une SELARL à une SARL par exemple doit être considéré, en droit des sociétés, comme une transformation.
(13) L'article 111 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat est précisément rédigé ainsi depuis sa modification par le décret n° 2016-882 : "La profession d'avocat est incompatible : a) Avec toutes les activités de caractère commercial, qu'elles soient exercées directement ou par personne interposée ; b) Avec les fonctions d'associé dans une société en nom collectif, d'associé commandité dans les sociétés en commandite simple et par actions, de gérant dans une société à responsabilité limitée, de président du conseil d'administration, membre du directoire ou directeur général d'une société anonyme, de gérant d'une société civile à moins que celles -ci n'aient pour objet la gestion d'intérêts familiaux ou l'exercice de la profession d'avocat.Les incompatibilités prévues aux alinéas précédents ne font pas obstacle à la commercialisation, à titre accessoire, de biens ou de services connexes à l'exercice de la profession d'avocat si ces biens ou services sont destinés à des clients ou à d'autres membres de la profession."

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