La lettre juridique n°666 du 1 septembre 2016 : Construction

[Jurisprudence] De la caractérisation de la volonté non équivoque du maître de réceptionner l'ouvrage à celle de sa volonté non équivoque de ne pas réceptionner l'ouvrage

Réf. : Cass. civ. 3, 13 juillet 2016, n° 15-17.208, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2071RXY)

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par Juliette Mel, Avocat associé, Docteur en droit, Chargée d'enseignements à l'UPEC, Responsable de la Commission Marchés de Travaux de l'Ordre des avocats de Paris

le 01 Septembre 2016

La réception tacite, parce que, justement, elle n'est pas expresse, est source de risques pour le maître d'ouvrage et le constructeur outre, par devers-eux, leurs assureurs (DO, RCD, RC). Ces risques, qui ne sont pas toujours délibérément pris, génèrent, souvent, des contentieux qui peuvent aller jusqu'en cassation compte-tenu des enjeux, notamment financiers. L'arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation ce 13 juillet 2016, destiné à être publié au bulletin, ainsi qu'au Rapport annuel de la Cour de cassation, en est une illustration. En l'espèce, les époux X sont propriétaires d'une maison dont ils remboursent encore le crédit souscrit pour son acquisition. Ils décident d'y réaliser des travaux de gros oeuvre qu'ils confient à la société B., depuis liquidée. Les époux X louent une autre habitation pendant la durée des travaux. Les travaux prennent du retard. Ils sont affectés de diverses malfaçons et défauts de conformités. Les relations entre les époux X et l'entreprise s'enveniment au point que celle-ci finit par délaisser le chantier. Les époux X adressent alors divers courriers à la société B. dans lesquels ils détaillent les causes de leur mécontentement puis s'installent dans leur maison. Ils constatent, après leur installation, des désordres.

Les époux X saisissent, à la suite, le juge des référés aux fins, d'une part, de désignation d'un expert et, d'autre part, d'être autorisés à faire réaliser les travaux d'urgence par une société tierce. Le juge des référés fait droit à leurs demandes. Ils déclarent, parallèlement, le sinistre à leur assureur M. (faute, a priori, d'avoir souscrit une assurance DO) avec lequel ils assignent, au fond, en réparation, la société B., son assureur décennal ainsi que son liquidateur judiciaire et la société qui a réalisé les travaux de reprise en urgence.

Ils obtiennent gain de cause en première instance mais la cour d'appel de Pau, dans un arrêt rendu le 25 février 2015, infirme le jugement (CA Pau, 25 février 2015, n° 15/776 N° Lexbase : A1890NCY). La cour d'appel, d'une part, soulève d'office l'inopposabilité des demandes formées contre la société B. à la liquidation judiciaire, en l'absence de déclaration, par les époux X, de la créance litigieuse à la procédure collective de cette société et prononce le sursis à statuer dans l'attente de la clôture de la liquidation et/ou d'un relevé de forclusion. Les juges d'appel, d'autre part, les déboutent de leurs demandes au motif que la preuve de la volonté non équivoque des maîtres d'ouvrage de réceptionner l'ouvrage ne serait pas rapportée. A bien comprendre, faute de réception, les garanties souscrites par la société B. auprès de son assureur décennal ne sont pas mobilisables. Les époux X et leur assureur forment un pourvoi composé de deux moyens de cassation. Ils exposent, en premier lieu, qu'en soulevant d'office le moyen tiré de l'absence de déclaration de créance à la procédure collective de la société B., la cour d'appel aurait méconnu le principe du contradictoire, en violation des articles 16 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2222ADN) et 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR). Ce premier moyen ne sera pas traité au sein des présentes, pour être sans lien avec la problématique de la réception tacite, qui a suscité ce commentaire. Le second moyen mérite plus d'attention. Il se décompose en quatre branches. Il est, tout d'abord, prétendu que la réception tacite ne fait pas obstacle à la formulation de réserves, quant aux vices apparents de l'ouvrage, surtout lorsque ceux-ci ne le rendent pas impropre à sa destination dès lors que les maîtres d'ouvrage ont pris possession des lieux. Il est, encore, soutenu que la maison était habitable et que l'installation des époux X dans leur maison inachevée ne tenait pas uniquement à des considérations financières. Les demandeurs au pourvoi articulent, par ailleurs, que l'absence de règlement de la totalité du marché restant dû à l'entreprise n'exclut pas une réception tacite et, enfin, qu'ils avaient accepté de signer la déclaration d'achèvement des travaux.

Afin de lever tout suspense, il sera vite énoncé que la Haute juridiction juge irrecevable le premier moyen.

Sur le second moyen, la Cour de cassation considère que la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision en statuant par des motifs "qui ne suffisent pas à caractériser une volonté non équivoque de ne pas recevoir l'ouvrage, après avoir relevé que M. et Mme X avaient pris possession des lieux le 1er juin 1999 et qu'à cette date ils avaient réglé la quasi-totalité du marché de la société B.".

Il s'agit donc d'une cassation partielle.

La formulation retenue par la Cour de cassation sur la nécessaire caractérisation, par les juges du fond, de la volonté non équivoque de ne pas recevoir l'ouvrage pour refuser la réception tacite surprend (II). Cet arrêt reste, en tout état, l'occasion de revenir sur les conditions de la réception tacite (I).

I - La caractérisation d'une volonté non équivoque de recevoir l'ouvrage, condition à l'admission de la réception tacite

Le législateur de 1978 a pris le soin de définir la réception comme un acte juridique, justement pour éviter, autant que possible, l'insécurité juridique consécutive à la réception tacite. L'article 1792-6 du Code civil (N° Lexbase : L1926ABX) dispose, en effet, en son premier alinéa que "la réception est l'acte par lequel le maître de l'ouvrage déclare accepter l'ouvrage avec ou sans réserve [...]. Elle intervient en tout état de cause contradictoirement". La réception tacite semble donc exclue. Mais il est des cas où il n'est pas possible d'établir cet acte contradictoirement, ce qui suscite un contentieux pour la réparation des désordres de la construction. A partir du milieu des années 80/début 90, tant la Cour de cassation (Cass. civ. 3, 23 avril 1986, n° 84-15.559 N° Lexbase : A4784AAG et n° 84-13.997 N° Lexbase : A3088AAM , Bull. civ III, n° 46 et 47, Cass. civ. 3, 16 juillet 1987, n° 86-11.455 N° Lexbase : A7513CHQ) que le Conseil d'Etat (CE 6° et 2° s-s-r., 11 février 1991, n° 82896 N° Lexbase : A0202ARW, RDI, 1991, p. 210) ont donc renoué avec la jurisprudence en vigueur avant la loi dite "Spinetta" (N° Lexbase : L3612IEI), admettant la validité d'une réception tacite. La pratique a, également, envisagé la possibilité de réceptionner tacitement l'ouvrage, notamment au travers des CCAG ou, plus spécifiquement, des stipulations contractuelles qui peuvent prévoir que la prise de possession des lieux vaut réception par exemple (Cass. civ. 3, 4 novembre 1992, n° 90-17.871 N° Lexbase : A3193ACA, Bull.civ III, n° 285).

La Cour de cassation opère, comme l'illustre l'arrêt commenté confirmatif, à cet égard, d'une jurisprudence éculée (Cass. civ. 3, 6 novembre 1996, n° 94-21.598, FD N° Lexbase : A7681CNS, RDI, 1997, p. 83), un contrôle de motivation des conditions d'existence d'une telle réception qu'elle a, très tôt, résumé à "la caractérisation de la volonté non équivoque du maître de recevoir l'ouvrage" (Cass. civ. 3, 4 octobre 1989, n° 88-12.061, N° Lexbase : A0797CGM, Bull. civ III, n° 176). La formule est depuis reprise inlassablement (par ex : Cass. civ. 3, 10 mars 2015, n° 13-19.997, F-D N° Lexbase : A3159NDD).

Sont ainsi insuffisants, pris isolément, à caractériser une réception tacite, l'entrée dans les lieux (Cass. civ. 1, 4 octobre 2000, n° 97-20.990 N° Lexbase : A7732AHT, Constr. Urb. 2000, n° 298), la signature d'une déclaration d'achèvement des travaux et d'un certificat de conformité (Cass. civ. 3, 11 mai 2000, n° 98-21.431, F-D N° Lexbase : A4667CRB, AJDI, 2000, 741), des difficultés financières (CA Metz 12 mars 2003) l'achèvement de l'ouvrage (Cass. civ. 3, 25 janvier 2011, n° 10-30.617, F-D N° Lexbase : A8600GQL), la succession d'une entreprise à une autre (Cass. civ. 3, 19 mai 2016, n° 15-17.129, FS-P+B N° Lexbase : A0851RQL) le paiement du solde dû à l'entreprise (Cass. civ. 3, 22 juin 1994, n° 90-11.774 N° Lexbase : A6284ABD), surtout lorsque des réserves importantes sont émises par le maître d'ouvrage (Cass. civ. 3, 10 juillet 1991, n° 89-20.327 N° Lexbase : A4668ACU, Bull. civ. III, n° 204).

Ces arrêts rappellent, en première approche, la solution retenue, en l'espèce, par la cour d'appel qui a considéré que la preuve d'une volonté non équivoque d'accepter l'ouvrage n'était pas rapportée aux motifs que les époux X s'étaient installés dans les lieux compte-tenu de leurs impératifs financiers, qu'ils retenaient le solde du marché de l'entreprise et qu'ils avaient formulé des réserves dans lesquelles ils faisaient état de risques de désordres structurels.

Sauf que la volonté non-équivoque de recevoir l'ouvrage est caractérisée par un faisceau d'indices, lesquels indices ne sont rien d'autres, pour l'essentiel, que ceux susmentionnés mais combinés. Autrement dit, la prise de possession des lieux doublée du paiement complet du prix peut suffire à caractériser cette volonté (Cass. civ. 3, 15 décembre 1999, n° 97-18.733 N° Lexbase : A9308CTW, Constr. Urb., 2000, 91) même si les travaux ne sont pas achevés (Cass. civ. 3, 8 novembre 2006, n° 04-18.145, FS-P+B [LXB= A2934DSH], JCP éd. G, 2006, IV, 3336) ou si une procédure en référé expertise aux fins de constatation de désordres est engagée (Cass. civ. 3, 19 octobre 2010, n° 09-70.715, F-D [LXB=A4388GC]). Il en est de même pour une prise de possession des lieux sans réserve (Cass. civ. 3, 19 juin 1991, n° 89-19.671 N° Lexbase : A0140CXH) ou encore le paiement du prix et l'achèvement complet de l'ouvrage (Cass. civ. 3, 17 mars 2004, n° 00-22.522 N° Lexbase : A5897DBZ).

Le pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond est ainsi palpable, sans qu'il n'y ait, en apparence, de solutions systématiques.

La variété de combinaison de ces indices rend a priori impossible toute tentative de classification même si la doctrine considère, qu'en général, la prise de possession des lieux accompagnée d'un paiement complet du prix permet de caractériser la volonté non équivoque de recevoir l'ouvrage.

La présente espèce apparaît ainsi comme une occasion de rappeler cette technique du faisceau d'indices permettant de caractériser une volonté non équivoque du maître d'ouvrage de recevoir l'ouvrage.

II - La caractérisation de la volonté non équivoque de ne pas recevoir l'ouvrage, condition au refus de la réception tacite

La Cour de cassation considère qu'après avoir relevé une prise de possession des lieux doublée d'un paiement de la quasi-totalité du marché de l'entreprise, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision. Faut-il comprendre que la prise de possession et le paiement de la quasi-totalité du prix suffisent, en eux-mêmes, à caractériser une volonté non équivoque de réceptionner ? Il y a déjà eu des arrêts en ce sens (CA Paris, 19ème ch., sect. A, 7 février 2007, n° 05/22546 N° Lexbase : A3170DUX ; Cass. civ. 3, 15 décembre 1999, n° 97-18.733 N° Lexbase : A9308CTW, Constr. Urb., 2000, 91) mais pas au point d'y déceler une constante jurisprudentielle. Ainsi, une retenue de 10 % peut, dans certains cas, révéler une volonté de refuser la réception (Cass. civ. 1, 14 janvier 1997, n° 95-12.738, F-D N° Lexbase : A9041CSN, RDI, 1997, 237) et dans d'autres non (CA Paris, 28 janvier 1998). En l'espèce, le montant de la retenue était aussi de l'ordre de 10 %.

Il semblait, également, acquis que la prise de possession des lieux assortie d'un paiement des sommes réclamées par l'entrepreneur est insuffisante dès lors que les réserves importantes émises par le maître de l'ouvrage sont de nature à faire douter de sa volonté de recevoir (Cass. civ. 3, 10 juillet 1991, n° 89-20.327 N° Lexbase : A4668ACU, RDI, 1992, 71).

Or, c'est exactement ce qu'a considéré la cour d'appel en exposant que les époux X avaient exprimé des réserves et fait état de risques de désordres structurels, ce qui était naturellement contesté dans la troisième branche du deuxième moyen du pourvoi dans laquelle il était, au contraire, prétendu que les désordres réservés étaient minimes et n'affectaient pas la structure de l'ouvrage.

Faut-il alors déceler une approche in favorem des maîtres d'ouvrage qui n'ont, à tort, ni souscrit d'assurance dommages-ouvrage ni déclaré leur créance à la procédure collective et n'ont, finalement, d'autres recours que celui initié à l'encontre de l'assureur décennal de l'entreprise, ce qui suppose de caractériser la réception ?

Cette approche pêche par simplisme.

D'autant que dans un arrêt assez ancien (Cass. civ. 3, 24 juin 1992, n° 90-17.490 N° Lexbase : A6445CZQ), la Cour de cassation a déjà rejeté un pourvoi, dans une affaire où le maître d'ouvrage essayait aussi d'obtenir la condamnation de l'assureur décennal, aux motifs que "ayant, par motifs propres et adaptés, relevé que M. X avait marqué sa volonté, non équivoque, de ne pas accepter l'ouvrage, en signalant, avant la prise de possession, une séries de réserves correspondant aux désordres constatés par l'expert, la cour d'appel, qui a retenu que ces désordres ne relevaient pas de la garantie décennale, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision".

L'autre intérêt de cet arrêt de 1992 est que la Cour de cassation prend la même formule que dans l'arrêt commenté. Le maître d'ouvrage doit avoir marqué sa volonté non équivoque de ne pas recevoir l'ouvrage.

La jurisprudence a depuis pu estimer que la volonté non équivoque de ne pas recevoir l'ouvrage est caractérisée lorsque le maître d'ouvrage, qui a pris possession des lieux, refuse de signer le procès-verbal de réception (CA Bordeaux, 28 janvier 1997, RDI, 1998, 94) ou indique, expressément, par courrier, son absence de volonté de réceptionner (Cass. civ. 3, 6 octobre 1999, n° 98-12.401, F-D N° Lexbase : A7406CNM, Constr. Urb. 2000, 4) mais, en l'espèce, les maîtres d'ouvrage souhaitent la réception. Il n'y a donc pas de refus exprès.

Les critères de prise de possession et de paiement de la totalité ou de la quasi-totalité du prix ne se suffisent donc pas en eux-mêmes lorsque le maître d'ouvrage conteste les travaux réalisés.

Il faut, pour refuser de caractériser la réception tacite, tenir compte de l'état d'esprit du maître d'ouvrage pour caractériser sa volonté certaine de ne pas recevoir l'ouvrage.

La cour d'appel aurait donc dû s'interroger sur le point de savoir si les époux X avaient eu un comportement en inadéquation avec la volonté de réceptionner l'ouvrage qu'ils tentaient de démontrer, pour obtenir une condamnation de l'assureur de l'entreprise liquidée sur le fondement de la garantie décennale.

L'arrêt commenté s'inscrit, en ce sens, dans le prolongement de celui rendu le 24 mars 2016 (Cass. civ. 3, 24 mars 2016, n° 15-14.830, FS-P+B N° Lexbase : A3651RAH) aux termes duquel : "ayant relevé que les époux R. avaient toujours protestés à l'encontre de la qualité des travaux, la cour d'appel a pu retenir que malgré le paiement de la facture, leur contestation excluait toute réception tacite des travaux".

La caractérisation de la volonté non équivoque de ne pas recevoir l'ouvrage apparaît donc comme un obstacle à la réception tacite, même lorsqu'il y a une prise de possession doublée d'un paiement quasi-complet du prix.

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