La lettre juridique n°332 du 8 janvier 2009 : Sociétés

[Jurisprudence] L'exercice exclusif du droit de vote par l'usufruitier de droits sociaux : précisions de la Cour de cassation

Réf. : Cass. com., 2 décembre 2008, n° 08-13.185, Société Plastholding, anciennement dénommée société Holding des Boëles, F-D (N° Lexbase : A5368EBG)

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par Bernard Saintourens, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur du Centre d'études et de recherches en droit des affaires et des contrats (CERDAC)

le 07 Octobre 2010

Le feuilleton jurisprudentiel relatif à l'exercice du droit de vote attaché à des parts ou actions de société faisant l'objet d'un démembrement se poursuit avec l'arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 2 décembre 2008. Compte tenu de l'importance de la question, tant du point de vue théorique que pratique, chaque épisode doit être suivi avec la plus grande attention. On peut donc accueillir avec intérêt l'arrêt ici analysé pour les précisions qu'il apporte ; mais il est clair qu'il ne constituera certainement (et malheureusement) pas l'épilogue de cette déjà trop longue saga. Les faits de l'espèce se présentent avec la banalité nécessaire pour que l'on puisse estimer au plus juste la réelle portée de la décision. Le litige a surgi à la suite de la donation-partage de parts sociales d'une société civile qu'un père de famille a réalisée au profit de ses enfants. Les statuts de ladite société comportaient une clause aux termes de laquelle le droit de vote appartenait à l'usufruitier pour les décisions ordinaires et extraordinaires et le nu-propriétaire était obligatoirement convoqué aux assemblées générales. On était donc en présence d'une stipulation statutaire attribuant l'exclusivité du droit de vote à l'usufruitier quel que soit l'objet de la délibération à l'ordre du jour. En vertu de cette clause, le père donateur, qui s'était réservé l'usufruit sur l'ensemble des parts sociales données, a pu voter en faveur d'une décision d'assemblée extraordinaire relative à l'absorption par fusion de la société civile. L'un des donataires a soutenu et fait juger par la cour d'appel de Caen (1) que, par un tel vote, la substance même du droit de propriété du donataire de la nue-propriété avait été méconnue par l'abus du droit de vote délibérément commis par l'usufruitier. Pour l'essentiel, le nu-propriétaire faisait observer qu'à la suite de cette décision prise grâce au vote de l'usufruitier, la proportion de droits sociaux détenue dans l'entité issue de la fusion était bien inférieure à celle dont il disposait dans la société civile avant la fusion. Le décompte des droits sociaux existants dans la société issue de la fusion aboutissait, notamment, à lui faire perdre la majorité absolue détenue auparavant.

Sur le pourvoi formé contre cet arrêt, la Haute juridiction prononce la cassation en prenant successivement position sur deux points. En premier lieu, au visa de l'article 1844 du Code civil (N° Lexbase : L2020ABG), la Cour de cassation confirme que les statuts peuvent déroger à la règle selon laquelle, si une part est grevée d'usufruit, le droit de vote appartient au nu-propriétaire, dès lors qu'ils ne dérogent pas au droit de ce dernier de participer aux décisions collectives. En second lieu, au visa du même texte, mais également de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), la Cour de cassation juge que la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision retenant que la substance du droit de propriété du donataire a été méconnue par l'abus du droit de vote délibérément commis par l'usufruitier, sans s'expliquer en quoi l'usufruitier aurait fait du droit de vote que lui attribuaient les statuts un usage contraire à l'intérêt de la société, dans le seul dessein de favoriser ses intérêts personnels au détriment de ceux des autres associés. L'arrêt rapporté mérite donc d'être analysé tant en ce qu'il se prononce sur l'exercice exclusif du droit de vote par l'usufruitier (I), qu'en ce qu'il envisage l'exercice abusif du droit de vote par l'usufruitier (II).

I - L'exercice exclusif du droit de vote par l'usufruitier

A - La confirmation de l'orientation jurisprudentielle

Il faut, en premier lieu, relever que la Cour de cassation réitère sa position selon laquelle, dans la répartition du droit de vote entre l'usufruitier et le nu-propriétaire, il est licite d'attribuer à l'usufruitier l'exclusivité du droit de vote.

Il a, en effet, été jugé que, à la condition qu'il ne soit pas dérogé au droit du nu-propriétaire de participer aux décisions collectives, les statuts peuvent prévoir qu'en cas de démembrement de propriété, le droit de vote appartient au seul usufruitier (2). On observe, qu'en l'espèce, il en était bien ainsi puisque si l'usufruitier jouissait du droit de vote sans aucune restriction, il était effectivement stipulé que "dans tous les cas les nus-propriétaires étaient obligatoirement convoqués aux assemblées générales".

L'état actuel de la jurisprudence, que vient de confirmer le présent arrêt, aboutit donc à une situation à la fois clarifiée et déséquilibrée. L'usufruitier peut se voir attribuer l'exclusivité de l'exercice du droit de vote, quels que soient la nature de la délibération collective en jeu et le type d'assemblée générale (ordinaire ou extraordinaire) réunie. La validité d'une telle clause est seulement conditionnée par le respect du droit de participer aux assemblées reconnu au nu-propriétaire qui se traduit concrètement par une convocation aux assemblées et l'assistance aux débats avec possibilité de faire part de ses observations. En revanche, l'exclusivité de l'exercice du droit de vote ne peut être envisagée au bénéfice du nu-propriétaire. En effet, a été frappée de nullité la clause des statuts stipulant que, en cas de démembrement de propriété d'une action, le droit de vote aux assemblées tant ordinaires qu'extraordinaires ou spéciales appartient au nu-propriétaire en ce que, en ne permettant pas à l'usufruitier de voter les décisions concernant les bénéfices, elle subordonne à la seule volonté des nus-propriétaires le droit d'user de la chose grevée d'usufruit et d'en percevoir les fruits alors que l'article 578 du Code civil (N° Lexbase : L3159ABM) attache à l'usufruit ces prérogatives essentielles (3).

B - L'extension illimitée du droit de vote de l'usufruitier

C'est bien sur la base de cette conception jurisprudentielle que se situe la Cour de cassation dans l'arrêt analysé. Alors que les juges du fond avaient considéré que la clause statutaire réservant le droit de vote à l'usufruitier était illicite en ce qu'elle méconnaissait les prérogatives essentielles découlant de la propriété et de l'usufruit en ce qu'elle permettait à l'usufruitier de porter atteinte à la substance de la chose sur laquelle porte l'usufruit, la Haute Juridiction estime qu'une telle position constitue une violation de l'article 1844 du Code civil. L'usufruitier peut donc valablement, comme en l'espèce, exercer son droit de vote à propos d'une décision de fusion-absorption de la société. La position ainsi adoptée est importante car il était admis en doctrine que la suppression du droit de vote du nu-propriétaire ne devrait pas être possible lorsqu'est en cause la substance de la chose, par référence aux dispositions de l'article 578 du Code civil (4). Ainsi pouvait-on considérer que le nu-propriétaire devait conserver le droit de vote pour des décisions réalisant des modifications statutaires importantes ou à propos de la dissolution conventionnelle de la société. Une limite était ainsi posée à la liberté statutaire, admise tant pour la généralité des sociétés (C. civ., art. 1844), que pour les sociétés anonymes (C. com., art. L. 225-118 N° Lexbase : L5989AIN). L'usufruitier ne pouvant pas porter atteinte à la substance de la chose sur laquelle porte l'usufruit, il ne pouvait exercer le droit de vote à propos de décisions de nature à provoquer une telle conséquence.

Même si l'arrêt du 2 décembre 2008 peut être rangé dans le sillage des précédentes décisions en ce qu'il vient renforcer la position de l'usufruitier lorsqu'il y a démembrement portant sur des parts sociales ou des actions, il y ajoute incontestablement en faisant sauter le verrou que l'on pouvait croire exister et qui visait le droit de vote sur des décisions susceptibles d'affecter la substance des droits sociaux eux-mêmes. La question demeure alors d'identifier la portée qu'il convient de donner à cette position. Doit-on considérer, sur la base de l'arrêt ici examiné, que, tant que le nu-propriétaire est convoqué aux assemblées et peut y faire part de son avis, l'usufruitier peut participer, à titre exclusif, au vote de délibérations réalisant une modification des statuts (par ex. changement de l'objet social, de la durée, augmentation ou réduction du capital) ou statuant sur la dissolution conventionnelle ? En l'état, rien ne permet de l'écarter et l'on ne saurait, à notre avis, retirer un quelconque argument de l'absence de publication de la décision au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation. Ce choix peut indifféremment refléter la volonté de la Haute juridiction de ne pas donner trop d'écho à une position qu'elle ne considère pas encore comme totalement ajustée ou le fait qu'il s'agit là d'une position tellement évidente qu'il n'est même plus nécessaire de la faire figurer au Bulletin. Le présent arrêt est donc un appel à suivre la jurisprudence à venir avec toujours la même attention.

Si la Cour de cassation valide, sur le principe, l'attribution exclusive du droit de vote à l'usufruitier, même pour une décision telle qu'une fusion-absorption, elle laisse ouverte la possibilité de contester cette décision sur le terrain de l'abus dans l'exercice du droit de vote. Toutefois, sur ce terrain aussi, la présente décision suscite bien des interrogations.

II - L'exercice abusif du droit de vote par l'usufruitier

A - La caractérisation de l'abus

La Cour de cassation n'écarte évidemment pas qu'un abus dans l'exercice du droit de vote puisse être commis par l'usufruitier. La référence, dans le visa, à l'article 1382 du Code civil est pertinente dans la mesure où l'on doit admettre que l'usage abusif par l'usufruitier de son droit de vote permet au nu-propriétaire de disposer d'une action en responsabilité civile contre lui (5). Toutefois, la façon dont, en l'espèce, elle raisonne pour estimer que les juges du fond n'ont pas expliqué en quoi il y aurait eu un tel abus laisse l'interprète dans l'incertitude sur la volonté réelle de la Cour de cassation.

On observe, en effet, qu'assez curieusement la Cour régulatrice fait usage, pour apprécier dans le cas de figure, d'une formulation empruntée au contentieux de l'abus de majorité. L'expression utilisée reprend, en effet pour l'essentiel, la conception jurisprudentielle ancienne (5), fondée sur l'exigence cumulative d'une atteinte à l'intérêt social et d'une attitude privilégiant les intérêts égoïstes des majoritaires.

La pertinence d'une telle démarche n'emporte pas l'adhésion. On peut, en premier lieu, se demander si la référence d'une appréciation du sens du vote au regard de l'intérêt de la société est bien adaptée. Que la décision de procéder à une fusion-absorption puisse être dans l'intérêt de la société n'est en réalité pas le problème. La question est de savoir si l'usufruitier pouvait ou non se prononcer sur une telle décision. En second lieu, la question ne nous paraît pas, non plus, de savoir si l'usufruitier, lorsqu'il a émis son vote, n'a été guidé que par le dessein de favoriser ses intérêts personnels. Enfin, et plus fondamentalement encore, il est indifférent de savoir si le vote a été exercé au détriment des "autres" associés. Peu importe les "autres", les seules personnes dont les droits sont en jeu dans ce cas de figure sont les nus-propriétaires. C'est seulement au regard de leurs droits et intérêts qu'il convient, nous semble-t-il, de se placer pour apprécier si le vote de l'usufruitier est ou non abusif. Les "autres associés", non concernés par le démembrement de propriété, ne sont pas concernés par le litige, ils n'y étaient d'ailleurs fort logiquement ni présents ni représentés. Il ne s'agit pas d'apprécier si un majoritaire a abusé de son droit de vote, au sens où on l'entend dans le contentieux de l'abus de majorité. Il ne s'agit que de savoir si, par l'exercice de son droit de vote, l'usufruitier a outrepassé les droits qu'il tient du démembrement de propriété vis-à-vis des droits du nu-propriétaire. La délibération collective que le vote de l'usufruitier a contribué à faire adopter peut être tout à fait conforme à l'intérêt social, de même qu'elle peut ne pas avoir été prise au détriment des "autres associés". Il n'en demeure pas moins qu'elle peut nuire aux droits et intérêts du nu-propriétaire. En l'espèce, le changement radical dans la situation du nu-propriétaire dans la répartition des parts sociales au sein de la société issue de la fusion-absorption au regard de celle qui était la sienne dans la société antérieurement à cette opération donne une assez bonne mesure de l'effet négatif produit par le vote exercé par l'usufruitier (7).

B - L'impasse d'une telle conception de l'abus

Certes, le droit de l'usufruitier est en définitive le droit des possédants, et il se trouve toujours davantage de soutiens pour en défendre les intérêts alors que le nu-propriétaire est, le plus souvent et comme en l'espèce, un bénéficiaire dont on supporte volontiers qu'il soit réduit à de la figuration et demeure à la merci de l'usufruitier. Sans faire de procès d'intention aux conseillers de la Chambre commerciale, il n'en demeure pas moins que la position adoptée dans l'arrêt ici examiné, et surtout compte tenu de la conception retenue de l'abus dans un tel cas de figure, ne fournira que bien difficilement un moyen efficace de défense des intérêts du nu-propriétaire.

La solution ne serait-elle pas plus directement d'admettre que des décisions emportant modification des stipulations essentielles des statuts (objet, durée, montant du capital, cession des droits sociaux...) ne puissent être votées par l'usufruitier ? La fusion-absorption entrerait à l'évidence dans une telle catégorie, de même que la décision de dissolution conventionnelle de la société. Il nous semble que dans de tels cas, l'atteinte à la substance de la chose démembrée apparaît sans qu'il soit besoin de s'engager dans la recherche, bien délicate, d'un abus dans l'exercice du droit de vote.

En outre, le raisonnement fondé sur l'abus ne paraît guère adapté lorsqu'il s'agit de décisions supposant le consentement unanime des associés (par ex. changement de la nationalité de la société, augmentation des engagements des associés). Il apparaît difficile de considérer que seul l'usufruitier puisse dans de tels cas participer au vote, sous la seule réserve d'un éventuel abus de sa part. Pour l'instant, le nu-propriétaire a tout de même encore la qualité d'associé. Des décisions, telles que celle ici rapportée, finiraient par le faire oublier.


(1) CA Caen, 1ère ch., 19 février 2008, Dr. sociétés, 2008, n° 198, obs. M.-L. Coquelet.
(2)Cass. com., 22 février 2005, n° 03-17.421, M. Guy Gerard c/ M. Alain Gerard, F-D (N° Lexbase : A8706DGK), Rev. sociétés, 2005, p. 353, note P. Le Cannu ; JCP éd. E, 2005, 1046, n° 3, obs. J.-J. Caussain, Fl. Deboissy et G. Wicker.
(3) Cass. com., 31 mars 2004, n° 03-16.694, M. Max Hénaux c/ Mme Jacqueline Filliette, FS-P+B (N° Lexbase : A7593DBT), Rev. sociétés, 2004, p. 317, note P. Le Cannu ; JCP éd. E, 2004, 1510, n° 1, obs. J.-J. Caussain, Fl. Deboissy et G. Wicker, J.-Ph. Dom, L'arrêt "Hénaux" : retour sur le démembrement de propriété des droits sociaux, Lexbase Hebdo n° 122 du 27 mai 2004 - édition affaires (N° Lexbase : N1723ABG).
(4) V., not., M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, Droit des sociétés, Litec, 21ème éd., n° 328.
(5) V. Ph. Merle, Droit commercial, Sociétés commerciales, Précis Dalloz, 12ème éd., n° 492.
(6) V., déjà en ce sens, Cass. com., 18 avril 1961, n° 59-11.394, Société des anciens Etablissements Picard et Durey-Sohy et autres c/ Paul Schumann et autres (N° Lexbase : A2561AUE), JCP, 1961, II, 12164, note D. Bastian.
(7) V., en ce sens, les obs. de M.-L. Coquelet, préc..

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