La lettre juridique n°230 du 5 octobre 2006 : Droit international privé

[Jurisprudence] Théorie de l'universalité de la faillite versus théorie de la territorialité

Réf. : Cass. com., 21 mars 2006, 2 arrêts, n° 04-17.869, Société Khalifa airways c/ SCP Becheret-Thierry, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A7517DNQ) et n° 04-17.871, Société El Khalifa location de voitures c/ SCP Becherret-Thierry, FS-D (N° Lexbase : A7962DN9)

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le 07 Octobre 2010

Dans deux arrêts du 21 mars 2006, la Chambre commerciale a apporté des précisions sur la place respective à accorder, en droit commun, à la théorie de l'universalité de la faillite et à celle de la territorialité (1). En un mot, la théorie de l'universalité consiste à reconnaître compétence au tribunal du siège social du débiteur pour l'ensemble des biens où qu'ils soient situés. Quant à la théorie de la territorialité, elle consiste, tout à l'inverse, à donner une compétence aux tribunaux de chacun des Etats où le débiteur possède des biens, mais seulement à l'égard des biens situés sur leur territoire. Si les théories ainsi énoncées paraissent s'opposer de manière assez franche, on sait depuis déjà quelques temps qu'il n'en est rien et qu'il est davantage question de conciliation et de coordination que d'exclusion de l'une par l'autre. Les deux sociétés en cause dans les deux arrêts commentés avaient leur siège social en Algérie, mais plusieurs établissements sur le territoire français. Il convient immédiatement d'observer que le Règlement n° 1346/2000 du 29 mai 2000 relatif aux procédures d'insolvabilité entré en vigueur le 31 mai 2002 (N° Lexbase : L6914AUM) ne leur était donc pas applicable (2). En effet, le Règlement s'applique, en principe, quand le centre des intérêts principaux du débiteur est situé dans un Etat membre de l'Union européenne (hors Danemark). Le siège social des sociétés étant en Algérie, c'était donc bien le droit commun des procédures d'insolvabilité, applicable lorsque le Règlement ne l'est pas, qui régissait la procédure.

En application de ce dernier, le tribunal de commerce de Nanterre avait, respectivement les 10 et 29 juillet 2003, placé les deux sociétés en liquidation judiciaire. Cependant, une procédure parallèle avait été menée en Algérie, procédure qui avait également abouti au prononcé d'une liquidation judiciaire par le tribunal algérien de Cheraga le 24 mai 2004.

Les sociétés algériennes par l'intermédiaire de leur liquidateur en Algérie entendaient alors contester la décision rendue en France au motif que les juridictions françaises auraient été incompétentes et auraient dû se dessaisir au profit des juridictions algériennes.

La cour d'appel de Versailles a rejeté cette exception d'incompétence, ce qui a motivé ledit pourvoi en cassation. Il était principalement soutenu que "les juridictions de l'Etat dans lequel le débiteur a son siège social, son principal établissement et exerce l'essentiel de son activité ont, conformément au principe de l'universalité de la faillite, seules compétence pour prononcer une mesure applicable à l'ensemble d'une entreprise internationale" et qu'ainsi en reconnaissant la compétence des juridictions françaises pour prononcer la liquidation judiciaire de deux sociétés ayant leur siège social, leur principal établissement et l'essentiel de leur activité en Algérie, la cour d'appel aurait violé l'article 1er du décret du 27 décembre 1985 (décret n° 85-1388, relatif au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises N° Lexbase : L1954A47). La Cour de cassation, et l'on pouvait s'y attendre, a rejeté le pourvoi.

La Cour de cassation a, ainsi, rappelé que la présence d'un établissement en France suffit à fonder la compétence des juridictions françaises. Le principe n'est pas nouveau. Il s'inscrit dans une perspective plutôt territorialiste. La jurisprudence a, en effet, toujours admis que la seule présence d'un établissement secondaire suffisait à fonder la compétence des juridictions françaises, même si le centre principal des intérêts du débiteur personne physique, ou le siège social du débiteur personne morale, est situé à l'étranger.

Cette solution résulte implicitement de l'article 1er du décret du 27 décembre 1985 qui prévoit qu'à défaut de siège social sur le territoire français, le tribunal territorialement compétent pour connaître de la procédure de redressement ou de liquidation judiciaire est celui du centre principal des intérêts du débiteur en France. Il en résulte que, même si le siège social de l'entreprise est à l'étranger, dès lors qu'il existe un établissement en France, les juridictions françaises peuvent se déclarer compétentes. En l'espèce, la présence d'établissements secondaires de la société algérienne en France suffisait à fonder la compétence des juridictions françaises.

Une difficulté peut d'ailleurs se poser pour les praticiens en cas de pluralité d'établissements secondaires en France. Quel tribunal choisir ? La réponse est, là encore, implicitement comprise dans l'article 1er du décret qui vise le centre principal des intérêts du débiteur, bref le principal des établissements secondaires. C'est la solution qu'a d'ailleurs déjà retenu la jurisprudence (Cass. com., 11 avril 1995, n° 92-20.032, M. Wight et autres, ès qualités de liquidateurs de la société Bank of Credit and Commerce International Ltd Overseas c/ Mme Carrasset-Marillier et autres N° Lexbase : A8171ABA, Bull. IV, n° 126 ; D. 1995, p. 640, note M. Vasseur ; Rev. crit. 1995, p. 742, note B. Oppetit ; Bull. Joly 1995, p. 697, note A. Martin-Serf ; JCP éd. E, 1995, I, 487, n° 1, obs. Ph. Pétel).

Sur le strict plan de la compétence, la solution ne s'éloigne guère de celle qui aurait été retenue en application du Règlement communautaire. Ce dernier prévoit, en effet, l'ouverture d'une procédure principale dans l'Etat où se situe le centre des intérêts principaux du débiteur, c'est-à-dire en général l'Etat du siège social de la société. Mais il prévoit la possibilité d'ouvrir des procédures secondaires dans les Etats où se situe un établissement du débiteur, et ce même si une procédure principale a antérieurement été ouverte. L'ouverture d'une procédure d'insolvabilité en France sur le fondement de l'existence d'un établissement en France ne doit donc pas surprendre.

On s'attardera, en revanche, davantage sur la seconde affirmation de la Cour de cassation. La Haute juridiction énonce que le redressement ou la liquidation judiciaire prononcé en France produit ses effets partout où le débiteur a des biens. En l'espèce, la liquidation judiciaire de la société prononcée par les juridictions françaises n'était nullement limitée aux seuls établissements français, mais s'étendait à l'ensemble des biens du débiteur, qu'ils soient situés en France ou à l'étranger. Les amateurs de droit international des faillites ne manqueront pas d'y voir la suite du célèbre arrêt "Banque Worms" (Cass. civ. 1, 19 novembre 2002, n° 00-22.334, FS-P+R N° Lexbase : A0435A4U, Bull. I, n° 275 ; Act. proc. coll. 1/2003, p. 1, obs. M. Menjucq ; JCP éd. E, 2002, II, 10201, concl. J. Sainte-Rose et note S. Chaillé de Néré ; D. 2002, p. 3341 obs. A. Lienhard et 2003, p. 797, note G. Khairallah ; JDI 2003, p. 133, obs. P. Roussel-Galle ; Rev. crit. 2004.631, note H. Muir Watt ; PA 2003, n° 209, p. 7 note C. Legros), où la Cour de cassation avait, au visa du principe de l'universalité, énoncé la même règle.

Mais la Cour de cassation va ici plus loin. Dans l'arrêt "Banque Worms", le débiteur avait le siège de son entreprise en France ce qui justifiait l'universalité de la procédure française. Ce faisant, la Cour de cassation rapprochait le droit commun du droit communautaire issu du Règlement du 29 mai 2000. Rien de tel ici, où le siège social du débiteur était situé en Algérie, pays dans lequel une autre procédure était ouverte. Pourtant, la Cour de cassation n'en a pas déduit qu'il faille limiter les effets de la liquidation aux seuls biens situés en France. La liquidation s'étendait à l'ensemble des biens de la société, y compris ceux situés en Algérie. La solution retenue s'éloigne ainsi du Règlement communautaire, pour lequel l'ouverture d'une procédure secondaire dans un autre Etat que celui du "centre des intérêts principaux du débiteur" (présumé être celui du siège social) n'est possible qu'à l'effet exclusif d'organiser la liquidation des biens situés sur ledit Etat. C'est en ce sens que l'on peut dire que le Règlement communautaire hiérarchise les procédures (3).

Sur un plan pratique, il reste qu'en l'espèce l'exécution de la décision française sera probablement impossible en Algérie du fait de l'ouverture dans ce dernier Etat d'une autre procédure. En d'autres termes, la décision de liquidation française ne sera jamais reconnue en Algérie, et ne pourra donc y être exécutée. La Cour de cassation a d'ailleurs pris soin de préciser que la liquidation de la société prononcée en France ne produira ses effets à l'étranger que "dans la mesure de l'acceptation par les ordres juridiques étrangers". En d'autres termes, la décision française ne produira ses effets en Algérie que si l'ordre juridique algérien l'accepte, c'est-à-dire après l'exequatur en Algérie dans les conditions de la loi algérienne de la décision française.

L'universalité de la faillite atteint ici sa limite contre laquelle la Cour de cassation ne peut rien : la souveraineté des Etats.

Pierre Callé
Professeur à l'Université du Maine
Groupe de recherche en droit des affaires


(1) Sur ces arrêts, v. Act. proc. coll. 23 juin 2006, com. n° 124.
(2) Pour des études récentes du texte communautaire, D. Bureau, La fin d'un îlot de résistance : le Règlement du Conseil sur les procédures d'insolvabilité, Rev. crit. 2002, p. 613 ; M. Menjucq, Droit du commerce international, Litec, 2005, n° 2272 et s., dir. J. Béguin et M. Menjucq.
(3) M. Menjucq, L'apport du droit communautaire au règlement des faillites internationales, Trav. Com. fr. dr. int. pr. 2002-2004, Pedone, p. 35 et s., spéc. p. 40.

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