La lettre juridique n°222 du 6 juillet 2006 : Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] Le droit de grève comme liberté fondamentale du salarié

Réf. : Ass. plén., 23 juin 2006, n° 04-40.289, Société Air France, P+B+R+I (N° Lexbase : A0244DQ4)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

Le droit de grève, qui s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, apparaît comme l'une des libertés fondamentales essentielles reconnues aux salariés que le juge se doit de protéger toutes les fois que son exercice ne porte pas une atteinte excessive aux droits et libertés fondamentales de l'employeur (I). C'est à une nouvelle conciliation de ces droits et libertés que l'Assemblée plénière de la Cour de cassation se livre dans cet arrêt en date du 23 juin 2006. Il ressort de cette décision, parfaitement justifiée et motivée, que le salarié ne peut être contraint de révéler son intention de faire grève avant le déclenchement du conflit (II), qu'il ne saurait être considéré comme pouvant y renoncer (III), et qu'il ne saurait être sanctionné dès lors que son comportement n'expose pas l'entreprise à un risque de désorganisation (IV).
Résumé

Il ne peut être imposé à un salarié d'indiquer à son employeur son intention de participer à la grève avant le déclenchement de celle-ci.

La signature d'un planning de rotation ne peut être considérée comme un engagement de ne pas cesser le travail.

Lorsque le salarié avise son employeur de son état de gréviste suffisamment tôt pour permettre son remplacement, le risque de désorganisation de l'entreprise n'est pas caractérisé.

Décision

Cass. Ass. Plén., 23 juin 2006, n° 04-40.289, Société Air France c/ M. Michel X. et autres,P+B+R+I (N° Lexbase : A0244DQ4)

Rejet (Paris, 20 novembre 2003)

Textes concernés : C. trav., L. 521-1 (N° Lexbase : L5336ACM)

Mots clef : grève ; sanction disciplinaire

Faits

1. Le syndicat des pilotes d'Air France (SPAF) de même que plusieurs autres syndicats de pilotes de ligne ont déposé un préavis de grève pour la période comprise entre le 2 février 2003 à 0 heure 01 et le 5 février à 23 heures 59.

M. X ., président du SPAF, a effectué, en qualité de commandant de bord, le vol Paris - Pointe-à-Pitre le 31 janvier 2003.

Sans assurer le vol Pointe-à-Pitre - Paris du 2 février 2003 à 23 heures, heure de Paris, compris dans sa mission, il a quitté Pointe-à-Pitre le 1er février à 23 heures, heure de Paris, comme passager d'un avion qui est arrivé le 2 février à 10 heures 25 à l'aéroport d'Orly où il s'est joint au mouvement de grève déclenché depuis 0 heure 01.

Il a fait l'objet d'une sanction disciplinaire.

2. M. X. a, sur le fondement de l'article R. 516-31 du Code du travail (N° Lexbase : L0634ADT), saisi la formation de référé du conseil de prud'hommes d'une action tendant à faire juger que cette sanction était constitutive d'un trouble manifestement illicite.

La cour d'appel de Paris a retenu l'existence d'un tel trouble.

Solution

1. "La cour d'appel a, sans dénaturation ni modification de l'objet du litige, souverainement retenu que le véritable motif de la sanction infligée à M. X. tenait à sa participation au mouvement de grève".

2. "Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ; [...] aucun salarié ne peut être sanctionné en raison de l'exercice normal de ce droit ; [...] ayant constaté que M. X., commandant de bord, était chargé d'assurer une rotation d'équipage comprenant deux services distincts de vol Paris - Pointe-à-Pitre et retour séparés par un temps de repos et qu'il avait cessé son service après le premier vol, la cour d'appel, sans méconnaître ni la mission spécifique du commandant de bord et la nécessité d'assurer la continuité des vols résultant du code de l'aviation civile ni les dispositions du code du travail, a pu en déduire que les sanctions prises contre M. X. étaient constitutives d'un trouble manifestement illicite".

3. "Ayant exactement retenu qu'il ne pouvait être imposé à un salarié d'indiquer à son employeur son intention de participer à la grève avant le déclenchement de celle-ci et relevé que la signature d'un planning de rotation ne pouvait être considérée comme un engagement de ne pas cesser le travail, puis constaté que M. X. avait avisé de son état de gréviste suffisamment tôt pour permettre son remplacement dans le commandement du vol Pointe-à-Pitre - Paris, de sorte que le risque de désorganisation de l'entreprise n'était pas caractérisé, la cour d'appel a pu en déduire que l'abus dans l'exercice du droit de grève n'était pas établi".

4. Rejet

Commentaire

I - Situation du problème

  • Conditions d'exercice du droit de grève

Selon une définition constante établie par la jurisprudence, le droit de grève apparaît comme la cessation collective et concertée du travail en vue d'appuyer des revendications professionnelles (Cass. soc., 28 juin 1951, n° 51-01.661, Dame Roth N° Lexbase : A7808BQA, Dr. soc. 1951, p. 523, note P. Durand).

Dans le secteur privé, le régime juridique de la grève est minimaliste. La loi n'a, en effet, prévu aucune condition préalable avant le déclenchement du conflit, et on sait que les conventions collectives ne peuvent pas encadrer l'exercice du droit de grève, cette prérogative étant de la compétence exclusive de la loi (Cass. soc., 7 juin 1995, n° 93-46.448, Transports Séroul c/ M. Beillevaire et autres N° Lexbase : A2101AA3, RJS 1995, n° 933, chron. J. Déprez, p. 564 s. ; Dr. soc. 1996, p. 37, et la chron. ; D. 1996, p. 75, note B. Mathieu).

Dans les services publics, le législateur est, en revanche, intervenu, sous le contrôle vigilent du Conseil constitutionnel, pour concilier l'exercice du droit de grève et le principe constitutionnel de continuité du service public (décision n° 79-105-DC du 25 juillet 1979 N° Lexbase : A7991ACX, D. 1980, p. 101, note M. Paillet, chron., p. 333, L. Hamon). Le Code du travail impose donc le dépôt, par un syndicat représentatif, d'un préavis au moins cinq jours francs avant le déclenchement du conflit, préavis pendant lequel le ou les syndicats doivent négocier avec l'employeur (C. trav., art. L. 521-3 N° Lexbase : L6609ACR).

  • Sanctions des conditions d'exercice

Le non-respect de ces règles est susceptible d'entraîner un contentieux sur le plan collectif et individuel.

Sur le plan collectif, l'employeur peut en effet saisir le juge des référés d'une demande de suspension du préavis, soit par ce que ce dernier est irrégulier, soit parce que le déclenchement du conflit porterait une atteinte excessive aux intérêts des usagers.

Sur le plan individuel, le gréviste s'expose à des sanctions disciplinaires. Si le mouvement engagé ne répond pas à la définition juridique de la grève, les salariés ne pourront revendiquer le bénéfice de l'article L. 521-1 du Code du travail et s'exposeront à des sanctions, dans les conditions du droit commun disciplinaire (Cass. soc., 16 novembre 1993, n° 91-41.024, Société Ondal France, publié N° Lexbase : A6673ABR, Dr. soc. 1994, p. 35, rapp. P. Waquet, note J.- E. Ray ; Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 04-16.114, FS-P N° Lexbase : A3427DMU, Dr. soc. 2006, p. 470, obs. P.-Y. Verkindt). Si le mouvement apparaît bien comme une grève, au sens juridique du terme, l'article L. 521-1 est applicable et confère aux salariés une immunité qui ne pourra céder qu'en cas de faute lourde. Cette faute lourde résultera, la plupart du temps, des modalités d'exercice du droit de grève, singulièrement lorsque le salarié commettra des actes détachables de l'exercice normal du droit de grève.

Parfois, la faute lourde résultera des conditions du déclenchement de la grève. Il en ira ainsi si le salarié se met en grève sur la base d'un préavis illicite, à condition toutefois que l'irrégularité ne résulte pas du caractère irrégulier des mentions qui doivent y figurer (Cass. soc., 25 février 2003, n° 01-10.812, Syndicat CFDT santé sociaux de la Haute-Garonne c/ Association MAPAD de la Cépière, publié N° Lexbase : A2630A7K, et nos observations, L'employeur ne peut obtenir en référé la réquisition de grévistes pour prévenir un dommage imminent, Lexbase Hebdo n° 61 du 6 mars 2003 - édition sociale N° Lexbase : N6279AAS). Le salarié pourra également être sanctionné s'il ne respecte pas le principe du déclenchement collectif de la grève prévu à l'article L. 521-4 du Code du travail (N° Lexbase : L6610ACS).

Mais le salarié peut-il être sanctionné pour d'autres raisons, notamment parce qu'il n'aurait pas informé son employeur de sa volonté de se mettre en grève, parce qu'il aurait renoncé à exercer son droit, ou exercé son droit dans des conditions ne permettant pas d'assurer la continuité du service public ? C'est à ces questions que répond l'assemblée plénière de la Cour de cassation dans cet arrêt rendu le 23 juin 2006.

II - Déclenchement de la grève et information de l'employeur

  • Obligations du salarié préalablement au déclenchement de la grève

La jurisprudence a précisé, au fil de ses arrêts, les obligations qui pèsent individuellement sur les salariés avant de se mettre en grève.

En premier lieu, la décision de se mettre en grève n'est pas subordonnée au rejet préalable par l'employeur des revendications des grévistes (Cass. soc., 12 février 1985, n° 81-42.115, Mlle Jourget, Duchene c/ Association Centre Saint Exupéry N° Lexbase : A7609AGW, Bull. civ. V, n° 96. Cass. soc., 11 juillet 1989, n° 86-43.497, MM. Bobrie et Combeau c/ Société nouvelle des ateliers et chantiers de La Rochelle-Pallice (SNACRP) N° Lexbase : A8773AA8, Dr. soc. 1989, p. 718, obs. J. Déprez), ni au respect d'un quelconque préavis autre que celui qui résulte des dispositions de l'article L. 521-3 du Code du travail.

La jurisprudence avait, toutefois, considéré que le salarié devait informer son employeur de sa décision de faire grève au moment de l'arrêt du travail (Cass. soc. 24 mars 1988, n° 85-43.604, GIE Transel c/ AMRI et autres N° Lexbase : A1518ABT, Dr. soc. 1988, p. 649, note J. Déprez ; Cass. soc., 30 mars 1999, n° 97-41.104, Société Euronetec France c/ M Garnier et autres N° Lexbase : A4727AG8, RJS 1999, n° 725). Cette exigence est parfaitement légitime car elle permet à l'employeur d'organiser la continuité du service public et de faire bénéficier le salarié de l'immunité légale.

Mais, il ne saurait être question d'exiger que cette information lui soit communiquée avant le déclenchement du conflit, comme l'indique, ici, très clairement la Cour de cassation : "il ne pouvait être imposé à un salarié d'indiquer à son employeur son intention de participer à la grève avant le déclenchement de celle-ci".

  • Le refus justifié d'une information préalable de l'employeur

Cette affirmation est totalement justifiée.

Le droit de grève est, en effet, une liberté fondamentale du salarié qu'il doit exercer souverainement. Il est donc libre de se mettre en grève ou pas et, sous réserve de respecter les principes du Code du travail, et éventuellement les autres contraintes légales existantes (ici, les dispositions particulières du Code de l'aviation civile), de décider, jusqu'au dernier moment, de faire grève. L'obliger à informer l'employeur avant le moment du déclenchement ferait peser sur le salarié une contrainte qui ne figure dans aucun texte, et l'exposerait à des pressions qui ne sont pas admissibles.

III - Déclenchement de la grève et renonciation du salarié

  • L'impossible renonciation à une prérogative d'ordre public

Il est constant qu'on ne peut renoncer par avance à exercer une prérogative d'ordre public ; la renonciation à exercer un tel droit n'est possible qu'une fois ce droit acquis (notre art. L'ordre public social et la renonciation du salarié, Dr. soc. 2002, p. 931). Or, jusqu'au déclenchement effectif du conflit, déterminé par le jour et l'heure précisée dans le préavis, le salarié n'est pas en mesure de l'exercer. Toute renonciation anticipée est donc nulle. Il est alors parfaitement justifié d'affirmer, comme le fait la Cour de cassation dans cet arrêt, que "la signature d'un planning de rotation ne pouvait être considérée comme un engagement de ne pas cesser le travail".

La solution doit donc être totalement approuvée, même si on regrettera que l'Assemblée plénière n'ait pas marqué plus nettement le principe selon lequel la renonciation du salarié à exercer le droit de grève était impossible.

Elle est également à rattacher à d'autres décisions qui refusent de considérer que la signature apposée par un salarié sur un bulletin de paye puisse valoir renonciation à réclamer des sommes qui n'auraient pas été payées (Cass. soc., 16 février 1999, n° 96-41.838, M. Faye c/ Mme Faye N° Lexbase : A4597AGD, Dr. soc. 1999, p. 411, et les obs.).

IV - Déclenchement de la grève et désorganisation de l'entreprise

  • Limite du droit de déclencher librement le conflit

On sait, depuis l'épisode "Air-Inter", que le déclenchement d'une grève peut être considéré comme abusif dès lors que le choix de la date est dicté par l'intention de causer aux usagers, et à l'entreprise, un préjudice qui excède les limites du raisonnable (CA Paris, 27 janvier 1988, 2ème esp., D. 1988, p. 351, note J.-C. Javillier ; Dr. soc. 1988, p. 242, obs. J.-E. Ray ; JCP éd. E 1988, II, 15140, note B. Teyssié : "le choix des dates pour un arrêt total du service, inspiré par une évidente volonté de créer un violent impact, devait être pris en comptes par les premiers juges pour prévenir la réalisation d'un dommage -au surplus susceptible de provoquer troubles et violences- dans l'importante catégorie des usagers du moment, dont les intérêts méritaient d'être pris en considération").

Cette jurisprudence avait été dégagée dans le cadre des différends collectifs opposant les entreprises de transport aérien et les syndicats, dépositaires des préavis de grève, mais elle peut également s'appliquer dans le cadre des litiges individuels opposant les grévistes aux employeurs, comme le montre cet arrêt.

  • Application aux conflits individuels

La Cour de cassation accepte, en effet, ici, en creux le principe selon lequel les conditions du déclenchement de la grève puissent apparaître comme abusives, tout en affirmant qu'en l'espèce le gréviste n'avait pas apporté au fonctionnement de l'entreprise un trouble justifiant la sanction infligée.

Ce faisant, la Cour de cassation reprend une distinction entre la désorganisation de l'activité, conséquence inhérente à l'exercice du droit de grève et à ce titre licite, et la désorganisation de l'entreprise qui apparaît comme une conséquence excessive autorisant l'employeur à placer les non grévistes en chômage technique (Cass. soc., 13 décembre 1962, n° 61-40.531 N° Lexbase : A1487DQ7, Dr. soc. 1963, p. 226, obs. J. Savatier).

L'analyse du comportement du salarié doit, ici, être pleinement approuvée puisque ce dernier ne s'était mis en grève qu'une fois le premier vol achevé et "suffisamment tôt pour permettre son remplacement dans le commandement du vol" retour.

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