La lettre juridique n°610 du 23 avril 2015 : Éditorial

Homosexualité révélée : le débat d'intérêt général en eaux troubles

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N7024BUP

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 23 Avril 2015


Aux dires de Spinoza, "Personne ne peut transférer à autrui son droit naturel, c'est-à-dire sa faculté de raisonner librement et de juger librement de toutes choses ; et personne ne peut y être contraint. C'est pourquoi l'on considère qu'un Etat est violent quand il s'en prend aux âmes". Il s'agit là d'une ode à la liberté de pensée. Et, si l'on croyait, assez naïvement, que cette liberté avait pour corollaire naturel la liberté d'expression, à l'heure où la vie privée peut désormais relever du débat d'intérêt général, rien n'est moins certain. Pire, il est à craindre que la liberté de pensée et d'opinion, droit fondamental de la démocratie, succombe devant la liberté d'expression, autre droit fondamental, lorsque l'on cède -mais ne nous y sommes pas déjà abandonnés ?- à la tyrannie de la transparence. "Les personnes célèbres ont une espérance légitime' de protection et de respect de leur vie privée" : dix ans après, la jurisprudence "Von Hannover" de la CEDH a du plomb dans l'aile.

Trois récentes décisions mettent à l'honneur cette création prétorienne qu'est la notion de débat d'intérêt général. Chacune est singulière quant à l'opportunité ou non "d'excuser" ou de "justifier", selon l'interprétation doctrinale que l'on voudra bien retenir, une atteinte à la vie privée ou à l'image au nom de ce débat.

Ces trois arrêts -deux arrêts de la première chambre civile de la Cour de cassation du 9 avril 2015 et un arrêt de la cour d'appel de Lyon du 2 avril 2015- permettent de s'interroger sur la nature de la notion de débat d'intérêt général. En effet, à la lumière d'actions en diffamation, on pouvait penser que cette notion fut consubstantielle à l'exception de bonne foi, qu'elle fut une composante de la bonne foi, selon la Cour de cassation, ou l'inverse, selon la CEDH. Mais, au regard des atteintes au droit à l'image comme à celles à la vie privée, il semble définitivement que la notion de débat d'intérêt général soit une notion parfaitement autonome, comme son acte de naissance, l'arrêt du 24 octobre 2006, le laissait supposer. Ce faisant, cette autonomie peut paraître dangereuse, tant le concept est récent et extensif, et qu'il apparaît incertain et imprévisible, comme le soulignait le mémoire d'Hugo Chevry, publié en 2014 au sein de la banque des mémoires de l'Université de Paris II, sous la direction d'Yves Mayaud, sur le débat d'intérêt général et le droit de la presse, auquel nous invitons le lecteur à vivement se reporter.

Dans un premier arrêt, la Haute juridiction estime que le non-respect d'une lettre d'autorisation subordonnant la diffusion d'un documentaire participant d'un débat d'intérêt général à son visionnage préalable par l'interviewé ne constitue pas une atteinte à son droit à l'image. On pouvait penser que la licéité d'une publication ou d'un reportage était conditionnée, du moins lorsque le principe d'un consentement préalable était clairement établi, à l'expression univoque de ce consentement : le débat d'intérêt général offre une échappatoire à la parole donnée, excluant au final tout contrôle de sa pensée et de sa parole livrées de manière trop inconséquente aux médias. Pour autant, une interjection, un emportement, une parole ambiguë ou contrariée sont-elles l'expression d'une véritable opinion ou pensée de son auteur ? Ces propos égarés éclairent-ils le débat d'intérêt général qu'ils sont censés servir ? La maîtrise de son image et de sa parole semble bien se réduire à peau de chagrin devant une notion de débat d'intérêt général de plus en plus envahissante. Certes, la loi de 1881 interdit toute restriction préventive à la liberté d'expression, visant ainsi la censure, le consentement préalable à la publication, mais c'est bien ici le concept prétorien qui est mis à l'honneur pour écarter le droit à l'image, attribut de la personnalité.

Dans un deuxième arrêt, la Cour de cassation dit pour droit que la révélation de l'orientation sexuelle d'un homme politique figurant dans un ouvrage portant sur un sujet d'intérêt général n'est pas constitutive d'une atteinte à la vie privée. Ce faisant, elle confirme l'arrêt de la cour d'appel de Paris qui avait conclu par une formule lapidaire et fracassante que le droit du public à être informé de l'homosexualité d'un homme politique prime sur le droit au respect de ce pan de sa vie privée. A dire vrai, l'arrêt de la cour d'appel était emprunt de subtilité, puisque, si la révélation de l'homosexualité d'un homme politique de plan national peut être légitime, celle de son compagnon, homme politique régional ne l'est pas : on appréciera la subtilité toute byzantine de l'analyse... Les faits de l'espèce sont intéressants parce que c'est la révélation de cette même homosexualité dans un article publié sur un site internet qui sera condamnée par la cour d'appel de Lyon, le 2 avril 2015 ; cette révélation ne pouvant être "blanchie" par l'existence d'un débat d'intérêt général...

Dans l'affaire menée devant la Cour de cassation, une société d'édition était assignée devant le juge des référés en vue d'obtenir l'interdiction de la diffusion à venir et la saisie d'un livre, au motif que sa diffusion, qui rapportait que deux hommes politiques étaient homosexuels et vivaient ensemble, porterait atteinte à l'intimité de leur vie privée. Mais, pour les juges du Quai de l'Horloge, lorsque l'ouvrage litigieux porte sur un sujet d'intérêt général relatif à l'évolution d'un parti politique qui a montré des signes d'ouverture à l'égard des homosexuels à l'occasion de l'adoption de la loi relative au mariage des personnes de même sexe, l'atteinte à la vie privée est proportionnelle au but légitime poursuivi par l'auteur. En revanche, la cour d'appel de Lyon estimait que, lorsque le propriétaire d'un site internet révèle l'homosexualité d'un homme politique dans un article en ligne, sans apporter la preuve de la révélation publique de cette information, il porte atteinte au droit au respect de la vie privée protégé par l'article 9 du Code civil, écartant implicitement tout justification ou atteinte proportionnée en raison d'un débat d'intérêt général. Pour les juges lyonnais, le seul fait que quelques personnages politiques aient eu connaissance de son orientation sexuelle ne suffit pas à établir que l'homme politique en question l'ait publiquement revendiquée, voire évoquée. A dire vrai, l'affaire n'est pas aussi simple car l'article incriminé entendait soulever l'éventuelle influence de trois hommes politiques dont l'homosexualité était ainsi révélée à la tête d'un parti aux opinions supposées "tranchées" sur la question. D'où l'on constate que le débat d'intérêt général se distingue du débat interne au sein d'un parti politique... débat qui intéresserait un certain public et non l'ensemble du public.

Juridiquement, ces deux décisions sont en parfaite adéquation avec la position évolutive de la Cour de cassation visant à faire de la notion de débat d'intérêt général une notion autonome au sein de la liberté de la presse et visant à établir une définition certes extensive, suivant ainsi les pas de la CEDH, tout en essayant d'éviter une transparence inutile, voire nauséeuse, lorsque la polémique politique se résume à des attaques personnelles.

Mais il ne faut pas se mentir, la notion de débat d'intérêt général est une notion à géométrie variable et le juge est maître tout puissant de l'opportunité en la matière. Il condamnera la transcription d'enregistrements à l'insu des protagonistes, enregistrements pourtant inscrits dans le cadre d'un supposé scandale politique national, comme constituant une atteinte à l'intimité de la vie privée, que ne légitime pas l'information du public, en 2011 ; alors que les premiers juges avaient estimé, eux, que les conversations étaient de nature professionnelle et patrimoniale et rendaient compte des relations qu'une personne publique d'importance pouvait entretenir avec celui qui gérait sa fortune et que les informations ainsi révélées, mettant en cause la principale actionnaire de l'un des premiers groupes industriels français, dont l'activité et les libéralités ont fait l'objet de très nombreux commentaires publics, relevaient de la légitime information du public. A l'inverse, le juge de grande instance se montrera plus clément, en 2013, envers la transcription d'une conversation, dont la captation fut tout aussi illicite, s'agissant de révélations qui ont trait à plusieurs questions majeures d'intérêt général dépassant, du fait de la personnalité du demandeur et de la nature des pratiques évoquées, les seuls enjeux électoraux locaux et mettant en cause la probité publique, la sincérité du scrutin, les rapports entre les élus et les administrés et diverses questions sur le lien social dans les communes françaises.

Il semble d'ailleurs que les juges du fond soient plus enclins que la Haute juridiction à relever l'existence d'un débat d'intérêt général justifiant l'atteinte à la vie privée, au regard de la fameuse "balance des équilibres" entre les droits fondamentaux en présence. Il est alors heureux que la Cour de cassation ait fait de cette notion une question de droit, pour pouvoir contrôler son usage et harmoniser son appréciation. Le rattachement de la notion de débat d'intérêt général, de prime abord tout factuelle qui devrait être laissée à l'appréciation souveraine des juges du fond, à une question de droit soumise au contrôle de la Haute juridiction peut paraître étrange, mais la Cour suprême semble vouloir être seule juge de l'opportunité quant à l'existence d'un débat d'intérêt général, son enrichissement, son éclairage.

Pour autant ne risque-t-on pas une surenchère en la matière, malgré des garde-fous ? En janvier 2014, la CEDH approuvait une juridiction nationale ayant autorisé la publication du livre de l'ex-petite amie d'un ancien Premier ministre, alors que celui-ci était encore en fonction ; ouvrage dans lequel elle relatait sa rencontre et sa relation avec l'homme politique, renseignant ainsi notamment le public sur la probité du ministre -les passages sur les détails de leur intimité et la sexualité du couple ayant dû, eux, été retirés-. On pensait dès lors que le débat d'intérêt général s'arrêtait devant l'intimité voire la sexualité, ici des hommes politiques. La Cour de cassation va plus loin et permet la corrélation entre orientation sexuelle et débat d'intérêt général.

Ce faisant, elle se fait juge de la tonalité de l'information, distinguant l'enquête d'investigation, le livre politique, du brûlot, comme c'était le cas dans l'affaire portée devant la cour d'appel de Lyon. Mais, elle se fait donc juge du sérieux de l'information. Entre les mains du juge de cassation relève l'expression même du pluralisme des idées et des formes pour les exprimer...

Et ce faisant, aussi, la Cour de cassation, en liant l'orientation sexuelle d'un homme politique à ses positions ou celles de son parti en faveur ou en défaveur du mariage pour tous, estime que la pensée politique serait conditionnée par un élément naturel de la personnalité ; non plus seulement par l'appartenance à une confrérie, à une confession religieuse, comme elle l'avait pu le faire auparavant. C'est en quelque sorte afficher l'orientation sexuelle, exclue des débats dans l'entreprise, dans la fonction publique, dans la plupart des débats médiatiques ou des relations sociales, comme un attribut permettant d'expliquer telle ou telle prise de position politique... C'est ce caractère lié de la pensée à l'orientation sexuelle qui peut paraître dangereux : comme il existe des théologiens athées, l'homosexualité d'un homme politique ne conditionne en rien son engagement ou sa tolérance envers l'ouverture du mariage aux couples homosexuels. Ou alors, la pensée politique se résumerait à l'identité intime des hommes politiques... singulière et dangereuse circonscription de la pensée censée dépasser la simple humanité.

On est bien loin du Politique selon Platon qui ne doit subir aucune entrave dans l'exercice de son art qui doit être totalement libre de toute contingence matérielle... ou physique, dont l'action est tournée au profit de l'ensemble de la cité. Encore plus loin du Politique de Weber évoluant dans un véritable système impersonnel de bureaucratie basé sur des critères impersonnels...

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