La lettre juridique n°608 du 9 avril 2015 : Actes administratifs

[Jurisprudence] Les avis de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires sur l'atteinte à l'équilibre économique d'un contrat de service public de transport

Réf. : CE, 2° et 7° s-s-r., 30 janvier 2015, n° 374022, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6915NAD)

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par Pierre Bourdon, Maître de conférences, Ecole de droit de la Sorbonne, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

le 09 Avril 2015

La décision n° 374022 rendue par le Conseil d'Etat le 30 janvier 2015 concerne les avis donnés par l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF) sur l'atteinte à l'équilibre économique d'un contrat de service public de transport ferroviaire. La décision du Conseil d'Etat consacre la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les avis rendus par l'autorité de régulation. La décision ne manque pas non plus d'intérêt s'agissant du contenu du contrôle des avis rendus par une autorité de régulation. Dans son discours de départ de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) prononcé le 18 décembre 2014, le président de l'Autorité, Jean-Ludovic Silicani, a remarqué que les décisions de l'ARCEP sont rarement remises en cause par le juge administratif (1). Est-ce le signe d'un travail juridique approfondi de la part de l'autorité de régulation ? La décision n° 374022 rendue par le Conseil d'Etat le 30 janvier 2015, qui fait l'objet du présent commentaire, concerne une autre autorité de régulation, l'ARAF. Mais elle tend à vérifier l'hypothèse d'après laquelle les décisions des autorités de régulation sont relativement solides du point de vue juridique.

L'ARAF est une autorité indépendante du Gouvernement issue de la loi n° 2009-1503 du 8 décembre 2009, relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires et portant diverses dispositions relatives aux transports (N° Lexbase : L0264IGU) (2). Dotée d'une personnalité juridique propre, cette autorité publique indépendante a été instituée en vue, comme son nom l'indique, de réguler le marché français des transports ferroviaires. Dans le projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques -projet de loi "Macron"-, il est même prévu que l'ARAF se voit attribuer une compétence supplémentaire : les transports maritimes.

La loi du 8 décembre 2009 précitée a, plus généralement, procédé à la transposition de la Directive 91/440/CEE du 29 juillet 1991 (N° Lexbase : L7605AU9), modifiée par la Directive 2007/58/CE du 23 octobre 2007 (N° Lexbase : L4104H3E). Depuis l'entrée en vigueur de la loi de 2009, les entreprises ferroviaires exploitant des services de transport international de voyageurs peuvent assurer des dessertes sur tout le territoire français "à condition que l'objet principal du service exploité par l'entreprise ferroviaire soit le transport entre des gares situées dans des Etats membres de l'Union européenne différents". L'objectif principal de cette condition est d'éviter que des entreprises exploitant des services de transport international ne portent atteinte à la concurrence au détriment des entreprises exploitant des services de transport national ou régional de voyageurs.

Dans le cadre de ces dispositions (codifiées notamment aux articles L. 2121-12 N° Lexbase : L9192I3T et L. 2133-1 N° Lexbase : L9191I3S du Code des transports), l'ARAF est amenée à rendre des avis à la demande de toute autorité organisatrice de transport ferroviaire. En France, les régions ont la qualité d'autorité organisatrice de transport ferroviaire dans les limites du territoire régional. L'ARAF peut estimer dans ses avis que les dessertes du territoire français par un service de transport international "compromettent l'équilibre économique d'un contrat de service public". Lorsque l'ARAF émet un tel avis, l'autorité organisatrice de transport ferroviaire peut "limiter", voire "interdire", les dessertes du territoire par le service de transport international concerné.

En tant qu'autorités organisatrices de transport ferroviaire, les régions ont conclu des contrats de service public avec la SNCF en vue de développer le transport ferroviaire sur leur territoire. Dans chacun de ces contrats, sont notamment prévus :

- les lignes ferroviaires ;
- les gares desservies ;
- la fréquence des trains ;
- les tarifs des redevances des usagers ;
- les montants des subventions versées par la région à la SNCF.

Lorsqu'une entreprise exploite des services de transport international et assure plusieurs dessertes sur le territoire régional, ces services sont susceptibles d'entrer en concurrence avec ceux assurés par les trains régionaux de la SNCF. Cette concurrence peut avoir des conséquences jusque sur le contrat de service public conclu entre la région et la SNCF puisque les redevances et les subventions peuvent ne pas suffire à couvrir la perte de résultat subie par la SNCF. C'est ce qui peut "compromett[re] l'équilibre économique d'un contrat de service public" au sens de la loi du 8 décembre 2009 précitée.

Et c'est ce qu'a estimé la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) en 2013 lorsqu'elle a pris connaissance du projet de l'entreprise ferroviaire Thello relatif à la création d'un service de transports ferroviaires entre la ville italienne de Milan et le chef-lieu de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, Marseille. Le projet prévoyait notamment la desserte de Milan, Gênes, Monaco, Nice et, enfin, Marseille.

Dans un premier temps, le ministre des Transports a saisi l'ARAF afin de vérifier le caractère international du projet de service. Par un avis du 9 juillet 2013, l'autorité de régulation a estimé que le service de transport de voyageurs envisagé par l'entreprise Thello présentait bien le caractère d'un service international. A la suite de cet avis, le ministre chargé des Transports a pris une décision du 12 décembre 2013 par laquelle il a accordé un droit d'accès à la société Thello pour exploiter un service de transport ferroviaire international de voyageurs, comportant sur le territoire français la desserte des gares situées entre Marseille et Menton.

Dans un second temps, ou plutôt entre-temps, la région PACA a saisi l'ARAF le 18 juin 2013 afin qu'elle examine si le service international envisagé par la société Thello portait atteinte à l'équilibre économique du contrat de service public liant la région et la SNCF. Mais par un avis du 8 octobre 2013, l'autorité de régulation a estimé que le service envisagé ne portait pas une telle atteinte.

L'affaire est venue au contentieux.

Le 16 décembre 2013, la région PACA a demandé au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir l'avis du 8 octobre 2013 rendu par l'ARAF. Il faut signaler que l'ARAF est une autorité mentionnée au 4° de l'article R. 311-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L8980IXU), ce qui justifie que les décisions prises au titre de ses missions de contrôle ou de régulation soient susceptibles de recours devant le Conseil d'Etat statuant en premier et dernier ressort.

Pour statuer sur la requête de la région, le Conseil d'Etat a dû répondre aux trois questions de droit suivantes :

- l'avis rendu par l'ARAF est-il un acte susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir ?
- la motivation de l'avis rendu par l'ARAF peut-elle contenir des occultations ponctuelles pour respecter le secret des affaires ?
- l'appréciation de l'ARAF à l'occasion de cet avis peut-elle faire l'objet d'un contrôle normal de la part du juge de l'excès de pouvoir ?

Le Conseil d'Etat a répondu positivement à chacune de ces trois questions. Le juge de l'excès de pouvoir a toutefois rejeté la requête de la région PACA en estimant, notamment, que la motivation de l'avis était suffisante et que le contenu de l'avis n'était entaché d'aucune erreur d'appréciation.

La présente décision, rendue par les deuxième et septième sous-sections réunies du Conseil d'Etat, sera mentionnée aux tables du recueil Lebon, ce qui témoigne déjà d'une certaine importance du point de vue de la jurisprudence. L'intérêt de cette décision réside, plus particulièrement, dans son apport à la connaissance du régime des décisions des autorités de régulation.

En effet, la décision commentée apporte des précisions utiles sur la recevabilité du recours dirigé contre un avis rendu par une autorité de régulation (I). La décision n'est pas non plus dénuée d'intérêt en ce qu'elle apporte des éléments sur le contrôle du contenu des avis rendus par une autorité de régulation (II).

I - La recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre l'avis rendu par l'Autorité de régulation des activités ferroviaires

En principe, une jurisprudence bien établie n'admet pas la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre un avis en raison de son caractère non décisoire (A). Il ressort toutefois de la décision rapportée que l'avis rendu par l'ARAF sur l'atteinte éventuelle à l'équilibre économique d'un contrat de service public a un caractère décisoire. A ce titre, il est susceptible de faire l'objet d'un recours devant le juge administratif de l'excès de pouvoir (B).

A - L'irrecevabilité classique du recours dirigé contre un avis en raison de son caractère non décisoire

Le recours pour excès de pouvoir est par définition dirigé contre une décision rendue par l'administration. Une décision est une "mesure 'qui s'impose' [selon l'expression jurisprudentielle] par la seule volonté de son auteur" (3). En ce sens, l'article R. 421-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L8421GQX) dispose que, "sauf en matière de travaux publics, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée". En conséquence, sont irrecevables les recours dirigés contre des actes qui n'ont pas le caractère d'une décision. Il en va ainsi de plusieurs catégories d'actes. L'on peut en citer deux qui intéresseront également la suite du présent commentaire.

D'une part, les circulaires, les instructions et autres directives n'ont pas, en principe, le caractère de décision. En général, elles interprètent une norme juridique et ne s'imposent donc pas par elles-mêmes. C'est la norme juridique, située en amont, qui s'impose et constitue, d'une certaine manière, la base légale de la circulaire. Le Conseil d'Etat admet toutefois qu'un recours pour excès de pouvoir soit exercé contre une circulaire lorsque cette dernière cherche à imposer une règle non prévue par une norme juridique. Ainsi, dans sa décision "Duvignères" du 18 décembre 2002, la Section du contentieux a jugé que "les dispositions impératives à caractère général d'une circulaire ou d'une instruction doivent être regardées comme faisant grief" (4).

D'autre part, les avis, les propositions, les voeux et autres recommandations n'ont pas, en principe, le caractère de décision. En effet, contrairement aux circulaires, ces actes ne sont pas postérieurs à une norme juridique, mais la précèdent. L'avis, la proposition, le voeu ou la recommandation ont chacun pour objet de conseiller, de souhaiter, voire d'inciter l'autorité administrative compétente pour prendre une décision. Ils sont situés en amont de la norme. La jurisprudence admet donc uniquement qu'un avis soit critiqué, par le biais de l'exception d'illégalité, à l'occasion d'un recours dirigé contre la décision rendue en aval de cet avis (5). Cette jurisprudence est constante (6).

Dans l'affaire qui a donné lieu à la décision commentée, c'est justement un avis rendu par l'ARAF qui était en cause. Le Conseil d'Etat a déjà eu l'occasion de se prononcer sur les "avis" rendus par les autorités indépendantes et, notamment, par les autorités de régulation.

Dans un premier mouvement de jurisprudence, le Conseil d'Etat a estimé qu'un simple un avis consultatif formulé par une autorité indépendante ne constitue pas une décision et n'est donc pas susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir. Le Conseil a ainsi jugé irrecevable un avis rendu par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) (7), ou un avis de la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) portant sur le caractère communicable d'un document (8).

Dans un second mouvement, le Conseil d'Etat a appliqué sa jurisprudence "Duvignères" aux avis rendus par les autorités de régulation. Le Conseil d'Etat l'a d'abord appliquée à des actes qui n'étaient pas formellement des avis. Dans une décision du 3 mai 2011, saisi d'un recours dirigé contre une délibération de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), le Conseil a estimé que "les dispositions impératives à caractère général contenues dans une délibération d'une autorité administrative indépendante doivent être regardées comme faisant grief" (9). Puis le Conseil d'Etat a appliqué sa jurisprudence "Duvignères" à des actes pris par les autorités de régulation qui étaient formellement des avis. Dans une décision du 11 octobre 2012, le Conseil a estimé que les avis que l'Autorité de la concurrence (ADlC) peut prendre l'initiative de donner, en application de l'article L. 462-4 du Code de commerce (N° Lexbase : L8178IBI), ne constituent pas, en principe, des décisions. Cependant, lorsqu'un tel avis revêt un caractère impératif, le juge admet la recevabilité du recours (10).

Dans sa décision du 30 janvier 2015, le Conseil d'Etat n'a pas appliqué le raisonnement contenu dans sa jurisprudence "Duvignères" à l'avis de l'ARAF portant sur l'équilibre économique d'un contrat de service public. Le Conseil a, purement et simplement, admis la recevabilité du recours dirigé contre l'avis de l'ARAF.

B - La recevabilité du recours dirigé contre l'avis de l'ARAF

Dans la décision commentée, le Conseil d'Etat n'a pas statué explicitement sur la recevabilité du recours dirigé contre l'avis du 8 octobre 2013 rendu par l'ARAF. Le moyen n'était certainement pas soulevé en défense par l'ARAF. On peut penser que la question de la recevabilité avait été évoquée par le juge rapporteur de l'affaire au cours de l'instruction. En tout cas, elle l'avait été par le rapporteur public Xavier Domino dans ses conclusions. En examinant dans le détail la requête de la région au fond, le Conseil d'Etat a admis implicitement la recevabilité du recours dirigé contre l'avis de l'ARAF. Le fichage de la décision sur le site Légifrance mentionne l'apport de la décision sur ce point. Ce fichage a vocation à être publié dans les tables du recueil Lebon où la décision sera mentionnée.

En l'espèce, l'avis de l'ARAF concernait, on peut le rappeler, la question de savoir si l'exploitation d'un service ferroviaire international par la société Thello était de nature à compromettre l'équilibre économique du contrat conclu entre la région PACA et la SNCF. De cet avis de l'autorité de régulation dépendait le pouvoir de la région de limiter, voire d'interdire, la desserte de certaines gares situées entre Marseille et Menton.

L'avis ne rentrait donc pas dans le cadre de la jurisprudence "Duvignères" puisque la critique de la région ne visait pas des "dispositions impératives à caractère général", mais plutôt des dispositions à caractère individuel concernant la région, la SNCF et la société Thello. A ce stade du raisonnement, il semblait donc que le recours contre l'avis était irrecevable, faute de pouvoir appliquer la jurisprudence "Duvignères".

Toutefois, la jurisprudence du Conseil d'Etat assimile les avis à des décisions lorsque l'avis a pour effet de lier le pouvoir de décision de l'autorité administrative destinataire de cet avis. En pareille hypothèse, l'avis s'impose par lui-même. En conséquence, un recours direct est ouvert contre l'avis. Ainsi, dans les années 1990, le Conseil d'Etat a estimé que l'"avis favorable" à la proposition de nomination d'un professeur émis par le conseil d'administration d'une Université "s'imposait à l'autorité investie du pouvoir de nomination", en l'occurrence le président de l'Université. En conséquence, le recours direct contre cet avis, qualifié de "décision" a été admis (11).

Dans la présente affaire, la région, en tant qu'autorité organisatrice des transports ferroviaires, ne pouvait limiter, voire interdire, les dessertes de l'entreprise de transport international qu'avec l'avis conforme de l'autorité de régulation. Dans leur version applicable au présent litige, les dispositions de l'article L. 2121-12 du Code des transports issues de la loi du 8 décembre 2009 précitée étaient claires sur ce point : "Toute autorité organisatrice de transport ferroviaire compétente peut [...] limiter ou, le cas échéant, interdire ces dessertes intérieures, sous réserve que l'Autorité de régulation des activités ferroviaires ait, par un avis motivé, estimé que ces dessertes compromettent l'équilibre économique d'un contrat de service public".

En outre, comme le Conseil d'Etat l'a rappelé dans la décision commentée, l'article 10 de la Directive de 1991 modifiée en 2007 va dans le sens du caractère décisoire de l'avis de l'ARAF. Les dispositions de la Directive tendent, en effet, à faire de l'avis de l'autorité de régulation une décision qui s'impose par elle-même. Elles prévoient que : "c'est à l'organisme [...] de contrôle compétent[s] [...] qu'il incombe de déterminer une éventuelle atteinte à l'équilibre économique".

Ces dispositions allaient dans le sens de la reconnaissance d'un pouvoir décisionnel en faveur de l'ARAF. Le Conseil d'Etat l'a admis implicitement. L'avis de l'ARAF du 8 octobre 2013 avait bel et bien le caractère d'une décision susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir devant la juridiction administrative.

Une fois le recours admis dans son principe, le Conseil d'Etat a pu s'intéresser au fond de la requête de la région PACA. C'est ce qui va conduire le présent commentaire à analyser les pouvoirs du juge en ce qui concerne le contrôle de l'avis rendu par l'ARAF.

II - Le contrôle du juge de l'excès de pouvoir sur l'avis rendu par l'Autorité de régulation des activités ferroviaires

La décision rapportée fait ressortir un contrôle exigeant du juge administratif sur l'avis rendu par l'ARAF en ce qui concerne l'atteinte à l'équilibre économique d'un contrat de service public. Au titre de la légalité externe, la motivation de l'avis rendu par l'autorité de régulation est étroitement scrutée par le juge administratif. Mais ce dernier tient compte de l'obligation pour l'autorité de régulation de respecter le secret des affaires (A). Au titre de la légalité interne, le contrôle de l'appréciation de l'autorité de régulation n'est pas limité au contrôle de l'erreur manifeste. Le juge administratif exerce un contrôle normal sur l'appréciation de l'autorité (B).

A - Le contrôle du juge sur la motivation de l'avis rendu par l'ARAF

Le contrôle du juge sur un acte administratif porte classiquement sur la légalité externe et la légalité interne de l'acte. Au titre de la légalité externe, le juge contrôle :

- premièrement, la compétence de l'auteur de l'acte ;
- deuxièmement, la procédure d'élaboration de l'acte ;
- et, enfin, la forme de l'acte.

La motivation de l'acte administratif est une des conditions de forme de certains actes administratifs. "Certains" seulement, car si tous les actes administratifs doivent être motivés, tous ne doivent pas contenir cette motivation dans l'acte.

La jurisprudence a imposé, assez timidement, des obligations de motivation à l'administration. Cette obligation concerne les seules décisions prises par des organismes collégiaux composés de professionnels. L'obligation de motivation concerne cependant l'ensemble des actes de ces organismes (les actes réglementaires ou individuels, favorables ou défavorables) (12).

La loi a également imposé aux autorités administratives des obligations de motivation pour certaines catégories d'actes. La plus connue est certainement la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979, relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et le public (N° Lexbase : L8803AG7) (13). Cette loi a créé une obligation de motivation pour deux catégories de décisions individuelles : d'une part, les décisions individuelles qui dérogent aux règles générales fixées par la loi ou le règlement ; d'autre part, les décisions individuelles défavorables aux personnes qu'elles concernent directement. En l'espèce, l'avis de l'ARAF appartenait à cette dernière catégorie de décisions individuelles. En outre, l'article L. 2121-12 du Code des transports prévoit également que l'ARAF rend "un avis motivé" sur l'atteinte susceptible d'être portée à l'équilibre économique d'un contrat de service public.

Dans la décision commentée, le Conseil d'Etat a logiquement déduit une obligation de motivation pour l'ARAF. Le Conseil a rappelé que cette obligation implique que soient exposées "de façon suffisamment précise, les considérations de droit et de fait qui ont conduit l'Autorité à estimer que le projet de service [...] n'était pas de nature à porter atteinte à l'équilibre économique du contrat de service public". La décision énonce de manière très détaillée -le sixième considérant fait une trentaine de lignes- les considérations de droit et de fait qui ont conduit l'ARAF à rendre son avis. Ces détails s'expliquent par la nécessité de répondre à un argument présenté par la région : les occultations de certaines données. En effet, la motivation de l'avis du 8 octobre 2013 a été volontairement occultée par l'ARAF sur plusieurs points susceptibles de méconnaître son obligation de respecter le secret des affaires.

Le Conseil d'Etat ne s'était encore jamais prononcé sur la question de savoir si la motivation d'une décision d'une autorité de régulation peut être occultée par l'autorité elle-même pour respecter le secret des affaires. La jurisprudence du Conseil avait seulement eu l'occasion de préciser "que l'autorité administrative se doit, de sa propre autorité d'occulter au stade de la publication de l'avis du Conseil de la concurrence toute mention qui porterait atteinte au secret des affaires". Toutefois, l'occultation n'était pas l'initiative de l'autorité de régulation elle-même, mais le fait du ministre ayant décidé de publier l'avis (14). Du reste, la jurisprudence du Conseil s'en tenait à rappeler que la décision doit comporter les éléments de fait et de droit qui en sont le soutien (15).

La jurisprudence du Conseil d'Etat a également eu l'occasion d'affirmer l'exigence de respecter le secret des affaires. Elle impose ainsi à l'administration de tenir compte de cette exigence. A titre d'illustration, les correspondances entre un avocat et son client, telles que les consultations juridiques rédigées par un avocat pour une collectivité territoriale dans le cadre d'une procédure de passation d'un marché public, sont couvertes par le secret. Cette exigence fait obstacle à ce que l'administration soit tenue de divulguer ces correspondances (16).

Au cas d'espèce, les données occultées dans l'avis de l'ARAF du 8 octobre 2013 concernaient :

- les recettes des trains régionaux de la région PACA ;
- les estimations de pertes de recettes des trains régionaux de la région PACA ;
- les estimations de chiffre d'affaires des trains de la société Thello.

Dans sa décision, le Conseil d'Etat s'est efforcé de mentionner d'autres points de l'avis censés compenser l'occultation des données précitées. En outre, comme l'a remarqué le Conseil, les données concernant les recettes des trains régionaux étaient déjà "connues de la région requérante". Pour le reste, les estimations en matière de recettes ou de chiffre d'affaires effectuées par l'ARAF entrent certainement dans le champ du secret des affaires. En effet, la région PACA était la seule requérante et, en conséquence, la seule à réclamer la communication des estimations de pertes de recettes des trains régionaux. Toutefois, si la SNCF et la région PACA avaient toutes deux réclamé la communication de ces estimations, il n'est pas certain que la décision du Conseil aurait été la même sur ce point.

La décision du 30 janvier 2015 apporte ainsi des éléments sur le contenu de l'obligation de motivation des actes des autorités de régulation. La décision précise également l'étendue du contrôle du juge sur l'appréciation effectuée par l'autorité de régulation.

B - Un contrôle normal du juge sur l'appréciation de l'ARAF

Au titre de la légalité interne, le contrôle du juge sur l'acte administratif concerne :

- premièrement, l'absence de détournement de pouvoir de l'auteur de l'acte ;
- deuxièmement, le respect des normes juridiques supérieures à l'acte ;
- et, enfin, les motifs de l'acte.

Dans son contrôle des motifs de l'acte, le juge vérifie notamment que l'autorité administrative n'a commis aucune erreur de qualification juridique des faits. Autrement dit, l'administration doit avoir pris sa décision en appréciant les faits en présence sans commettre d'erreur.

Le contrôle du juge sur la qualification juridique des faits est plus ou moins poussé en fonction de la marge de manoeuvre laissée par les textes à l'administration et de la technicité de la mesure. Elle appelle "contrôle normal" le contrôle de toute erreur d'appréciation (manifeste ou non). A titre d'illustration, jusqu'en 2013, le Conseil d'Etat a effectué un contrôle restreint sur la question de savoir si la sanction retenue contre un agent de la fonction publique est proportionnée à la gravité de la faute reprochée à cet agent. Le Conseil s'en tenait à sanctionner l'erreur manifeste d'appréciation dans le choix de la sanction prise par l'administration à l'encontre de son agent (17). Depuis 2013, le Conseil pousse son contrôle et sanctionne toute erreur d'appréciation, qu'elle soit manifeste ou non. Il effectue désormais un contrôle normal (18).

Le contrôle du juge sur l'appréciation effectuée par les autorités de régulation fait parfois l'objet de critiques sur son caractère mal défini. La jurisprudence varie en effet entre contrôle restreint et contrôle normal. L'intensité du contrôle du juge sur un acte d'une autorité de régulation dépend, comme dans le contentieux administratif en général, de la "marge [...] laissée par les textes à l'autorité" et du "degré de technicité de la matière" (19). Il est toutefois souvent difficile d'évaluer quelle matière est plus technique qu'une autre, ce qui explique certainement la difficulté de prévoir le contrôle du juge sur les décisions des autorités de régulation.

Ainsi, c'est un contrôle normal qui est effectué sur la décision de l'ARCEP imposant une modification des prix dans l'offre de référence d'un opérateur de télécommunications (20). Il en va de même pour l'attribution et le renouvellement des autorisations d'utilisation de fréquences radioélectriques (21). En revanche, un contrôle restreint est mis en oeuvre sur la décision de l'ARCEP fixant un plafond de tarifs pratiqués par les opérateurs de télécommunications dans le cadre d'un encadrement pluriannuel des prix (22).

Dans la décision commentée, le Conseil d'Etat oriente le juge de l'excès de pouvoir vers un contrôle normal en ce qui concerne l'appréciation par l'ARAF sur l'atteinte à l'équilibre économique d'un contrat de service public de transport ferroviaire. En effet, la région requérante critiquait le fait que l'ARAF n'avait pas tenu compte, "dans son appréciation", de certains coûts subis par la SNCF. Le Conseil aurait pu estimer que l'ARAF n'avait commis aucune erreur manifeste d'appréciation en ne tenant pas compte de ces coûts. Témoignant d'un contrôle plus poussé, le Conseil d'Etat est allé jusqu'à juger que : "l'Autorité n'avait pas à prendre en compte [ces coûts] dans son appréciation de l'impact sur l'équilibre économique du contrat de service public des dessertes intérieures du service international proposé par la société Thello".

Il faut remarquer que les textes n'ont pas précisément limité la marge de manoeuvre de l'ARAF. La Directive de 1991 modifiée en 2007 impose uniquement à l'autorité de régulation de se fonder sur une analyse économique objective et sur la base de critères prédéterminés. Ni la loi de 2009, ni son décret d'application du 24 août 2010 n'ont apporté de précisions sur ce point (23). On aurait donc pu imaginer que le Conseil effectue un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation pour respecter la marge de manoeuvre laissée par les textes à l'autorité de régulation. Toutefois, l'appréciation de l'atteinte à l'équilibre économique d'un contrat n'est pas d'une haute technicité, en tout cas pour le juge administratif. Ce dernier en a l'habitude dans le cadre du contentieux des contrats administratifs où l'application des théories de l'imprévision et de la force majeure dépend du bouleversement de l'équilibre économique du contrat. C'est certainement ce qui explique le contrôle poussé du juge sur la question de l'impact économique d'un service de transport ferroviaire international sur le contrat de service public régional.

Finalement, la décision tend à vérifier l'hypothèse de la solidité juridique des décisions des autorités de régulation. En tout cas, la décision commentée témoigne que le juge administratif n'hésite pas à contrôler les décisions des autorités de régulation et même à exercer un contrôle assez exigeant sur la forme comme sur le fond.


(1) "Toutes nos décisions sont attaquées, sans réel succès, il faut le dire".
(2) JORF, 9 décembre 2009, p. 21226.
(3) R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème éd., Montchrestien, coll. Domat droit public, Paris, 2008, p. 531.
(4) CE, Sect., 18 décembre 2002, n° 233618, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9733A7M), p. 463, concl. P. Fombeur.
(5) CE, Ass., 5 mai 1961, n° 39870, publié au recueil Lebon, p. 299.
(6) CE 2° et 6° s-s-r., 25 mars 1997, n° 167504, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9890ADN), p. 986.
(7) CE, Sect., 21 novembre 1984, n° 58667, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6729ALS).
(8) CE 10° s-s., 20 novembre 1991, n° 121509, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2722ARA).
(9) CE 9° et 10° s-s-r., 3 mai 2011, n° 331858, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0949HQ9), p. 723.
(10) CE 9° et 10° s-s-r., 11 octobre 2012, n° 357193, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2714IU3), p. 361.
(11) CE 1° et 4° s-s-r., 23 mars 1994, n° 104420, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9592ARP), p. 150.
(12) CE, Ass., 27 novembre 1970, n° 74877, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8746B8G), p. 704 ; CE 8° et 9° s-s-r., 19 janvier 1998, n° 182447, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6155ASR), p. 16.
(13) JORF, 12 juillet 1979, p. 1711.
(14) CE 3° et 8° s-s-r., 9 mai 2001, n° 231320, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7151ATZ), p. 230.
(15) CE 3° et 5° s-s-r., 18 mai 1998, n° 182244, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7638ASP), p. 1155.
(16) CE, Ass., 27 mai 2005, n° 268564, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4115DIA), p. 229.
(17) CE, Sect., 9 juin 1978, n° 05911, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6577B7Q), p. 245.
(18) CE, Ass., 13 novembre 2013, n° 347704, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2475KPD).
(19) E. Guillaume, L. Coudray, Autorités de régulation, Rép. contentieux administratif, Dalloz, Paris, 2015, n° 105.
(20) CE 1° et 2° s-s-r., 23 avril 2003, n° 233063, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7770C8B), p. 175.
(21) CE 2° et 7° s-s-r., 27 avril 2009, n° 312741, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6256EGS), p. 169.
(22) CE 2° et 7° s-s-r., 5 décembre 2005, n° 277441, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9373DLQ), p. 1001.
(23) Décret n° 2010-932 du 24 août 2010, relatif au transport ferroviaire de voyageurs (N° Lexbase : L9617IM7), JORF, 25 août 2010, p. 15328.

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