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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 10 Avril 2015
L'exercice de démocratisation de l'accès à l'intelligibilité du droit n'est pas nouveau, tout simplement parce qu'avec l'instruction des masses, est devenue nécessaire l'instruction civique aux rudiments juridiques qui nous entourent au quotidien. On n'a pas attendu Légifrance et l'accès gratuit à nombre de sources juridiques, toutes plus arides et absconses, les unes que les autres, sans trophallaxie nutritive pour les digérer chacune, pour transmettre les bases du droit, même privé, aux justiciables, sujets de sa Majesté d'abord, citoyens ensuite.
L'excellente anthologie illustrée de La littérature française et le droit de Claire Bouglé-Le Roux le démontre parfaitement. Quand Le Roman de Renart décrit une procédure pénale médiévale avec toutes ses aspérités en matière de saisine, de preuve, d'impunité, Molière enchante ses tirades sur l'autorité paternelle, le mariage et les successions, dans L'avare ou Le malade imaginaire, notamment. Et que dire de Balzac qui dépeint, outre la "caste des juristes" et autres études d'avoués de son époque à travers nombre de ses romans, les grands principes juridiques modernes, dans L'Interdiction ? Il n'y a qu'à lire les "classiques" pour avoir une approche fine, certes partisane, du droit et des gens de justice.
Plus efficace encore, l'association du droit et de l'image permet une "vulgarisation" -au sens latin du terme, c'est-à-dire une démocratisation- des principes juridiques qui gouvernent, dès lors, notre temps. Le premier essai concerna la bande dessinée, dont le succès conduisit même à la publication d'un ouvrage : Droit et Bande dessinée, L'univers juridique et politique de la bande dessinée, paru en 1998, sous la direction de Catherine Ribot. En 454 pages, l'ouvrage traite des organisations internationales, du droit d'auteur, du droit humanitaire, de la peine de mort, du droit des assurances, du droit d'ingérence, de la violence légitime, etc. en étudiant pêle-mêle Tintin, Astérix, bien entendu, mais aussi Enki Bilal, Hugo Pratt, Schuiten et Peeters... "L'enseignant y trouvera de nombreux exemples permettant d'appuyer une démonstration ; l'étudiant y appréhendera le droit autrement et constatera qu'il n'est pas pure technique ; l'amateur de bandes dessinées sera convaincu, s'il en est besoin, de la richesse de ses albums préférés" promet la Critique ! Un ouvrage portant sur le même thème fut, d'ailleurs, publié par la Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, à la suite de la journée d'étude Thesa Nostra, en 2011. Là encore, le droit pénal fut à l'honneur avec Lucky Luke ; l'expropriation pour cause d'utilité publique dans Rural ; ou le droit du travail chez Gaston Lagaffe... Carton plein : les critiques furent unanimes, des tenants de la Doctrine juridique française ou praticiens du droit, en passant pas les citoyens avides de (re)connaître leurs droits.
On sait la contribution de Jean-Michel Lattes, en 2007, dans Tintin et le droit du travail publiée dans les Mélanges en l'honneur du Professeur Spiteri. Le chercheur y décrit les sources du droit du travail, à travers l'idéologie sociale et la compatibilité entre la perception sociale de Tintin et le catholicisme social, comme il aborde les différents statuts en matière du droit du travail (salariés, artisans, commerçants, inventeurs, etc.) sur la base des personnages fantasques des différentes Aventures... Encore que l'exercice paraisse limité aux grandes idées politico-sociales du temps et à la confrontation des métiers des uns et des autres avec leur compatibilités juridiques au regard des prescriptions du code. Les clauses du contrat de travail, les relations collectives, etc., ne sont guère ici abordées.
L'ambition est également réservée, mais brillante, avec Serge Sur et sa contribution "La société internationale dans Les Aventures de Tintin" publiée dans le premier opus de Droit et Bande dessinée, L'univers juridique et politique de la bande dessinée, précité. Voilà qu'un publiciste parle et décrit une société internationale déréglée, dans l'oeuvre d'Hergé, un univers de prédation, où les institutions, les Etats et le droit sont des simulacres, pour finir sur l'abandon des espérances collectives et l'action individuelle et ses limites, pour montrer que le Roi est nu.
Cet exercice de démocratisation passe, également, par de récentes conférences sur le droit, la justice et le cinéma, organisées chaque année par les barreaux de Lyon et de Paris, tantôt sur l'instant criminel à travers M le maudit, American History X, Orange mécanique ou encore Le crime était presque parfait ; tantôt sur les effets de la crise avec Les fantastiques années 20 ou Les raisins de la colère. Des conférences qui rencontrent, en partenariat avec le monde universitaire, un succès grandissant.
Dans l'ensemble de ces exercices d'analyse juridique, il s'agit d'étudier sérieusement l'influence ou les ressorts du droit réel sur une situation fictive romanesque, graphique ou cinématographique. Ces exercices tendent à faciliter l'accès au droit ou plutôt à la compréhension du monde juridique qui nous entoure, que cet impact soit explicite, implicite, et parfois même rampant dans une société qui tend à être réglementée, certains diront, à l'excès.
Mais force est de constater que l'exercice, bien qu'estimable, présente d'indéniables limites.
D'abord, nous l'avons évoqué en filigrane, le droit privé est assez peu mis en exergue dans ce type d'exercice. Ce sont surtout les publicistes qui trouvent à commenter telle bande dessinée ou tel film, les privatistes seront plus à leur aise dans le monde proprement littéraire qui est, plus à même, de décrire des situations juridiques réalistes et complexes ou simplement quotidiennes, que la bande dessinée ignore et le cinéma tronque à des fins dramaturgiques. En revanche, les grands principes de droit public ou de droit international seront fortement présents dans les oeuvres graphiques. Ainsi, l'approche démocratisée du droit à travers ce type de conférence ou d'étude varie fortement en fonction de la thématique que l'on souhaite mettre en exergue. Et, avoir trouvé une oeuvre, comme Le Seigneur des Anneaux, qui puisse réunir publicistes et privatistes dans le même intérêt analytique, c'est déjà une réussite qu'il convient de saluer.
Ensuite, se pose évidemment la question des contournements utilisés pour dégager un principe de droit à travers une oeuvre fictive qui, d'une part, n'a pas même pour finalité extrinsèque d'aborder le droit et, d'autre part, a pour finalité intrinsèque de distraire. Les dialogues et les images sont parfois tordus pour évoquer telle ou telle règle de droit, sérieusement s'entend ; mais c'est là aussi tout l'art du conférencier ou de l'auteur de Doctrine.
Se pose plus prosaïquement, également, la question rituelle : qui boni ? L'exercice profite-t-il vraiment aux citoyens lecteurs du "droit pour les nuls" ou simples curieux de l'empreinte juridique dans nos arts et spectacles, ou au corps professoral impatient de sortir d'une fausse torpeur où on l'y croit enfermé ?
Enfin, et surtout, ce type de "soirée d'étude" marque un tournant sociétal dans l'appréhension des matières scientifiques, telles que le droit lui-même. L'image est aussi un support essentiel à la réflexion juridique, décrivant à peu de frais et surtout de mots, des situations qui devront, de toute manière, passer par les fourches caudines de l'analyse professionnelle -si l'on veut que l'exercice demeure sérieux-. De même que Monsieur Purgon ne descend pas de son piédestal en abandonnant son verbiage, le juriste, l'avocat et le professeur, en particuliers, n'ont que plus de mérite avec cet effort de "vulgarisation" du droit par une approche enjouée, communicative et finalement pédagogique de leur matière.
A l'heure où un certain projet de loi vise à aggraver la désertification des territoires, fragiliser les petits cabinets et priver nombre de justiciables d'un accès égal au droit, à l'encontre du principe même d'une justice de proximité, l'effort de "vulgarisation" par le professionnel du droit est bien évidemment louable, s'il ne constitue pas un coup d'épée dans l'eau ; c'est-à-dire s'il est relayé par les pouvoirs publics.
"Si vulgariser, c'est porter à d'autres ce qu'on aime, je suis d'accord" disait le regretté Jacques Chancel. Où a-t-on vu que Le grand échiquier desservit la musique de Rostropovitch ? Mais encore ne faudrait-il pas tomber dans l'excès indigeste d'une conférence artificielle sur le droit dans la série du Gendarme de Saint-Tropez. Mais il est probable que nous attendions prochainement un ouvrage, voire une thèse, sur le droit applicable aux super héros des Comics et autres Marvel à l'approche du transhumanisme !
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