Réf. : CAA Nancy, 4ème ch., 2 juin 2014, n° 12NC00891, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6754MQ9)
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 19 Juin 2014
Trois conditions doivent être satisfaites pour qu'un prix soit qualifié de forfaitaire. Tout d'abord, les prestations doivent être déterminées (le prix forfaitaire rémunère un ensemble de prestations indépendamment des quantités mises en oeuvre). Ensuite, le prix doit être définitif : le titulaire ne peut donc prétendre à des compléments de prix, sauf dans le cas exceptionnel où il s'agit d'une erreur purement matérielle et d'une nature telle qu'il est impossible à l'autre partie de s'en prévaloir de bonne foi, principe appliqué au cas d'un marché "stipulant un prix aberrant pour la fourniture et la mise en oeuvre de gravier" (CE 2° et 6° s-s-r., 26 novembre 1975, n° 93297, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8171B87 ; CE 1° et 4° s-s-r., 30 mars 1981, n° 00871, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3906AKU). Le Conseil en a parfois refusé l'application, comme dans une décision du 21 mai 1990 (CE 4° et 1° s-s-r., 21 mai 1990, n° 79506, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7256AQS ; voir, également, refusant la qualification d'erreur matérielle, CE 1° et 4° s-s-r., 25 février 1976, n° 89776, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7064B87). Selon cette jurisprudence, l'erreur matérielle, c'est l'erreur grossière, flagrante, évidente, qui ne peut être ignorée, comme le relève la cour administrative d'appel de Nancy à propos d'un prix toutes taxes comprises identique à un prix hors taxe (CAA Nancy, 1ère ch., 30 avril 1992, n° 90NC00357, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6251A8Z) (1).
Troisième condition, cette forme de prix doit avoir été expressément indiquée dans le marché (circulaire du 5 octobre 1987, relative à la détermination des prix initiaux et des prix de règlement dans les marchés publics N° Lexbase : L7316IG3). Il en découle que le titulaire d'un marché à forfait ne peut prétendre à une rémunération au-delà de ce forfait puisque le prix forfaitaire couvre l'ensemble des travaux nécessaires à la réalisation du marché (CE 2 mars 1960, Entreprise Gri et fils, publié au recueil Lebon), le titulaire devant exécuter au prix convenu toutes les prestations que comporte l'"exécution normale du marché". En revanche, le caractère forfaitaire du prix ne fait pas obstacle à ce que les entrepreneurs obtiennent une indemnité couvrant l'intégralité des conséquences des difficultés d'exécution du marché, mais à certaines conditions, "dans la mesure où ceux-ci justifient, soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat, soit qu'elles sont imputables à un fait de l'administration" (CE 2° et 6° s-s-r., 19 février 1975, n° 80470, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2856B8B) (2).
II - Dans l'arrêt rapporté, la cour administrative d'appel de Nancy rappelle que "les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie, soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat, soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique". En l'espèce, aucune de ces conditions n'est remplie, puisqu'il résulte, notamment, du rapport d'expertise que l'allongement de la durée d'exécution trouve son origine dans les manquements de la maîtrise d'oeuvre et de l'entreprise en charge de la réalisation de la plateforme sur laquelle devait être édifié le nouveau sas d'urgence. Ce principe est repris d'une décision "Région Haute-Normandie" du 5 juin 2013 (CE 2° et 7° s-s-r., 5 juin 2013, n° 352917, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3368KGT) par laquelle la Haute juridiction administrative avait jugé que la responsabilité de la région était susceptible d'être engagée du seul fait de fautes commises par les autres intervenants à l'opération de restructuration du lycée.
L'article 20 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L3260ICQ) utilise le critère de bouleversement de l'économie du contrat pour limiter les avenants. Elle peut être définie comme une modification radicale des équilibres fondamentaux et initiaux du contrat. Elle revêt un caractère essentiellement économique et quantitatif et s'apprécie in concreto. De façon générale, la jurisprudence admet qu'un accroissement inférieur à 10 ou 15 % du montant du marché ne constitue pas un bouleversement de l'économie du contrat. Le bouleversement peut aussi être constitué par l'ajout de modifications techniques du contrat (CAA Nantes, 6 juin 2001, n° 97NT02503, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0702BHH). Il est intéressant de noter que, s'agissant des marchés à forfait, le juge judiciaire utilise cette notion et adopte une approche similaire. Le bouleversement est caractérisé par l'ampleur des travaux supplémentaires ou par l'exécution de travaux d'une nature différente de ce qui a été prévu à l'origine (Cass. civ. 3, 17 mars 1982 N° Lexbase : A3445C84 ; Cass civ. 3, 14 février 1996, n° 93-20.699, inédit au bulletin N° Lexbase : A9648CS7). Le bouleversement sera alors caractérisé par la différence sensible de nature de ces travaux (Cass. civ. 3, 8 mars 1995, n° 93-13.659 N° Lexbase : A7690ABG), ou l'importance de leur coût (Cass civ. 3, 14 février 1996, n° 93-20.699, préc. ; Cass civ. 3, 11 octobre 2000, n° 97-22.253, inédit au bulletin N° Lexbase : A6722CRE).
Dans l'affaire "Région Haute-Normandie" du 5 juin 2013, le Conseil d'Etat a jugé que "des difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique [...] dès lors, en jugeant que la responsabilité de la région Haute-Normandie était susceptible d'être engagée du seul fait de fautes commises par les autres intervenants à l'opération de restructuration du lycée, la cour administrative d'appel de Douai a commis une erreur de droit". Cette décision semblait revenir sur un arrêt du 13 juin 2012 par lequel le Conseil d'Etat a retenu que "la société titulaire d'un marché public a droit à l'indemnisation intégrale des préjudices subis du fait de retards dans l'exécution du marché imputables au maître de l'ouvrage ou à ses autres cocontractants et distincts de l'allongement de la durée du chantier lié à la réalisation de travaux supplémentaires, dès lors que ce préjudice apparaît certain et présente avec ces retards un lien de causalité directe" (CE 7° s-s., 13 juin 2012, n° 343788, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8641IND). Dans ce dernier cas, il semblait acquis que les retards imputables au maître d'ouvrage ou aux autres intervenants sur le chantier donnaient lieu "mécaniquement" à indemnisation du préjudice subi par l'entreprise.
L'arrêt rapporté précise que la responsabilité de la personne publique ne se présume pas. Il semblerait qu'il faille désormais, dans une telle hypothèse, démontrer que les retards causés par des entreprises tierces découlent d'une faute autonome de la personne publique, qu'elles sont "imputables à une faute de la personne publique". La question de la coordination des travaux est donc posée. La solution peut paraître sévère pour les entreprises, la faute de la personne publique ne découlant pas nécessairement de la faute de ses autres cocontractants.
(1) F. Dieu, Le principe de l'intangibilité de l'offre ne peut céder que devant certaines erreurs matérielles, Lexbase Hebdo n° 222 du 10 novembre 2011 (N° Lexbase : N8560BST).
(2) L'engagement de la responsabilité du pouvoir adjudicateur dans le cadre de l'exécution d'un marché à forfait - Questions à Ana Gonzalez, avocat au barreau de Paris, cabinet Alma Monceau, Lexbase Hebdo n° 296 du 11 juillet 2013 (N° Lexbase : N7954BTR).
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