Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 15 janvier 2014, n° 362495, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5407KTG)
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 23 Janvier 2014
L'on voit donc que la définition donnée par la décision rapportée fait largement écho à celle qu'a retenue le législateur en 2012. Dans l'arrêt rapporté, la cour administrative d'appel de Douai (CAA Douai, 3ème ch., 28 juin 2012, n° 11DA00971, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7492ITN) a relevé qu'il ressortait des pièces du dossier et notamment des différents témoignages d'agents ayant côtoyé M. X dans ses fonctions de chef d'équipe que ce dernier s'était comporté de manière très familière avec plusieurs agents féminins placés sous son autorité. Le rapport du médecin de prévention, établi dans le cadre de la procédure d'enquête, fait état de la souffrance de l'intéressée, ainsi que du malaise de deux anciennes guichetières, ayant subi les mêmes comportements lors de leur prise de fonction dans ce bureau de poste. En particulier, l'un de ces agents, affecté au guichet, avait fait l'objet d'attentions particulières et subi des propos et des gestes déplacés et réitérés malgré ses refus, sur une période de plus de dix ans, qui n'avait été interrompue que par un congé parental pris par cet agent. Elle ne pouvait donc juger, sans commettre une erreur de qualification juridique, que quoique fautifs, ces faits, dont elle estimait la réalité établie, n'étaient pas constitutifs de harcèlement sexuel. Ceux-ci étant de nature à justifier une sanction disciplinaire, et compte tenu de la position hiérarchique de la personne mise en cause, de la gravité des faits commis et de leur réitération, la sanction d'exclusion temporaire de fonctions pour une durée de deux années, proposée à l'unanimité du conseil de discipline, n'était pas, selon le Conseil d'Etat, disproportionnée.
Dans un arrêt rendu le 30 décembre 2011 et cette fois-ci dans le cadre d'une affaire de harcèlement moral (CE 2° et 7° s-s-r., 30 décembre 2011, n° 332366, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6830IBL), la Haute juridiction administrative avait souligné que le juge de cassation exerce un contrôle de qualification juridique des faits sur la notion de harcèlement moral au regard du cadre normal du pouvoir d'organisation du service. Elle avait ainsi estimé "que, pour être qualifiés de harcèlement moral, de tels faits répétés doivent excéder les limites de l'exercice normal du pouvoir hiérarchique [...] dès lors qu'elle n'excède pas ces limites, une simple diminution des attributions justifiée par l'intérêt du service, en raison d'une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, n'est pas constitutive de harcèlement moral". L'on peut rappeler que l'introduction de la notion de harcèlement moral dans le droit de la fonction publique remonte à la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, de modernisation sociale (N° Lexbase : L1304AW9), qui vise plus généralement le harcèlement au travail et le punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende (C. pen., art. 222-33-2 N° Lexbase : L1594AZ3). Elle a introduit dans le titre I du statut général (loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, précitée) un article 6 quinquies qui prévoit qu'"aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel". Ces textes transposent la Directive (CE) 2000/78 du 27 novembre 2000, portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement dans le travail (N° Lexbase : L3822AU4).
La qualification de harcèlement moral additionne trois composantes définies à l'article 6 quinquies précité : "des agissements répétés", "la dégradation des conditions de travail" et, en substance, l'atteinte à l'intégrité de la personne. Il appartient donc au requérant de situer précisément l'apparition des faits reprochés puis leur répétition sur une période donnée. Il faut que la date de départ de ces faits (voire de fin) soit la plus clairement déterminable. Il est fréquent de relever dans différentes espèces que le juge prend soin de préciser que la situation endurée par l'agent a commencé avec une mutation, et s'est terminée par un placement de l'agent en congé de maladie (CAA Nancy, 2 août 2007, n° 06NC01324, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7304DXS). La répétition des situations problématiques doit, également, être démontrée. Dans l'intervalle de temps délimité, il appartient ensuite au requérant de faire état des faits de harcèlement. Il se dégage de la jurisprudence administrative un début de typologie de faits de harcèlement qui ne sont pas conformes au standard "des bonnes conditions de travail" :
- la dégradation des moyens matériels, comme le retrait injustifié d'instrument de musique à un professeur de musique (CAA Nancy, 3ème ch., 15 novembre 2007, n° 06NC00990, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6452DZY), ou la dégradation des locaux (en particulier du bureau) dans lesquels est installée la victime. Sur ce point, le juge est sensible à la preuve du déplacement de la victime dans d'autres locaux, surtout si ceux-ci sont plus petits, en moins bon état, sans équipement, etc.
- la diminution des tâches confiées, qui peut d'abord être qualitative, c'est-à-dire lorsqu'elle constitue en fait une rétrogradation de fonctions. C'est le cas de l'agent, précédemment chef du service communication, qui est soudainement muté à des tâches d'exécutant au sein du service jeunesse-emploi-sport (CAA Nancy, 2 août 2007, n° 06NC01324, précité). La dégradation est, également, quantitative : dans un arrêt particulièrement éclairant à cet égard, la cour administrative d'appel de Bordeaux constate, pour engager la responsabilité de l'administration, deux phases successives dans la dégradation (CAA Bordeaux, 2ème ch., 2 décembre 2008, n° 07BX01070 N° Lexbase : A9948ELZ) : tout d'abord, une privation pure et simple des fonctions, puis, malgré la réaffectation de la victime à de nouvelles tâches, un amoindrissement persistant par rapport à l'état initial de sa situation dans la commune (1).
II - Plus récemment, le juge administratif a petit à petit épousé la position du juge judiciaire sur la charge de la preuve. Depuis l'arrêt "Montaut" (CE, S., 11 juillet 2011, n° 321225, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0246HWZ), la charge de la preuve d'un harcèlement ne pèse plus entièrement sur la victime. Elle n'a plus qu'à faire présumer l'existence de tels faits pour que la charge de la preuve du contraire pèse sur l'administration. La victime peut alors demander réparation à son administration ou à l'auteur des faits, un comportement vexatoire de l'administration à l'encontre d'un agent sur une longue durée constituant une faute de nature à engager la responsabilité de l'administration (CE 2° et 7° s-s-r., 24 novembre 2006, n° 256313, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7586DSR). Dans la décision du 11 juillet 2011, le Conseil d'Etat avait repris sa jurisprudence "Perreux" (CE Ass., 30 octobre 2009, n° 298348, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6040EMN) relative aux hypothèses de discrimination en l'assouplissant puisque, dans ce cas précis, il était dit pour droit que le juge ne peut prendre en compte le comportement de la victime pour l'exonérer de sa responsabilité, le Conseil épousant ainsi une position similaire de la Cour de cassation, concernant l'absence de caractère exonératoire d'une faute de la victime en cas de faute inexcusable de l'employeur (Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A9600DPA). En relevant, dans son arrêt attaqué (CAA Nantes, 4ème ch., 13 juin 2008, n° 07NT02298 N° Lexbase : A4456EHI), qu'en raison de son comportement, l'intéressée avait largement contribué à la dégradation des conditions de travail dont elle se plaint et que ce comportement était de nature à exonérer la commune de sa responsabilité, la cour administrative d'appel avait donc commis une erreur de droit.
Concernant les relations de travail dans les entreprises privées, la Chambre sociale de la Cour de cassation indique que le harcèlement moral n'est pas une simple dégradation des relations de travail, même si l'état de santé du salarié se trouve atteint ; les faits doivent mettre en évidence un comportement de l'employeur qui a pour conséquence des atteintes à la dignité du salarié (Cass. soc., 30 avril 2009, n° 07-43.219, FS-P+B (N° Lexbase : A6456EG9). Il est désormais également bien établi que le salarié n'aura qu'à fournir, à l'appui de sa demande, des éléments laissant présumer l'existence du harcèlement moral, à charge pour l'employeur de démontrer que ces éléments ne sont pas constitutifs de harcèlement, et que les décisions qu'il a prises sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement (C. trav., art. L. 1154-1 N° Lexbase : L0747H9K) (2). La Cour de cassation, petit à petit, affine ce régime juridique du partage de la preuve entre le salarié et l'employeur en matière de harcèlement moral. Il n'est pas aisé pour l'employeur de combattre la présomption de l'existence du harcèlement. En effet, il sera difficile à l'employeur d'établir matériellement l'existence de faits objectifs à l'origine de ses décisions, démontrant l'absence de harcèlement moral. Un arrêt de la Chambre sociale rendu le 6 janvier 2011 en est un exemple (Cass. soc., 6 janvier 2011, n° 08-43.279, F-D N° Lexbase : A9639GPP). Les juges du droit écartent la qualification "d'éléments objectifs étrangers à tout harcèlement" concernant les erreurs commises par l'employeur. En effet, il ne peut renverser la présomption de harcèlement moral en invoquant que les actes litigieux ont pour origine des erreurs de sa part (en l'espèce, des défaillances concernant la gestion du contrat de travail du salarié), et ce, même s'il a ensuite pris la peine de les corriger effectivement. En revanche, l'employeur qui rapporte que les faits invoqués par un salarié ne sont pas constitutifs de harcèlement et que les décisions prises à l'encontre du salarié étaient justifiées par ses insuffisances et son attitude, apporte des éléments objectifs qui permettent de combattre la présomption de harcèlement (Cass. soc., 6 janvier 2011, n° 09-71.045, F-D N° Lexbase : A9811GP3).
L'apport de l'arrêt rendu le 15 janvier 2014 pourra donc s'articuler avec les apports antérieurs de la jurisprudence issus de faits de harcèlement moral, pour une protection adéquate de l'agent public et une optimisation de ses conditions de travail.
(1) Lire Comment identifier l'existence du harcèlement moral d'un fonctionnaire ? - Questions à Shirley Leturcq, avocate au barreau de Marseille, Lexbase Hebdo n° 213 du 8 septembre 2011 - édition publique (N° Lexbase : N7524BSH).
(2) Lire A. Lafon, Libres propos sur l'actualité jurisprudentielle du harcèlement moral, Lexbase Hebdo n° 428 du 15 février 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N4867BRP).
Décision
CE 2° et 7° s-s-r., 15 janvier 2014, n° 362495, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5407KTG) Censure (CAA Douai, 3ème ch., 28 juin 2012, n° 11DA00971, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7492ITN) Lien base : (N° Lexbase : E9790EPB) |
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