La lettre juridique n°963 du 9 novembre 2023 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] De la connaissance présumée des usages professionnels par un partenaire extérieur au secteur d’activité concerné

Réf. : Cass. com., 4 octobre 2023, n° 22-15.685, F-B N° Lexbase : A17151KQ

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N7333BZM

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par Philippe Grignon, Maître de conférences HDR en droit privé à la faculté de droit de Montpellier, Membre de l’Institut des Usages.

le 09 Novembre 2023

Mots-clés : contrats et obligations • usages professionnels • applicabilité • invocabilité • opposabilité

Il résulte de l'article 1194 du Code civil que les usages élaborés par une profession ont vocation à régir, sauf convention contraire, non seulement les relations entre ses membres, mais aussi celles de ces derniers avec des personnes étrangères à cette profession dès lors qu'il est établi que celles-ci, en ayant eu connaissance, les ont acceptées.

Par cette motivation, la Chambre commerciale de la Cour de cassation semble faire évoluer la jurisprudence en matière d’opposabilité des usages dans les relations entre professionnels de secteurs différents. Le professionnel avisé tant de l’existence d’usages relevant du domaine d’activité de son partenaire, que des modalités de leur consultation, est présumé en connaître le contenu. Dès lors qu’il a accepté le principe de leur applicabilité, ces usages pourront valablement lui être opposés.


 

En novembre 2017, en vue de la construction d’une plate-forme logistique, la société Delisle acceptait un devis établi par la société d’armatures spéciales (Société SAS) portant sur la fabrication spécifique et la pose d’armatures en acier, dont la totalité du montant fut réglé en décembre 2017. Un nouveau devis pour le même chantier était émis par la société SAS en janvier 2018 pour des quantités et des prix différents, mais n’était pas accepté par la société Delisle. Estimant que les conditions du contrat avaient été unilatéralement modifiées par la société SAS, la société Delisle informait la société SAS de sa résiliation et demandait à cette dernière le remboursement des sommes déjà versées. En réponse, cette dernière adressait à Delisle un courrier recommandé l’informant de sa prise d’acte de « l’annulation » de la commande. Ce même courrier l’informait de la retenue d’une indemnité forfaitaire égale à 80% du prix du devis accepté, en application de l’article 4.6 des Usages professionnels et conditions générales de fabrication d’armatures de bêton édités par l’association professionnelle des armaturiers (APA), accompagné d’un chèque d’un montant égal à 20% du prix payé par Delisle. Estimant que ces usages professionnels lui étaient inopposables, la société Delisle assignait la société SAS en remboursement de la somme retenue.

La cour d’appel de Rouen [1] déboutait la société Delisle de l’ensemble de ses demandes, estimant que les usages professionnels de l’APA lui étaient opposables.

Au soutien de son pourvoi contre cette décision, la société Delisle faisait valoir que « les usages professionnels ne sont opposables à une partie que lorsque celle-ci est un commerçant ou professionnel du secteur d'activité concerné ». Elle en concluait :

- d’une part, que « le seul fait qu'une société holding acquière des connaissances techniques sur ce secteur d'activité pour les besoins de l'opération contractuelle litigieuse ne suffit pas à la qualifier de professionnel dudit secteur d'activité » ;

- d’autre part, que lorsque la partie n’est pas un commerçant ou professionnel du secteur d’activité concerné, « le professionnel doit établir qu'il a remis à son client les usages et conditions générales qu'il entend lui opposer et que ce dernier les a acceptés ». Aussi, en se bornant à constater, pour caractériser cette remise, que les devis et factures mentionnaient en bas de chaque page que toute commande était soumise « aux Usages professionnels et conditions générales 2017 de l'Association Professionnelle des Armaturiers déposés au Tribunal de commerce de Paris » et que, la société Delisle étant une société commerciale, elle « savait comment consulter le document », la cour d'appel avait violé selon elle la règle énoncée, ainsi que l’article 1119 nouveau du Code civil N° Lexbase : L0835KZX.

Son pourvoi est rejeté par la Chambre commerciale de la Cour de cassation qui, se fondant sur l’article 1194 du Code civil N° Lexbase : L0910KZQ, juge que « les usages élaborés par une profession ont vocation à régir, sauf convention contraire, non seulement les relations entre ses membres, mais aussi celles de ces derniers avec des personnes étrangères à cette profession dès lors qu'il est établi que celles-ci, en ayant eu connaissance, les ont acceptées » [2].

Pour approuver la cour d’appel d’avoir estimé que la société Delisle avait accepté que sa commande soit soumise aux usages professionnels et conditions générales de l’APA, la Haute juridiction observait :

- non seulement que « l’arrêt avait retenu que bien que l'objet social de la société Delisle ne soit pas spécifique aux armatures, celle-ci avait commandé personnellement 50 tonnes d'armatures après avoir pris connaissance d'un devis laissant expressément à sa charge des prestations telles que le traçage des axes, le repiquage éventuel du béton et le redressage des armatures après un éventuel repiquage, les interventions sur les armatures de deuxième phase, de reprise ou sur élément préfabriqué, ce dont il ressortait que cette société disposait d'une compétence certaine en matière d'armatures »,

- mais également que « l’arrêt énonce que les parties ont la possibilité de soumettre leur contrat à des usages professionnels particuliers et relève que le devis du 15 novembre 2017, comme la facture pro-forma du 27 novembre suivant, rappellent que le contrat est soumis aux usages professionnels et conditions générales de l'APA, et mentionnent que ceux-ci ont été déposés au greffe du tribunal de commerce de Paris. Il retient, enfin, que la société Delisle, société commerciale immatriculée depuis 1991, disposant de dix établissements et réalisant un chiffre d'affaires important, savait comment consulter le document de l'APA et qu'elle avait effectué le paiement de la facture du 27 novembre 2017 sans avoir fait aucune observation sur la soumission du contrat à ces conditions générales ».

Compte tenu du contenu de l’alinéa troisième de l’article 4.6 des Usages professionnels et conditions générales de l’APA disposant que « Tout écart de tonnage de 20% en moins par rapport à la commande donnera lieu au règlement d’une indemnité forfaitaire de 80 % du prix des tonnes en moins », l’enjeu de l’espèce était très important ! Si les usages professionnels de l’APA étaient opposables à la société Delisle, sa décision d’annuler sa commande emportait la conservation de 80 % du prix total, d’ores et déjà versé à la société SAS.

C’est poser la question que certains appellent, de manière très générale : « l’invocabilité » des usages [3]. Mais que d’autres dénomment : « l’opposabilité » des usages, le terme « opposabilité » s’attachant « davantage à son application à des tiers à la communauté » [4]. En fait, tout dépend du repère retenu. À prendre le prisme du contrat, le terme « invocabilité » s’impose plus dans l’espèce sous étude, celui « d’opposabilité » ne concernant que les tiers à la relation. À retenir, au contraire, le prisme de la communauté, c’est le terme « d’opposabilité » qui s’impose en l’espèce, les parties au contrat n’appartenant pas à la même. Les moyens du pourvoi retenant ce dernier terme, nous le retiendrons aussi par commodité dans les lignes qui suivent.

À quelles conditions les usages professionnels d’un secteur d’activité pourront-ils être opposés par une partie à l’encontre de l’autre ? La Cour de cassation, en jugeant que « de ces constatations et appréciations, la cour d'appel a pu déduire que la société Delisle avait accepté que sa commande soit soumise aux usages professionnels et conditions générales 2017 de l'APA », érige le consentement en pierre angulaire de l’opposabilité des usages professionnels (I). Toutefois, on aurait tort de conclure que ce dernier est toujours requis (II).

I. L’opposabilité des usages professionnels subordonnée au consentement

Entre deux professionnels de secteurs d’activité différents, un reflexe pavlovien conduit le juriste à penser que l’opposabilité d’usages professionnels nécessite une stipulation expresse dans la convention des parties pour les rendre applicables.

Cependant, la solution n’est pas aussi évidente que cela au regard du nouvel article 1194 du Code civil N° Lexbase : L0910KZQ qui dispose que « les contrats obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que leur donnent l'équité, l'usage ou la loi » [5]. En effet, aucune référence n’étant faite dans le texte à l’existence préalable d’un consentement, une partie ou le juge aurait ainsi la possibilité de compléter le contenu contractuel par des usages professionnels nonobstant le silence gardé sur ces derniers par le contrat. Un arrêt récent illustre cette possibilité [6] : dans cette espèce, une société d'expertise comptable avait fait appel à une société spécialisée dans l'informatique pour réaliser la transition numérique du cabinet. Outre des prestations d'ingénierie informatique, le cabinet avait passé commande au même prestataire de très nombreux scanners et écrans. Si ces derniers furent bien livrés, ils ne furent ni installés, ni ne firent l'objet de la moindre explication de mise en route. Pour s'exonérer de toute responsabilité, la société d'informatique soutenait que le devis ne faisait nullement mention de prestations d'installation et de formation. La cour d'appel de Rennes demeura insensible à cet argument, motivant sa solution sur le fondement de l'article 1194 du Code civil N° Lexbase : L0910KZQ : « En vertu des dispositions de l'article 1194 du code civil, les contrats obligent non seulement à ce qui y est exprimé mais encore à toutes les suites que leur donnent l'équité, l'usage ou la loi. En l'espèce, quand le client d'un prestataire informatique acquiert directement auprès de lui du matériel, il est d'usage que ce matériel fasse l'objet d'une installation et d'une formation minimale par le prestataire ». De même, c’est en visant le contenu de l’ancien article 1135 du Code civil N° Lexbase : L1235ABD que la cour d’appel de Lyon a pu décider qu’« il est constant que l'architecte assume à l'égard de son client une obligation de renseignement et de conseil qui trouve son fondement dans sa compétence professionnelle de locateur d'ouvrage ; que cette obligation procède de la loi, des usages et de l'équité et qu'elle est en dehors de toute mission précise » [7]. La Cour de cassation, également, cassait au seul visa de l’article 1135 l’arrêt qui avait rejeté la demande d’indemnisation d’un chirurgien-anesthésiste dont le contrat d’exercice avait été rompu par la clinique. Les juges d’appel avaient estimé « qu'en l'absence de convention écrite, il n'est pas possible d'inférer des contrats d'exercice libéraux conclus entre la clinique et d'autres praticiens, exerçant dans d'autres spécialités, la commune intention des parties quant au principe, aux conditions et aux modalités de calcul d'une indemnité de rupture ». Pour la Haute juridiction : « en statuant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si le versement d'une indemnité de rupture aux chirurgiens ne correspondait pas à un usage établi au sein de la clinique ou à un usage professionnel, dès lors qu'une telle rupture lui était imputable, la cour d'appel a violé le texte susvisé » [8].

La clause d’usage, seule, garantirait cette opposabilité dans la mesure où abritée par le contrat, elle aurait recueilli le consentement de toutes les parties. Encore qu’il faille nuancer cette présentation.

Car son contenu est susceptible de divers degrés. On pourrait ainsi imaginer, idéalement, que la clause recense expressément les usages professionnels qui seront applicables à la relation des parties, ou qu’elle renvoie à une annexe du contrat les inventoriant précisément : en ce cas, il ne fait pas de doute que les usages pourront être opposés par le professionnel du secteur dont ils sont issus à l’encontre d’un partenaire commercial relevant d’un autre domaine d’activité. Car non seulement ce dernier y a consenti, mais aussi a pu prendre connaissance de leur teneur.

Mais quid si, d’aventure, la clause se borne à indiquer que les usages professionnels et conditions générales de l’une des parties seront applicables à la relation contractuelle ? En pareil cas, nous ne pensons pas que les usages pourront être opposés à l’encontre du cocontractant par la partie relevant du secteur professionnel d’où ces usages sont issus. Car même si elle a accepté le principe de leur application, elle n’a pas, pour autant, eu connaissance de leur teneur. Ainsi en a décidé la cour d’appel d’Amiens dans une relation où un imprimeur se prévalait, en raison d’un renvoi au verso de ses factures, des usages et conditions générales en vigueur dans le secteur de l'industrie graphique à l’encontre d’un éditeur : « ce renvoi général alors que les usages auxquels il est fait référence ne sont pas annexés ne permet pas de déterminer un accord sur des conditions et des prix » [9]. En revanche, le cocontractant extérieur au secteur concerné par les usages pourrait, selon nous, valablement s’en prévaloir à l’encontre du professionnel qui en relève [10].

Confessons-le : la jurisprudence demeure difficile à cerner pour l’interprète... Ainsi, dans un litige pour non paiement des factures opposant un agriculteur italien ayant acheté des pommes de terre à une société française, le Comité français des Règles et usages du commerce intereuropéen des pommes de terre (RUCIP), statuant comme juridiction arbitrale, avait condamné l'agriculteur au paiement. Pour justifier son recours en annulation contre la sentence, l’acheteur faisait valoir l'irrégularité de la composition du tribunal arbitral pour non-respect des articles 3.3 et 3.4 du règlement d'arbitrage RUCIP, au motif que le secrétariat du Comité ne lui avait pas transmis toutes les versions du RUCIP. La cour d’appel de Paris rejetait l’argument par cette motivation : « les parties ayant contracté conformément aux règles et usages en vigueur dans le domaine du commerce de la pomme de terre, elles sont présumées en connaître la teneur » [11]. Or, au cas d’espèce, la seule référence au RUCIP se trouvait dans les confirmations de livraisons éditées par le courtier par l’entremise duquel le contrat de vente avait été conclu, mais non signées par l’acheteur italien. Y figurait la mention : « Toute contestation découlant du présent contrat et survenant soit entre le vendeur et l'acheteur, soit entre l'une des parties et nous-mêmes, sera soumise à l'arbitrage de la commission d'arbitrage RUCIP de Paris qui sera seule compétente au premier et au second degré ». Même si l’article 3.2 du RUCIP dispose qu’« une affaire conclue verbalement doit être confirmée par écrit au moins par une des parties contractantes » et que « la confirmation établie par un intermédiaire est valable lorsqu’aucune des parties ne confirme elle-même », nous semble discutable le fait que l’agriculteur soit présumé connaître la teneur du RUCIP, et spécialement le contenu de son règlement d’arbitrage. Car même en admettant que les parties aient contracté « conformément aux règles et usages » du RUCIP et que donc toutes aient consenti à leur application, ce n’est qu’en supposant que la Cour ait pu estimer qu’un agriculteur et une société spécialisée dans commerce de pommes de terres appartiennent au même domaine professionnel que l’on puisse comprendre sa décision que l’agriculteur soit présumé connaître les règles et usages dans le commerce de pommes de terre. Or, cela ne nous semble pas évident. Comment expliquer en effet qu’un imprimeur ne puisse se prévaloir, à l’encontre d’un éditeur, des usages de l’industrie graphique au motif qu’ils ont été visés, mais pas annexés au contrat, alors qu’une société ayant pour activité la vente de pomme de terres puisse le faire, dans les mêmes circonstances, à l’encontre d’un agriculteur ? Plutôt que de procéder par ellipse, il serait bienvenu que les juges du fond précisent systématiquement dans leur motivation que les deux parties relèvent du même secteur professionnel lorsqu’ils décident qu’un code d’usages ou que des usages professionnels ont vocation à s’appliquer à une relation contractuelle. Si cela n’entraînerait pas nécessairement plus de cohérence entre les décisions de justice [12], a minima y aurait-t-il plus de données livrées a l’analyse de l’interprète.

Qu’en était-il dans l’espèce sous étude où les parties au contrat ne relevaient pas du même secteur professionnel ? La solution générale que « les usages élaborés par une profession ont vocation à régir, sauf convention contraire [...] celles de ces derniers avec des personnes étrangères à cette profession dès lors qu'il est établi que celles-ci, en ayant eu connaissance, les ont acceptées » n’appelle aucune critique. Elle ne constitue, en effet, que le rappel de la solution classique qu’il faille caractériser non seulement l’acceptation de l’applicabilité des usages à la relation contractuelle mais aussi leur connaissance par le professionnel étranger à la communauté qui les a vus naître.

Ce qui interroge toutefois, au cas particulier, n’est pas la caractérisation de cette acceptation, mais plutôt celle de la connaissance des usages par le professionnel profane. S’agissant, en effet, de la caractérisation de l’acceptation par la société Delisle de l’application des usages de l’APA, elle ne semblait faire aucun doute. Dès lors que « l’acceptation est la manifestation de volonté de son auteur d’être lié dans les termes de l’offre » (C. civ., art. 1118 al. 1er N° Lexbase : L0836KZY), et que la société Delisle avait non seulement validé le devis, mais aussi intégralement payé la facture correspondante sans formuler d’objections particulières sur ces deux documents faisant expressément référence (en bas de chaque page) aux usages et conditions générales de l’APA, il était possible de retenir qu’elle avait, au moins implicitement, consenti à leur application.

En revanche, la société avait-elle eu, effectivement, connaissance des usages élaborés par la profession d’armaturier ? Il n’est pas inutile de rappeler la solution de principe de la Cour de cassation : « Il résulte de l’article 1194 du Code civil que les usages élaborés par une profession ont vocation à régir, sauf convention contraire, non seulement les relations entre ses membres, mais aussi celles de ces derniers avec des personnes étrangères à cette profession dès lors qu'il est établi que celles-ci, en ayant eu connaissance [13], les ont acceptées ». De quelle connaissance s’agit-il donc ? De celle, seule, de leur existence (ce qui était indiscutable compte tenu de leur mention expresse dans les documents contractuels adressés à l’acheteur) ? Ou de celle, plus en aval, de leur contenu (ce qui inclut nécessairement la connaissance de leur existence) ? La question se pose au moins à deux égards :

- d’abord, compte tenu de la généralité de la motivation de la Cour de cassation, qui ne précise pas entre les deux degrés de connaissance ;

- ensuite, en raison de sa conclusion finale qui approuve la juridiction d’appel d’avoir pu déduire « que la société Delisle avait accepté que sa commande soit soumise aux usages professionnels et conditions générales 2017 de l'APA », mais sans prendre la peine d’y mentionner, formellement, que la cour d’appel de Rouen avait pu, par ces « constatations et appréciations » pour reprendre la même formule de la Cour, caractériser aussi une « connaissance » (au sens large) des usages des armaturiers.

On comprend toutefois de la validation de la motivation de l’arrêt par la Cour de cassation que c’est de la connaissance du contenu des usages par l’acheteur dont il est question. En effet, la Cour approuve les juges d’inférer cette connaissance présumée de la teneur des usages : non seulement de leur consultation aisée pour ce dernier (société commerciale de plus de trente ans d’expérience et possédant une dizaine d’établissements en France) informé de leur dépôt au greffe du Tribunal de commerce de Paris ; mais également de sa « compétence certaine » en matière d’armatures puisqu’il était supposé se charger d’accomplir, après réception de cinquante tonnes d’armatures, divers travaux spécifiques (traçage des axes, repiquage éventuel du béton et redressage des armatures après un éventuel repiquage, interventions sur les armatures de deuxième phase, de reprise ou sur élément préfabriqué).

L’argument de la connaissance des usages du secteur en raison d’une « compétence certaine » de l’acheteur en matière d’armatures peine à convaincre [14]. Ce n’est pas, en effet, parce que l’on disposerait de compétences techniques sur tel ou tel matériau que l’on connaîtrait nécessairement les usages de la profession concernée. En outre, ce n’est pas parce que le devis laisserait, à la charge de l’acheteur, certaines prestations que cela démontrerait qu’il compte nécessairement les accomplir personnellement. Déduire ses aptitudes techniques en armatures de cette seule mention dans un devis se relève, à l’évidence, de l’ordre du divinatoire.

En revanche, l’argument que l’acquéreur était informé, par les documents remis, tant de l’existence, que du dépôt au greffe du tribunal de commerce de Paris, d’usages et conditions générales de vente spécifiques au secteur d’activité de son vendeur nous paraît plus intéressant à discuter. Créé à l’initiative du président de ce tribunal à la fin de l’année 1981, le bureau de dépôt des usages professionnels (devenu depuis le service des Expertises et des Usages professionnels) demeure, hélas, bien méconnu des professionnels et des juristes. Son activité demeure des plus confidentielle en raison de l’absence de site web dédié, et par conséquent de publicité. Sauf à se rendre physiquement sur place, aucune liste des usages déposés par les professions n’est accessible sur Internet. Certes, certains syndicats ou associations de professionnels font l’effort de les publier en les mettant - gratuitement (ou pas !) - en ligne, tout en précisant (ou pas !) - leur dépôt au greffe. Certes, l’institut des Usages, créé à l’initiative de notre collègue P. Mousseron, s’efforce de les recenser sur son site Internet [15]. Mais tout cela relève de l’artisanat ... Pourtant, ce dépôt qui n’est encadré par aucune règlementation et dont on peine à cerner les effets [16], se révèle être, en définitive, au cœur de la solution de la Cour de cassation. On doute en effet très fortement que la solution eût été la même si les usages et conditions générales en question n’avaient pas été consultables au greffe par l’acheteur avisé. En outre, le site de L’institut des usages les référençait, en renvoyant au site de l’APA qui les avait, également, publiés en ligne. De sorte qu’ils étaient facilement accessibles pour l’acheteur qui voulait se donner la peine d’en connaître le contenu.

N’empêche ! La décision de la Cour de cassation semble marquer une évolution de la jurisprudence : là où hier il fallait une clause ou une annexe au contrat inventoriant le contenu des usages, désormais être informé de l’existence d’usages dans le secteur professionnel du cocontractant présume celle de leur teneur pour peu que l’on soit avisé des modalités de leur consultation [17]. Sans se confondre, la solution se rapproche de celle applicable entre deux professionnels d’un même secteur d’activité.

II. L’opposabilité des usages professionnels disjointe du consentement

Lorsque les parties au contrat relèvent du même secteur professionnel, ses usages ont vocation à régir les relations des parties, ainsi que le rappelle l’arrêt de la Cour de cassation.

Cela ne constitue qu’un rappel dans la mesure où la solution, à de maintes reprises, a été édictée par le passé. Ainsi, dans une espèce où la question était de déterminer à qui revenait la propriété de filières nécessaires à la fabrication de profilés, la chambre commerciale décidait que le concepteur de l’outillage en demeurait propriétaire et non son client, car « les deux parties au contrat étaient des professionnels exerçant dans le même secteur d'activité », et que les filières constituant un outil, son fabricant en demeure propriétaire « selon les usages établis par les attestations de la Chambre des métiers de la Gironde et du Groupement des lamineurs et fileurs d'aluminium » [18]. Nul besoin de consentement dans ce scénario. Nul besoin de rechercher si le professionnel du secteur concerné connaissait la teneur des usages de son milieu. Car tout simplement : il doit les connaître. La présomption de connaissance, ici, est irréfragable. Même solution d’absence de recherche du consentement dans le secteur de l’agriculture où la Cour de cassation reconnaît « l’usage en matière agricole qui autorise les parties à conclure verbalement les ventes d’aliments pour le bétail » [19], quand bien même la transaction dépasse le seuil de 1500 euros [20]. La solution est aussi identique dans le secteur de l’automobile, où est retenu le principe « qu'il [est] d'usage entre professionnels, que le vendeur ne transmette que dans les quinze jours de la vente à l'acheteur, les documents administratifs afférents aux véhicules vendus »  [21].

En dehors de toute spécialité professionnelle, la solution de présomption irréfragable de connaissance prévaut, également, lorsque les usages jouissent d’une universalité corporative. Peut ici être pris l’exemple du prix entre commerçants. Faut-il l’entendre hors-taxe ou toutes taxes comprises ? La Cour de cassation a pris parti : « selon un usage constant entre commerçants, les prix s'entendent hors taxes, sauf convention contraire » [22]. Peut être également pris, en droit social, l’exemple de la rémunération du salarié : la cour d’appel de Toulouse a ainsi pu juger « qu’il est d’usage dans un contrat de travail de mentionner un salaire brut et non un salaire net » [23].

L’absence d’exigence de consentement est, en outre, observée à propos du dispositif de la rupture brutale de relation commerciale établie. Depuis la réforme intervenue en 2019 [24], l’article L. 442-1, II du Code de commerce N° Lexbase : L3427MHE dispose : « Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels...». Libérés du carcan des accords interprofessionnels dans lesquels le législateur les avait enfermés depuis 1996 mais dont la jurisprudence n'hésitait pas à s'émanciper du fait de leur très faible nombre [25], les délais d’usage, par renvoi exprès de la loi, constituent donc (comme notamment l’ancienneté des relations), un délai minimal de préavis à respecter. Nul besoin, ici encore, mais en raison du caractère d’ordre public de cette législation, de rechercher l’existence d’un consentement des parties pour pouvoir valablement rendre les usages opposables au cocontractant.            

Bien évidemment, lorsque les usages sont applicables en vertu d’une loi impérative comme celle précédemment évoquée, la mise à l’écart conventionnelle des usages ne pourra pas s’envisager. Hors cette exception, et comme le précise la Cour de cassation dans l’arrêt sous étude, une clause d’exclusion des usages est possible, qu’il s’agisse ou non d’une relation entre professionnels d’un même secteur d’activité. À l’inverse, lorsque les parties souhaitent les rendre applicables, elles prendront garde d’en reproduire le contenu dans une annexe du contrat.

 

[1] CA Rouen, ch. civ. et com., 3 mars 2022, n° 20/02032 N° Lexbase : A37187PE, JCP E 2022, 1181, obs. P. Mousseron.

[2] Cass. com., 4 octobre 2023, n° 22-15.685, , F-B N° Lexbase : A17151KQ ;  obs. A.-L. Lonné-Clément, Lexbase Droit privé, n° 960, 12 octobre 2023 N° Lexbase : N7081BZB ; D. 2023, p. 1796 ; D. Actualité, 10 octobre 2023, obs. C. Hélaine ; JCP G 2023, act. 1197, comm. E. Araguas ; P. Mousseron, obs. à paraître au JCP E 2023. V. plus généralement : « Les usages devant la Cour de cassation », colloque de la Cour de cassation, jeudi 22 juin 2023 : https ://www.courdecassation.fr/agenda-evenementiel/les-usages-devant-la-cour-de-cassation ».

[3] M. Bourdeau, L’invocabilité des usages professionnels en matière contractuelle, RJDA 2011, p. 459 et s. ; K. Magnier-Méran, L’invocabilité variable des usages en matière bancaire, in Les usages en Droit bancaire, dir. J. Lasserre-Capdeville et K. Magnier-Méran, Revue de droit bancaire et financier, juillet-Août 2020, p. 56 et s., spéc. n° 10 et s..

[4] P. Mousseron, Droit des usages, Lexisnexis, 2ème éd., 2023, n° 367.

[5] Le dispositif pourrait s’avérer plus accueillant que celui de l’ancien article 1135. Même s'il a pu être écrit que son contenu avait été quasi intégralement repris, exception faite du terme « convention » remplacé par celui de « contrat » (Rapp. au Président de la République : JO 11 février 2016), cela n'est pas totalement vrai. Car l'on est passé, pour être précis, des « suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent à l'obligation d'après sa nature », à celles que donnent, au contrat, l'équité, l'usage ou la loi. Cela n'est donc pas, quasi intégralement, la même chose. Désormais : le contrat, et point seulement l'obligation querellée, servira de point de départ à l'interprète pour suppléer le silence des parties quant aux effets attendus, notamment par application de la boussole des usages.

[6] CA Rennes, ch. com., 25 octobre 2022, n° 20/05465 N° Lexbase : A63188RG, JCP E 2023, 1178, n° 4, obs. Ph. Grignon.

[7] CA Lyon, 6ème ch., 7 janvier 2016, n°13/07935 N° Lexbase : A2269N3G. Adde Cass. civ. 1, 2 juillet 2014, n° 13-10.076 N° Lexbase : A2633MTP retenant, au visa de l’article 1135 du Code civil, une obligation d’information et de conseil du prestataire informatique envers ses clients profanes ; CA Paris, Pôle 5, ch. 11, 9 janvier 2015, n° 12/17974 N° Lexbase : A0600M94, relevant l’usage, en matière de prestations informatiques de Tierce Maintenance Applicative, de respecter une phase dite de prise de connaissance, c'est-à-dire une phase de transmission d'apprentissage sur chacun des logiciels, sous la forme d'un binôme composé d'un opérationnel de la société prestataire et d'un opérationnel de la société cliente.

[8] Cass. civ. 1, 11 mai 2022, n° 20-21.297, F-D N° Lexbase : A10467XZ.

[9] CA Amiens, 2 juillet 2015, n° 12/02376 N° Lexbase : A3611NMP, JCP E 2015, 1528, n° 7 obs. M. Bourdeau. Comp. avec Cass. civ. 1, 19 février 2002, n° 97-21.604 N° Lexbase : A0283AY7 ; Contrats, conc., consom. 2002, comm. 91, note L. Leveneur : appliquant, dans le silence du contrat, le code des usages en matière d’illustration photographique à une relation liant un photographe à un éditeur.

[10] Rappr. avec CA Paris, 12 octobre 2022, n° 20/13522 N° Lexbase : A71138P7, JCP E 2023, 1178, n° 8, obs. A. Brès, qui valide l’application des usages du courtage dans une relation entre l’assuré et la compagnie d’assurances, alors que le courtier soutenait que ces usages n’étaient applicables qu’entre professionnels du même secteur.

[11] CA Paris, Pôle 1, ch. 1, 10 janvier 2017, n° 15/13466 N° Lexbase : A5973S4Y, JCP E 2017, 1253, n° 4, obs. M. Bourdeau.

[12] V. en ce sens : M. Bourdeau, art. préc., n° 21 : « Aucun critère dont l'application générale permettrait de caractériser une identité de secteur d'activité ne peut être inféré de l'analyse de la jurisprudence. L'examen des décisions démontre même l'existence de solutions contradictoires. Ainsi, alors qu'un courtier en vins et un négociant  sont considérés, au même titre qu'un fabricant de filières et un vendeur de profilés , comme des professionnels relevant du même secteur d'activité, un industriel en alimentation pour le bétail est censé appartenir à un secteur distinct de celui de son fournisseur de grains. Force est donc de constater que l'appréciation de l'appartenance des parties à un même secteur s'opère in concreto. Même lorsqu'elles paraissent justifiées, les solutions retenues demeurent donc d'espèce, condamnant ainsi toute possibilité d'en tirer une règle générale ».

[13] Nous soulignons.

[14] V. dans le même sens : C. Hélaine, obs. préc..

[15] Accessible à tous : [en ligne].

[16] Cf. en ce sens P. Mousseron, Le renouveau dans la preuve des usages : des parères aux opinions de coutume, Journal des sociétés, novembre 2011, p. 20 et s.

[17] V., anticipant cette solution mais la critiquant : M. Bourdeau, art. préc., spéc. n° 6 : « reconnaître cette présomption reviendrait à conférer au dépôt des usages un rôle identique à celui dévolu à la publication de la loi. Or, créé sur la seule initiative du Président du tribunal de commerce de Paris, le dépôt facultatif des usages professionnels est dépourvu de toute portée contraignante contrairement à la loi dont la publication en conditionne l'entrée en vigueur. La clause mentionnant le dépôt d'un code d'usages sans indication de leur contenu apparaît donc insuffisante pour que la partie dont ils régissent l'activité puisse s'en prévaloir à l'égard de son cocontractant étranger à ce secteur ».

[18] Cass. com., 9 janvier 2001, n° 97-22.668, publié au bulletin N° Lexbase : A4159ARH ; RTD civ. 2001, p. 870, obs. J. Mestre et B. Fages ; D. 2001, p. 551, note A. Lienhard ; Contrats, conc., consom. 2002, comm. 70, 2ème espèce, note L. Leveneur ; Cass. civ. 1, 19 février 2002, n° 97-21.604, précN° Lexbase : A0283AY7 : appliquant, dans le silence du contrat, le code des usages en matière d’illustration photographique à une relation liant un photographe à un éditeur. Comp. avec CA Amiens, 2 juillet 2015, préc., refusant d’appliquer les usages et conditions générales en vigueur dans le secteur de l'industrie graphique à l’encontre d’un éditeur.

[19] Cass. com., 22 mars 2011, n° 09-72.426, F-P+B N° Lexbase : A7686HII ; CA Grenoble, 1re ch. civ., 28 mai 2019, n° 18/02086 N° Lexbase : A6479ZCX ; JCP E 2019, 1482, n°6, obs. P. Alfrédo ; CA Riom, 1ère ch. civ., 19 janvier 2021, n° 19/01115 N° Lexbase : A96164C7, JCP E 2021, 1238,  n°8, obs. Ph. Grignon.

[20] C. civ., art. 1359 al. 1er N° Lexbase : L1007KZC et Décret n° 80-533 du 15 juillet 1980, art. 1er N° Lexbase : L7457AIZ.

[21] Cass. com., 24 avril 2007, n° 05-17.778, FS-P+B N° Lexbase : A0188DWU ; JCP G 2007, I, 197, n° 2, obs. H. Périnet-Marquet ; D. 2007, p. 824, obs. X. Delpech ; RTD com. 2007, p. 824, obs. B. Bouloc. La solution est différente lorsque l’acheteur n’est pas un professionnel de l’automobile  : CA Toulouse, 3ème ch., 19 janvier 2023, n° 21/00804 N° Lexbase : A646589C, JCP E 2023, 1178, n° 13, obs. Ph. Grignon.

[22] Cass. com., 9 janvier 2001, n° 97-22.212 N° Lexbase : A4158ARG ; Contrats, conc., consom. 2001, comm. 70, 1ère espèce, note L. Leveneur. Cette décision opère un revirement de jurisprudence par rapport à : Cass. com., 8 octobre 1991, n° 89-15.193, inédit au bulletin N° Lexbase : A8439CPA Contrats, conc., consom. 1992, comm. 1, note L. Leveneur, exigeant un consentement exprès pour l’application de cet usage. Rappr., dans le secteur bancaire, avec Cass. com., 23 mai 1989, n° 87-19.231, publié au bulletin N° Lexbase : A7820AGQ : usage bancaire constant dispensant le banquier escompteur, lorsque des lettres de change sont rendues acceptées par une personne morale, d'exiger la justification des pouvoirs de la personne qui a apposé la signature d'acceptation.

[23] CA Toulouse, 8 novembre 2012, n° 10/04443 N° Lexbase : A5381IW9.

[24] Ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 N° Lexbase : L0386LQD, JO 25 avril 2019, texte n° 16 ; JCP E 2019, act. 304, M. Chagny ; Ph. Grignon, Usages et nouveau dispositif de la rupture brutale des relations commerciales établies, JCP E 2019, 1482,  n° 10.

[25] V. Ph. Grignon, Usages et préavis, AJ Contrat 2018, p. 356 et s.

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