La lettre juridique n°344 du 2 avril 2009

La lettre juridique - Édition n°344

Éditorial

Application de la théorie de l'estoppel en droit français : le "oui, mais" de la Cour de cassation

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Le métissage juridique existe-t-il ? Est-il seulement souhaitable ? L'incursion de principes généraux étrangers, et plus particulièrement anglo-saxons, est-elle intéressante pour l'enrichissement du droit romano-germanique et, pardonnez le "gallicanisme", plus précisément celui du droit français ?

Pour répondre à ces questions, faisant fi de la lutte éternelle relative à l'émancipation ou l'influence des grands systèmes juridiques, depuis l'oil et l'oc, certaines branches du droit permettent l'expérimentation normative, afin de déterminer quels concepts, règles ou principes, il serait de bon aloi d'importer afin de compléter notre arsenal juridique. C'est précisément le cas de l'arbitrage, et ce à double titre. D'une part, il s'agit d'une branche du droit fortement internationalisée et, d'autre part, il permet de mettre en oeuvre des principes de droits d'origine différente tant sur le fond de l'affaire, qu'en matière procédurale. Et c'est notamment, sur ce dernier théâtre, que s'est répandue la théorie de l'estoppel, règle ou principe selon lequel il est interdit de se contredire au détriment d'autrui.

Règle procédurale apparue en pays de common law, la théorie de l'estoppel fut bâtie sur le socle de l'equity, pour se rattacher aux concepts de "confiance légitime" et plus précisément, en France, de "bonne foi" inhérent à tout contrat. Introduite en 1947 par l'affaire "High Trees", c'est seulement en 2005 que la Cour de cassation en reconnaît solennellement l'application... toujours en matière d'arbitrage (arrêt "Golshani"). L'adoubement des Hauts magistrats ainsi entériné, les juridictions du fond, et notamment la cour d'appel de Paris, n'ont cessé de confirmer l'application de cette règle qui, pour faire simple, interdit un demandeur à l'instance de se contredire, manquant ainsi de cohérence, lorsqu'il y va du préjudice certain du défendeur. C'est le cas, par exemple, de la partie qui demande l'annulation d'une sentence arbitrale pour défaut de compétence, après avoir suivi la procédure et y avoir été activement associée pendant plusieurs années. Mais, jusqu'à présent, le cheval de Troie de la théorie de l'estoppel était toujours l'arbitrage commercial. L'importation en matière de procédure civile, au sens général, tardait quelque peu... Jusqu'à un arrêt de l'Assemblée plénière rendu le 27 février dernier, sur lequel revient, à travers sa chronique bimestrielle, Etienne Verges, Professeur à l'Université de Grenoble II.

L'arrêt du 27 février 2009 est un exemple topique de la prudence avec laquelle les magistrats français entendent manier des règles ou principes d'origine étrangère. Tout d'abord, les Hauts magistrats associent, presque pour lui substituer, l'obligation de bonne foi de l'article 1134 du Code civil à la théorie de l'estoppel. Ensuite, ils reconnaissent son application au-delà du cadre de l'arbitrage comme principe général de procédure civile. Mais enfin, la Cour en exclut l'application, en l'espèce, la conditionnant au fait que la contradiction relevée par le juge doit être de même nature, fondée sur les mêmes conventions et opposant les mêmes parties. Ce faisant, la Cour de cassation entend, d'une part, encadrer strictement l'application de cette théorie d'origine étrangère -marquée du sceau du vieux français- et, d'autre part, se réserver le droit d'en contrôler les conditions d'application au détriment du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond. Les tentations de l'ostracisme sont écartées, mais la prudence reste de mise.

Il est écrit dans Le Talmud (Les hébreux) que "Tromper la bonne foi d'autrui est pire que de le léser". La Cour de cassation, dans sa formation la plus solennelle, va au-delà et confirme que tromper la bonne foi d'autrui c'est le léser. "La bonne foi est une vertu essentiellement laïque, que remplace la foi tout court", nous dirait Gide (dans son Journal 1889-1939).

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Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Prestation de services transnationale et prêt illicite de main-d'oeuvre

Réf. : Cass. crim., 3 mars 2009, n° 07-81.043, Earl Cidres Le Brun et a., F-P+F (N° Lexbase : A0847EE4)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

Le 07 Octobre 2010


Exceptionnellement autorisé dans quelques cas bien délimités, le prêt de main-d'oeuvre à but lucratif est, en principe, prohibé par le Code du travail. On ne saurait pour autant en conclure qu'en dehors de ces cas, toute mise à disposition de salariés est interdite. Celle-ci peut, au contraire, être parfaitement licite, spécialement lorsqu'elle intervient dans le cadre d'un contrat de prestation de services. Mais, précisément, encore faut-il que la convention ainsi dénommée par les parties entre bien dans la qualification de prestation de services et n'ait pas pour cause exclusive la mise à disposition de personnel contre rémunération. A défaut, les contrevenants s'exposeront, non seulement à une condamnation pour prêt de main-d'oeuvre illicite, mais également à une condamnation pour travail dissimulé. Tout en nous offrant une illustration de cette issue, l'arrêt rendu le 3 mars 2009 par la Chambre criminelle nous démontre que le fait que les ouvriers mis à disposition soient polonais et que l'entreprise prestataire de services soit de droit britannique ne change rien à l'affaire.

Résumé

Si, au sens des articles L. 341-5 (N° Lexbase : L6226ACL) et D. 341-5 (N° Lexbase : L8298ADP) du Code du travail, dans leur rédaction applicable antérieurement à la loi du 2 août 2005 (loi n° 2005-882, en faveur des petites et moyennes entreprises N° Lexbase : L7582HEK), sont considérées comme prestations de services, les activités de caractère industriel, commercial, artisanal ou libéral exécutées dans le cadre d'un contrat d'entreprise, d'un contrat de mise à disposition au titre du travail temporaire ou de toute autre mise à disposition de salariés, c'est à la condition qu'il existe une relation de travail entre l'entreprise d'envoi et le travailleur pendant la période de détachement.

Commentaire

I - La caractérisation du prêt de main-d'oeuvre illicite

  • La prohibition du prêt illicite de main-d'oeuvre

En application de l'article L. 8241-1 du Code du travail (N° Lexbase : L3717IBB), toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d'oeuvre est interdite. Ce même texte fait toutefois échapper à cette prohibition un certain nombre d'opérations parmi lesquelles figurent le travail temporaire et le travail à temps partagé. Par ailleurs, en vertu de l'article L. 8241-2 du même code (N° Lexbase : L3648H9Y), "les opérations de prêt de main-d'oeuvre à but non lucratif sont autorisées".

Ainsi que l'on s'en rend compte à la lecture des deux dispositions qui viennent d'être évoquées, le prêt de main-d'oeuvre n'est pas interdit de manière générale par la loi. Partant, et en dehors même du travail temporaire ou du travail à temps partagé, un salarié peut être mis à la disposition d'une entreprise utilisatrice par son employeur, sans que le délit soit constitué. Ainsi, lorsqu'un contrat de prestation de services est conclu entre deux sociétés, il n'est pas rare que le prestataire détache chez le donneur d'ordre un ou plusieurs de ses salariés afin d'y accomplir la tâche déterminée par le contrat. Mais, précisément, pour que l'opération en cause ne tombe pas sous le coup de la prohibition de l'article L. 8241-1, il faut que l'on soit en présence d'un véritable contrat de prestation de services.

Selon une jurisprudence aujourd'hui bien établie, le contrat ne peut être qualifié de tel que s'il a pour objet une tâche objective nettement définie, habituellement rémunérée de façon forfaitaire, avec maintien de l'autorité du sous-traitant sur son personnel (v. notre étude, Emploi, J.-Cl., Pénal des affaires, fasc. 10, 2007 et la jurisprudence citée). Il appartient, par conséquent, aux juges répressifs de rechercher la véritable nature de la convention existant entre les parties. La qualification de contrat de prestation de services sera écartée, dès lors que la véritable cause de la convention est un prêt de salariés réalisé dans les conditions correspondant à celles offertes par les entreprises de travail temporaire.

Une telle issue pourra être évitée si, pour reprendre les termes d'un arrêt de la Cour de cassation, "le prêt de main-d'oeuvre n'est que la conséquence nécessaire de la transmission d'un savoir-faire ou de la mise en oeuvre d'une technique qui relève de la spécificité propre de l'entreprise prêteuse" (Cass. soc., 9 juin 1993, n° 91-40.222, Sotralentz c/ M. Sanchez N° Lexbase : A0906AB8). De même, il sera difficile d'échapper à une condamnation pour prêt illicite de main-d'oeuvre s'il est démontré que le lien de subordination, ou plus exactement le pouvoir de direction, est, en réalité, exercé par le donneur d'ordre et non le prestataire (Cass. crim., 25 février 1997, n° 96-80.500, Chavrier Gérard N° Lexbase : A9719CZY).

Autant d'éléments qui permettent au fond de démontrer que le contrat conclu ne porte que sur une prestation de services ; éléments qui faisaient défaut en l'espèce.

  • Une infraction applicable au prêt de main-d'oeuvre transnational

La spécificité de l'affaire ayant conduit à l'arrêt rapporté tenait sans aucun doute dans le fait que deux sociétés françaises avaient eu recours, pour le ramassage de pommes, aux services de travailleurs polonais recrutés par l'intermédiaire d'une société de droit britannique, déclarant agir en tant que prestataire de services des deux entreprises précitées qui fournissaient à la fois le matériel et le logement des ouvriers. La société prestataire de services mettait cette main-d'oeuvre à la disposition des entreprises utilisatrices pour deux semaines ou pour la durée de la saison moyennant une rémunération horaire de 9,51 euros, toutes charges comprises, sur le montant de laquelle elle percevait 3 %. A la suite de ces faits, les deux sociétés utilisatrices ont été poursuivies, devant le tribunal correctionnel, pour prêt illicite de main-d'oeuvre et travail dissimulé, et déclarées coupables de ces infractions.

A l'appui de leur pourvoi en cassation, les sociétés condamnées soutenaient qu'il résulte de l'article L. 341-5 du Code du travail, dans sa rédaction, applicable en la cause, antérieure à la loi n° 2005-882 du 2 août 2005, et du décret n° 95-182 du 21 février 1995, pris pour l'application au secteur agricole de cet article, que les dispositions interdisant et incriminant le prêt illicite de main-d'oeuvre ne sont pas applicables aux opérations, intervenant dans le secteur agricole, de mise à disposition d'une entreprise française, à titre temporaire, sur le territoire national, d'un salarié par une entreprise non établie en France. Il était, également, soutenu que l'interdiction, pénalement sanctionnée, de l'opération à but lucratif consistant pour un ressortissant d'un Etat membre de la Communauté européenne autre que la France, qui n'a pas la qualité d'entreprise de travail temporaire, à mettre à la disposition d'une entreprise française des travailleurs ressortissant d'un autre Etat membre de la Communauté européenne constitue une entrave, qui n'est ni justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général, ni objectivement nécessaire, ni proportionnée à la liberté de prestation de services de ces ressortissants communautaires garantie par les articles 49 (N° Lexbase : L5359BCH) et 50 du Traité instituant la Communauté européenne et ceci, quand bien même la convention de mise à disposition ne constituerait pas, selon le droit français, un contrat d'entreprise.

Le pourvoi est rejeté par la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui prend soin de relever, pour décider que la cour d'appel n'avait méconnu aucune des dispositions invoquées, que, "pour confirmer le jugement entrepris qui avait dit l'Earl Cidres Le Brun et l'Eurl Cidres Bigoud coupables de prêt illicite de main-d'oeuvre et écarter les conclusions des prévenues qui excipaient des dispositions, antérieures à la loi du 2 août 2005, de l'article L. 341-5 du Code du travail autorisant le détachement temporaire dans une entreprise française de salariés étrangers à l'occasion de prestations de services, l'arrêt énonce que l'application de ce texte suppose que les conditions d'un contrat de prestation de services soient réunies, mais qu'en la circonstance, l'opération menée s'analyse en un prêt illicite de main-d'oeuvre pratiqué hors des règles du travail temporaire, dès lors que la rémunération des prestations effectuées, ne supposant aucun savoir-faire spécifique, a été calculée de façon horaire, que la société Eurokontakt n'a conservé aucune autorité sur les travailleurs et que les moyens et matériels de travail ont été fournis par les sociétés poursuivies ; que les juges ajoutent que les prévenues ne pouvaient ignorer qu'elles utilisaient du personnel étranger de la même manière que de la main-d'oeuvre intérimaire, et ce, à un faible coût, par comparaison avec le coût des salariés qu'elles employaient habituellement".

La Cour de cassation ajoute que "si, au sens des articles L. 341-5 et D. 341-5 du Code du travail, dans leur rédaction applicable antérieurement à la loi du 2 août 2005, sont considérées comme prestations de services les activités de caractère industriel, commercial, artisanal ou libéral exécutées dans le cadre d'un contrat d'entreprise, d'un contrat de mise à disposition au titre du travail temporaire ou de toute autre mise à disposition de salariés, c'est à la condition qu'il existe une relation de travail entre l'entreprise d'envoi et le travailleur pendant la période de détachement ; que tel n'est pas le cas en l'espèce".

Cette solution doit être entièrement approuvée. En effet, ce n'est pas parce qu'un texte autorise expressément le détachement temporaire dans une entreprise française de salariés étrangers à l'occasion d'un contrat de prestations de services, ce qui était le cas de l'article L. 341-5 du Code du travail avant son abrogation par la loi du 2 août 2005, que l'entreprise utilisatrice peut penser être à l'abri de toute condamnation pour prêt illicite de main-d'oeuvre. Seule l'existence d'une véritable prestation de services, telle qu'elle a été décrite précédemment, permet d'échapper à la qualification pénale précitée. A défaut, que le prêt de main-d'oeuvre soit national ou "transnational", une condamnation sera encourue.

Or, ainsi que les juges du fond l'avaient parfaitement démontré en l'espèce, le contrat conclu entre les deux sociétés françaises et la société de droit britannique ne pouvait être qualifié de contrat de prestation de services : les prestations effectuées (ramasser des pommes) ne supposaient aucun savoir-faire spécifique, elles étaient rémunérées à l'heure et non de manière forfaitaire, les moyens matériels de travail avaient été fournis par les entreprises utilisatrices et, enfin, la société prestataire de services n'avait conservé aucune autorité sur les travailleurs. Bien plus, et ainsi que le relève la Chambre criminelle, il n'existait même pas de relation de travail entre l'entreprise prestataire et les travailleurs détachés.

Ce n'est qu'à ces strictes conditions qu'il peut y avoir prestation de services au sens propre du terme. Faute d'un contrat de cette nature il ne saurait, dès lors, être question de libre prestation de services et on ne peut donc taxer les juges d'y avoir porté atteinte.

II - Le délit de travail dissimulé

  • Rappels

Au titre du travail dissimulé, le Code du travail prohibe, en réalité, trois comportements (C. trav., art. L. 8221-1 N° Lexbase : L3589H9S) :

- le travail totalement ou partiellement dissimulé ;
- la publicité, par quelque moyen que ce soit, tendant à favoriser, en toute connaissance de cause, le travail dissimulé ;
- le fait de recourir sciemment, directement ou par personne interposée, aux services de celui qui exerce un travail dissimulé.

La prohibition du travail dissimulé comporte ainsi plusieurs éléments matériels distincts. Dans tous les cas, le caractère intentionnel du délit doit être établi pour caractériser l'infraction. Une telle exigence, conforme au principe fondamental posé par l'article L. 121-3, alinéa 1er, du Code pénal (N° Lexbase : L2053AMY), permet, en outre, de distinguer la volonté de fraude et un simple retard dans les formalités exigées par le Code du travail.

En l'espèce, était seule en cause la prohibition du travail totalement ou partiellement dissimulé et, plus précisément, l'interdiction du travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié (C. trav., art. L. 8221-5 et s. N° Lexbase : L3597H94). Ainsi que l'affirme l'article L. 8221-5, "est réputé travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié le fait pour un employeur :

1° soit de se soustraire intentionnellement à l'accomplissement de la formalité prévue à l'article L. 1221-10 (N° Lexbase : L0788H93), relatif à la déclaration préalable à l'embauche ;

2° soit de se soustraire intentionnellement à l'accomplissement de la formalité prévue à l'article L. 3243-2 (N° Lexbase : L0894H9Y), relatif à la délivrance d'un bulletin de paie".

En cas de dissimulation de salariés, les travailleurs employés sont généralement présentés comme des amis, des bénévoles, des indépendants ou, comme en l'espèce, comme des salariés mis à disposition par une entreprise prestataire de services. Les juges répressifs peuvent alors redonner aux faits leur exacte qualification et mettre en évidence une relation de travail salarié. A cette fin, ils doivent caractériser l'existence d'un lien de subordination au moyen des critères du contrat de travail. C'est précisément ce qui s'était passé en l'espèce.

  • La requalification du contrat de prestation de services

Ainsi que l'avaient, en l'espèce, décidé les juges du fond, les entreprises utilisatrices, qui ne pouvaient se prévaloir du contrat de prestation de services, devaient être considérées comme les employeurs véritables de la main-d'oeuvre polonaise qui travaille dans leurs vergers. Une telle motivation ne saurait, à notre sens, suffire. Mais, il convient de rappeler que ces mêmes juges du fond, pour écarter toute prestation de services en l'espèce, avaient relevé que la société prestataire de services n'avait conservé aucune autorité sur les travailleurs et que les moyens et matériels de travail avaient été fournis par les sociétés poursuivies. Bien plus, ainsi qu'ils l'avaient démontré, le personnel polonais était sous l'autorité exclusive d'un salarié des deux entreprises utilisatrices. En d'autres termes, les salariés "mis à disposition" étaient en réalité sous la subordination de ces entreprises qui étaient devenues leur véritable employeur. Partant, il lui appartenait de procéder à l'accomplissement des formalités prévues par l'article L. 8221-5. L'élément matériel du travail dissimulé était ainsi, à n'en point douter, constitué.

Quant à l'élément intentionnel, dont la Chambre criminelle nous dit qu'il avait été également caractérisé, il paraît résulter de la constatation que les entreprises utilisatrices ne pouvaient ignorer qu'elles utilisaient du personnel étranger de la même manière que des travailleurs temporaires en dehors des règles applicables. Cette affirmation, qui paraît faire peu de cas de l'élément intentionnel de l'infraction, confirme, en réalité, que l'appréciation de ce dernier fait l'objet d'une interprétation compréhensive de la par de la Cour de cassation.


Décision

Cass. crim., 3 mars 2009, n° 07-81.043, Earl Cidres Le Brun et a., F-P+F (N° Lexbase : A0847EE4)

Rejet, CA Rennes, 3ème ch., 18 janvier 2007

Textes concernés : C. trav., art. L. 8221-5 (N° Lexbase : L3597H94) et L. 8241-1 (N° Lexbase : L3717IBB)

Mots-clefs : prêt de main-d'oeuvre illicite ; travail dissimulé ; contrat de prestation de services ; mise à disposition de salariés étrangers

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Sociétés

[Jurisprudence] Retour sur la nature juridique des dividendes : l'usufruitier qui vote une mise en réserve des bénéfices ne consent aucune donation au nu-propriétaire

Réf. : Cass. com., 10 février 2009, n° 07-21.806, Directeur général des finances publiques, FS-P+B (N° Lexbase : A1249EDM)

Lecture: 12 min

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par Philippe Emy, Maître de conférences, Université Montesquieu-Bordeaux IV, membre du CERDAC

Le 07 Octobre 2010

Afin de confirmer la décision d'une cour d'appel invalidant un redressement fiscal, la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 10 février 2009, reprend une jurisprudence désormais classique, selon laquelle les dividendes n'ont pas d'existence juridique avant que l'assemblée générale ne décide de les distribuer.
Il est possible de résumer brièvement les faits de l'espèce. Une mère de famille décide de constituer avec ses trois enfants une SCI. Chaque enfant reçoit une seule part, et les 1 197 parts restantes reviennent à la mère. Quelques mois plus tard, la mère fait donation à ses enfants de la nue-propriété de ses 1 197 parts. Pendant plusieurs années, les assemblées générales successives affectent les bénéfices à des comptes de réserve. L'administration fiscale opère un redressement, considérant qu'il y a là une donation indirecte, portant sur les bénéfices non-distribués, consentie par l'usufruitière des parts sociales au profit des nus-propriétaires. La cour d'appel de Lyon, tout en reconnaissant que le but de l'opération est bien d'augmenter l'actif de la société afin d'en faire in fine profiter les nus-propriétaires, refuse néanmoins de voir dans les décisions de mise en réserve des donations indirectes des bénéfices distribuables. Selon la cour d'appel, cette qualification n'est en effet pas recevable, dans la mesure où il manque ici un élément essentiel, à savoir le caractère irrévocable de la donation. La Cour de cassation rejette le pourvoi formé par l'administration fiscale, en opérant une substitution de motifs. Par un attendu de principe, elle rappelle que les dividendes n'ont aucune existence juridique tant qu'aucune décision de distribution n'est prise par l'assemblée générale. Parce qu'ils sont ainsi dépourvus d'existence, elle en déduit que ces dividendes ne peuvent pas faire l'objet d'une donation indirecte. L'arrêt rapporté mérite donc d'être commenté sur deux points : d'une part, le rappel d'une position de principe concernant la nature juridique des dividendes (I), et, d'autre part, la déduction qui en est faite, en l'espèce, à savoir l'impossibilité de qualifier de donation la mise en réserve de bénéfices décidée par l'usufruitier (II).

I - Une jurisprudence classique : la réaffirmation de la position de la Cour de cassation relative aux dividendes

Cet arrêt vient prolonger une jurisprudence désormais bien installée, selon laquelle les dividendes doivent s'analyser comme des fruits qui n'ont d'existence juridique qu'à partir de la décision de les distribuer (A), ce qui permet d'en déduire un régime spécifique (B).

A - Les dividendes analysés comme des fruits

La solution est plus que classique en jurisprudence (1) : les dividendes constituent des fruits attachés aux actions ou parts sociales, en conséquence de quoi ils reviennent à l'usufruitier. Cette qualification doit être retenue, alors même que les dividendes ne présentent pas les caractères de fixité et de périodicité habituellement reconnus aux fruits. La loi en a tiré toutes les conséquences, notamment en attribuant à ce même usufruitier le droit de vote concernant la répartition des bénéfices (2).

Si la qualification de fruits n'a jamais été discutée, la Cour de cassation a, pendant longtemps, privilégié celle de fruits civils. Or, classiquement, les fruits civils s'acquièrent au jour le jour, et la Cour en tirait, là encore, toutes les conséquences, notamment en décidant qu'en cas de cession des parts sociales, les dividendes de l'année devaient être répartis prorata temporis entre le cédant et le cessionnaire. Cette qualification de fruits civils étant pour le moins contestable, la Cour de cassation a procédé sur ce point à un revirement de jurisprudence : si les dividendes doivent être analysés comme des fruits, ce ne sont pas pour autant des fruits civils (3). A partir de là, la Cour de cassation a écarté la répartition prorata temporis prévue par l'article 586 du Code civil (N° Lexbase : L3167ABW) et applicable aux seuls fruits civils (4). Pour ce faire, elle a estimé que "c'est la décision de l'assemblée générale de distribuer tout ou partie des bénéfices réalisés au cours de l'exercice sous forme de dividendes qui confère à ceux-ci l'existence juridique". Cet attendu de principe, qui a par la suite quelque peu évolué, est désormais déduit de la qualification de fruits dans les derniers arrêts de la Cour de cassation (6). Notre arrêt confirme de façon très claire le lien existant entre la qualification de fruits reconnue aux dividendes et la naissance de ces dividendes, par une formule déjà utilisée : "les bénéfices réalisés par une société ne participent de la nature des fruits que lors de leur attribution sous forme de dividendes, lesquels n'ont pas d'existence juridique avant l'approbation des comptes de l'exercice par l'assemblée générale, la constatation par celle-ci de l'existence de sommes distribuables et la détermination de la part qui est attribuée à chaque associé".

On ne peut qu'approuver la solution retenue par la Cour de cassation. En effet, rien n'empêche de considérer que les fruits naturels d'un bien incorporel puissent prendre la forme de créances de sommes d'argent, ces créances n'étant pas l'apanage des fruits civils. De plus, si on définit les fruits civils comme les revenus tirés d'un contrat dont le capital est l'objet, on comprend bien que cela ne concerne pas les dividendes qui constituent les fruits naturels des parts sociales, mais plutôt des revenus comme ceux tirés de la location de parts sociales.

B - L'application d'un régime spécifique

On l'aura compris, la qualification retenue par la Cour, même si elle présente un intérêt théorique incontestable, permet avant tout de déterminer un certain nombre de solutions pratiques. De ce que les parts sociales sont des biens frugifères, la Cour de cassation en déduit que l'article 1652 du Code civil (N° Lexbase : L1763ABW) est applicable à la cession de parts sociales, et que les intérêts sont donc dus jusqu'au paiement du capital (7). De ce que ces fruits n'ont d'existence qu'une fois que l'assemblée générale a décidé de leur affectation et de leur attribution, on en déduit que les dividendes sont versés à celui qui a la qualité d'associé à cette date. Cela signifie qu'en cas de cession de parts sociales aucune répartition prorata temporis n'est effectuée : il convient de déterminer qui du cédant ou du cessionnaire est associé à la date considérée. La règle posée par la Cour a également son utilité en droit patrimonial de la famille. Ainsi, en matière de régimes matrimoniaux, les parts sociales émises à la suite d'une augmentation de capital par incorporation de réserves constituent un accroissement des parts déjà possédées, et doivent donc être considérées comme des biens propres sans que la communauté puisse se prévaloir d'un droit à récompense (8). De même, en matière de successions, l'administration fiscale ne peut prétendre intégrer à l'actif successoral la fraction courue des dividendes sociaux au jour du décès, à partir du moment où la mise en distribution est postérieure au décès (9).

On regrettera, ici, que la Cour de cassation n'ait pas saisi l'occasion que lui offraient les termes mêmes du pourvoi afin d'apporter une précision concernant l'attribution des dividendes en cas de distribution de réserves. On explique parfois (10) que les bénéfices de l'exercice constituent des dividendes revenant à l'usufruitier, alors que les bénéfices tirés de réserves disponibles devraient profiter au nu-propriétaire. Les réserves devant être assimilées au boni de liquidation, c'est-à-dire à des produits du capital et non à des fruits, elles ne devraient être distribuées, en cas de démembrement, qu'au seul et unique nu-propriétaire ou éventuellement à l'usufruitier en considérant que lesdites sommes font l'objet d'un quasi-usufruit. Cet argument est d'ailleurs mobilisé, en l'espèce, par le pourvoi. Cependant, cette proposition ne va pas de soi, car elle ne repose que sur une décision bien ancienne de la Cour de cassation, rendue à une époque où la technique des démembrements de droits sociaux comme technique de gestion patrimoniale était loin d'être monnaie courante (11). De plus, il faut distinguer entre les réserves classiques et le report bénéficiaire, qui est intégré de plein droit dans le nouveau bénéfice (12). Ensuite, les mêmes ouvrages qui invitent à distinguer entre les dividendes enseignent que les réserves peuvent également être utilisées pour distribuer un dividende classique, c'est-à-dire profitant à l'usufruitier, en l'absence d'un bénéfice suffisant. Il est dit, aussi, que si l'assemblée générale décide de procéder à un partage anticipé de l'actif, ce partage devrait bénéficier au seul nu-propriétaire. Inutile de dire que l'on cherche alors le critère qui va permettre de séparer clairement les deux hypothèses (13). Pour ce qui est du fondement juridique, on ne voit pas pourquoi les bénéfices distribués à partir de réserves libres auraient la nature de fruits. Il y a ici une confusion à laquelle l'actuelle jurisprudence de la Cour de cassation apporte une réponse : les bénéfices et les réserves ne sont ni des fruits, ni des produits des parts sociales. Ce sont donc des éléments du patrimoine de la société, et c'est au moment de la décision de distribution que les bénéfices se transforment en dividendes et deviennent des fruits. A ce moment-là, on ne voit pas pourquoi on devrait établir une différence entre les dividendes issus de réserves et les dividendes issus du bénéfice annuel. La loi ne le fait pas (14), la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation non plus. La différence se fait avec d'autres techniques, comme l'amortissement de l'action, dont le montant doit effectivement revenir au nu-propriétaire.

II - Une incidence nouvelle : la qualification de donation indirecte impossible à retenir s'agissant d'une décision de mise en réserve des bénéfices

Lors d'une délibération sociale relative à la distribution des bénéfices, le droit de vote revient à l'usufruitier. L'administration fiscale considère, en l'espèce, que le refus de distribuer des dividendes est la décision de la mère, usufruitière de la quasi-totalité des parts. Par cette décision, cette dernière compte indéniablement maintenir les bénéfices au sein de l'actif social jusqu'à la fin de l'usufruit, afin qu'ils reviennent in fine aux enfants nus-propriétaires. Il n'en faut pas plus pour que l'administration fiscale y voit une donation indirecte. Cependant, les caractères essentiels de la donation font ici défaut (A), et il n'est même pas certain que l'opération puisse être sanctionnée sur le fondement de l'abus de droit (B).

A - L'introuvable donation indirecte

L'administration fiscale estime qu'en l'espèce l'opération réalise une donation indirecte. A partir du moment où elle met en cause les décisions de mise en réserve des bénéfices, il faut comprendre que la donation indirecte porte sur les bénéfices et non sur l'usufruit des parts sociales. L'existence d'une décision de mise en réserve ne fait pas obstacle à une qualification concomitante de donation : c'est le principe même de la théorie de la donation indirecte que de caractériser un acte juridique qui, sans aucune simulation et sans qu'il soit remis en cause, revêt accessoirement le caractère d'une libéralité. Si tel est le cas, cette donation indirecte doit effectivement faire l'objet de droits d'enregistrement.

La cour d'appel de Lyon, tout en reconnaissant que la mise en réserve a été réalisée dans le seul but de favoriser les enfants nus-propriétaires, a refusé de voir dans l'opération une donation indirecte, au motif qu'il manquait ici un élément essentiel, à savoir l'irrévocabilité de la donation. L'argument est, en effet, de bon sens, car rien n'empêche juridiquement la mère usufruitière de décider ultérieurement de la distribution des réserves libres (15).

Pour autant, c'est par une substitution de motifs que la Cour de cassation a choisi de rejeter le pourvoi, coupant ainsi court à toute discussion. Selon elle, il n'y a pas donation, non pas simplement parce que la condition d'irrévocabilité ferait défaut, mais bien parce que la donation se trouve sans objet. Pour parvenir à cette solution, elle rappelle que les dividendes n'ont pas d'existence juridique tant que l'assemblée des associés n'a pas décidé de leur distribution. Avant cet évènement, il n'y a que les bénéfices réalisés par la société, qui par définition sont la propriété de la personne morale, dont le patrimoine est totalement distinct de celui de ses associés. Ainsi, l'usufruitière n'a juridiquement pas pu transférer à titre gratuit les bénéfices de la société aux usufruitiers, tout simplement parce qu'elle n'en a jamais été propriétaire. Suivant le même raisonnement, il serait totalement vain d'analyser la décision de l'assemblée comme une renonciation -au sens strict du terme- aux dividendes par l'usufruitière. En effet, il n'y a pas ici de remise de dette, tout simplement parce que, avant toute décision de l'assemblée des associés, l'usufruitier ne dispose d'aucun droit de créance concernant les bénéfices. De même, il n'est pas possible de voir dans l'opération un lointain parent de la renonciation in favorem (16), qui s'analyse, en réalité, comme une acceptation de droits suivie de leur transmission, tout simplement parce que l'associé n'a aucun droit de créance auquel il pourrait renoncer. En résumé, il n'existe donc aucune opération patrimoniale, ni positive (transfert de propriété), ni négative (renonciation à un droit), et donc aucune donation. Sauf texte spécial, le droit fiscal ne peut invoquer une quelconque autonomie ou encore son soi-disant réalisme pour éluder les règles de qualification du droit civil, qui s'imposent à lui.

Quelques remarques de bon sens sont susceptibles de confirmer le fait qu'il n'y a eu, en l'espèce, aucune donation. Tout d'abord, il est toujours possible que la société fasse de mauvaises affaires à l'avenir et que ses réserves soient utilisées pour absorber un éventuel passif : on voit bien ici que les nus-propriétaires ne profiteraient aucunement des bénéfices, ce qui contredit l'hypothèse d'une libéralité. Ensuite, l'administration fiscale aurait-elle demandé des droits d'enregistrement si les bénéfices avaient été investis pour acheter de nouveaux biens (immeubles, valeurs mobilières, etc.) ? Rien n'est moins certain, et pourtant les nus-propriétaires auraient tout autant bénéficié de ces biens à la fin de l'usufruit.

B - Les interrogations subsistantes au regard de l'abus de droit en matière fiscale

L'administration fiscale a choisi de fonder son redressement sur l'existence d'une donation indirecte, et donc sur l'interprétation de l'article 894 du Code civil (N° Lexbase : L0035HPY). En conséquence, elle n'a pas choisi, au vu de la décision commentée, de se placer sur le terrain de l'article L. 64 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L4668ICU), relatif à l'abus de droit, ce qui peut paraître étonnant. On peut se demander si une action fondée sur cet article aurait eu davantage de chances de prospérer. L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable, d'autant plus que le pourvoi insiste fortement sur le caractère fictif de la société et sur le but réel de l'opération, à savoir la transmission des bénéfices aux enfants. On pourrait, en effet, soutenir que l'opération aurait dû être doublement imposée : tout d'abord, lors de la perception des bénéfices par la mère, puis lors de la donation portant sur les sommes d'argent correspondantes. Certes, l'opération est juridiquement licite, comme on a pu l'établir, mais la technique de l'abus de droit en matière fiscale permet de rendre inopposables à l'administration des actes "qui peuvent être regardés comme ayant pour seul but d'éluder les droits dont était passible l'opération réelle" (17), et donc de passer outre la qualification juridique apparente.

Il faut également signaler que, depuis quelques années, la Cour de cassation semble appliquer l'article L. 64 du Livre des procédures fiscales avec une sévérité certaine à l'endroit des contribuables (18). Ainsi, de récents arrêts ont pu sanctionner des montages assez proches de notre espèce, qui semblaient relever, de l'avis des spécialistes de la matière, de l'habileté fiscale. Dans ces montages, des biens (immeubles ou valeurs mobilières) sont apportés en nue-propriété à une société civile par des parents, qui font ensuite donation des parts sociales en pleine propriété à leurs enfants. La Cour de cassation a approuvé les conclusions de l'administration caractérisant la présence d'un abus de droit. Cependant, il nous semble difficile d'établir un raisonnement par analogie entre ces décisions et notre cas de figure, car, d'une part, ce type de raisonnement est généralement proscrit en droit fiscal, et d'autre part, il n'y a, en l'espèce, aucune tentative d'évitement d'une règle comparable à l'article 669 du Code général des impôts (N° Lexbase : L7730HLU).

La question reste de savoir si un abus de droit peut être décelé dans la décision prise par un usufruitier de mettre systématiquement en réserve les bénéfices de la société, dans le but entendu d'en faire profiter les nus-propriétaires. Le premier critère de l'abus de droit est celui de l'acte fictif, mais on ne voit pas bien en quoi la délibération de la société pourrait être considérée comme fictive. Le second critère est celui de l'acte qui a pour seul et unique but d'éluder l'impôt. Or, le but de l'opération est ici avant tout de constituer une sorte de patrimoine d'affectation qui reviendra aux enfants à la mort de l'usufruitier, tout en permettant de gérer ce patrimoine dans l'attente du funeste évènement. Le fait d'échapper à l'impôt n'est pas forcément recherché -on pourrait tout au plus y voir une habileté fiscale- et n'est qu'une conséquence de cette opération patrimoniale. Remarquons qu'un récent arrêt de la Cour de cassation a refusé de requalifier, en vertu de l'article L. 64 du Livre des procédures fiscales, une location-gérance considérée comme fictive par l'administration en une cession de fonds de commerce, tout simplement parce que le contrat de location gérance n'avait pas transféré la propriété du fonds (19). Ainsi, même si la théorie de l'abus de droit permet de sanctionner certains montages, on ne peut cependant faire fi de certaines réalités juridiques. Dans le même esprit, on pourrait donc dire, avec la Cour de cassation et en reprenant les enseignements de notre arrêt, que les dividendes ne peuvent jamais être transmis tant qu'ils ne sont pas constatés par une décision de l'assemblée des associés, et que la théorie de l'abus de droit n'y pourrait rien changer.

Admettons, enfin, que soit remise en cause l'ensemble de l'opération, de la constitution de la société -que l'administration fiscale juge en partie fictive- jusqu'à son terme -le décès de l'usufruitière-. L'opération, en elle-même, n'est alors pas fictive, et ne cherche pas non plus uniquement à éluder des règles de nature fiscale, sans quoi ce sont toutes les utilisations de la société comme technique de gestion du patrimoine familial qui se verraient proscrites.

Si cette décision doit avoir un intérêt pratique, c'est peut-être de rassurer quelque peu les spécialistes de l'optimisation fiscale, en leur assurant que le recours à l'abus de droit connaît toujours des limites et donc que leur savoir-faire peut encore trouver à s'exprimer.


(1) Cass. civ., 21 octobre 1931, DP, 1933, 1, 100 ; Cass. civ., 7 juillet 1941, DH, 1941 p. 370.
(2) C. civ., art. 1844 (N° Lexbase : L2020ABG). Dans les sociétés anonymes (C. com., art. L. 225-110 N° Lexbase : L5981AID), la compétence de l'usufruitier est plus large puisqu'elle englobe toutes les décisions qui relèvent de la compétence d'une assemblée générale ordinaire, ce qui comprend notamment la distribution des bénéfices.
(3) Cass. com., 23 octobre 1984, n° 82-12.386, Mme Caillol c/ Molinier, Viviani, publié (N° Lexbase : A3717AGR), Bull. Joly, 1985, p. 97, Rev. sociétés, 1986, p. 97, obs. J.-J. Daigre ; Cass. com. 5 décembre 2000, n° 98-12.913, M. Michel Pentecost c/ M. Honoré Pantaloni (N° Lexbase : A9321ATE), Dr. Sociétés, 2001, n° 45, note F.-X. Lucas, RJDA, 2001, n° 327.
(4) Un arrêt isolé de la Cour a, de nouveau, retenu implicitement la qualification de fruit civil, en visant l'article 586 du Code civil (N° Lexbase : L3167ABW), mais sans en déduire pour autant l'application de la répartition prorata temporis : Cass. com., 5 octobre 1999, Mme Benoist et M. et Mme Boissezon c/ Société anonyme L'Eterlou, publié (N° Lexbase : A8136AGG), Bull. civ IV, n° 163, D., 1999, AJ p. 69, note M. Boizard, Bull. Joly, 1999, p. 1104, note A. Couret, Dr. Sociétés, 2000, chr. n° 1, p. 4, note Th. Bonneau, RDBB, 1999, p. 249, note M. Germain et M.-A. Frison-Roche, JCP éd. E, 2000, p. 29, note A. Viandier et J.-J. Caussain, Defr., 2000, p. 40, note P. Le Cannu, Banque et droit, 2000, n° 62, RTDCom., 2000, p. 138, obs. M. Storck, JCP éd. E, 2000, p. 612, note R. Besnard-Goudet.
(5) Cass. com. 23 octobre 1990, n° 89-13.999, Directeur général des Impôts c/ M. Morin, publié (N° Lexbase : A4197AGK), Bull civ IV, n° 247, JCP éd. E, 1991, II,127, note P. Serlooten, D., 1991,173, obs. Y. Reinhard, RTDCiv., 1991, p. 361, obs. F. Zénati, JCP éd. N., 1991, II, p. 97 note M. Marteau-Petit. Confirmation par Cass. com. 9 juin 2004, n° 01-02.356, M. Marc Desray c/ Société Cifex, F-D (N° Lexbase : A6051DC4), JCP éd. E, 2004,1132, Bull. Joly, 2004, 1403, note H. Le Nabasque, Dr. Sociétés, 2004, n° 204, note F.-G. Trébulle, Dr. et patr., 2005, 132, note D. Poracchia ; Cass. com., 19 septembre 2006, n° 03-19.416, M. El Hadi Nesri, F-D (N° Lexbase : A2937DR9), Dr. Sociétés, 2006, n° 185, note J. Monnet.
(6) Cass. com. 28 novembre 2006, n° 04-17.486, M. Alexis Saurat, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A6407DS4), Bull. civ. IV, n° 235, D., 2007, 1305, obs. R. Salomon, D., 2006, 3055, obs. A. Lienhard, JCP éd. E, 2007, 1361, note F. Deboissy, JCP éd. G, 2007, II, 10008, note D. Gallois-Cochet, Bull Joly, 2007, 403, note Th. Revet ; Cass. civ. 1, 12 décembre 2006, n° 04-17.486, M. Alexis Saurat, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A8997DSZ), Bull. civ I, n° 536, D, 2007, 318, Droit des sociétés, 2007, n° 32 note J. Monnet, Joly, 2007,363, note Th. Revet, JCP éd. E., 2007,1877, n° 2, obs. J.-J. Caussain, F. Deboissy et G. Wicker.
(7) Cass com., 5 octobre 1999, op. cit., et Cass. com., 5 décembre 2000, op. cit..
(8) Cass. civ. 1, 12 décembre 2006, op. cit..
(9) Cass. com., 23 octobre 1990, op. cit..
(10) Mémento Lefebvre, Sociétés commerciales, n° 25119 ; Lamy, Sociétés commerciales, n° 2201.
(11) Cass. civ., 5 février 1890, DP, 1890.1.300. Il est délicat de s'appuyer sur cet arrêt. Il valide, en effet, la décision du conseil de mettre en réserve certains bénéfices, sans que cela corresponde à des réserves statutaires ou légales et sans que l'assemblée générale des associés ne puisse s'y opposer ! De plus, cet arrêt commet une confusion dans les qualifications de fruit et de capital, que la récente jurisprudence de la Cour de cassation permet justement d'éviter.
(12) C. com., art. L. 232-11 (N° Lexbase : L6291AIT).
(13) Cf. M. Petot-Fontaine, JurisClasseur sociétés, fasc. 147-20, Gestion financière, capitaux propres, distribution, n° 176-177, qui fait référence à un "bénéfice normal". On voit bien aujourd'hui, en ces temps de corporate governance et de crise financière, qu'il est bien délicat de déterminer ce qu'est un "bénéfice normal".
(14) C. com., art. L. 232-11.
(15) Sur la question de savoir qui de l'usufruitier ou du nu-propriétaire doit bénéficier de ces dividendes, cf. supra.
(16) C. civ., art. 783 (N° Lexbase : L9856HND).
(17) Cass. com., 10 juin 1997, n° 95-13.799, Société Béton chantier du Lot c/ Directeur général des impôts et autre, publié (N° Lexbase : A1817ACB), Bull. civ. IV, n° 182.
(18) Cass. com., 15 mai 2007, deux arrêts, n° 06-14.262, Mme Béatrice Saunier, épouse Streck, F-P+B (N° Lexbase : A2567DWY) et n° 06-14.264, M. Jean-Adrien Saunier, F-D (N° Lexbase : A6407DS4). Cf. Th. Jany, Apport, cession et abus de droit : prudence, Les nouvelles fiscales n° 984, p. 13. Cf., également, la réaction très critique de B. Hatoux, L'insécurité juridique érigée en principe ?, RJF, 2007, p. 710.
(19) Cass. com., 13 janvier 2009, n° 07-14.835, Société Rentokil initial, FS-P+B premier moyen ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 2759378, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "Cass. com., 13-01-2009, n\u00b0 07-14.835, FS-P+B premier moyen, Cassation", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A3387ECG"}}).

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Environnement

[Questions à...] Réseaux de téléphonie mobile et préservation de la santé, à l'orée des lois "Grenelle 1 et 2" - Questions à Marie-Laetitia de La Ville-Baugé, collaboratrice au sein du cabinet Baker & McKenzie

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par Anne Lebescond - Journaliste juridique

Le 07 Octobre 2010

En France, la préservation de l'environnement a fait l'objet d'une législation plutôt timide au regard des enjeux et du rôle essentiel que l'Union européenne entendait endosser. Pour autant, les ambitions de la France sont grandes, comme l'a souligné Nicolas Sarkozy, lors du discours de clôture du "Grenelle de l'environnement", le 25 octobre 2007 : si elle n'est pas en retard, la France veut, désormais, être en avance et se montrer exemplaire. Le Président de la République a affiché sa volonté de voir le Grenelle être "l'acte fondateur d'une nouvelle politique, d'un New Deal écologique en France, en Europe et dans le monde". Deux ans après, le projet de loi de programme relative à la mise en oeuvre du "Grenelle de l'environnement", dite loi "Grenelle 1" (1), et le projet de loi d'engagement national pour l'environnement, dite loi "Grenelle 2" (2), sont sur le point de voir le jour. Le premier projet établit, comme son nom l'indique, les différentes étapes et lignes directrices du programme qui permettra d'atteindre les objectifs posés par les différents acteurs de cette concertation. Divisé en six titres, dont le dernier consacré à l'outre-mer, le texte s'attèle à la lutte contre le réchauffement climatique, à la préservation de la biodiversité, de l'écosystème et des milieux naturels, à la prévention des risques contre l'environnement, à la préservation de la santé et à la gestion des déchets. Il impose, en outre, à l'Etat d'être exemplaire et de sensibiliser la société, via la gouvernance, l'accès à l'information et la formation. Le projet de loi "Grenelle 2" vient préciser les modalités "techniques" de mise en oeuvre de ces objectifs. Si l'intervention du législateur s'est faite attendre (un "Grenelle de la téléphonie mobile" devant être organisé incessamment sous peu), celle des juridictions, qu'elles soient administratives ou judiciaires, a eu lieu bien plus en amont. Le juge se pose, depuis longtemps, comme un défenseur de l'environnement, recourant parfois, en l'absence de texte spécifique, à des principes posés par le droit communautaire ou la Charte de l'environnement, issue de la loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 (N° Lexbase : L0268G8G), et adossée à la Constitution. Les particuliers, dont les actions en justice, motivées par leurs craintes croissantes, se multiplient, trouvent un appui sérieux auprès des juridictions et obtiennent souvent gain de cause. En témoignent, les récentes décisions rendues par les juges en matière de réseaux de téléphonie mobile. Alors que les futures "lois Grenelle" 1 et 2 traiteront, finalement, peu de la question, la cour d'appel de Versailles a, pour la première fois, imposé à un opérateur de démonter une antenne installée à quelques mètres d'habitations (CA Versailles, 14ème ch., 4 février 2009, n° 08/08775, SA Bouygues Télécom c/ Epoux Lagouge époux Gravier, époux Laharotte N° Lexbase : A9361ECP). Elle a, ce faisant, ouvert la voie, le même raisonnement ayant été ensuite suivi par les juges du tribunal de grande instance de Carpentras (TGI Carpentras, 16 février 2009, n° RG 08/00707, Monsieur Gilbert Boutin, Madame Huguette Boutin c/ Société SFR Cegetel N° Lexbase : A6793EDX), et par ceux du tribunal de grande instance d'Angers (TGI Angers, 5 mars 2009, n° RG 08/00765, Madame Madeleine Girardeau épouse Cassegrain et autres c/ SA Orange France, SAS Spis Ouest Centre N° Lexbase : A0737EEZ).

Lexbase Hebdo - édition Publique a rencontré Maître Marie-Laetitia de La Ville-Baugé, collaboratrice au sein du département droit public/environnement du bureau parisien de Baker & McKenzie, pour faire la lumière sur cette actualité législative et jurisprudentielle et en déceler les enjeux.

Lexbase : Quel est votre sentiment quant aux projets de loi "Grenelle 1" et "Grenelle 2" ? Le législateur s'est-il, selon vous, donné les moyens de parvenir aux ambitieux objectifs de la France en matière de défense de l'environnement, de lutte contre le réchauffement climatique et de préservation de la biodiviersité ?

Marie-Laetitia de La Ville-Baugé : Le projet de loi de programme relatif à la mise en oeuvre du Grenelle de l'environnement ("Grenelle 1"), adopté le 10 février 2009 par le Sénat, et le projet de loi d'engagement national pour l'environnement ("Grenelle 2"), présenté au Conseil des ministres le 7 janvier 2009, paraissent opportuns, dès lors qu'ils traduisent une réponse forte de la France aux problématiques environnementales. Le "Grenelle de l'environnement", annoncé dès mai 2007 par Alain Juppé (alors ministre de l'Ecologie, du Développement et de l'Aménagement durables), résulte d'une démarche totalement originale, initiée à la suite du Pacte écologique proposé par Nicolas Hulot lors des élections présidentielles. Il s'agissait, pour la première fois, de réunir autour d'une table, en vue d'un débat constructif, les représentants des différents acteurs concernés par la défense de l'environnement, y compris ceux dont les intérêts étaient manifestement divergents depuis de nombreuses années (Etat, collectivités territoriales, ONG, industriels). Cette concertation avait abouti, après plusieurs mois de négociations, aux objectifs énoncés lors des tables rondes des 24 et 25 octobre 2007. Ces acteurs avaient alors formé, auprès d'experts, six groupes de travail qui ont balayé l'ensemble de la matière : (i) lutte contre les changements climatiques et maîtrise de la demande d'énergie, (ii) préservation de la biodiversité et des ressources naturelles, (iii) instauration d'un environnement respectueux de la santé, (iv) adoption des modes de production et de consommation durables, (v) construction d'une démocratie écologique et (vi) promotion des modes de développement écologiques favorables à l'emploi et à la compétitivité. Un rapport, qualifié de "boîte à outils juridiques du Grenelle de l'environnement" par Jean-Louis Borloo, a été établi sur la base de ces travaux, en vue de l'adoption des lois "Grenelle 1" et "Grenelle 2". Celles-ci constituent donc un dispositif juridique assez complet, même si de nombreux points restent à préciser et si de nombreux protagonistes ont regretté que les projets n'aient pas toujours tenu les promesses des débats...

Quelques questions n'ont pas été abordées ou ont fait l'objet de dissensions qui n'ont pu être résolues (comme le nucléaire, les OGM, les agro-biocarburants ou les pesticides), ce qui est critiqué par certaines ONG ou associations environnementales. En outre, certaines mesures ont été abandonnées pour des raisons économiques : notre cabinet avait, par exemple, été associé aux travaux sur l'élaboration d'une taxe dite "pique-nique", prélevée pour chaque achat de produit jetable en plastique (assiette, couvert, verre en plastique) laquelle, compte tenu du contexte actuel de crise, ne verra pas le jour. Cela prouve en tout les cas que la réflexion, même si les négociations n'ont pas abouti sur tout, est allée très loin et dans les détails.

Pour autant, si les textes sont bons, encore faut-il les appliquer. Et, bien que ces deux textes n'aient pas encore été promulgués à l'heure de l'annonce par le Gouvernement du plan de relance économique, leur esprit aurait pu être respecté par l'Etat -qui se veut "exemplaire" sur le sujet-, lorsqu'il l'a élaboré. Force est de constater que, sur les mille projets d'investissements annoncés, très peu tiennent compte des objectifs fixés lors du Grenelle, et certains s'en écartent même franchement. Le Gouvernement a, ainsi, choisi de tabler sur l'existant (entretien et développement du réseau autoroutier, par exemple), seulement 2,7 % du budget total étant alloué à l'environnement. Ce plan a eu l'effet d'un "coup de massue" porté à l'optimisme du "Grenelle". Les Etats-Unis ont, en revanche, décidé d'associer pleinement leur relance économique aux enjeux environnementaux et aux énergies renouvelables. Ceci est d'autant plus regrettable, que l'article 1er du projet de loi "Grenelle 1" impose expressément, "pour les décisions publiques susceptibles d'avoir une incidence significative sur l'environnement, [que] les procédures de décision [soient] révisées pour privilégier les solutions respectueuses de l'environnement, en apportant la preuve qu'une décision alternative plus favorable à l'environnement est impossible à un coût raisonnable". La question se pose, alors, de l'adéquation de la politique actuelle avec les annonces antérieures, à moins de considérer que le plan de relance économique ne constitue qu'une parenthèse pragmatique, visant à remédier au plus urgent.

Lexbase : Beaucoup ont regretté le choix d'un cadre juridique "mou" de protection de l'environnement, soulignant les lacunes des projets de lois "Grenelle 1" et "Grenelle 2" sur certaines problématiques, comme la gouvernance ou la question des risques pour la santé de la téléphonie mobile. Quel est le dispositif juridique fixé par le législateur sur ce dernier point ?

Marie-Laetitia de La Ville-Baugé : Les projets de lois "Grenelle 1" et "Grenelle 2" contiennent peu de dispositions traitant des risques potentiels pour la santé susceptibles d'être causés par les infrastructures des réseaux de téléphonie mobile et les téléphones eux-mêmes. La question technique et sanitaire reste très controversée.

Juridiquement, l'article 67 du titre 4 "Prévention des risques contre l'environnement et la santé" du projet de loi "Grenelle 1" organise un contrôle [NDLR : sans bien le définir] de ces risques à la charge des opérateurs. Le texte dispose, en effet, que "l'Etat veillera à ce que les opérateurs de réseau émettant des ondes électromagnétiques mettent en place des dispositifs de surveillance de ces ondes et transmettent les résultats de ces mesures à l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail et à l'Agence nationale des fréquences, qui les rendront publics". En outre, une synthèse des études scientifiques relatives aux effets des champs électromagnétiques sur la santé devra être présentée par le Gouvernement au Parlement avant la fin de l'année 2009.

L'article 72 du projet de loi "Grenelle 2" prévoit, parallèlement à la mise en place de ce contrôle, d'autres obligations, plus précises cette fois, à la charge des opérateurs et visant à renforcer l'encadrement réglementaire, l'information du public et la recherche sur les ondes électromagnétiques. Le législateur fixe, en particulier :
- une obligation de vendre une oreillette en même temps qu'un téléphone portable ;
- une fixation de valeurs limites de champ électromagnétique émis par les réseaux de communication ;
- une interdiction de la publicité mentionnant l'usage de téléphone mobile par des enfants de moins de 12 ans ;
- et la possibilité d'interdire, à titre de précaution, la distribution d'objets contenant des dispositifs radioélectriques, destinés exclusivement aux enfants de moins de 6 ans.

Même si ces dispositions sont relativement succinctes, les projets de lois "Grenelle 1" et "Grenelle 2" s'orientent, vraisemblablement, vers un effort important en termes d'études et d'analyses du risque potentiel pour la santé. Il faut, en effet, souligner, que le débat scientifique sur le sujet reste totalement ouvert. Aucune question n'a véritablement été encore tranchée concernant tant les portables, que les infrastructures et équipements nécessaires à leur utilisation. Non pas, parce qu'aucune étude n'a encore été réalisée, mais plutôt, parce que celles-ci sont nombreuses et apportent des réponses divergentes. L'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 4 février 2009 (précité) le montre bien, les juges ayant dû examiner une documentation importante traitant de la question pour fonder leur décision. Il est, maintenant, nécessaire de compiler ces études et de les analyser en toute objectivité, afin d'en faire ressortir les points communs et de déterminer, définitivement, si les portables et leurs réseaux sont dangereux. Ce n'est qu'une fois ce débat tranché que se posera naturellement la question de la réaction législative la plus appropriée.

Lexbase : Les juges sont depuis longtemps saisis d'actions visant à la protection de l'environnement et de la santé. Quel rôle ont-t-ils choisi d'endosser dans cette lutte ? Dans le cas particulier des réseaux de téléphonie mobile, quelle a été leur réponse ?

Marie-Laetitia de La Ville-Baugé : Le juge, qu'il soit judiciaire ou administratif, se montre depuis de nombreuses années très concerné par les problématiques d'environnement et de préservation de la santé des citoyens.

Les conclusions du Commissaire du Gouvernement (3), Yann Aguila, dans l'arrêt "Commune d'Annecy" (4) -qui consacre la pleine constitutionnalité de la Charte de l'environnement issue de la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 (5)- sont révélatrices de la position originale du Conseil d'Etat et du rôle important qu'il s'est donné pour la protection de l'environnement. Cette affaire, qui avait trait à l'invocabilité de la Charte par les justiciables devant le juge administratif (6), a été l'occasion de rappeler que le Conseil joue un rôle de premier plan dans le domaine du droit de l'environnement, sa protection relevant de la défense de "l'intérêt général", notion au coeur du droit public et donc au coeur des missions traditionnelles du juge administratif.

Concernant plus particulièrement la question des risques potentiels découlant des réseaux de téléphonie mobile, la position du Conseil d'Etat pourrait, de prime abord, sembler moins favorable à la préservation de la santé que celle adoptée par les juridictions judiciaires (notamment, dans l'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 4 février 2009 et dans la décision du tribunal de grande instance de Carpentras du 3 mars 2009).

En effet, le juge administratif a refusé, dans de nombreux cas, de faire obstacle à des autorisations d'urbanisme accordées aux opérateurs pour l'installation de leurs infrastructures à proximité des habitations, sur le fondement du principe de précaution. La Haute juridiction administrative a, également, pu juger, le 2 juillet 2008 (7), que la suspension demandée par un opérateur de téléphonie mobile de l'exécution d'un arrêté municipal limitant l'installation d'antennes relais était justifiée. Le Conseil a rappelé, à cette occasion, l'intérêt public qui s'attache à la couverture du territoire national par le réseau de téléphonie mobile et l'absence d'éléments de nature à accréditer l'hypothèse, en l'état des connaissances scientifiques, de risques pour la santé publique pouvant résulter de l'exposition du public aux champs électromagnétiques émis par les antennes. La jurisprudence administrative actuelle tend, effectivement, à considérer qu'en l'état du droit positif, dès lors que l'installation envisagée respecte les prescriptions du décret n° 2002-775 du 3 mai 2002 (8), fixant le seuil des ondes, nul ne peut valablement s'opposer aux installations des infrastructures pour des raisons tirées de l'exposition à de tels champs magnétiques. Plus largement, nul ne peut se fonder sur les risques pour la santé qui résulteraient de ces équipements pour s'opposer à leur installation.

Pour comprendre cette apparente divergence entre le juge administratif et le juge judiciaire, il convient de rappeler que ceux-ci ne sont pas saisis des mêmes points de droit et n'appliquent pas les mêmes règles. Ainsi, en application du principe de droit français d'indépendance des législations, lorsqu'un opérateur dispose d'une autorisation d'urbanisme lui permettant d'installer ses infrastructures, le Conseil d'Etat ne peut contrer cette autorisation que sur le fondement de règles issues du droit de l'urbanisme, ce qui exclut a priori le principe de précaution.

Jusqu'à la reconnaissance de la pleine valeur constitutionnelle de la Charte de l'environnement, le principe de précaution -codifié dans le Code de l'environnement (9)- ne pouvait être opposé par le juge administratif aux opérateurs de téléphonie mobile. Dès lors que la Charte de l'environnement a vu sa valeur constitutionnelle reconnue, le Conseil d'Etat peut désormais y recourir en cas de besoin. Reste à souligner que l'appréciation du risque relève de l'interprétation des juges, ce qui pourra conduire à constater d'autres divergences entre les magistrats.

Le fondement utilisé par le juge judiciaire pour imposer aux opérateurs de démonter leurs installations est différent. Il s'appuie sur la notion de trouble de jouissance. La cour d'appel de Versailles en a fait une application originale, mais efficace, dans son arrêt du 4 février 2009. Elle a choisi d'y recourir, sans référence explicite au principe de précaution, ce dernier restant très difficile à manier. Ce faisant, elle renforce la solidité de son raisonnement, puisque le trouble de jouissance relève de l'appréciation souveraine des faits, de la seule compétence des juges du fond, alors que l'application même du principe de précaution aurait fait l'objet d'un contrôle par la Cour de cassation.

La cour d'appel de Versailles a, ainsi, confirmé, sur le fondement du trouble de jouissance, l'obligation de démontage d'une antenne-relais pour un opérateur, imposée par un jugement du tribunal de grande instance de Nanterre du 18 septembre 2008 (10). Le raisonnement des juges était astucieux. Ils ont, tout d'abord, souligné l'absence d'éléments permettant d'écarter de façon péremptoire l'impact sur la santé publique de l'exposition de personnes à des ondes ou des champs électromagnétiques. Ils ont, ensuite, précisé qu'il convenait de dissocier le préjudice découlant de l'angoisse quant à l'existence d'un risque pour la santé, du préjudice résultant de l'existence même de ce risque. Le premier ouvre droit à indemnisation, tout comme le second si l'existence du risque est ultérieurement avérée. Enfin, ils ont noté que l'opérateur, s'il respectait les règles d'émission fixées par le décret du 3 mai 2002, s'était engagé, dans des chartes signées avec d'autres communes, à maintenir un niveau d'émission des ondes plus faibles que celui édicté par ce texte ou à installer ces équipements plus loin des habitations. Or, il n'a pas mis en oeuvre, dans le cadre de l'implantation en cause, les mesures spécifiques ou effectives dont il est capable, ainsi que l'établit la signature des chartes. Le sentiment d'angoisse des particuliers est, ainsi, justifié et, avec lui, sa réparation. Par cette décision, les juges judiciaires élèvent le degré d'exigence des textes. Ils incitent, ainsi, tous les opérateurs de téléphonie mobile à respecter les engagements contractés par certains d'entre eux dans les chartes signées avec les collectivités locales, partant du principe selon lequel ce qu'il est possible de faire à un endroit gagnerait à être mis en oeuvre partout.


(1) Le projet de "loi Grenelle 1", adopté en octobre 2008 à la quasi-unanimité par l'Assemblée, a été examiné dès janvier 2009 par le Sénat, qui l'a adopté le 10 février 2009.
(2) Le projet de "loi Grenelle 2" est passé au conseil des ministres du 7 janvier 2009, et a été examiné par le Sénat en première lecture le 28 janvier 2009.
(3) Aujourd'hui dénommé "Rapporteur public".
(4) CE Contentieux, 3 octobre 2008, n° 297931, Commune d'Annecy (N° Lexbase : A5992EA8) et lire Y. Le Foll, Le Conseil d'Etat consacre la valeur constitutionnelle de la Charte de l'environnement, Lexbase Hebdo n° 83 du 16 octobre 2008 - édition publique (N° Lexbase : N4739BHY).
(5) Loi n° 2005-205 du 1er mars 2005, relative à la Charte de l'environnement (N° Lexbase : L0268G8G).
(6) L'article 7 de la Charte de l'environnement, issue de la révision constitutionnelle du 1er mars 2005, dispose que "toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement". En l'espèce, la commune d'Annecy demandait au Conseil d'Etat d'annuler le décret n° 2006-993 du 1er août 2006 (N° Lexbase : L4732HKH), organisant une procédure administrative visant à la délimitation, autour des lacs de montagne, de secteurs d'application de la loi littoral, et prévoyant, à ce titre, les modalités de la tenue d'une enquête publique. Un des moyens d'annulation avancés par la commune d'Annecy était que l'autorité règlementaire était incompétente pour préciser les modalités de consultation du public, étant donné que le principe de participation consacré à l'article 7 de la Charte de l'environnement n'accordait ce pouvoir qu'à l'autorité législative. Le Conseil d'Etat a annulé le décret sur cette base, en considérant que l'article 7 "comme l'ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement, et à l'instar de toutes celles qui procèdent du Préambule de la Constitution, ont valeur constitutionnelle [...] elles s'imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leurs domaines de compétence respectifs". Le juge administratif, outre qu'il consacre solennellement par cette décision la valeur juridique de la Charte de l'environnement, affirme le rôle du Parlement dans le domaine environnemental.
(7) CE 2° et 7° s-s-r., 2 juillet 2008, n° 310548, Société Française du Radiotéléphone (N° Lexbase : A4513D9Z) et lire Y. Le Foll, Installation d'antennes relais de téléphonie mobile : le Conseil d'Etat limite l'application du principe de précaution, Lexbase Hebdo n° 74 du 17 juillet 2008 - édition publique (N° Lexbase : A4513D9Z).
(8) Décret n° 2002-775 du 3 mai 2002 (N° Lexbase : L8556AZW), pris en application du 12° de l'article L. 32 du Code des postes et communications électroniques (N° Lexbase : L2500HH3) et relatif aux valeurs limites d'exposition du public aux champs électromagnétiques émis par les équipements utilisés dans les réseaux de télécommunication ou par les installations radioélectriques. Ce décret transpose la Recommandation européenne (1999/519/CE) du 12 juillet 1999, relative à la limitation de l'exposition du public aux champs électromagnétiques (de 0 Hz à 300 GHz).
(9) Le principe de précaution a été codifié en droit français par l'ordonnance n° 2000-914 du 18 septembre 2000, relative à la partie législative du Code de l'environnement (N° Lexbase : L8585AIS), à l'article L. 110-1 de ce code (N° Lexbase : L2175ANU).
(10) TGI Nanterre, 18 septembre 2008, n° RG 07/02173, Epoux Lagouge, Epoux Gravier, Epoux Laharotte c/ Société Bouygues Telecom (N° Lexbase : A6330EAP).

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Durée du travail

[Jurisprudence] Interprétation stricte de la dérogation au repos dominical

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 11 mars 2009, n° 308874, Fédération nationale de l'habillement, nouveauté et accessoires et autres (N° Lexbase : A6910EDB)

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N9945BI8

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par Sébastien Tournaux, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 07 Octobre 2010


Le travail dominical est l'objet, depuis quelques mois, d'une véritable tempête médiatique (1). Après que le Président de la République ait annoncé sa volonté de faciliter le travail dominical dans le but de soutenir le pouvoir d'achat des salariés concernés, les passions se sont déchaînées autour de cette question (2). C'est dans cette ambiance que le Conseil d'Etat était amené à se prononcer, dans un arrêt du 11 mars 2009, sur les conditions dans lesquelles le préfet peut autoriser, par dérogation, une entreprise de vente au détail placée dans une zone touristique à ouvrir le dimanche et, partant, à contraindre ses salariés à prendre le repos hebdomadaire par roulement. Alors qu'elle aurait pu se laisser influencer par les débats populaires sur la question, la Haute juridiction administrative refuse logiquement, dans cette espèce, la faculté de déroger à la règle du repos dominical (I). L'annonce d'une modification législative ne pouvant produire les effets d'une loi nouvelle, l'interprétation stricte opérée par le juge administratif doit être saluée (II).
Résumé

Les produits de maroquinerie, de joaillerie, vêtements et accessoires qui sont mis à la disposition du public par l'établissement Vuitton des Champs-Elysées ne revêtent pas le caractère de biens et services destinés à faciliter l'accueil du public ou les activités de détente ou de loisirs d'ordre sportif, récréatif ou culturel, au sens des dispositions de l'article L. 3132-25 du Code du travail (N° Lexbase : L0481H9P). De la même manière, si les livres d'art et de voyage qui y sont également commercialisés peuvent être regardés comme facilitant les activités de loisirs d'ordre culturel, ils ne sont destinés qu'à accompagner ou promouvoir la vente des autres articles de la marque, leur mise à disposition du public revêtant dès lors un caractère accessoire. Enfin, les espaces d'exposition et les manifestations culturelles, accessibles gratuitement aux visiteurs du magasin, n'entrent pas dans les prévisions de l'article L. 3132-25 du Code du travail. Dans ces conditions, le préfet de Paris ne pouvait légalement accorder aux sociétés requérantes, sur ce fondement, l'autorisation de donner le repos hebdomadaire par roulement pour tout ou partie du personnel de l'établissement.

Commentaire

I - La non-conformité de l'autorisation préfectorale aux dispositions du Code du travail

  • Le repos dominical : une règle de principe hautement affirmée

L'article L. 3132-3 du Code du travail (N° Lexbase : L0457H9S) est d'une concision et d'une limpidité auxquelles le juriste est peu habitué dans cette discipline, puisqu'il dispose très simplement que "le repos hebdomadaire est donné le dimanche". La simplicité de la règle va de pair avec la forte protection qui lui est reconnue.

En effet, l'interdiction de faire travailler les salariés le dimanche s'impose à tous les salariés (3). Sa violation constitue une contravention de cinquième classe punie d'amende, étant entendu que les contraventions donnent lieu à autant d'amendes qu'il y a de salariés travaillant en violation des règles relatives au repos dominical (4).

Outre ces sanctions pénales, le fait de faire travailler des salariés le dimanche constitue un trouble manifestement illicite permettant d'obtenir en référé la fermeture du magasin le dimanche (5), si nécessaire sous astreinte (6). Le salarié est, d'ailleurs, loin d'être seul face à l'employeur dans cette hypothèse, puisque l'inspecteur du travail dispose lui aussi du pouvoir de demander la fermeture du magasin en référé (7).

Enfin, au titre des sanctions civiles, le salarié ayant été contraint à travailler le dimanche peut obtenir des dommages et intérêt réparant son préjudice (8), lequel est constitué par l'atteinte portée à sa vie personnelle (9).

  • Les exceptions au principe du repos dominical

Hautement proclamée, la règle souffre cependant des exceptions de plus en plus nombreuses, exceptions que l'on peut juger nécessaires à certaines activités pour lesquelles une fermeture le dimanche serait trop préjudiciable (10). L'article L. 3132-12 du Code du travail (N° Lexbase : L0466H97) renvoie ainsi à une liste réglementaire d'activités dans lesquelles le repos hebdomadaire peut être pris par roulement (11).

Outre ces secteurs d'activités spécifiques, le Code du travail permet au préfet d'autoriser l'ouverture le dimanche de certains magasins en raison de leur situation dans une zone touristique. En effet, l'article L. 3132-25 du Code prévoit que "dans les communes touristiques ou thermales et dans les zones touristiques d'affluence exceptionnelle ou d'animation culturelle permanente, le repos hebdomadaire peut être donné par roulement pour tout ou partie du personnel, pendant la ou les périodes d'activités touristiques, dans les établissements de vente au détail qui mettent à disposition du public des biens et des services destinés à faciliter son accueil ou ses activités de détente ou de loisirs d'ordre sportif, récréatif ou culturel", la liste de ces établissements étant déterminée par arrêté préfectoral. C'est au sujet d'une telle autorisation que le juge administratif avait été saisi dans cette affaire.

  • L'espèce : ouverture du magasin Vuitton des Champs-Elysées le dimanche

Le magasin Vuitton des Champs-Elysées avait été autorisé, par décision du préfet de Paris, à donner à ses salariés leur repos hebdomadaire par roulement. Sans contestation possible, la boutique se situe dans une "zone touristique d'affluence exceptionnelle". Elle revêt bien les caractéristiques d'un "établissement de vente au détail". Enfin, le préfet avait estimé que l'établissement mettait bien "à disposition du public des biens et des services destinés à faciliter son accueil ou ses activités de détente ou de loisirs d'ordre sportif, récréatif ou culturel".

Sur recours formé par plusieurs organisations syndicales, cet arrêté avait été annulé par le tribunal administratif de Paris. En appel, la cour administrative d'appel de Paris revenait sur la décision des juges de première instance et se prononçait en faveur de la légalité de l'arrêté préfectoral ( CAA Paris, 3ème ch., 28 mai 2007, n° 06PA02061, SA Louis Vuitton Malletier N° Lexbase : A1810DXC). Saisi comme juge de cassation, le Conseil d'Etat était à son tour saisi d'une demande en annulation de la décision de la cour de Paris, ainsi que d'une annulation de l'arrêté préfectoral.

Le Conseil d'Etat, par cet arrêt du 11 mars 2009, annule la décision de la cour administrative d'appel de Paris et, par la même occasion, l'arrêté préfectoral autorisant le travail dominical. Pour ce faire, la Haute juridiction estime que les produits de maroquinerie, de joaillerie, vêtements et accessoires vendus par la boutique n'étaient pas des biens destinés à faciliter l'accueil du public ou ses activités de détente ou de loisirs d'ordre sportif, récréatif ou culturel. Il juge, en outre, que si des "livres d'art et de voyage" étaient bien commercialisés par le magasin, cela ne représentait qu'une activité accessoire ne justifiant pas le recours au travail dominical. Enfin, il décide que les "espaces d'exposition et les manifestations culturelles, accessibles gratuitement aux visiteurs du magasin" ne sont pas des biens et services mis à disposition du public "à titre onéreux" et n'entrent pas, par conséquent, dans les hypothèses de dérogation au travail dominical.

II - L'interprétation stricte des conditions de dérogation posées par le Code du travail

  • Les exceptions au repos dominical sont d'interprétation stricte

On peut d'abord observer que le Conseil d'Etat apporte quelques précisions sur l'interprétation qu'il convient de retenir des conditions posées par l'article L. 3132-25 du Code du travail. Le juge administratif ne conteste à aucun moment que les Champs-Elysées constituent un haut-lieu touristique, ni que l'activité de la boutique Vuitton soit celle de la vente au détail. En revanche, il procède à une analyse fine des biens et services mis à la disposition du public.

Ainsi, la vente de maroquinerie, de joaillerie, de vêtements et d'accessoires ne permettent pas au public de se détendre, de faire du sport ou de s'éveiller à la vie culturelle parisienne. Le shopping de quelques clients étrangers fortunés n'est donc pas un loisir !

De manière plus étonnante, le juge administratif considère que la vente de livres d'art et de voyage ne peut permettre d'obtenir une dérogation au repos dominical, non parce qu'une telle activité ne permettrait pas de faciliter l'accueil des touristes ou d'accéder à des loisirs, mais parce que cette activité ne serait qu'accessoire dans la boutique. S'il ne fait aucun doute que les magasins Vuitton ne sont pas les lieux les plus adaptés pour trouver un guide de visite de Paris, l'article L. 3132-25 ne distingue pourtant pas selon que l'activité de l'établissement est principale ou accessoire.

Dans le même ordre d'esprit, le Conseil juge que le fait que la boutique mette à disposition de la clientèle des espaces d'exposition et de manifestations culturelles ne peut entrer dans le cadre des dérogations permettant de déroger au repos dominical, cela en raison de la gratuité de cette mise à disposition. Or, le Code du travail ne distingue nullement, en cette matière, entre mise à disposition de biens et services à titre gratuit ou à titre onéreux.

  • Une interprétation stricte parfaitement justifiée

En réalité, le Conseil d'Etat opère une interprétation très stricte des dispositions du Code du travail. Cette interprétation stricte suscite deux sentiments relativement opposés.

D'un côté, on peut penser qu'une telle rigueur d'interprétation est parfaitement justifiée compte tenu du fait que la dérogation à la règle du repos dominical est une exception et, qui plus est, une exception à un principe très fermement affirmé par le droit français. La règle selon laquelle il convient d'interpréter strictement les exceptions joue donc avec une force accentuée par l'aura du principe auquel elle déroge.

D'un autre côté, il faut bien reconnaître que la question du travail dominical est, depuis quelques mois, au centre de nombreux débats politiques et médiatiques. La tendance annoncée, mais non encore mise en oeuvre, d'un élargissement des facultés de travail le dimanche aurait pu mener le Conseil d'Etat à interpréter de manière plus souple la faculté de dérogation entre les mains du préfet. Cela d'autant que la proposition de loi a vocation à généraliser à l'ensemble des commerces de détails placés dans les zones touristiques la possibilité d'obtenir une dérogation préfectorale (12).

Parfois décrié comme n'étant finalement qu'un appendice du pouvoir exécutif, le Conseil d'Etat n'en demeure pas moins une juridiction dont l'un des rôles essentiels est de s'assurer de la conformité des actes administratifs à la loi. Or, l'annonce d'une évolution législative n'étant pas une loi nouvelle, il convient de se féliciter de la très stricte application faite par le juge administratif du Code du travail.


(1) V., par ex., sur internet les sites "Le dimanche, j'y tiens !" et "Travailler le dimanche, c'est mon choix".
(2) Annonce traduite par une proposition de loi restée jusqu'ici lettre morte.
(3) C. trav., art. L. 3111-1 (N° Lexbase : L0289H9L). V., également, Cass. crim., 2 octobre 1984, n° 84-90.030 (N° Lexbase : A8236AAB).
(4) C. trav., art. R. 3135-2 (N° Lexbase : L9477H9U).
(5) Cass. soc., 26 mars 2008, n° 07-13.016, Société Conforama France, F-D (N° Lexbase : A6127D73).
(6) Cass. soc., 1er juin 2005, n° 03-18.897, Mme Simone Vincent c/ Société Euro Textile, FS-P+B (N° Lexbase : A5115DIB) ; Cass. soc., 2 novembre 2005, n° 03-17.440, Direction départementale du travail et de l'emploi de l'Essonne c/ Société Districom Sodep, F-D (N° Lexbase : A3274DLT).
(7) C. trav., art. L. 3132-31 (N° Lexbase : L0489H9Y).
(8) Cass. soc., 29 janvier 1981, n° 79-41.406, SARL Janin c/ Chabouni, publié (N° Lexbase : A4063CKP).
(9) Cass. soc., 19 décembre 2007, n° 06-41.770, Société Conforama France, F-D (N° Lexbase : A1313D3Z).
(10) Le fait que le jour de repos hebdomadaire soit pris obligatoirement le dimanche paraît, en revanche, ne pas avoir une aussi grande importance aux yeux du juge communautaire. V. CJCE, 12 novembre 1996, aff. C-84/94, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord c/ Conseil de l'Union européenne (N° Lexbase : A4974AW7). Lire, également, G. Rivel, L'ouverture dominicale des commerces au regard du droit communautaire, Petites affiches, 13 septembre 2006, n° 183, p. 5.
(11) C. trav., art. R. 3132-5 (N° Lexbase : L9434HZG).
(12) V. la proposition de loi précitée. V., également, M. Véricel et S. Lecocq, Faut-il conserver le régime actuel du repos dominical ?, RDT, 2008, p. 642.


Décision

CE 1° et 6° s-s-r.., 11 mars 2009, n° 308874, Fédération nationale de l'habillement, nouveauté et accessoires et autres (N° Lexbase : A6910EDB)

Annulation, CAA Paris, 3ème ch., 28 mai 2007, n° 06PA02061, SA Louis Vuitton Malletier (N° Lexbase : A1810DXC)

Textes cités : C. trav., art. L. 221-5 (N° Lexbase : L5878ACP, art. L. 3132-3 recod. N° Lexbase : L0457H9S) ; C. trav., art. L. 221-8-1 (N° Lexbase : L5881ACS, art. L. 3132-25 recod. N° Lexbase : L0481H9P)

Mots-clés : repos hebdomadaire ; travail dominical ; dérogation préfectorale ; zone touristique ; activités concernées

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Procédure civile

[Chronique] La chronique de procédure civile d'Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble II - mars 2009

Lecture: 13 min

N9948BIB

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Le 07 Octobre 2010

Lexbase Hebdo - édition privée générale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en procédure civile réalisée par Etienne Vergès, agrégé des facultés de droit et Professeur à l'Université de Grenoble II. L'actualité de la procédure civile de ce début d'année est marquée par plusieurs arrêts importants de l'Assemblée plénière, de la Chambre mixte et de la deuxième chambre civile. Cette chronique se concentrera sur trois arrêts marquants : un arrêt d'Assemblée plénière du 27 février 2009 énonçant que le fait de se contredire au détriment d'autrui dans une même instance peut conduire à l'irrecevabilité de la prétention sous certaines conditions ; un arrêt de la Cour de cassation, réunie en Chambre mixte le 13 mars 2009, qui rappelle que dans une procédure orale, le juge doit statuer sur une demande incidente déposée par écrit au greffe antérieurement au désistement d'appel ; et, enfin, un arrêt de la deuxième chambre civile du 19 février dont il ressort que la réouverture des débats emporte révocation de l'ordonnance de clôture seulement lorsque l'affaire est renvoyée à la mise en état. I - Fin de non-recevoir : l'interdiction de se contredire au détriment d'autrui, l'estoppel procédural devant l'Assemblée plénière

Le fait de se contredire au détriment d'autrui dans une même instance peut conduire à l'irrecevabilité de la prétention sous certaines conditions (Ass. plén., 27 février 2009, n° 07-19.841, Société Sédéa électronique c/ Société Pace Europe (anciennement dénommée X-Com multimédia communications), P+B+R+I N° Lexbase : A3925EDQ)

L'estoppel désigne le principe juridique qui interdit de se contredire au détriment d'autrui. Ce principe, issu du droit anglais, a été exporté en droit international avant d'être repris en droit français et notamment en droit des contrats. Son application procédurale a fait l'objet de plusieurs débats doctrinaux et la Cour de cassation en a fait application récemment. Dans un arrêt remarqué de la première chambre civile du 6 juillet 2005 (1), la Cour de cassation a considéré qu'une partie qui avait formé une demande d'arbitrage et avait participé, sans réserve, durant neuf années à la procédure d'arbitrage était "irrecevable, en vertu de la règle de l'estoppel" à invoquer devant la juridiction française, saisie d'une demande d'exequatur, la nullité de la convention d'arbitrage.

L'estoppel transposé à la procédure interdit donc à un plaideur d'invoquer successivement dans la même instance des prétentions contradictoires.

L'espèce étudiée conduit l'estoppel devant l'Assemblée plénière par renvoi sur ordonnance du premier président. Il convient donc ici de considérer que la Cour de cassation a souhaité apporter une solution de principe en la matière.

Les faits étaient relativement complexes. De façon synthétique, la société Sédéa électronique avait passé deux commandes de récepteurs de télévision par satellites, d'abord à la société X-Com multimédia et, ensuite, à la société Distratel. Tous les récepteurs étaient fabriqués par X-Com multimédia mais l'acquéreur avait emprunté deux canaux de distribution différents. Malheureusement, les récepteurs furent inutilisables, car le producteur n'avait pas reçu la licence nécessaire à leur fabrication. L'acquéreur (Sédéa) forma deux actions en justice distinctes contre le producteur, X-Com multimédia, puis contre le distributeur, Distratel, puisque deux lots distincts avaient été achetés.

La première action contre X-Com multimédia fut portée devant le juge des référés du tribunal de commerce de Grenoble. L'acquéreur demandait la livraison sous astreinte d'un premier lot de récepteurs promis par le producteur, mais non fournis par lui. La seconde action contre Distratel fut portée devant le tribunal de commerce de Tours. L'acquéreur demandait alors l'annulation de la vente d'un second lot de récepteurs livrés par le distributeur.

La contradiction entre les deux actions était évidente. S'agissant des mêmes récepteurs, qui étaient produits et livrés sans licence, l'acquéreur demandait, d'une part, la livraison sous astreinte d'un premier lot et, d'autre part, l'annulation de la vente d'un second lot. La cour d'appel déclara la seconde action irrecevable au motif "qu'il ressort de l'examen des procédures successivement menées [...] par la société Sédéa que celle-ci n'a pas cessé de se contredire au détriment de ses adversaires, et retient que ce comportement doit être sanctionné, en vertu du principe suivant lequel une partie ne peut se contredire au détriment d'autrui (théorie de l'estoppel)".

La Cour de cassation était confrontée à deux questions corrélatives. Il lui fallait se prononcer, dans un premier temps, sur la consécration, en droit processuel français, de la règle de l'estoppel qui n'est contenue dans aucun texte de procédure, mais découle des principes de bonne foi et de loyauté procédurale. Si elle retenait le jeu de l'estoppel, il lui fallait, dans un second temps, trouver une sanction procédurale adaptée.

La Cour de cassation, malgré plusieurs motifs détaillés, répond à ces questions avec une certaine ambiguïté et l'arrêt ne peut être interprété qu'après une lecture attentive des documents communiqués sur le site de la Cour de cassation : le rapport du conseiller rapporteur et l'avis de l'avocat général.

D'abord, la Cour de cassation vise expressément l'article 122 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1414H47), plaçant ainsi l'estoppel dans le domaine des fins de non-recevoir. Ensuite, elle affirme "que la seule circonstance qu'une partie se contredise au détriment d'autrui n'emporte pas nécessairement fin de non-recevoir". Enfin, elle retient qu'en l'espèce, "les actions engagées par la société Sédéa n'étaient ni de même nature, ni fondées sur les mêmes conventions et n'opposaient pas les mêmes parties, la cour d'appel a violé le texte susvisé". La Cour de cassation en déduit implicitement que les conditions de l'estoppel n'étaient par réunies en l'espèce.

La solution mérite d'être éclairée dans la mesure où les formules, essentiellement négatives, de l'arrêt permettent de reconstituer le régime de l'estoppel établi par l'Assemblée plénière.

En premier lieu, le chapeau de l'arrêt, interprété a contrario indique que la circonstance qu'une partie se contredise au détriment d'autrui peut emporter une fin de non-recevoir. On trouve ici une confirmation de la solution adoptée par la première chambre civile dans son arrêt du 6 juillet 2005. L'Assemblée plénière confirme la création d'une nouvelle fin de non-recevoir jurisprudentielle. Elle poursuit ainsi l'extension de la liste non limitative de l'article 122 du Code de procédure civile (2). La solution mérite une approbation de principe dans la mesure où le comportement d'une partie qui se contredit au cours d'une même instance au détriment de son adversaire peut être assimilé à un comportement déloyal. En revanche, la sanction choisie cantonne l'estoppel aux prétentions des parties. En effet, seules les prétentions peuvent être considérées comme de véritables actions au fond susceptibles d'être sanctionnées au visa de l'article 122 du Code de procédure civile (3). A contrario, la simple contradiction de moyens au cours d'une même instance ne semble pas relever du mécanisme de l'estoppel tel qu'il est entendu par l'Assemblée plénière.

Ensuite, la Cour de cassation écarte l'application de l'estoppel en l'espèce, en expliquant que les deux actions engagées successivement par la société Sédéa n'étaient "ni de même nature, ni fondées sur les mêmes conventions et n'opposaient pas les mêmes parties". On peut supposer, ici, que la Cour de cassation pose trois conditions cumulatives nécessaires au déclenchement de l'estoppel. Les deux actions successives doivent concerner les mêmes parties, le même objet (les mêmes conventions dit l'arrêt) et doivent être de même nature (peut-on parler ici d'identité de causes ?). Il semble alors que l'on retrouve la règle de la triple identité de parties, d'objet et de cause utilisée habituellement pour mettre en oeuvre la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée. L'arrêt n'est pas aussi net, mais la ressemblance est tout de même frappante. L'identité d'objet est expressément visée par le conseiller rapporteur lorsqu'il évoque l'identité de convention. En revanche, le rapprochement est plus délicat entre la "nature" et la "cause de l'action".

Mais cette triple identité ne traduit pas exactement l'esprit du mécanisme de l'estoppel, lequel agit comme la sanction du comportement déloyal d'un plaideur qui trompe son adversaire en utilisant successivement deux stratégies contradictoires. Ce revirement d'action oblige alors l'adversaire à modifier radicalement sa stratégie de défense au cours de la même instance. L'estoppel serait  donc constitué lorsque la contradiction d'action "créé une apparence trompeuse" au cours d'une instance ; apparence qui porte préjudice à l'adversaire dans l'exercice de sa défense (4). Les deux conditions de la mise en oeuvre de l'estoppel seraient : la contradiction frauduleuse et le préjudice qui en découle.

Ces deux conditions ne sont pas reprises par la Cour de cassation dans l'espèce commentée mais elles ressortent assez nettement du rapport et de l'avis accompagnant l'arrêt. Avec cette décision d'Assemblée plénière, l'estoppel a acquis ses lettres de noblesse procédurale, mais ce mécanisme entrainera certainement un contentieux qui conduira la Cour de cassation à définir avec plus de précisions les conditions de sa mise en oeuvre.

II - Procédure orale : effet d'une demande incidente déposée par écrit au greffe de la juridiction

Dans une procédure orale, le juge doit statuer sur une demande incidente déposée par écrit au greffe antérieurement au désistement d'appel (Cass. mixte, 13 mars 2009, n° 07-17.670, M. Stéphane Contargyris c/ M. Vincent Bourgeois, P+B+R+I N° Lexbase : A8022EDH)

Le particularisme de la procédure orale tient au fait que la juridiction n'est, en principe, saisie que des prétentions exposées devant elle par oral le jour de l'audience. Toute autre prétention ne saurait être considérée comme recevable (5). Cette procédure ne favorise pas toujours la loyauté des débats. Ainsi, certains plaideurs attendent-ils le jour de l'audience pour exposer leurs moyens ou communiquer leurs preuves.

Une difficulté se présente, également, en appel lorsque l'intimé dépose par écrit des demandes incidentes au greffe de la juridiction et que l'appelant se désiste de son appel. La question se pose, alors, de savoir si les demandes incidentes déposées par écrit ont une valeur dans la procédure orale et saisissent la cour d'appel. Cette difficulté a donné lieu à une divergence d'interprétation entre deux chambres de la Cour de cassation. Dans un arrêt du 14 mars 2007 (6), la Chambre sociale a estimé que des conclusions d'appel incident, envoyées par écrit avant le désistement de l'appelant principal, manifestaient une opposition à l'extinction de l'instance et anéantissaient les effets du désistement. A l'inverse, dans un arrêt du 10 janvier 2008 (7), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait jugé "qu'en matière de procédure orale, le désistement formulé par écrit, antérieurement à l'audience, produit immédiatement son effet extinctif", empêchant ainsi à un appel incident de prospérer.

La question de l'effet du désistement d'appel exercé avant l'audience s'est posée une nouvelle fois en septembre 2008 devant la deuxième chambre civile et cette dernière a renvoyé la question en Chambre mixte.

Dans l'espèce étudiée, une personne avait formé un appel principal et l'intimé avait ensuite déposé au greffe des conclusions d'appel incident par lesquelles il demandait à la juridiction de condamner son adversaire pour appel abusif. L'appelant se désista alors par écrit avant le jour de l'audience. Il fut pourtant condamné par la cour à des dommages-intérêts.

Dans son pourvoi, l'appelant principal faisait valoir "qu'en application de l'article 401 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6502H7X), dans le cadre d'une procédure orale, le désistement écrit du demandeur antérieurement à toute demande incidente produit un effet extinctif d'instance immédiat".

L'article 401 du Code de procédure civile n'est pas aussi clair. Il prévoit que "le désistement de l'appel n'a besoin d'être accepté que s'il contient des réserves ou si la partie à l'égard de laquelle il est fait a préalablement formé un appel incident ou une demande incidente". La question se pose donc de savoir si l'appel incident ou la demande incidente ne peut être pris en compte que s'il est formé à l'oral le jour de l'audience, ou s'il produit ses effets dès qu'il est déposé par écrit au greffe de la juridiction.

En d'autres termes, la question posée par l'arrêt était de savoir s'il était possible d'introduire une dose d'écrit dans une procédure orale.

La Cour de cassation réunie en Chambre mixte répond à cette question par l'affirmative. Elle considère "que, lorsque dans une procédure orale une demande incidente a été formulée par un écrit déposé au greffe antérieurement au désistement d'appel, l'égalité des armes et l'exigence d'un procès équitable imposent qu'il soit statué sur la demande incidente soutenue à l'audience".

La Cour de cassation invoque le principe de l'égalité des armes pour justifier sa décision. La référence est bienvenue. Si l'on admettait que le désistement d'appel formulé avant l'audience produise un effet extinctif malgré un appel incident déposé nécessairement par écrit, on privilégierait les droits procéduraux de l'appelant à titre principal au détriment de l'appelant à titre incident. Le premier aurait alors la maîtrise de l'instance jusqu'à l'audience. En interjetant un appel principal, il conserverait la possibilité de neutraliser l'action de son adversaire à tout moment en se désistant de son recours. En conséquence, l'appelant à titre incident ne verrait pas sa prétention tranchée par la juridiction du fond.

Pour autant, la Cour de cassation pose des conditions strictes à la recevabilité de l'appel incident. D'une part, l'appel doit avoir été déposé par écrit au greffe de la juridiction, d'autre part, ce dépôt doit avoir eu lieu antérieurement au désistement d'appel principal. Si ces conditions sont réunies, on applique alors l'article 401 du Code de procédure civile, à savoir que le désistement d'appel principal ne peut mettre fin à l'instance que s'il est accepté par l'appelant à titre incident.

III - Réouverture des débats par la juridiction de jugement et révocation de l'ordonnance de clôture

La réouverture des débats emporte révocation de l'ordonnance de clôture seulement lorsque l'affaire est renvoyée à la mise en état (Cass. civ. 2, 19 février 2009, n° 07-19.504, FS-P+B 1er moyen, 1ère branche N° Lexbase : A2603EDR)

La réouverture des débats par la juridiction de jugement est un mécanisme problématique lorsque la procédure est écrite. Ce mécanisme s'impose lorsque le juge souhaite soulever d'office un moyen qu'il découvre durant l'audience ou qu'une partie produit une pièce essentielle à la solution du litige après l'ordonnance de clôture. L'article 444 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6548H7N) dispose alors que "le président peut ordonner la réouverture des débats". L'expression "réouverture des débats" est pour le moins floue. Si l'on combine l'article 444 précité avec l'article 783 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7021H78), on doit en déduire que la seule hypothèse de réouverture des débats consiste dans la révocation de l'ordonnance de clôture. En effet, la clôture de la mise en état interdit aux parties de déposer des conclusions ou pièces devant la juridiction (8). En cas de réouverture des débats, les parties doivent nécessairement produire de nouvelles conclusions et la révocation de l'ordonnance semble donc s'imposer à moins que la juridiction de jugement ne préfère avoir recours à la technique de la note en délibéré qui n'emporte pas réouverture des débats (9).

Cette dichotomie entre réouverture des débats (avec révocation de l'ordonnance de clôture) et notes en délibéré vient d'être bouleversée par un arrêt rendu par la deuxième chambre civile le 19 février 2009, publié au Bulletin et sur le site de la Cour de cassation.

En l'espèce, la juridiction du fond avait rendu un premier arrêt dans lequel elle ordonnait un sursis à statuer et procédait à la réouverture des débats en renvoyant la cause à une audience de la mise en état. L'une des parties avait profité de cette réouverture pour présenter une demande nouvelle en dommages-intérêts. Cette demande fut déclarée recevable par la cour d'appel. Le pourvoi contestait la recevabilité de la demande nouvelle en invoquant le fait que la réouverture des débats n'avait pas emporté la révocation de l'ordonnance de clôture et qu'une prétention formulée après la clôture ne pouvait être admise devant la juridiction de jugement.

La Cour de cassation rejette le pourvoi par un motif laconique : "mais attendu que la réouverture des débats emporte révocation de l'ordonnance de clôture lorsque l'affaire est renvoyée à la mise en état".

La formule ne semble pas emporter de révolution procédurale. Si la juridiction de jugement renvoie l'affaire à la mise en état, on admet que le renvoi emporte, même implicitement, révocation de l'ordonnance de clôture.

Mais le communiqué publié sur le site de la Cour de cassation indique le sens caché de l'arrêt. Selon ce texte, "La Cour fait ainsi une distinction entre la décision de réouverture des débats accompagnée d'un renvoi à la mise en état et celle qui n'est pas assortie d'un tel renvoi".

Il y aurait ainsi une réouverture sans renvoi à l'instruction. Et le communiqué ajoute : "dans ce dernier cas, et selon une jurisprudence constante la réouverture des débats n'emporte pas révocation de l'ordonnance de clôture et laisse l'affaire au stade du jugement". Il cite ainsi cinq arrêts qui affirment de façon constante que "la réouverture des débats n'emporte pas la révocation de l'ordonnance de clôture lorsqu'elle est ordonnée en application des dispositions de l'article 444 du nouveau Code de procédure civile pour permettre aux parties de conclure sur une question précisée".

La solution répétée avec constance est plus que surprenante. L'ordonnance de clôture interdit formellement aux parties de déposer des conclusions et la Cour de cassation déroge explicitement à l'article 783 du Code de procédure civile dans tous les arrêts précités, en affirmant que la juridiction de jugement peut recevoir de nouvelles conclusions des parties sans révoquer l'ordonnance de clôture. Certes, la Haute juridiction fait un usage parcimonieux de cette jurisprudence. Une demande incidente de dommages-intérêts présentée après la réouverture est irrecevable (Cass. civ. 2, 9 novembre 2000, n° 98-22.865, M. Charles Damis, M. Robert Damis, M. Robert Damis N° Lexbase : A7756AHQ). Il en est de même des conclusions qui contiennent des moyens nouveaux sans lien avec les observations demandées (Cass. civ. 1, 20 mai 2003, n° 01-01.071, F-D N° Lexbase : A1483B9S) ou d'une assignation en intervention forcée (Cass. civ. 2, 10 mars 2004, n° 02-14.971, F-D N° Lexbase : A4882DBG). En d'autres termes, seuls les moyens permettant de répondre à la question posée par la juridiction pourront être contenus dans les conclusions déposées après la réouverture des débats.

On sent bien que cette jurisprudence est inspirée par un certain pragmatisme. Lorsque la juridiction a simplement besoin d'une réponse à une question précise, il n'est pas nécessaire de révoquer l'ordonnance de clôture, mais la procédure étant écrite, il faut tout de même permettre aux parties de conclure. Toutefois, ne devrait-on pas considérer que dans cette situation, la juridiction devrait avoir recours aux notes en délibéré ? De nouvelles conclusions sont-elles réellement nécessaires ?

Quoi qu'il en soit, l'arrêt commenté du 19 février 2009 confirme implicitement la jurisprudence de la deuxième chambre civile qui ouvre à la juridiction de jugement trois possibilités lorsqu'elle doit provoquer à nouveau un débat : elle peut se contenter d'une note en délibéré. Elle peut aussi rouvrir les débats et autoriser les parties à conclure sans révoquer l'ordonnance de clôture. Elle peut, enfin, renvoyer la cause à une audience de la mise en état. Ce renvoi emporte alors automatiquement révocation de l'ordonnance de clôture et ouvre de plus larges possibilités aux parties (demandes nouvelles notamment).

Etienne Vergès, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université de Grenoble


(1) Cass. civ. 1, 6 juillet 2005, n° 01-15.912, M. Abrahim Rahman Golshani c/ Gouvernement de la République islamique d'Iran, FS-P+B (N° Lexbase : A8785DI9), Bull. civ. I, n° 302, D., 2006, Jur., p. 1424, obs. E. Agostini ; RTDCom., 2006, p. 309, obs. E. Loquin ; Revue des contrats, 1er octobre 2006, n° 4, p. 1279, note B. Fauvarque-Cosson ; Revue arbitrage, 2005, 993, note Ph. Pinsolle.
(2) Comme elle avait pu le faire à propos des clauses de conciliation : Cass. mixte, 14 février 2003, n° 00-19.423, M. Daniel Poiré c/ M. Daniel Tripier, P (N° Lexbase : A1830A7W).
(3) L'article 122 du Code de procédure civile énonce que la fin de non-recevoir tend "à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande".
(4) Avis de M. de Gouttes.
(5) Par exemple, le dépôt de conclusion devant la cour d'appel ne supplée pas le défaut de comparution de la partie qui a déposé les conclusions : Cass. soc., 19 octobre 1988, n° 86-10.160, M. Dupuy c/ Caisse de retraite des notaires (N° Lexbase : A8584AA8).
(6) Cass. soc., 14 mars 2007, n° 05-43.351, M. Philippe Moginot, F-P+B+R+I (N° Lexbase : A6782DUQ).
(7) Cass. civ. 2, 10 janvier 2008, n° 06-21.938, Mme Karine Tan Luong Ann, F-P+B (N° Lexbase : A2700D3E).
(8) C. proc. civ., art. 783, al. 1 : "Après l'ordonnance de clôture, aucune conclusion ne peut être déposée ni aucune pièce produite aux débats, à peine d'irrecevabilité prononcée d'office".
(9) C. proc. civ., art. 445 (N° Lexbase : L6549H7P).
(10) Cass. civ. 2, 14 mai 1997, n° 95-17.009, M. Chouraqui c/ Consorts Benhamou et autres (N° Lexbase : A0580ACH), Bull. civ. II, n° 144 ; Cass. civ. 2, 9 novembre 2000, n° 98-22.865, M. Charles Damis, M. Robert Damis, M. Robert Damis (N° Lexbase : A7756AHQ), Bull. civ. II, n°149 ; Cass. civ. 1, 20 mai 2003, n° 01-01.071, F-D (N° Lexbase : A1483B9S) ; Cass. com., 19 juin 2001, n° 98-18.616, Société CEG c/ M. Guy Migliorisi (N° Lexbase : A6158ATA) ; Cass. civ. 2, 10 mars 2004, n° 02-14.971, F-D (N° Lexbase : A4882DBG).

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Impôts locaux

[Jurisprudence] Les finances locales ne sauraient s'accommoder de toutes les réductions de base imposable des redevables de la taxe professionnelle

Réf. : CAA Lyon, 2ème ch., 8 janvier 2009, n° 05LY00220, Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Centre France (N° Lexbase : A5026EDI)

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par Guy Quillévéré, Commissaire du Gouvernement près le tribunal administratif de Nantes

Le 07 Octobre 2010

La cour administrative d'appel de Lyon, dans une décision en date du 8 janvier 2009, juge pour une opération de reprise de biens cédés en location, qu'une caisse régionale de Crédit Agricole de Centre France, propriétaire d'équipements et de biens mobiliers et qui les a cédés avant d'en devenir locataire, relève de l'application du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469 du CGI (N° Lexbase : L4903ICL), dès lors qu'elle a été précédemment propriétaire des biens et cela alors même qu'elle n'aurait pas été imposée à la taxe professionnelle sur les biens cédés puis repris en location.

Les faits dans cette affaire sont les suivants : dans le cadre d'une fusion-absorption en date du 21 avril 1995, la caisse régionale de Crédit Agricole de Centre France-première du nom et la caisse régionale de Corrèze ont apporté à la caisse régionale de Crédit Agricole de Centre France-deuxième du nom l'ensemble de leurs éléments d'actif et de passif, avec effet rétroactif au 1er janvier 1995. Cette opération ayant été placée sous le régime de l'article 210 A du CGI (N° Lexbase : L3936HLD), la caisse régionale de Crédit Agricole de Centre France-deuxième du nom a repris les biens à son bilan à leur valeur d'origine. Les équipements et biens mobiliers reçus de la caisse régionale de Corrèze cédés à leur valeur nette comptable soit 13 759 121 francs (2 097 564 euros) ont été inscrits au bilan de la caisse régionale de Crédit Agricole de Centre France-deuxième du nom pour un montant de 59 523 175 francs (9 074 250 euros). Par un acte de cession en date du 29 décembre 1995 et dont la date est contestée, la caisse régionale de Crédit Agricole de Centre France-deuxième du nom a cédé les équipements et biens mobiliers reçus de la caisse régionale de Corrèze à la SNC Mat Alli Dome pour un montant de 13 370 124 francs (2 038 262 euros) pour les reprendre immédiatement en location. Postérieurement, pour l'établissement de la taxe professionnelle des années 1997 et 1998, la caisse régionale de Crédit Agricole de Centre France-deuxième du nom a calculé la valeur locative de ces biens à partir du loyer versé en application des dispositions du deuxième alinéa du 3° de l'article 1469 du CGI, soit respectivement 2 421 329 francs (369 129 euros) et 279 606 francs (42 625 euros). Le service a estimé qu'il y avait lieu de faire application des dispositions du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469 et a fixé la valeur locative au plancher de 16 % de la valeur d'origine des biens, telle qu'elle figurait au bilan de la caisse régionale de Corrèze. Puis, en application des dispositions de l'article 310 HO de l'annexe II au CGI (N° Lexbase : L1477HNZ) applicable aux établissements de crédits exerçant leur activité dans plus de cent communes, les redressements notifiés ont été répartis dans les communes d'imposition au prorata des salaires versés.

La décision de la cour administrative d'appel de Lyon du 8 janvier 2009 fait application du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469 à une simple opération de location après fusion et non à une opération de crédit-bail (lease-back) suivie d'une fusion. L'apport de cette décision, réside, outre dans le fait d'appliquer "le dispositif anti-abus" à une opération de location après fusion, en ce qu'elle précise qu'il n'est pas besoin, pour mettre en oeuvre le dispositif de neutralisation de réduction des bases imposables que le redevable ait été préalablement imposé à la taxe professionnelle sur les biens cédés puis repris en location.

1. La caisse régionale de Crédit Agricole de Centre France entre dans le champ d'application du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469 du CGI

La mise en oeuvre du dispositif de neutralisation fiscale des minorations de base de taxe professionnelle en cas de cession de biens repris en location (1.1) n'impose pas que les biens cédés puis repris en location ait été préalablement imposés à la taxe professionnelle (1.2)

1.1. Le dispositif de neutralisation fiscale institue une valeur "plancher" des biens entrant dans le calcul de la taxe professionnelle

Pour l'établissement de la taxe professionnelle, la valeur de certains biens est déterminée à partir de leur prix de revient. La valeur locative se trouve donc modifiée lorsque ces biens sont cédés à un autre redevable. Cette situation peut résulter soit d'une opération de cession-bail qui est aussi appelée opération de "lease-back" et qui consiste pour l'entreprise à céder à une société de crédit un bien dont elle est propriétaire et à reprendre ce même bien en crédit-bail à cette société, soit d'une opération de cession assortie d'une location portant sur le même bien. Nous sommes, en l'espèce, dans cette seconde configuration.

Dans la décision de la cour administrative d'appel de Lyon, la caisse régionale de Crédit Agricole de Centre France a cédé le 31 décembre 1995 les équipements et biens mobiliers reçus de la caisse régionale de Corrèze à la SNC "Mat Alli Dome", avant de les reprendre immédiatement en location. Cette opération a permis à la caisse régionale de réduire la valeur locative des équipements et biens mobiliers concernés et donc sa base d'imposition à la taxe professionnelle.

Les dispositions de l'article 1469-3° du CGI prévoient que la valeur locative des biens et équipements mobiliers est égale, pour les biens pris en crédit-bail, à 16 % du prix de revient stipulé dans l'acte ; pour les biens pris en location, au montant du loyer dû au cours de la période de référence sans que ce montant puisse différer de plus de 20 % de la valeur locative qui serait obtenue en multipliant par 16 % le prix de revient.

L'article 1469-3°, quatrième alinéa, du CGI déroge à ces règles lorsque le contrat de crédit-bail ou de location porte sur des biens dont le contribuable était précédemment propriétaire. Cette disposition, issue de l'article 95 de la loi de finances n° 92-1376 du 30 décembre 1992, vise à faire échec aux opérations consistant à céder des matériels pour les reprendre, ensuite, en crédit-bail ou en location afin de réduire les bases de taxe professionnelle imposables au profit des collectivités locales (instruction 19 mars 1993, 6 E-5-93 N° Lexbase : X3247ACA ; D. adm. 6 E-2222 n° 13 et 14, 10 septembre 1996). Les dispositions du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469 définissent donc un minimum de valeur locative imposable pour les équipements et biens mobiliers loués ou faisant l'objet d'un crédit-bail lorsque le propriétaire desdits biens les cède à une entreprise qui, aussitôt, les remet à la disposition du cédant, soit par un contrat de location, soit par un contrat de crédit-bail.

La cour administrative d'appel de Lyon, par sa décision du 8 janvier 2009, a fait application de ces dispositions à une simple opération de reprise en location de bien dont la caisse régionale de crédit était auparavant propriétaire et complète ainsi, en la prolongeant, la jurisprudence élaborée pour des opérations de lease-back.

1.2. L'application des dispositions de l'article 1469-3°, quatrième alinéa, du CGI, n'implique pas que le redevable ait été préalablement imposé à la taxe professionnelle sur les biens cédés

Dans la décision de la cour administrative d'appel de Lyon du 9 janvier 2009, au titre des années d'imposition en litige, la caisse régionale de Crédit Agricole n'était pas propriétaire des biens. Il convenait donc a priori, de faire application pour calculer le prix de revient de la "fourchette de normalisation" prévue par les dispositions du deuxième alinéa du 3° de l'article 1469 du CGI. En effet, en présence d'immobilisations cédées par un contribuable à un tiers puis reprises en location, le prix de revient à considérer pour apprécier l'écart de 20 % par rapport au montant du loyer dû est constitué par le prix d'acquisition par le tiers (CE 9° et 7° s-s-r.., 22 janvier 1992, n° 68486, Société GEO N° Lexbase : A5091ARY). Dans la décision de la cour administrative d'appel de Lyon, la caisse régionale avait repris en location, auprès de la SNC Mat Alli Dome, des biens dont elle avait été propriétaire.

La société requérante soutenait, toutefois, que les dispositions du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469 du CGI, ne lui étaient pas opposables dès lors qu'elle n'avait pas été imposée à la taxe professionnelle sur les biens cédés. Mais l'assujettissement à la taxe professionnelle sur les biens cédés n'est pas une condition de mise en oeuvre du dispositif prévu par les dispositions de l'article 1469-3°, quatrième alinéa, il suffisait simplement que la caisse régionale de crédit ait été propriétaire des biens cédés puis repris en location. La société faisait plus précisément valoir que le mécanisme du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469 du CGI ne pouvait lui être opposé que pour des biens cédés au titre desquels elle aurait été préalablement redevable de la taxe professionnelle. L'argument avancé par la caisse régionale pouvait se comprendre puisque, en définitive, il ne pouvait y avoir de sa part une volonté artificielle de réduction des bases si les biens cédés puis repris en location n'étaient pas à la date de leur cession compris dans les bases d'impositions de sa taxe professionnelle. Reste qu'est compris dans la base d'imposition de la taxe le bien utilisable matériellement pour la réalisation des opérations que le redevable effectue et dont il dispose au terme de la période de référence qu'il en fasse ou non effectivement usage (CE 9° et 10° s-s-r., 18 février 2002, n° 220796 Société Bic N° Lexbase : A1669AYH).

La cour administrative d'appel de Lyon, dans sa décision du 8 janvier 2009, rappelle alors qu'au titre de l'année d'imposition à la taxe professionnelle, soit l'année 1997, la caisse régionale de crédit n'était pas propriétaire des biens mobiliers et des équipements et souligne qu'à ce titre elle entrait donc dans le champ d'application du deuxième alinéa du 3° de l'article 1469 du CGI. La caisse avait été antérieurement propriétaire de ces même biens et, par suite, il y avait donc lieu de faire application du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469, neutralisant par là-même la réduction de la base d'imposition et cela indépendamment du fait que la requérante ait été imposée ou non à la taxe professionnelle sur les biens cédés.

2. Pour l'application du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469 du CGI, le redevable de la taxe professionnelle doit avoir été propriétaire des biens cédés puis repris en location, le service pouvant aussi éventuellement conduire le redressement sur le terrain de l'abus de droit

Le Conseil d'Etat a précisé, dans un arrêt en date du 13 décembre 2006 (CE 9° et 10° s-s-r., 13 décembre 2006, n° 275239, SNC Rocamat Pierre Naturelle N° Lexbase : A8853DSP), la notion de "précédent propriétaire" qui doit être remplie pour l'application du quatrième alinéa du 3° du 1469 du CGI (2.1.) mais le service peut aussi trouver un autre terrain pour les redressements du côté de l'abus de droit (2.2.).

2.1. Une notion de propriété des biens cédés puis repris en location précisée par le juge

Le Conseil d'Etat s'était penché, préalablement à la décision de la cour administrative d'appel de Lyon en date du 9 janvier 2009, sur l'application des dispositions du deuxième alinéa du 3° de l'article 1469 du CGI et, dans son arrêt du 13 décembre 2006 "SNC Rocamat Pierre Naturelle", était venu préciser la notion de "précédent propriétaire". Ces précisions étaient nécessaires car la chronologie des faits des opérations de restructuration n'est pas toujours aussi claire que dans la décision de la cour administrative d'appel de Lyon du 9 janvier 2009.

Dans l'affaire "SNC Rocamat Pierre Naturelle", le locataire n'avait jamais été en droit, avant comme après la vente des équipements et biens mobiliers par la société dissoute, propriétaire des biens loués. Le Conseil d'Etat confirmait alors la décision de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 9 juin 2005 (CAA Bordeaux, 4ème ch., 9 juin 2005, n° 02BX01876 N° Lexbase : A0325DKA). Les dispositions de l'article 1469-3°, quatrième alinéa, du CGI, relatives à la valeur locative des biens repris en crédit-bail ou en location, après cession, par leur précédent propriétaire, ne s'appliquent pas dans le cas où des biens ont été cédés à un tiers par des sociétés avant leur dissolution par confusion de patrimoine entre les mains de leur associé unique, ce dernier ne pouvant être regardé comme le précédent propriétaire alors même qu'il a immédiatement repris ces biens en location pour une valeur identique.

L'intérêt de la décision "SNC Rocamat Pierre Naturelle" au regard de l'application du dispositif anti lease-back reposait sur l'approche strictement juridique retenue par le Conseil d'Etat pour définir la notion de "propriétaire apparent". La Haute juridiction écarte en effet, dans cet arrêt, l'approche plus économique que lui suggérait de retenir l'administration. Dans l'affaire "caisse régionale de crédit" du 9 janvier 2009 qui concerne une simple location de biens mobiliers et d'équipements acquis toutefois au terme d'une opération placée sous le régime de l'article 210 A du CGI, il n'était pas réellement contesté que la caisse régionale de crédit ait été propriétaire des biens à la date de leur cession, le 29 décembre 1995. La chronologie des faits ou des opérations est importante, dans l'affaire jugée par la cour administrative d'appel de Lyon ; la fusion intervient avant et non après la cession des biens mobiliers et équipements. La cour administrative d'appel de Lyon peut alors se borner à réaffirmer le nécessaire examen de la condition de propriété préalable des biens, avant d'appliquer la valeur plancher de taxe professionnelle, en l'espèce, la cession des biens mobiliers et équipement étant intervenue avant le 31 décembre 1995, la caisse n'était pas propriétaire des biens pour l'établissement de la taxe professionnelle dès l'année 1997.

2.2. En présence d'une opération à but exclusivement fiscal destinée à minorer la base imposable, l'administration fiscale peut se placer sur le terrain de l'abus de droit ou sur celui de la fraude à la loi

Si les dispositions du quatrième alinéa du 3° de l'article 1469 constituent un dispositif anti-abus, l'administration face à des situations de minoration de la charge fiscale manifestement abusives n'est pas démunie et peut être amenée à mettre en oeuvre la procédure de répression des abus de droit.

Dans l'affaire jugée par la cour administrative d'appel de Lyon, la cession des équipements puis leur reprise en location avait un autre but que minorer la base de la taxe professionnelle. Cette opération participait aussi d'une gestion plus rationnelle de moyens, elle était le simple prolongement d'une opération plus complexe initiée par le rapprochement de deux caisses régionales de crédit, celle de Centre France et celle de Corrèze. Certes, l'opération avait été conduite sur le fondement des dispositions de l'article 210 A du CGI, mais l'opération de fusion paraissait justifiée en elle-même et ne laissait pas pressentir une volonté de fraude à la loi. Surtout, la fusion était intervenue en l'espèce, avant la location. Il est certainement plus tentant de mettre en oeuvre la procédure d'abus de droit face à une succession d'opérations pouvant prendre par exemple la forme de la succession d'une opération de lease-back et d'une fusion afin d'éluder une partie de la taxe professionnelle ou dans une situation telle que celle de la cour administrative d'appel de Bordeaux en date du 9 juin 2005 (CAA Bordeaux, 4ème ch., n° 04BX00010, Ministre c/ CRCAM Charente-Maritime Deux Sèvres N° Lexbase : A2931DKR), affaire dans laquelle la cour avait jugé qu'une société issue de la fusion de deux sociétés ne peut être regardée comme le précédent propriétaire des installations informatiques et du matériel de bureau que des sociétés ont cédé trois mois avant leur fusion à une société tierce qui leur a donné ces mêmes biens en location. Selon que la fusion intervient avant ou après lease-back ou location, la situation des biens inclus dans les bases de la taxe professionnelle n'est donc pas la même.

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Durée du travail

[Jurisprudence] Temps de travail effectif... les juges veillent !

Réf. : Cass. soc., 12 mars 2009, 2 arrêts, n° 07-40.587, M. Edmond Villate, F-D (N° Lexbase : A0801EEE) et n° 07-45.715, Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), F-D (N° Lexbase : A0846EE3)

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par Fany Lalanne - Rédactrice en chef Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Octobre 2010

Introduite dans le Code du travail par la loi du 13 juin 1998 (loi n° 98-461 du 13 juin 1998, d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail N° Lexbase : L7982AIH), la définition du temps de travail effectif, si elle est unanimement admise, n'en continue pas moins de poser certaines difficultés quant à ses modalités d'application. En témoigne deux nouveaux arrêts rendus par la Haute juridiction le 12 mars 2009. L'on se souviendra du pavé jeté dans la mare par le conseil de prud'hommes d'Albi (1) qui, le 15 janvier 2008, avait donné raison à plusieurs facteurs demandant à ce que leur temps d'habillage et de déshabillage soit pris en compte dans leur temps de travail effectif. Plus discret, mais tout aussi délicat, le temps de trajet continue, également, de poser quelques difficultés. Certes, il n'est plus contesté, aujourd'hui, que le temps habituel de trajet entre le domicile et le lieu de travail ne constitue pas en soi un temps de travail effectif (2). Pour autant, le temps de trajet entre son domicile et son lieu de travail a ceci de particulier qu'il se situe à la frontière du temps privé et du temps de travail effectif. Ce qui explique, sans doute, qu'il ait longtemps alimenté les antres de la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation ... et qu'il continue de le faire. D'autant que la qualification de temps de travail effectif emporte des enjeux importants (rémunération, heures supplémentaires). La loi n° 2005-32 du 18 janvier 2005, de programmation pour la cohésion sociale (N° Lexbase : L6384G49), entrée en vigueur le 20 janvier 2005, a, il est vrai, apporté des précisions utiles relatives au temps de trajet. Elle s'avère, cependant, dans la pratique, insuffisante pour mettre un terme à un contentieux épineux.
Décisions

Pourvoi n° 07-40.587 : est un travail effectif au sens de l'article L. 3121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0291H9N), le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. Ayant constaté que le salarié, disposant de liaisons téléphoniques lui permettant d'être informé de l'heure d'arrivée du camion relais, ainsi que de sa propre heure de départ, et bénéficiant sur place de la possibilité de prendre son repos en toute quiétude, pouvait vaquer librement à des occupations personnelles, la cour d'appel a légalement justifié sa décision déboutant le salarié de ses demandes en paiement des heures d'attente.

Pourvoi n° 07-45.715 : ayant relevé, dans l'appréciation souveraine des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis et du rapport d'expertise, que le trajet entre le domicile des salariés et leur lieu de travail dérogeait au temps normal du trajet d'un travailleur entre son domicile et son lieu de travail habituel, la cour d'appel qui a décidé, en application de l'article L. 212-4 du Code du travail (N° Lexbase : L8959G7X, art. L. 3121-1, recod.), que ce temps de trajet constituait un temps de travail effectif, a légalement justifié sa décision.

Commentaire

I - Une définition désormais classique du temps de travail effectif

  • La définition légale du temps de travail

Traditionnellement, la durée du travail effectif se définit comme le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles (C. trav., art. L. 3121-1). Les trois critères de disponibilité du salarié, de la soumission à l'autorité de l'employeur et de la possibilité de vaquer à des occupations personnelles sont cumulatifs. Aussi, le législateur a-t-il précisé que le temps nécessaire à la restauration, ainsi que les temps consacrés aux pauses, sont considérés comme du temps de travail effectif, lorsque les critères définis à l'article L. 3121-1 du Code du travail sont réunis (C. trav., art. L. 3121-2 N° Lexbase : L0292H9P). De même, le temps d'habillage et de déshabillage peut être considéré, sous ces mêmes conditions, comme temps de travail effectif (C. trav., art. L. 3121-3 N° Lexbase : L0293H9Q).

Logiquement et au cas par cas, la jurisprudence est amenée à en préciser les contours. Ainsi, elle a reconnu comme étant du temps de travail effectif la demi-heure que le salarié est tenu de consacrer quotidiennement au chargement d'outils et au temps de transport sur le lieu du chantier (3), le temps durant lequel le salarié, veilleur de nuit ou gardien pendant la fermeture de l'entreprise, se tient à la disposition de l'employeur, sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles (4), le temps de repas et les temps où le salarié demeure dans une chambre de veille (5), le temps durant lequel le salarié est tenu de rester sur le lieu du travail afin de répondre à toute nécessité d'intervention, dans des locaux déterminés par l'employeur, peu important les conditions d'occupation de tels locaux (6), ou, même, le temps quotidien de douche, dès lors qu'il n'est pas contesté que les salariés effectuent des travaux nécessitant la prise d'une douche, il en résulte que l'employeur doit payer le temps quotidien de douche au tarif normal des heures de travail (7). Elle a retenu, a contrario, que, dès lors que le salarié ne doit pas se tenir en permanence dans le magasin et qu'il peut vaquer à des occupations personnelles dans la maison attenante, les horaires d'ouverture du magasin ne correspondent pas en totalité à un temps de travail effectif (8).

Ainsi, la jurisprudence est constante sur ce point, à partir du moment où un salarié se tient à la disposition de l'employeur sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles, le temps de travail doit être défini comme temps de travail effectif (9).

  • En l'espèce

Dans la première affaire commentée (pourvoi n° 07-40.587), le salarié, chauffeur routier, était affecté à la ligne Vannes-Niort dans le cadre d'une organisation en relais. Il devait laisser à Niort son semi-remorque chargé, lequel était, ensuite, acheminé dans le Sud de la France par un autre conducteur, puis il récupérait un véhicule en provenance de cette dernière destination, qu'il reconduisait à Vannes. L'échange des véhicules ayant lieu la nuit et le temps d'attente des chauffeurs variant de trois quarts d'heure à quatre heures, l'entreprise avait mis à leur disposition un local de repos auquel le salarié avait préféré sa propre caravane, qu'il avait installée sur le site. Soutenant que ses heures d'attente constituaient un temps de travail effectif, l'intéressé a saisi la juridiction prud'homale afin d'obtenir le paiement d'un rappel de rémunération. Il fait grief à l'arrêt de l'avoir débouté de ses demandes en paiement des heures d'attente, des congés payés et repos compensateur afférents, d'un complément d'indemnité de départ à la retraite et d'une indemnité compensant le retard de paiement. En effet, selon lui, en se bornant à affirmer qu'il pouvait vaquer à ses occupations personnelles quand il n'était pas contesté que le temps d'attente pouvait varier entre trois quarts d'heures et quatre heures, en sorte qu'il ne pouvait organiser à l'avance son temps d'attente, ni, en conséquence, librement vaquer à ses occupations personnelles, la cour d'appel a violé l'article L. 3121-1 du Code du travail.

  • La solution retenue

Tel n'est pas l'avis de la Cour de cassation. Après avoir repris la définition légale du temps de travail effectif, la Haute juridiction considère, qu'en l'espèce, le salarié, disposant de liaisons téléphoniques lui permettant d'être informé de l'heure d'arrivée du camion relais, ainsi que de sa propre heure de départ, et bénéficiant sur place de la possibilité de prendre son repos en toute quiétude, pouvait vaquer librement à des occupations personnelles. A l'instar de la cour d'appel, la Cour de cassation estime, ainsi, que le temps d'attente devait être assimilé à un temps de repos exclu du temps de travail effectif par l'accord d'entreprise.

A première lecture, la solution pourrait surprendre. Il est vrai que les temps de pause ne sont traditionnellement pas consacrés comme temps de travail effectif (C. trav., art. L. 3121-2 N° Lexbase : L0292H9P) (10), sauf lorsque le salarié reste à disposition de l'employeur et doit se confirmer à ses directives, sans pouvoir vaquer librement à ses occupations (cqfd) (11). Il convient donc d'appliquer, une nouvelle fois, les critères de la définition du temps de travail effectif établis par le législateur.

La difficulté réside, ici, non pas tant en la définition du temps d'attente, l'accord d'entreprise excluant le temps de repos du temps de travail effectif, mais davantage en la question de savoir si le salarié pouvait vaquer librement à ses occupations. L'interrogation est d'autant plus légitime qu'il ne faut pas perdre de vue que, dans cette affaire, le salarié disposait d'un téléphone portable le reliant à son employeur. La frontière peut sembler mince. Mais la Cour de cassation estime, ici, que, dans la mesure où la société mettait à la disposition des chauffeurs un local de repos à proximité du parking où s'effectuaient les relais ; que ce temps ne comportait aucune attente pour charger ou décharger ; qu'il s'agissait d'un temps prévisible et, que pendant ce temps, le salarié était libre de bénéficier du local ou d'aller à l'hôtel et de vaquer à ses occupations personnelles, il n'y a pas travail effectif. Les demandes en paiement des heures d'attente, des congés payés et repos compensateur afférents, d'un complément d'indemnité de départ à la retraite et d'une indemnité compensant le retard de paiement, doivent donc être logiquement rejetées.

II Le temps de trajet : temps de travail effectif ?

La question de savoir si les temps de trajet doivent être considérés comme du temps de travail reste pour le moins délicate. En effet, les temps de déplacement effectués dans le cadre professionnel et qui sont caractérisés par une initiative de l'employeur ne sont pas toujours évidents à qualifier (12). Plusieurs types de trajet doivent, à ce titre, être distingués.

  • Le trajet domicile-lieu de travail

Il est, aujourd'hui, unanimement reconnu que le temps habituel de trajet entre le domicile et le lieu de travail ne constitue pas, en soi, un temps de travail effectif (13). Dès lors, le régime des heures supplémentaires ne peut leur être appliqué (14), ce temps ne peut être rémunéré, sauf disposition conventionnelle ou usage contraire.

  • Le trajet entre deux lieux de travail

En revanche, le temps de trajet entre l'entreprise et le chantier est considéré comme un temps de travail effectif, lorsque le salarié est à la disposition de son employeur pendant le trajet et exécute une prestation à sa demande (15).

  • Le temps de déplacement professionnel

Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif (C. trav., art. L. 3121-4 N° Lexbase : L0294H9R). Ces dispositions, issues de la loi de cohésion sociale du 18 janvier 2005, visent le temps de trajet effectué par le salarié pour se rendre de son domicile à un lieu de mission (cas du salarié en déplacement professionnel). Toutefois, s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il doit faire l'objet d'une contrepartie. Cette contrepartie peut se faire soit sous forme de repos, soit être financière, déterminée par convention ou accord collectif. En l'absence de convention ou d'accord collectif, l'employeur peut librement déterminer cette contrepartie après consultation du comité d'entreprise ou des délégués du personnel, lorsqu'ils existent. La part de ce temps de déplacement professionnel coïncidant avec l'horaire de travail ne doit pas entraîner de perte de salaire.

Ainsi, la Cour de cassation a récemment jugé que le temps du trajet effectué par le salarié dans les locaux de l'entreprise entre le vestiaire et le lieu de pointage n'est pas un temps de déplacement professionnel au sens de l'article L. 3121-4 du Code du travail (16). De même, dès lors que les salariés n'étaient tenus de passer au dépôt de l'entreprise ni avant, ni après leur prise de service et ne s'y rendaient que pour des raisons de convenance personnelle, ces trajets ne sont pas assimilés à du temps de travail effectif (17).

  • En l'espèce

Dans la seconde affaire commentée (pourvoi n° 07-45.715), deux salariés, exerçant les fonctions d'ingénieurs de formation, ont saisi la juridiction prud'homale afin d'obtenir le paiement de rappels de salaires au titre d'heures supplémentaires, liées à leur temps de déplacement sur l'ensemble du territoire. En effet, en exécution des ordres de mission liés à l'exercice de leurs fonctions, ils étaient amenés à effectuer de nombreux déplacements impliquant des temps de trajet importants entre le domicile ou l'entreprise et les différents lieux de mission. La question était donc de savoir si ces temps de trajet dérogeaient au temps normal du trajet du salarié se rendant de son domicile à son lieu de travail habituel (voir supra). La cour d'appel a retenu que l'ensemble des éléments contenus dans le rapport d'expertise, l'importance et le caractère habituel du temps consacré aux trajets et aux déplacements, la longueur des dits déplacements démontrent qu'il était dérogé au temps normal de trajet d'un travailleur entre son domicile et son lieu de travail. C'est, donc, à bon droit que les premiers juges ont considéré que les heures ainsi passées, déduction faite du temps normal de trajet domicile-lieu de travail constituait un temps de travail effectif.

  • Une solution conforme à la jurisprudence antérieure... mais qui laisse certaines questions en suspens

La Cour de cassation retient, dans cette affaire (pourvoi n° 07-45.715), qu'ayant relevé, dans l'appréciation souveraine des éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis et du rapport d'expertise, que le trajet entre le domicile des salariés et leur lieu de travail dérogeait au temps normal du trajet d'un travailleur entre son domicile et son lieu de travail habituel, la cour d'appel qui a décidé que ce temps de trajet constituait un temps de travail effectif a légalement justifié sa décision. La solution n'est guère surprenante. La difficulté est, en effet, dans cette hypothèse, de définir le temps normal de trajet habituel. Or, ici, un rapport d'expertise l'avait établi et avait, ainsi, mis en exergue un temps de trajet bien supérieur au temps de trajet habituel.

La solution, si elle est conforme à la jurisprudence antérieure, pourrait, cependant, décevoir. En effet, elle ne répond toujours pas à la question de savoir ce qu'est un temps de travail "normal". Le législateur ne l'ayant pas défini, il revient, certes, aux juges d'en apprécier, au cas par cas, la véracité et le bien-fondé, pour autant, l'on reste, une nouvelle fois, sur notre faim.


(1) CPH Albi, sect. com., 15 janvier 2008, n° 06/00363, Madame Carole Andreotti e.a. c/ La Poste (N° Lexbase : A7580D37).
(2) Cass. soc., 5 novembre 2003, n° 01-43.109, Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) c/ M. Antoine Marini, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A0662DAR) et les obs. de G. Auzero, Qualification juridique des temps de trajet, Lexbase Hebdo n° 95 du 19 novembre 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N9443AAY).
(3) Cass. soc., 9 mars 1999, n° 96-44.643, M. Pierre Ginez c/ EURL Farines (N° Lexbase : A3049AGZ).
(4) Cass. soc., 9 mars 1999, n° 96-45.590, Mme Hecq c/ Société Rond Royal Sablons (N° Lexbase : A4642AGZ).
(5) Cass. soc., 4 janvier 2000, n° 97-43.026, Société Saint-Marc c/ M. Fellouzis (N° Lexbase : A6360AGN).
(6) Cass. soc., 2 juin 2004, n° 02-42.618, M. Jean-Pierre Maucolin c/ Union pour la gestion des établissements des caisses d'assurance maladie Lorraine-Champagne (UGECAM Nord-Est), FS-P (N° Lexbase : A5185DCZ).
(7) Cass. soc., 11 février 2004, n° 01-46.405, M. Sacha Bloch c/ Société Arlux, FS-P (N° Lexbase : A2699DBL) et les obs. de Ch. Alour, Le paiement du temps de douche, Lexbase Hebdo n° 109 du 25 février 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N0625ABR).
(8) Cass. soc., 16 juin 2004, n° 02-43.755, Mme Georgette Gaigeard c/ Société Malve, FS-P+B (N° Lexbase : A7422DCU) et les obs. de S. Koleck-Desautel, La notion de temps de travail effectif, Lexbase Hebdo n° 127 du 30 juin 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N2098ABC).
(9) Cass. soc., 6 février 2001, n° 98-44.875, Société GTMH c/ M. Gomez (N° Lexbase : A3612AR9) ; Cass. soc., 27 novembre 2002, n° 00-46.254, M. Florent Geoffroy c/ Société Boniface frères, F-D (N° Lexbase : A1199A48).
(10) Cass. soc., 5 avril 2006, n° 05-43.061, Société Distribution Casino France c/ M. Henri Jade, FS-P (N° Lexbase : A9800DNB). Solution consacrée par le législateur par la loi du 19 janvier 2000 (loi n° 2000-37, relative à la réduction négociée du temps de travail N° Lexbase : L0988AH3), mais initiée par la jurisprudence. Voir, en ce sens, Cass. soc., 25 mars 1998, n° 95-44.735, Société Brasselet, société anonyme c/ M. Gilbert Racine et autres (N° Lexbase : A2924AGE).
(11) Cass. soc., 25 mars 1998, n° 95-44.735, préc..
(12) Voir Michel Morand, Temps de trajet - temps de déplacement : quelles qualifications ?, RJS, 3/04, p.191.
(13) Cass. soc., 5 novembre 2003, n° 01-43.109, préc..
(14) Cass. soc., 21 mars 2006, n° 04-40.605, M. Alain Forment c/ M. Hardinder Singh, F-D (N° Lexbase : A8000DNM).
(15) Cass. soc., 31 mars 1993, n° 89-40.865, EGIE c/ Alègre et autres (N° Lexbase : A9410AAR). Solution confirmée depuis, voir, notamment, Cass. soc., 16 janvier 1996, n° 92-42.354, Société Rhône-Alpes d'exploitation de chauffage (SORADEC), société anonyme c/ M. Laurent de Turpain Fontaine Vive et autre (N° Lexbase : A3933AAW) ; Cass. soc., 16 juin 2004, n° 02-43.685, Société Sotrapmeca Bonaldy c/ M. Alvaro Dos Santos Mota, FS-P+B (N° Lexbase : A7421DCT).
(16) Cass. soc., 13 janvier 2009, n° 07-40.638, Société Eurodisney Associés, SCA, FS-D (N° Lexbase : A3491ECB).
(17) Cass. soc., 26 mars 2008, n° 05-41.476, Société transports publics de l'agglomération stéphanoise (STAS) c/ Union régionale UNSA Rhône Alpes et autres (N° Lexbase : A5897D7K) et les obs. de Ch. Radé, Temps de trajet et d'habillage : la Cour de cassation veille au grain, Lexbase Hebdo n° 300 du 9 avril 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N6475BEK).


Décisions

1° Cass. soc., 12 mars 2009, n° 07-40.587, M. Edmond Villate, F-D (N° Lexbase : A0801EEE)

CA Rennes, 8ème ch. prud., 7 décembre 2006, n° 06/00896, SAS JLG Services c/ M. Edmond Villate (N° Lexbase : A5721DYK)

Texte visé : C. trav., art. L. 3121-1 (N° Lexbase : L0291H9N)

Mots-clefs : temps de travail effectif ; temps de repos

Lien base :

2° Cass. soc., 12 mars 2009, n° 07-45.715, Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), F-D (N° Lexbase : A0846EE3)

CA Toulouse, 4ème ch., sect. 1, ch. soc., 31 octobre 2007

C. trav., art. L. 3121-1 (N° Lexbase : L0291H9N)

Mots-clefs : temps de travail effectif ; temps de trajet ; appréciation souveraine des juges

Lien base :

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