La lettre juridique n°842 du 5 novembre 2020 : Procédure civile

[Jurisprudence] Application mobile et constat d’huissier : première jurisprudence (enfin)

Réf. : CA Paris, 22 septembre 2020, n° 19/10492 (N° Lexbase : A60213UK)

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par Sylvian Dorol - Huissier de justice associé (Vénézia & Associés) - Intervenant à l’ENM - EFB - HEDAC et INCJ - Chargé d’enseignement (Paris X et XIII) et Xavier Louise-Alexandrine - Huissier de justice associé (Calippe & Associés)

le 04 Novembre 2020


Mots clés : preuve constat • huissier • smartphone • applications

Le contentieux lié aux applications mobiles n’est qu’à ses balbutiements, mais touche déjà de nombreuses thématiques juridiques : droit de la concurrence, parasitisme, contrefaçon... et preuve. Sur ce dernier thème, il faut retenir un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 22 septembre 2020. Il éclaire les conditions d’établissement et de recevabilité des constats d’huissier établis sur applications mobiles.  La question est fondamentale tant la preuve est le socle des droits à défendre. 


                                                                        

                 

Si certains [1] rappent que la justice a deux vitesses alors que leur Lamborghini en a six, il n’est rien de moins sûr qu’aucune des deux ne peut rattraper le temps perdu... Et alors même que le grand public amateur de smartphones va bientôt s’initier à la 5G, le justiciable souffre des affres du temps judiciaire puisque, pour la première fois à la connaissance des auteurs, il a été rendu le 29 septembre 2020 un arrêt relatif au constat d’huissier de justice portant sur une application smartphone. Plus que d’être précurseur, cette décision de la cour d’appel de Paris [2] apparaît comme un jalon de la matière comme les développements qui suivent le démontreront. Mais il apparaît vain de tenter de se convaincre de l’exceptionnelle portée de cette décision si les faits de l’espèce sont ignorés.

Les faits sont assez inhabituels, cela n’étonnant guère puisque la décision est la première de la matière. Une association expose qu'elle développe depuis 2010 une base de données recensant et localisant les défibrillateurs cardiaques accessibles au public et une application « Ab Ac » sur téléphone mobile permettant de géolocaliser les défibrillateurs enregistrés dans cette base. En 2018, apparaît une application concurrente permettant elle aussi de géolocaliser des défibrillateurs. Prétendant que, début septembre 2018, l'application « Sauv-Life », qui géolocalisait une dizaine de milliers de défibrillateurs en France, avait quintuplé ce nombre et que plusieurs de ces nouveaux défibrillateurs ne pouvaient être connus que par extraction de leur propre base de données, la première association a fait établir, le 11 octobre 2018, un procès-verbal de constat d'huissier sur les applications « Sauv-Life » et « Ab Ac ». Ce procès-verbal sert par la suite à motiver une requête en vue d’un constat sur ordonnance sur requête du 17 octobre 2018. Le contentieux se poursuit, au cours duquel le procès-verbal du constat du 11 octobre 2018 essuie de nombreuses critiques.

En effet, il est soutenu que le procès-verbal de constat dressé le 11 octobre 2018 encourt la nullité dès lors que l'huissier instrumentaire n'a pas conservé un rôle passif mais a procédé au téléchargement des applications en créant au préalable un compte privé sur la plateforme de téléchargement « Apple Store » et en utilisant des codes d'accès à l'application « Sauv-Life » sans avoir demandé l'autorisation préalable de l'association Sauv Life, et que l'huissier instrumentaire a bénéficié de l'assistance du requérant, lequel n'est pas un tiers indépendant, qui lui a communiqué des codes de connexion personnalisés.

Au-delà de s’interroger sur la validité du procès-verbal de constat dressé par l’officier public et ministériel, la question qui se posait réellement était de déterminer si le téléchargement d’une application et le lancement de celle-ci au moyen des identifiants du requérant constituait une constatation au sens de l’ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 (N° Lexbase : L8061AIE) relative au statut des huissiers. La cour d’appel de Paris, dans un arrêt motivé avec finesse (trois paragraphes sur cette question) et visant expressément l’ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers, ne sanctionne pas le procès-verbal dressé par l’huissier de justice, bien au contraire.

Même si la solution retenue par la cour d’appel de Paris peut apparaître discutable selon une certaine logique juridique théorique (I), elle doit cependant être salué tant ses implications pratiques actuelles et futures sont certaines (II).

I. Applications mobiles et huissier : aspects théoriques

Constater peut paraître simple. Après tout, ce n’est que transcrire une réalité. Mais si cela était si simple, pourquoi existerait-il des professionnels de la matière, les huissiers de justice, dont les constatations sont appréciées tant des magistrats que des justiciables, et dont le législateur leur accorde une unique valeur ? Et pourquoi les constats dressés par ces officiers publics et ministériels seraient-il au cœur de certains débats judiciaires ?

En effet, derrière une apparente simplicité, le fait de constater s’apparente à un exercice d’équilibriste pour l’huissier de justice, notamment en matière d’application mobile puisqu’aucune décision n’existait en la matière avant l’arrêt commenté. Pour s’en convaincre, il convient de rappeler les fondamentaux des constatations (A). avant d’exposer les différentes interrogations qui peuvent se poser en matière de constat sur application mobile (B).

A. Les fondamentaux des constatations

Etonnamment, ni le procès-verbal de constat, ni les constatations ne sont définis par le législateur, ce qui oblige à se tourner vers la doctrine éclairée par la jurisprudence (1) pour comprendre ce que c’est et appréhender la nécessaire neutralité de l’huissier (2).

1) Définitions

L’ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945, en son article 1er, prévoit que les huissiers de justice peuvent « effectuer des constatations purement matérielles, exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter ».

« constater » c’est : « remarquer objectivement quelque chose, l'enregistrer comme vrai, réel, observer ». Constater c’est également « consigner quelque chose dans un écrit officiel, le certifier par un acte authentique ». Les constatations se trouveront alors consignées dans un procès-verbal qui permet d’établir la réalité d’un fait juridique.

La notion de « constatations purement matérielles » a d’abord été définie par le professeur Perrot. Bien que l’expression ne soit pas d’une « clarté aveuglante » [3], elle « s’entend de tout ce qui peut être perçu directement par les sens » [4] : vue, ouïe, goût, odorat, toucher. Néanmoins cette définition n’est pas pleinement satisfaisante car, comme l’indique Thierry Guinot, « la notion de matérialité des constatations présente des difficultés croissantes avec l’évolution de notre société. En effet, il est courant aujourd’hui qu’une réalité non matérielle détermine des droits (…) » [5]. Pour cet auteur, la matérialité des constatations doit s’entendre de l’objet du constat, et non uniquement de la perception de celui-ci par le constatant.

Les définitions doctrinales ne suffisent pas à cerner la notion de « constatation purement matérielle ». À la lecture de la jurisprudence, il apparaît que cette notion doit en outre s’entendre comme exclusive de toute opération intellectuelle, c’est-à-dire de volonté juridique, transformant le tiers neutre et impartial qu’est l’huissier de justice en acteur juridique. C’est pourquoi il n’est pas possible à l’huissier de justice d’acheter un produit pour en constater la vente [6] : en admettant le contraire, il quitterait son habit de tiers neutre et impartial pour revêtir le costume de cocontractant. De façon plus générale, l’opération intellectuelle proscrite en matière de constatations désigne le fait, pour l’huissier de justice, d’avoir recours à un stratagème juridique ou factuel [7] en vue d’influencer le comportement de la partie adverse et favoriser l’obtention d’une preuve au bénéfice de son mandant.

Ainsi, comme il a été proposé [8], est une constatation purement matérielle toute situation personnellement constatée par l’huissier de justice au moyen de ses sens, et qu’il n’a pas provoquée par une opération intellectuelle de nature à troubler sa qualité de tiers neutre, indépendant et impartial [9].

2) Appréciation du comportement de l’huissier

La notion de constatation définie, il reste à exposer de quelle manière est perçue cette notion dans les prétoires en matière de « cyberconstats », c’est-à-dire de constats ayant pour objet des éléments numériques. Dans cet environnement, comment l’huissier de justice peut-il rester neutre ? La question s’est régulièrement posée.

La cour d’appel de Paris a justement jugé que le fait de « cliquer » sur des mentions du site internet [10] ne dénature pas le constat de l’huissier : s’il est actif physiquement, il ne provoque pas la preuve par une opération intellectuelle. De même, il peut réaliser des captures écran des pages constatées sans risquer de voir son procès-verbal écarté des débats précisent les juges marseillais [11].

Par contre, il n’est pas permis pour un huissier de justice d’aspirer un site Internet au motif que « ces investigations outrepassent le simple constat, qui permet à l’huissier instrumentaire de procéder à des captures de pages d’écran, et s’analysent en une saisie contrefaçon descriptive » [12].

Une question n’avait cependant pas encore été posée au juge judiciaire : l'huissier de justice conserve un rôle passif en téléchargeant une application ? Allant plus loin, est-il interdit d’utiliser les codes d'accès fourni par le requérant pour accéder à une application ? Si le juge ne s’était pas encore prononcé, la doctrine estimait que « rien ne semble s’opposer à ce que l’huissier de justice puisse constater la diffusion du contenu, puis la télécharge en ligne à condition de s’assurer de la conformité entre les fichiers constatés et ceux téléchargés ».

Les fondamentaux de la matière rappelés, il convient d’exposer plus en détail les interrogations tranchées par l’arrêt de la cour d’appel de Paris commenté.

B. Des constatations sources d’interrogation

Une question principale se pose en matière de téléchargement d’applications smartphone par l’huissier de justice au cours d’un constat : demeure-t-il passif en procédant de la sorte (2). ? Mais, avant tout, est-il possible de considérer que le téléchargement d’application est un constat d’achat, ce qui emporte des conséquences non négligeables pour l’huissier de justice (1). ?

1) Téléchargement et constat d’achat

Pour Vincent Vigneau [13], « le constat d’achat consiste à faire constater par un huissier de justice la vente d’un produit ou l’engagement d’une prestation de service », précisant « on devrait d’ailleurs plutôt parler de “constat de vente” que de constat d’achat ». Pour plusieurs raisons [14], les huissiers de justice n’achètent pas les produits litigieux eux-mêmes, mais ont recours à un tiers pour ce faire. Depuis un arrêt de principe rendu par la Cour de cassation le 20 mars 2014 [15], le recours à un tiers acheteur est rendu obligatoire pour l’établissement d’un constat d’achat sur Internet.

Afin de comprendre pourquoi la question se pose de savoir si le fait, pour un huissier de justice, de télécharger une application mobile est un constat d’achat, il convient de rappeler que l'App Store est une plateforme d’achat crée et distribué par Apple sur les appareils mobiles fonctionnant sous iOS. Des fonctionnalités similaires existent sous Android.

Plusieurs types d’applications existent : « Apps gratuites (Doctolib, Wikipédia, etc), Apps gratuites avec publicité (Pinterest, Twitter, etc), Apps gratuites avec biens et services physiques (Airbnb), Apps gratuites avec achats intégrés (Candy Crush Saga, etc), Apps payantes, Apps gratuites avec abonnement (LinkedIn), Apps de lecture de contenu (Netflix, Spotify), Apps multi-plateformes (Dropbox, Fortnite, Microsoft Word»  [16]. En toute hypothèse, le téléchargement d’une application nécessite au préalable la création d’un compte auquel est très souvent associé une carte bancaire.

A la lecture de ce qui précède, il est légitime de s’interroger ainsi : existe-t-il une différence entre télécharger et acheter une application ? A la réflexion, la différence entre acheter et télécharger est que dans le premier cas il faut nécessairement un paiement pour acquérir un bien, alors que dans le second, cela peut se faire gratuitement.

En l’espèce, l’application litigieuse est gratuite, sans publicité et achats intégrés. Dès lors, la question du constat d’achat n’a pas fait irruption dans le débat judiciaire et c’est ce qui a certainement motivé l’huissier de justice instrumentaire à utiliser ses propres identifiants pour télécharger l’application.

Il demeure cependant une autre question : l’huissier de justice conserve-t-il un comportement passif en téléchargeant une application gratuite ? 

2) Télécharger et comportement de l’huissier

Il ressort de la décision commentée, comme nous allons l’exposer plus en détail ultérieurement, que le fait pour l’huissier de justice de télécharger une application gratuite s’assimile à un simple clic : il ne fait qu’accéder à quelque chose d’accessible à tout le monde sans restriction. De la même manière qu’il peut cliquer sans perdre sa qualité de tiers neutre [17], il peut donc télécharger une application mobile en toute sérénité.

Dépassant ce point, se pose ici la question du « lieu » des constatations : une application gratuite est un « lieu public virtuel » [18] , comme un site internet lambda ? Apparemment non, puisqu’en l’espèce, l’application mobile gratuite nécessitait un profil utilisateur pour être utilisée. La solution n’aurait peut-être pas été la même si aucun compte utilisateur n’était exigé au lancement de l’application (comme une simple application métro).

A la lecture de l’arrêt de la cour d’appel de Paris, l’huissier de justice peut donc télécharger une application avec ses identifiants, mais doit s’abstenir d’utiliser l’application avec ses codes… Nous l’écrivions au début de ces développements : « le fait de constater est fréquemment un exercice d’équilibriste pour l’huissier de justice »…

Les questionnements théoriques étant explorés, le temps est venu d’étudier les aspects pratiques du constat d’huissier sur applications mobiles.

II. Applications mobiles et huissier : aspects pratiques

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 22 septembre 2020 contribue à mettre un frein aux débats théoriques qui animaient la matière (A). Le contentieux en ce domaine s’annonçant pléthorique à l’avenir tant les applications smartphone font partie de notre quotidien, il convient également de s’appesantir sur les perspectives qu’ouvre la décision commentée (B).

A. L’apport de la solution

La solution apportée par la cour d’appel de Paris est novatrice en ce que, plus que d’être pionnière de la matière, elle rompt avec les jurisprudences cousines rendues en matière de « constat internet » traditionnel, démontrant que les « constats internet  » entrent réellement dans une nouvelle ère [19].

1) Définition du rôle passif dans le téléchargement

Pour un huissier de justice, télécharger une application mobile, c’est constater selon l’ordonnance du 2 novembre 1945 sus-évoquée. Ainsi peut-on résumer l’apport de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris qui valide le « tap » sur l’écran du smartphone.

Il est constant que l’huissier de justice, en matière de constat, ne peut être que spectateur : son acte narre ce qu’il voit, ce qu’il perçoit, le contraignant à une passivité forcée. Pour autant, il peut tout à fait cliquer sur des mentions du site internet comme l’a très justement indiqué la cour d’appel de Paris le 5 juillet 2019 [20]. De la même manière qu’un « clic » ne constitue pas une opération intellectuelle dénaturant la notion de constatation en matière internet, le simple « tap » de l’huissier de justice sur l’écran de son smartphone est donc valide au sens de l’ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers. Cela vaut même si le « tap » concrétise le téléchargement d’une application.

C’est sur ce point que l’arrêt de la cour d’appel de Paris est novateur. Les juges valident le fait que le téléchargement d’une application puisse être réalisé au moyen des identifiants de l’huissier de justice, sans passer par la précaution du recours à un tiers comme le préconisait la doctrine [21]. La position doctrinale était dictée par la prudence compte tenu de l’absence de précédents dans le domaine. C’est ce vide juridique, source de jurisprudence, qui faisait le lit de la pusillanimité. Mais l’arrêt commenté prouve bien que la fortune sourit aux audacieux puisque l’officier public et ministériel n’a pas du tout agi ainsi par inconscience, comme le démontre la suite de la décision commentée.

Les juges posent cependant des garde-fous à l’utilisation par l’huissier de justice de ses identifiants personnels pour télécharger une application. La décision précise en effet que « l'huissier a conservé un rôle passif dès lors que cette opération ne requérait aucun contrôle ou autorisation préalables et entraînait l'ouverture automatique du compte sans tri ni sélection », et souligne le fait « l’application était d’ailleurs accessible à tous sans restriction ».

La notion de constatation est donc précisée à la lecture de cette décision : l’huissier de justice constate en conservant son rôle passif s’il utilise ses identifiants pour télécharger une application proposée au grand public, sans contrôle, tri, sélection ou autorisation préalable. Il ne pourrait donc pas, à la lumière de cette décision, télécharger avec ses identifiants une application réservée aux médecins, aux professionnels de la sécurité, ou autre catégorie de personnes, puisque qu’il y existe une sélection préalable.

2) Utilisation des codes du requérant

« Croire et oser » [22]. Cela aurait pu être la maxime de l’huissier de justice instrumentaire dans cette affaire, car tout démontre qu’il a sciemment utilisé ses codes pour télécharger l’application mais qu’il n’ignorait en rien que la suite des opérations lui interdisait de créer son compte utilisateur.

En effet, porté par son élan, cela n’aurait été guère étonnant que l’officier public et ministériel, après avoir utilisé ses identifiants pour télécharger l’application litigieuse, créée lui-même un compte utilisateur afin de lancer l’application et décrire son fonctionnement. Conscient que la cour de cassation a justement sanctionné un tel comportement [23] en ce que l’huissier, en créant un compte client, entreprend une démarche active contraire à l’impératif de neutralité des constatations, l’officier public et ministériel a préféré « emprunter » les identifiants déjà créés par son requérant.

La cour d’appel de Paris valide cette démarche, s’inscrivant dans une relative constance sur la question puisqu’elle tendait déjà à admettre la création d’un compte client par l’huissier de justice voire même l’utilisation d’un compte déjà existant sans que cela ne soit constitutif d’une violation du principe de loyauté [24].

Pour justifier sa position, notamment par rapport à l’arrêt du 20 mars 2014 sus-évoqué, la cour d’appel de Paris précisait que la jurisprudence antérieure hostile à l’utilisation d’un compte client par l’huissier de justice concerne les « achats de marchandises sur des sites filtrés par des « Webmasters », qui opèrent un contrôle préalable des inscriptions ». Cela n’étant pas le cas en l’espèce, la logique de la cour d’appel de Paris commandait évidemment de valider le fait par l’huissier de justice d’utiliser les identifiants de son mandant.

Pourtant, le raisonnement de la cour d’appel de Paris établissant une dichotomie selon que l’utilisation des codes du requérant est réalisée en vue d’un achat ou non est difficilement justiciable autrement que par des considérations d’espèce. En effet, en toute situation procéder ainsi revient à ce que l’huissier de justice devienne « en quelque sorte un “cavalier constatant”, officiant sous le masque numérique du tiers » [25]. Il est surprenant qu’un comportement de l’huissier de justice soit apprécié différemment selon que son procès-verbal est produit dans un contentieux de propriété intellectuelle ou non. Ce n’est pas la destinée souhaitée par le requérant qui doit influencer la validité du procès-verbal de l’huissier de justice.

Sur la question de l’appréciation de la validité du procès-verbal de l’huissier de justice par le juge, l’arrêt de la cour d’appel de Paris est également très intéressant car conforme aux fondamentaux du droit des constats et offre d’intéressantes perspectives.

B. Les perspectives de la solution

La décision commentée ouvre d’intéressantes perspectives. D’abord, en rappelant l’office du juge en matière de constat d’huissier (1). Ensuite, elle est la première pierre d’un contentieux à venir très important (2).

1) Office du juge

Les juges de la cour d’appel de Paris l’écrivent très clairement dans leur décision : « Il convient dans ces conditions, en cause de référé, en l'absence d'irrégularité manifeste lors de l'établissement du procès-verbal de constat du 11 octobre 2018, non pas de le 'valider' mais de dire qu'il n'y a pas lieu de l'écarter des débats. ».

Pourquoi s’attarder sur cette phrase ? Ces mots résument l’office du juge en matière de constat d’huissier de justice.

En effet, aux termes de l’article 1er de l’ordonnance n° 45-2592 du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers dispose aujourd’hui que « (…) Sauf en matière pénale où elles ont valeur de simples renseignements, ces constatations font foi jusqu’à preuve contraire ». L’expression « faire foi jusqu’à preuve contraire » est synonyme de « présomption simple de vérité ». Les constatations effectuées par l’huissier de justice sont donc présumées être de vérité. Mais plus que de bénéficier d’une « présomption simple de vérité » [26], il porte en son sein, par la qualité de son auteur, une « présomption simple de légalité ».

Cela explique que le juge est lié par les constatations de l’huissier de justice : il ne peut ni les dénaturer, ni les écarter des débats sans motifs. Puisqu’elles sont présumées être conformes à la vérité et à la légalité, le juge n’a pas à les valider comme le rappelle la cour d’appel de Paris. Le procès-verbal de constat dressé par huissier de justice n’a donc pas besoin de l’aval du juge pour exprimer sa puissance probatoire. Le juge doit en connaître, mais uniquement si le procès-verbal est critiqué, et simplement pour indiquer si l’acte est retenu dans les débats.

Il convient d’ailleurs de souligner que, très souvent, la sanction requise contre un procès-verbal de constat irrégulier est la nullité. Il s’agit là d’un raccourci de langage éloigné de l’exactitude juridique car, n’étant pas un acte de procédure, le régime des nullités pour vice de forme n’apparaît pas applicable au procès-verbal de sanction : la seule et unique sanction est la mise à l’écart des débats, comme la cour d’appel de Paris le laisse sous-entendre.

2) Prospectives

L’arrêt commenté s’inscrit donc dans une conception classique du contentieux du constat d’huissier. Ce n’est donc pas dans la perception de cet acte probatoire que cette décision est à retenir.

Cette décision est notable car il s’agit de la première rendue dans le contentieux grandissant des applications smartphone. Certes, le tribunal de grande instance Paris avait effleuré le thème le 7 juin 2013 [27]. Les juges avaient alors indiqué que le protocole requis pour dresser des constats Internet ne s’appliquait pas aux constats relatifs aux applications mobiles réalisés depuis un Smartphone.

La décision commentée est plus détaillée sur la question du comportement de l’huissier de justice, mais nullement sur les aspects techniques du constat sur application smartphone. L’absence de protocole prétorien ne signifie pas pour autant qu’aucune précaution ne doit être prise par l’huissier de justice appelé à constater, bien au contraire. Comme l’indique la doctrine [28] : « En effet, ce silence, pareil à une épée de Damoclès, laisse penser que tout procès-verbal peut faire jurisprudence. C’est dans cet esprit qu’il ne peut être que recommandé à l’officier public et ministériel appelé à constater une application de bien veiller à décrire son smartphone ou sa tablette, en n’omettant pas de préciser la version de son système d’exploitation (afin de prévenir le risque d’incompatibilité) après avoir vérifié qu’il était à jour, l’application à télécharger et la version de celle-ci (en s’assurant si une version plus récente est disponible ou non) ».

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris doit être salué, même s’il ne répond pas à toutes les interrogations qui se posent en la matière. En effet, qu’auraient décidé les juges si l’application litigieuse avait été payante ? En pareille situation, l’huissier de justice aurait-il pu utiliser son compte pour télécharger et payer cette application ? Nul doute que les tribunaux auront à statuer à l’avenir sur cette question, ce qui démontre bien que le contentieux de la preuve en cette matière n’en est qu’à ses balbutiements.

 

[1] Elie Yaffa, dit « Booba ».

[2] CA Paris, 22 septembre 2020, n° 19/10492.

[3] R. Perrot, Constatations purement matérielles : Procédures 2014, comm. 133.

[4] R. Perrot, Le constat d’huissier de justice, CNHJ, 1985, p. 33.

[5] Th. Guinot, L’huissier de justice : normes et valeurs, EJT, 2017, p. 228.

[6] Cass. civ. 1, 20 mars 2014, n° 12-18.518, FS-P+B (N° Lexbase : A7370MHG).

[7] Cass. soc., 18 mars 2008, n° 06-40.852, FS-P+B (N° Lexbase : A4765D7M).

[8] S. Dorol : JCl. Encyclopédie des Huissiers de Justice, Bloc Preuve, Fasc. 30, V Les constats.

[9] S. Dorol : JCl. Encyclopédie des Huissiers de Justice, Bloc Preuve, Fasc. 30, V Les constats, n°4.

[10] CA Paris, 5 juillet 2019, n° 17/03974 (N° Lexbase : A2432ZIW) , inédit, Bull. Info. Vénézia & Associés, 2019, n°11, p.2.

[11] TGI Marseille, 5 février 2019, Bull. Info. Vénézia & Associés, 2019, n°11, p.2.

[12] CA Paris, 25 octobre 2006, n° 05/20120 (N° Lexbase : A2565DT8).

[13] V. Vigneau, Les constats d’achats : Procédures 2008, étude 10.

[14] V.sur ce point : S.Dorol, Droit et pratique du constat d’huissier, LexisNexis, 2ème éd., 2018.

[15] Cass. civ. 1, 20 mars 2014, n° 12-18.518, FS-P+B (N° Lexbase : A7370MHG), Bull. civ. 2014, n°  1018 ; Procédures  2014, comm.  133, p. 12, obs. R. Perrot.

[16] « Nous voulons ce qu’il y a de mieux pour ceux qui cherchent des apps. Et ceux qui les créent. » lien [en ligne].

[17] CA Paris, 5 juillet 2019, n° 17/03974 (N° Lexbase : A2432ZIW), inédit, Bull. Info. Vénézia & Associés, 2019, n°11, p.2.

[18] V.sur ce point : S. Dorol, Droit et pratique du constat d’huissier, LexisNexis, 2ème éd., 2018.

[19] S. Dorol et S.Racine, La nouvelle ère des constats Internet, Prop. Ind., 2019.

[20] CA Paris, 5 juillet 2019, n° 17/03974 (N° Lexbase : A2432ZIW).

[21] S. Dorol et S. Racine, La nouvelle ère des constats Internet, Prop. Ind., 2019 : « Si l’application mobile n’est qu’un outil pour le constat (outil de cartographie, traitement de textes, photographies, vidéos, dictaphone...), alors l’huissier de justice peut la télécharger sans soucis. En effet, puisque les constatations ne portent pas sur l’application elle-même, elle est donc extérieure au procès-verbal de constat. La réponse n’est cependant pas la même si l’application mobile est l’objet même du constat dressé par l’huissier de justice car le spectre de requalification en saisie-contrefaçon déguisée règnerait sur toute l’opération dès lors que l’officier public et ministériel a téléchargé lui-même, peut-être même en la payant, l’application litigieuse ».

[22] Devise du 6ème RPIMA.

[23] Cass. civ. 1, 20 mars 2014, n° 12-18.518, FS-P+B (N° Lexbase : A7370MHG) ; Procédures 2014, comm. 133, p. 12, obs. R. Perrot.

[24] CA Paris, 28 février 2018, n° 16/02263 (N° Lexbase : A7198XEC).

[25] CA Paris, 25 septembre 2015, n° 14/15558 (N° Lexbase : A8262SAA) Dr. et proc. 2015, p. 191, note S. Dorol.

[26] V. sur ce point : M.-P. Mourre-Schreiber, La preuve par le constat d’huissier de justice, thèse de doctorat, EJT, 2014, p. 266, n° 727 et s.

[27] TGI Paris, 3ème, 07 juin 2013, n° 11/13126 (N° Lexbase : A5809KHM).

[28] S. Dorol et S. Racine, La nouvelle ère des constats Internet, Prop. Ind., 2019.

 

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