La lettre juridique n°842 du 5 novembre 2020 : Responsabilité administrative

[Questions à...] La responsabilité de l'État quand une juridiction méconnaît le droit de l’Union européenne – Questions à François-Vivien Guiot, Maître de conférences à l’Université de Pau et des Pays de l'Adour*

Réf. : CE 1° et 4° ch.-r., 9 octobre 2020, n° 414423, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A33893XS)

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[Questions à...] La responsabilité de l'État quand une juridiction méconnaît le droit de l’Union européenne – Questions à François-Vivien Guiot, Maître de conférences à l’Université de Pau et des Pays de l'Adour*. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/61251071-questions-a-la-responsabilite-de-letat-quand-une-juridiction-meconnait-le-droit-de-lunion-europeenne
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le 04 Novembre 2020

 


Mots clés : juridictions administratives • exercice de la fonction juridictionnelle • violation susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat 

Dans une décision rendue le 9 octobre 2020, la Haute juridiction a énoncé que le juge administratif saisi de conclusions tendant à ce que la responsabilité de l'État soit engagée du fait d'une violation manifeste du droit de l'Union ayant pour objet de conférer des droits à des particuliers à raison du contenu d'une décision d'une juridiction administrative devenue définitive, doit rechercher si cette décision a manifestement méconnu le droit de l'Union européenne au regard des circonstances de fait et de droit applicables à la date de cette décision.


 

Lexbase : De quelle manière apprécie-t-on si le contenu d’une décision juridictionnelle de l’ordre administratif est entaché d’une violation manifeste du droit de l’Union européenne ?

François-Vivien Guiot : Il faut commencer par rappeler que la définition des conditions sous lesquelles un arrêt rendu par le juge administratif est de nature à engager la responsabilité de l’Etat pour violation du droit de l’Union dépend du droit de l’Union européenne lui-même (ce qui n’est pas le cas de la mise en œuvre de cette responsabilité qui relève des Etats conformément au principe d’autonomie institutionnelle et procédurale). En effet, le principe de cette responsabilité découle directement des principes essentiels de l’ordre juridique européen (sa primauté ainsi que son immédiateté d’une part, et l’obligation de coopération loyale qui s’impose aux Etats membres d’autre part) ; il est « inhérent à l’ordre juridique de l’Union » selon l’expression employée par la Cour de justice de l’Union européenne.

En deuxième lieu, il convient de noter que le régime de la responsabilité de la puissance publique pour violation du droit de l’Union européenne est une création prétorienne. Comme souvent en droit de l’Union européenne, les indications textuelles prévues par le droit primaire sont en effet lapidaires et ne vise que la responsabilité de l’Union [1]. A défaut d’une intervention du « législateur » européen qui aurait adopté un acte de droit dérivé relatif à cette question, c’est donc la Cour de justice de l’Union européenne qui a réalisé ce travail d’interprétation constructive.

Cette origine prétorienne n’implique cependant pas d’incertitude en la matière, la jurisprudence a plus d’une vingtaine d’années désormais et fait preuve d’une stabilité certaine.

Il faut souligner également que le travail jurisprudentiel ne s’est pas effectué dans un néant juridique. Le point de départ est constitué par l’article 344, alinéa 2, TFUE [2] et la volonté de la juridiction européenne de construire un régime général de la responsabilité pour violation du droit de l’Union quelle que soit l’autorité à l’origine de la violation (exécutive, législative ou judiciaire, mais aussi européenne ou nationale). Si, selon le traité lui-même, il convenait pour définir un régime de responsabilité de l’Union de s’inspirer des « principes généraux communs » aux Etats membres, la même démarche a été retenue pour la responsabilité des Etats membres pour violation du droit de l’Union dont les traités ne disaient rien.

En réalité, c’est la pratique allemande qui a été déterminante dans l’élaboration de la position de la Cour de justice. Cela l’a conduit à juger que la responsabilité des Etats devait être soumise à trois conditions [3] dans un arrêt « Francovich et Bonifaci » (CJCE, 19 novembre 1991, aff. jtes C-6/90 et C-9/90 N° Lexbase : A5783AYT) :

  • L’Etat doit avoir violé une règle de droit conférant des droits au requérant ;
  • La violation doit être « suffisamment caractérisée » ;
  • Enfin, il faut un lien de causalité entre cette violation et le préjudice subi.

Cette jurisprudence a été confirmée à l’égard du législateur sans que la nature de l’organe n’implique d’aménagement dans la définition des conditions de cette responsabilité pour violation du droit de l’Union [4], avant d’être appliquée à une autre autorité bénéficiant usuellement en droit interne d’un régime de responsabilité particulier : le pouvoir juridictionnelle.

Cette extension résulte de l’arrêt « Köbler » de 2003 (CJCE, 30 septembre 2003, aff. C-224/01 N° Lexbase : A6934C9P) et a été confirmée dès 2006 face aux réticences du législateur italien [5]. Face à l’invocation des principes nationaux d’indépendance de la justice et d’autorité de la chose jugée, la Cour de justice a reconnu la spécificité de la fonction judicaire, mais a réitéré le principe d’une responsabilité de l’Etat en cas de « violation suffisamment caractérisée ».

C’est en fait dans la définition de cette « violation suffisamment caractérisée » qu’elle a pu intégrer la prise en compte des particularités de la fonction du juge national. Ce standard juridique permet en effet une grande souplesse dans sa mise en œuvre, et la Cour de justice a poursuivi un difficile exercice d’équilibre en indiquant avec des précisions suffisantes le sens à donner à cette notion, tout en laissant aux juridictions nationales une certaine marge d’appréciation pour mettre en œuvre ce régime de responsabilité.

Face à la législation italienne qui entendait exclure toute responsabilité de l’Etat lorsque la violation découlerait de l’interprétation des règles de droit ou de l’appréciation des faits et éléments de preuves, la Cour de justice a cependant répondu qu’une telle exclusion mettrait hors de portée du régime de la responsabilité pour violation du droit de l’Union des opérations qui sont au cœur de l’office du juge.

Aussi a-t-elle rappelé qu’une « violation suffisamment caractérisée » devait être retenue « dans le cas exceptionnel » où une décision rendue par une juridiction statuant en dernier ressort, en violation de droits conférés par le droit de l’Union au requérant, « a méconnu de manière manifeste le droit applicable ». Selon des précisions rappelées de manière constante depuis 2003, pour apprécier le caractère manifeste de cette méconnaissance, « le juge national saisi d’une demande en réparation doit, à cet égard, tenir compte de tous les éléments caractérisant la situation qui lui est soumise et, notamment, le degré de clarté et de précision de la règle violée, le caractère délibéré de la violation, le caractère excusable ou inexcusable de l’erreur de droit, la position prise, le cas échéant, par une institution communautaire, ainsi que l’inexécution, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel au titre de l’article [267 TFUE] » [6].

Lexbase : Cette méconnaissance a-t-elle déjà donné lieu à condamnation ?

François-Vivien Guiot : Les juridictions nationales ont fait preuve de peu d’entrain pour appliquer les innovations imposées par la Cour de justice. C’est vrai pour les juridictions de nos voisins européens, comme pour l’ordre judicaire français [7]. A leur décharge, la doctrine relève que lorsque les juridictions internes posent des questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne, afin d’être éclairées sur la mise en œuvre de ce « principe inhérent à l’ordre juridique », celle-ci fait elle-même preuve d’une certaine « timidité » et d’une « conception respectueuses de la spécificité de la fonction juridictionnelle » [8]. Comme si par une forme de solidarité professionnelle ou pour préserver la coopération juridictionnelle sur laquelle repose le renvoi préjudiciel indispensable à l’application uniforme du droit européen, elle se retenait de constater l’existence d’une « méconnaissance manifeste » de son droit par le juge national [9].

S’agissant de l’ordre juridictionnel administratif français, il faut donc reconnaître également une certaine réticence du juge administratif dans l’application de ce régime spécial de responsabilité. Certes le Conseil d’État a rapidement tiré les conséquences des exigences de la Cour de justice s’agissant de la responsabilité de l’administration [10]. Mais l’admission d’un régime de responsabilité pour « violation suffisamment caractérisée » du droit de l’Union vis-à-vis du pouvoir législatif (distinct de la responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques [11]) et du pouvoir juridictionnel (au-delà du fonctionnement défectueux du service public de la justice [12] ou de la méconnaissance du droit à un délai raisonnable [13]) est longtemps restée plus  problématique.

S’agissant de la responsabilité du fait des lois, une transposition du principe a été mise en œuvre au profit de toute violation d’un engagement international (et non pas uniquement du droit de l’Union européenne) par le législateur avec l’arrêt « Gardedieu » de 2008 [14]. S’agissant de la responsabilité du fait d’une décision de justice, c’est dans l’arrêt « Gestas » de 2008 [15] que la plus haute juridiction administrative a reconnu la spécificité d’une violation du droit de l’Union européenne

Selon le considérant de principe retenu, « Considérant qu'en vertu des principes généraux régissant la responsabilité de la puissance publique, une faute lourde commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle par une juridiction administrative est susceptible d'ouvrir droit à indemnité ; que si l'autorité qui s'attache à la chose jugée s'oppose à la mise en jeu de cette responsabilité dans les cas où la faute lourde alléguée résulterait du contenu même de la décision juridictionnelle et où cette décision serait devenue définitive, la responsabilité de l'Etat peut cependant être engagée dans le cas où le contenu de la décision juridictionnelle est entachée d'une violation manifeste du droit communautaire ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers ». La même solution de principe a été rappelée dans un premier arrêt « Lactalis » rendu sur pourvoi en 2016 [16], dont nous redirons un mot plus bas, avant d’être reprise ici dans l’arrêt rapporté.

Malgré une position de principe désormais en apparente conformité avec la jurisprudence européenne, la responsabilité de l’Etat du fait d’une violation du droit de l’Union par le juge administratif n’a cependant jamais été reconnue de manière positive. Cette dernière décision du Conseil d’État témoigne des difficultés concrètes que les requérants rencontrent dans la mise en œuvre de cette action en responsabilité.

La multiplication des références européennes dans les visas ne cache pas la difficulté intrinsèque de l’exercice consistant pour les juridictions suprêmes nationales à reconnaître leur propre faute. Sur le fond, l’affaire Lactalis qui commence par une décision du tribunal administratif de Rennes de 2003 repose sur une incertitude quant au délai de prescription applicable aux demandes de remboursement d'une restitution à l'exportation indûment versée. Le règlement européen applicable, qui prévoit un délai de quatre ans, laisse la possibilité aux Etats d’appliquer un délai de droit commun plus long existant antérieurement à son entrée en vigueur [17]. Devant le Conseil d’État, la société invoqua cependant que la prescription trentenaire prévue par le droit français constituait une violation des principes européens de proportionnalité et de non-discrimination, argument que la haute juridiction administrative écarta dans un arrêt du 27 juillet 2009 en invoquant une décision préjudicielle de la Cour de justice rendu le 29 janvier de la même année (qui ne comprenait en réalité aucune indication précise sur ce point). Or, dans une procédure préjudicielle ultérieure, la juridiction européenne saisie à nouveau de cette question a apporté des précisions complémentaires qui contredisent le Conseil d’État : en effet, elle a dit pour droit dans son arrêt du 5 mai 2011 que « le principe de proportionnalité s’oppose […] à l’application d’un délai de prescription trentenaire au contentieux relatif au remboursement des restitutions indûment perçues ».

La société Lactalis Ingrédients a en conséquence initié une action en réparation du préjudice subi à raison de la décision du Conseil d’État rendue en violation du droit de l’Union tel qu’interprété par la Cour de justice. Rejetée par le ministre de la Justice, le tribunal administratif de Rennes puis la cour administrative d’appel de Nantes, sa demande revient donc devant le Conseil d’État, lui-même à l’origine de la violation alléguée. Il faut préciser que la violation résulte autant de l’erreur d’interprétation du règlement communautaire que du non exercice d’un renvoi préjudiciel en interprétation. On sait, en vertu d’une jurisprudence constante de la Cour de justice, que les juges internes statuant en dernier ressort ont l’obligation de poser une question préjudicielle en cas de doute quant à l’interprétation du droit de l’Union. Ils ne peuvent se libérer de cette obligation que dans le cadre des exceptions acceptées par la jurisprudence européenne (acte clair, acte éclairé, application du droit de droit de l’Union non pertinente pour la résolution du litige [18]).

Tout le nœud du problème tient dans l’appréciation de la portée de cette obligation, lorsqu’une erreur d’interprétation commise par le juge national est révélée par la jurisprudence européenne ultérieure. On retrouve la même configuration devant la Cour de cassation dans une autre affaire « Lactalis » [19] ou dans la décision « Ferreira et Brito » rendue par la Cour de justice en 2015. La motivation retenue en l’espèce par le Conseil d’État sur ce point est d’autant plus surprenante que, comme nous le verrons, elle semble entrer en contradiction non seulement avec cette jurisprudence « Ferreira et Brito », mais aussi avec l’arrêt du 4 octobre 2018 (CJUE, aff. C-416/17, Commission c/ France N° Lexbase : A5566YEU) rendu à l’encontre de la France et constatant que le Conseil d’État dans des circonstances similaires avait (déjà) manqué à son obligation de renvoi.

Lexbase : N'y a-t-il pas un risque que le juge administratif se retrouve juge et partie ?

François-Vivien Guiot : En effet, on peut penser au regard de la pratique des juridictions françaises qu’il s’agit là d’une des raisons essentielles de la neutralisation de ce régime de responsabilité. Pourtant, le choix fait en faveur de l’« autocontrôle » semble difficilement contestable au regard du droit applicable.

Tout d’abord, la Cour de justice estime qu’il est du ressort des Etats membres de prévoir dans le cadre de leur autonomie institutionnelle et procédurale à quelle autorité confier ce contentieux, ainsi que de définir les règles qui l’encadrent (dans le respect des conditions identifiées par sa jurisprudence, et des principes d’effectivité et d’équivalence). Ce raisonnement est aujourd’hui consacré en substance dans l’article 19, § 1 alinéa 2 TUE (N° Lexbase : L2119IP8).

Ensuite, au niveau interne, il a été jugé par le Conseil d’État [20] que le principe de la séparation des ordres juridictionnels n’est pas remis en cause par l’application du régime de responsabilité pour violation du droit de l’Union. En conséquence, une violation imputable au juge judicaire relève de la compétence de cet ordre de juridiction, tandis qu’une violation imputable au juge administratif relèvera de l’ordre administratif. De même, il a été jugé que ne relève pas de la compétence du juge administratif, mais de celle du juge judiciaire, l’examen d’une violation alléguée du droit de l’Union européenne qui découle non pas du législateur mais de l’interprétation judicaire de la loi [21].

Une nuance doit toutefois être apportée. Il a été précisé au cours de cette affaire « Lactalis », dans le premier arrêt rendu par le Conseil d’État en 2016 [22], que ce sont les tribunaux administratifs puis, en appel, les cours administratives d'appel qui sont compétents pour connaître de l’action en responsabilité de l’État du fait d’une violation manifeste du droit de l’Union prétendument commise par le Conseil d’État – sous réserve d’un pourvoi devant la juridiction suprême qui pourra contrôler les erreurs de droit et l’erreur de qualification juridique dans l’application de la notion de « violation suffisamment caractérisée ». La solution est donc inverse à celle retenue dans le contentieux des délais excessifs de jugement, pour lequel l’article R. 311-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3707LW9) donne compétence en premier et dernier ressort au Conseil d’État.

Que pensez de cette solution ? Si l’on peine à imaginer raisonnablement un système différent, l’arrêt de la Cour de cassation de 2016 relatif à l’application du principe de la rétroactivité in mitius en matière pénale avait déjà confirmé quelques craintes quant à l’effectivité de cette procédure en réparation et à l’intérêt de faire intervenir les juridictions subordonnées. Les avis et rapport produit par les membres de la juridiction exposent avec quelle stupéfaction, quel agacement presque, les magistrats français ont reçu l’arrêt de la Cour d’appel de Paris osant reconnaitre la responsabilité de l’Etat à raison d’une décision rendue par le juge de cassation en méconnaissance manifeste du droit communautaire.

Il faut souligner, au regard de l’arrêt préjudiciel « Ferreira et Brito », qu’une juridiction inférieure qui entendrait relever l’existence d’une violation suffisamment caractérisée commise par une juridiction supérieure aura toujours intérêt à chercher auprès de la Cour de justice confirmation du bien-fondé de sa démarche…

Face à cet esprit de corps, dont on peut penser qu’il est partagé par les membres du Conseil d’État, il faut également s’interroger sur le réalisme des assurances qui sont données par l’arrêt du 9 octobre 2020 quant au respect du droit à un tribunal indépendant et impartial garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Alors que la société requérante avait adressé au juge administratif une demande de question préjudicielle sur ce point, le Conseil d’État donne raison au juge d’appel d’avoir considéré celle-ci comme sans objet au regard de l’arrêt « A.K. e.a. » de la Cour de justice [23]. Dans cet arrêt mettant en cause l’indépendance des juges de la Cour suprême polonaise, la juridiction européenne rappelle certes des éléments de définition très généraux sur les conditions de l’indépendance et de l’impartialité (tant subjective qu’objective) des tribunaux au regard de la théorie des apparences, mais elle ne répond en rien à la question de savoir si une juridiction nationale pouvait être juge et parti dans un recours en responsabilité dirigé devant la juridiction à l’origine du préjudice allégué. On peut certainement penser que les règles d’attribution des instances et de déport si nécessaire permettent de confier à des formations différentes et à des juges différents l’examen de ces demandes de réparation, toutefois il n’est pas certain que cela satisfasse pleinement la théorie des apparences et ce d’autant moins si ce sont les formations de jugement les plus solennelles qui sont saisies.

Pour être complet quant à l’usuelle question « Quis custodiet ipsos custodes ? », il faut toutefois rappeler qu’un défaut quant à l’indépendance et à l’impartialité dans l’examen de la demande de réparation par le Conseil d’État ou la Cour de cassation pourrait théoriquement être sanctionné par l’une des juridictions européennes : soit par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement des articles 6 § 1 (N° Lexbase : L1370A9M) et 13 (N° Lexbase : L4746AQT) de la Convention [24] ; soit par la Cour de justice de l’Union européenne dans le cadre d’un recours en manquement fondé sur la combinaison des dispositions matérielles du droit de l’Union impliquées dans la violation alléguées et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux.
 

Lexbase : Quel est l'apport essentiel de l'arrêt en la matière ?

François-Vivien Guiot : L’apport essentiel ne vient donc pas d’une application effective de la responsabilité du fait de la justice pour violation du droit communautaire par le juge français. Cependant, l’arrêt est à noter car la motivation du Conseil d’État prend position sur deux questions d’importance inégale.

Premièrement, subtilité qui intéresse essentiellement la doctrine, l’arrêt « Lactalis Ingrédients » semble trancher, pour ce qui est du juge administratif en tout cas, la question de savoir si le régime de responsabilité imposé par la Cour de justice doit être analysé en droit français sous l’angle de la « faute lourde » qui est le standard usuel en matière de responsabilité du fait de la justice [25]. Cette position a été défendue par la Cour de cassation. Or, elle pourrait être problématique dans le sens où la concordance entre les notions de faute lourde et de « violation suffisamment caractérisée » ou de « méconnaissance manifeste du droit de l’Union » n’est pas certaine [26]. La définition classique de la faute lourde paraît en effet impliquer un degré de gravité supplémentaire. En ce sens, la Cour de justice a jugé qu’entre en contradiction avec sa jurisprudence « Köbler » la loi italienne conditionnant la sanction de la violation du droit de l’Union à l’identification d’une « faute grave » commise par la juridiction nationale [27].

En l’espèce, non seulement le juge administratif admet que la spécificité du régime de responsabilité inhérent à l’ordre juridique implique que la violation du droit de l’Union européen puisse découler du contenu même d'une décision de justice, mais il semble également écarter l’exigence de la faute lourde. Si la construction syntaxique du considérant de principe n’est déterminante sur ce point, il n’en demeure pas moins que tous les considérants suivants consacrés à l’examen de la violation se placent exclusivement sous l’angle de la violation suffisamment caractérisée. Il écarte ainsi le risque que le régime de responsabilité mis en œuvre par les juges administratifs français soit jugé plus restrictif que celui imposé par la jurisprudence européenne.

Le second point est plus important, et certainement plus source de contestation devant les juges du Luxembourg. En effet, pour écarter sa responsabilité, le Conseil d’État donne raison à la cour administrative d’appel qui a totalement neutralisé – pour ne pas dire violé – la position de la Cour de justice quant à l’absence d’utilisation du renvoi préjudiciel par les juridictions suprêmes confrontées à des difficultés d’interprétation révélées a posteriori par une contradiction de solutions.

Dans le cadre du recours en manquement dirigé contre la France, la position du juge européen était très claire : l’absence de renvoi préjudiciel a amené le Conseil d’État à adopter « une solution fondée sur une interprétation des dispositions des articles 49 et 63 TFUE qui est en contradiction avec celle retenue dans le présent arrêt, ce qui implique que l’existence d’un doute raisonnable quant à cette interprétation ne pouvait pas être exclue au moment où le Conseil d’État a statué ». Autrement dit, pour la Cour de justice, la découverte a posteriori d'une contradiction est un indice tout à fait sérieux de ce que le juge national ne pouvait pas se défaire de son obligation de renvoi – obligation dont la violation est un des exemples de « violation suffisamment caractérisée » systématiquement indiqués dans la motivation des arrêts du juge européen.

Or, en l’espèce, les juridictions administratives rejettent ce raisonnement en considérant que le caractère excusable ou non de l’erreur commise doit s’apprécier au regard « des circonstances de fait et de droit applicables à la date de la décision contestée ». Constatant que « la Cour de justice avait donné une interprétation progressive des dispositions en cause, dont la portée et le sens ont été précisés par un arrêt ultérieur », la cour administrative d’appel pouvait ainsi conclure que le Conseil d’État qui s’était référé à la jurisprudence européenne disponible « n’avait pas entendu méconnaître les dispositions en question [du règlement communautaire] telles qu’interprétées par la Cour de justice », et que la disposition en cause ayant déjà fait l’objet d’une interprétation, il n’avait pas l’obligation de former un nouveau renvoi préjudiciel. Ce raisonnement est excessivement formaliste et en renvoyant à l'intention du Conseil d'Etat, il semble réintroduire la logique de la faute lourde.

Il est bien difficile d’adhérer à ce raisonnement que le Conseil d’État salue pourtant en écartant l’erreur de droit et l’erreur dans la qualification des faits invoqués par la société requérante. D’une part, il entre en confrontation directe avec la motivation retenue par la Cour de justice dans le recours en manquement du 4 octobre 2018. En toute logique, il devrait justifier une nouvelle procédure de la Commission pour manquement à la jurisprudence européenne. D’autre part, cette analyse du comportement du Conseil d’État n’est pas très honnête et ne résiste pas réellement à l’examen. La décision de 2009 de la Cour de justice dont le juge administratif se prévaut était très peu détaillée sur la question des délais de prescription prévus par le droit national. Surtout elle n’examinait pas du tout la question de la proportionnalité (le mot n’y figure même pas !) alors qu’il s’agissait du cœur de l’argumentation de la requête.  En conséquence, l’utilisation de la théorie de l’« acte éclairé » pour écarter l’obligation de renvoi n’est pas convaincante : la problématique soulevée reposait moins sur l’interprétation des articles du règlement que sur celle du principe de proportionnalité qui est un principe général du droit de l’Union.

En conclusion, derrière les apparences de la consécration, ce énième arrêt « Lactalis » est une nouvelle manifestation de la résistance des juridictions françaises face à un mécanisme de responsabilité « venu d’ailleurs » et qui leur apparaît difficilement compatible avec le principe hiérarchique structurant leurs ordres de juridictions.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

 

[1] Selon l’article 268 du TFUE (N° Lexbase : L2582IPC) : « La Cour de justice de l'Union européenne est compétente pour connaître des litiges relatifs à la réparation des dommages visés à l'article 340, deuxième et troisième alinéas. » Cet article ne régit cependant que l’engagement de la responsabilité contractuelle et non contractuelle de l’Union.

[2] TFUE, art. 340, al. 2 (N° Lexbase : L2663IPC) : « En matière de responsabilité non contractuelle, l'Union doit réparer, conformément aux principes généraux communs aux droits des États membres, les dommages causés par ses institutions ou par ses agents dans l'exercice de leurs fonctions ».

[3] On notera que dans un premier temps, conformément au principe d’autonomie procédurale, elle s’est contentée de poser le principe de l’obligation de réparation à la charge des Etats, tout en leur laissant le soin de définir ces conditions (CJCE, 16 décembre 1960, aff. 6/60, Humblet). Elle a par la suite considéré que l’exigence d’effectivité du droit de l’Union européenne et d’application uniforme justifiait d’abandonner cette approche.

[4] Pour une reconnaissance expresse, voir CJCE, 5 mars 1996, C-46/93 et C-48/93, Brasserie du Pêcheur SA c/ Bundesrepublik Deutschland et The Queen c/ Secretary of State for Transport (N° Lexbase : A8049AYR), 

[5] CJCE, 13 juin 2006, aff. C-173/03, Traghetti del Mediterraneo (N° Lexbase : A8744DPK).

[6] Arrêt préc., pt. 32.

[7] Hormis une décision ancienne parfois évoquée par la doctrine mettant en cause la responsabilité de l’Etat à raison d’une circulaire du ministre de la Justice (Cass. com., 21 février 1995), on lira avec un certain étonnement le rapport de M. Echappé et l’avis de M. Marin qui accompagnent la première décision de la Cour de cassation consacrant le principe d’une responsabilité pour violation du droit de l’Union par le juge judiciaire : Ass. plén., 18-11-2016, n° 15-21.438, Cassation sans renvoi  (N° Lexbase : A3279SHW).

[8] M. Blanquet, Droit général de l’Union européenne, Paris, Sirey, 2018, 11ème éd., p. 589. Une exception toutefois peut être identifiée avec l’arrêt du 9 septembre 2015, « João Filipe Ferreira da Silva e Brito e.a. » (CJCE, aff. C-160/14 N° Lexbase : A5968NND). Dans cette affaire la Cour de justice de l’Union européenne donne au juge a quo des éléments de réponse très clairs, établissant le bien-fondé de la demande de réparation justifiée par une décision du Tribunal suprême de justice portugais. Statuant en dernière instance, celui-ci s’était abstenu de poser une question préjudicielle en interprétation et avait appliqué le droit de l’Union d’une manière qui se révèle être contraire à l’interprétation retenue a posteriori par la Cour de justice elle-même. La Cour souligne que dans un contexte où les juridictions portugaises et celles des différents Etats membres avaient rendu des décisions contradictoires, la juridiction suprême aurait dû mettre en œuvre l’obligation de l’article 267 TFUE et poser au juge européen une question préjudicielle. Or, l’absence de respect de l’obligation de renvoi a toujours été identifiée par la jurisprudence européenne comme une des causes probables de l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour violation du droit de l’Union du fait d’une décision de justice

[9] Voir en ce sens, l’arrêt préc. « Köbler » où elle juge elle-même que la violation commise par les juridictions autrichiennes n’était pas suffisamment caractérisée.

[10] CE, Ass., 28 février 1992, n° 87753 (N° Lexbase : A5378ARM).

[11] CE Ass., 14 janvier 1938, n° 51704 (N° Lexbase : A9868B7M).

[12] CE, Ass., 29 décembre 1978, n° 96004 (N° Lexbase : A4002AI3), Rec., p. 5 72.

[13] CE, Ass., 28 juin 2002 n° 239575 (N° Lexbase : A0220AZ8).

[14] CE, Ass., 8 février 2007, n° 279522 (N° Lexbase : A2006DUT) (la violation alléguée était fondée sur l’article 6 § 1 de la CESDH).

[15] CE, 18 juin 2008, n° 295831 (N° Lexbase : A2358D99).

[16] CE, 21 septembre 2016, n° 394360 (N° Lexbase : A0234R4G).

[17] Règlement (CE) n° 2988/95 du 18 décembre 1995, art. 3 § 3 (N° Lexbase : L5328AUU).

[18] CJCE, 27 mars 1963, aff. jtes 28 à 30/6, Da Costa.

[19] Arrêt préc. du 18 novembre 2016.

[20] CE, 12 janvier 2004, no 239686 (N° Lexbase : A7602DAS).

[21] CE, 23 juillet 2014, n° 354365 (N° Lexbase : A7254MU9).

[22] CE, 21 septembre 2016, n° 394360 (N° Lexbase : A0234R4G).

[23] CJUE, 10 janvier 2020, aff. Jtes C-585/18, C-624/18, C-625/18, A.K. e.a., A.

[24] A cet égard, il faut rappeler que la Cour européenne des droits de l’homme s’est engagée dans la voie de la sanction du refus arbitraire de former un renvoi préjudiciel lorsque les parties en font la demande devant le juge national (CEDH, 8 avril 2014, Req. n° 17120/09 (N° Lexbase : A6854MIP). Or, il s’agit à l’évidence d’un des motifs récurrents qui conduit les justiciables à chercher la mise en cause de la responsabilité de l’Etat du fait des décisions de justice.

[25] Selon la Cour de cassation, « constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi » (Ass. pl., 23 février 2001, n° 99-16.165 N° Lexbase : A0716ATP).

[26] Ainsi par exemple, s’agissant de l’obligation de renvoi, la première chambre civile a jugé que le refus de transmettre une question préjudicielle ne pouvait être qualifié de faute lourde en absence de « violation manifeste de l’article 234 TCE » devenu 267 TFUE (Cass. civ. 1, 26 octobre 2011, n° 10-24.250, FS-P+B+I, Rejet N° Lexbase : A0618HZW). Or, il semble pourtant que pour la Cour de justice toute violation de l’obligation de renvoi soit constitutive d’une méconnaissance manifeste du droit de l’Union.

[27] CJUE, 24 novembre 2011, aff. C-379/10, Commission c/ Italie (N° Lexbase : A0293H3A).

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