La lettre juridique n°441 du 26 mai 2011 : Responsabilité

[Jurisprudence] L'employeur responsable de ses videurs

Réf. : Cass. civ. 2, 12 mai 2011, n° 10-20.590, FS-P+B (N° Lexbase : A1197HRR)

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par Christophe Radé, Professeur agrégé à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 26 Mai 2011

Le Code du travail n'a pas consacré de dispositions particulières à la responsabilité civile des employeurs en raison des dommages causés par leurs salariés. C'est donc l'antique article 1384, alinéa 5, du Code civil (N° Lexbase : L1490ABS), relatif à la responsabilité des commettants du fait de leurs préposés, qui s'applique. Dès lors que le préposé a trouvé, dans l'exercice de ses fonctions, les moyens nécessaires au dommage causé, l'employeur sera systématiquement condamné sans pouvoir s'exonérer par la preuve de l'abus de fonction. C'est ce que confirme ce nouvel arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 12 mai 2011 (I). Cette sévérité peut surprendre, voire choquer, mais elle doit être approuvée tant au regard de la fonction de la règle appliquée que de son régime (II).
Résumé

N'agit pas nécessairement hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions, le salarié qui commet une infraction pénale volontaire.

Est ainsi responsable des dommages causés à une victime l'exploitant d'une discothèque en raison des troubles causés par trois de ses "videurs" condamnés pour des faits de violences volontaires par un tribunal correctionnel.

I - L'impossible abus de fonction

Responsabilité de l'employeur commettant. L'employeur répond des dommages causés par ses salariés dans le cadre de l'article 1384, alinéa 5, du Code civil, aux termes duquel "les maîtres et les commettants [sont responsables] du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés".

Le contrat de travail créant entre le salarié et l'employeur un rapport de subordination, il est logique de considérer que le salarié qui cause un dommage alors qu'il se trouve dans l'exécution de son contrat de travail engage par la même la responsabilité de son employeur. Il ne peut toutefois s'agir que d'une simple présomption de fait que l'employeur peut renverser en prouvant ce qu'il est convenu d'appeler l'"abus de fonction", défini comme l'hypothèse où le salarié "agit hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions" (1).

Une conception très stricte de l'abus de fonction. Dès lors que le préposé a trouvé dans ses fonctions les moyens de commettre les faits qui lui sont reprochés, la jurisprudence refuse d'exonérer l'employeur car le préposé n'a pas, par hypothèse, agi "hors de ses fonctions". La solution, dégagée en 1999, est justifiée par le fait que le préposé "s'est servi, pour causer les dommages, des moyens matériels procurés par sa fonction" (2), ou "a trouvé dans son emploi l'occasion et les moyens de sa faute" (3).

L'entreprise sera alors mise en cause pour des dommages causés par le salarié à l'occasion de l'accomplissement habituel de ses missions, qu'il s'agisse de malversations financières (4), de vols (5), de contrebande commise à l'aide du véhicule de livraison de l'entreprise (6), du délit de marchandage (7), ou de falsification de documents douaniers (8).

Les obligations de l'employeur vont très loin puisqu'il doit également répondre d'atteintes graves aux moeurs dès lors qu'elles se sont déroulées sur le lieu de travail et pendant le temps de travail du salarié concerné (9).

Responsabilité personnelle limitée du salarié. Cette jurisprudence relative à l'abus de fonction doit être mise en relation avec celle qui concerne la responsabilité civile personnelle du préposé qui jouit depuis l'arrêt "Costedoat" rendu en 2000 d'une immunité étendue, puisque le principe désormais affirmé est que "'engage pas sa responsabilité à l'égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant" (10).

Cette immunité ne joue toutefois pas de manière inconditionnelle et le salarié demeure personnellement responsable de ses fautes lorsqu'elles revêtent le caractère d'une infraction pénale intentionnelle (11) ; il n'est pas nécessaire ici que le préposé ait été effectivement condamné par une juridiction répressive, mais seulement qu'il soit susceptible de l'être (12). La Chambre criminelle de la Cour de cassation a également écarté l'immunité en présence d'une faute caractérisée, au sens où l'entend l'article 121-3 du Code pénal (N° Lexbase : L2053AMY), s'agissant d'un cadre bénéficiant d'une délégation de pouvoir de son employeur (13).

Les juridictions civiles ont semble-t-il étendu cette exclusion à tous les cas de fautes intentionnelles, même si elles ne tombent pas sous le coup d'une qualification pénale (14). Il doit bien s'agir d'une faute intentionnelle, avec conscience et volonté de nuire à la victime, et non d'une faute seulement volontaire comme le fait de conduire le véhicule de l'employeur sans permis de conduire (15).

Combinaison des deux responsabilités. L'application combinée des principes qui gouvernent la responsabilité civile de l'employeur, en tant que commettant, et singulièrement les critères de l'abus de fonction, et de ceux qui s'appliquent à la responsabilité personnelle du salarié, et singulièrement les comportements qui excèdent les limites de sa mission, permet de dégager trois cas de figure.

Le premier est relativement simple et correspond à l'hypothèse la plus courante : un salarié cause involontairement un dommage à un tiers alors qu'il exécute son contrat de travail ; dans cette hypothèse la victime ne peut agir directement contre lui, en raison de l'application de la jurisprudence "Costedoat", mais dispose d'une action contre l'employeur qui ne pourra caractériser, en l'espèce, l'abus de fonctions.

Le deuxième correspond à l'hypothèse du salarié qui commet un abus de fonction. Dans cette hypothèse il apparaît que le salarié qui a "agi hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions" a, ce faisant, excédé "les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant" et ainsi perdu le bénéfice de son immunité personnelle. La victime ne pourra donc plus agir contre l'employeur, en raison de l'abus de fonction, mais pourra mettre en cause directement le salarié en raison de la perte de son immunité.

Le troisième correspond à l'hypothèse où le salarié perd son immunité civile, parce qu'il a intentionnellement causé le dommage à la victime, mais n'a pas pour autant commis d'abus de fonction puisqu'il a trouvé dans ses fonctions les moyens de sa faute. Dans ce cas, la victime se retrouve avec deux débiteurs possibles qu'elle peut mettre en cause in solidum ; si elle choisit de réclamer réparation à son employeur, alors celui-ci se retournera contre le salarié. Si l'employeur est assuré, ce qui sera généralement le cas, il se heurtera, au stade du recours, à l'article L. 121-12 du Code des assurances (N° Lexbase : L0088AAI) qui interdit le recours contre le préposé de l'assuré ; le recours redeviendra toutefois possible si le salarié est assuré.

Confirmation de la rareté de l'hypothèse d'un abus de fonction. Dans cette affaire, le client d'une discothèque se plaignait des violences subies lors de son expulsion de la discothèque par trois "videurs". Ces derniers avaient été condamnés par le juge correctionnel au paiement d'une certaine somme en réparation du préjudice subi. La victime avait été indemnisée par le fonds de garantie des victimes d'actes de terrorisme et d'autres infractions (FGVAT) qui, dans le cadre de son action récursoire, réclamait le remboursement des sommes au gérant de l'établissement en sa qualité de commettant.

La cour d'appel avait rejeté le recours du FGVAT après avoir affirmé "qu'une faute constitutive d'une infraction pénale volontaire, autre que de négligence ou d'inattention de nature quasi-délictuelle, ne peut entrer dans le cadre de l'obligation qui revient à l'employeur d'assumer les conséquences civiles des fautes commises par ses employés ou salariés".

Il ne faisait, ici, pas de doute que pareille affirmation allait conduire directement la deuxième chambre civile de la Cour de cassation à casser l'arrêt. Non seulement la Cour avait procédé par la voie d'une affirmation générale, sans véritablement motiver sa décision au regard des faits de l'espèce, mais de surcroît la solution ne s'inscrivait pas du tout dans la ligne jurisprudentielle très restrictive définie par la Haute juridiction qui a toujours refusé d'exonérer l'employeur sous prétexte que le salarié avait été condamné pénalement, même en raison d'infractions intentionnelles, comme l'a démontré récemment cette même chambre dans une hypothèse de viol commis par un préposé sur son lieu de travail (16).

II - Une sévérité à l'égard des entreprises justifiée

Une jurisprudence qui a du mal à passer. La position finalement très compréhensive à l'égard de l'employeur de la cour d'appel de Riom constituait soit une provocation, soit une preuve de la méconnaissance par les juges du fond de la jurisprudence de la Haute juridiction en matière d'abus de fonction. Elle montre, quelle que soit l'explication retenue, que cette jurisprudence sur l'abus de fonction a du mal à passer, nombreux étant ceux qui trouvent injuste, voire choquant, que l'employeur soit condamné en raison de faits qui sont étrangers, par leur nature ou leur gravité, à l'exécution du contrat de travail.

Une sévérité justifiée. Ces critiques sont parfaitement injustifiées au regard de la fonction même de la responsabilité mise en place par l'article 1384, alinéa 5, du Code civil, et des droits qui sont conférés aux employeurs concernés.

Il n'est pas inutile de rappeler que la responsabilité des commettants constitue avant tout un mécanisme de garantie qui offre aux victimes de dommages causés par un préposé un débiteur solvable (17). L'employeur payant une dette qui n'est pas au premier chef la sienne, il dispose logiquement d'un recours contre son salarié qui, s'il aboutit, sera, en principe, intégral puisque ce commettant n'a pas a priori commis de faute.

Certes, le salarié est protégé tant au stade de l'obligation à la dette qu'à celui de la contribution par l'immunité qui lui a été reconnue depuis l'arrêt "Costedoat" ; mais cette immunité cède devant la preuve qu'il a intentionnellement causé le dommage. Or, lorsqu'un salarié cause intentionnellement un dommage alors qu'il se trouve dans l'exercice de ses fonctions, il engage certes la responsabilité de son employeur, qui ne pourra pas s'exonérer en invoquant l'abus de fonction, mais sera condamné dans le cadre du recours de celui-ci.

La conception très stricte de l'abus de fonction qui prévaut depuis quelques années a donc essentiellement pour objet et pour effet de transférer le risque d'insolvabilité du salarié des épaules des victimes sur celles des employeurs. Faut-il s'en plaindre ? Certainement pas ! Après tout, le risque que des salariés profitent de leurs fonctions pour en abuser peut parfaitement s'analyser comme un risque de l'activité, assumé par l'employeur. Ne peut-on pas voir, d'ailleurs, dans ce mécanisme de responsabilité patronale soit la sanction d'une faute d'organisation ou de surveillance révélée par le dommage, soit un aiguillon à la mise en oeuvre d'une politique de prévention des risques digne de ce nom ?


(1) Ass. plén., 19 mai 1988, n° 87-82.654 (N° Lexbase : A1728ABM).
(2) Cass. crim., 16 février 1999, n° 96-86.225 (N° Lexbase : A6746CHC), Bull. crim., 1999, n° 23 ; Resp. civ. et assur., 1999, comm. n° 248 ; JCP éd. G, 2000, I, 199, n° 11, obs. G. Viney ; RTD Civ., 1999, p. 409, obs. P. Jourdain.
(3) Notamment Cass. civ. 2, 4 mars 1999, n° 96-20270 (N° Lexbase : A0026CG3), Bull. civ., 1999, II, n° 47 et 48 ; Resp. civ. et assur., 1999, comm. n° 124, 2ème esp..
(4) Cass. civ. 2, 28 février 1996, n° 94-15.885 (N° Lexbase : A6409AHT), Bull. civ. II, n° 53 ; Cass. civ. 2, 19 juin 2003, n° 00-22.626, FS-P+B (N° Lexbase : A8751C8M), Resp. civ. et assur., 2003, comm. 223.
(5) Cass. civ. 2, 29 mai 1996, n° 94-15.460 (N° Lexbase : A9872ABA), Resp. civ. et assur., 1996, comm. 270.
(6) Cass. crim., 19 février 2003, n° 02-81.851, FS-P+F (N° Lexbase : A3868A7E), Bull. crim., 2003, n° 43.
(7) Cass. civ. 2, 12 mai 1993, n° 91-18.906 (N° Lexbase : A9539CRQ), Resp. civ. et assur., 1993, comm. 260.
(8) Cass. crim., 8 février 1990, n° 88-85.772 (N° Lexbase : A5407CPX), Resp. civ. et assur., 1990, comm. 143 ; RTD Civ., 1990, p. 495, obs. P. Jourdain.
(9) Cass. civ. 2, 17 mars 2011, n° 10-14.468, FS-P+B (N° Lexbase : A1705HDI) : professeur de musique employé par l'Institut de rééducation des jeunes sourds et aveugles de Marseille (IRSAM) condamné par une cour d'assises pour avoir commis sur plusieurs de ses élèves des viols et agressions sexuelles, avec la circonstance aggravante que ces actes avaient été commis par une personne ayant autorité sur les victimes.
(10) Ass. plén., 25 février 2000, n° 97-17.378, Costedoat (N° Lexbase : A8154AG4), JCP éd. G, 2000, II, 10295, concl. R. Kessous, note M. Billiau ; JCP éd. G, 2000, I, 241, n° 16, obs. G. Viney ; D., 2000, jurispr. p. 673, note P. Brun ; Resp. civ. et assur., 2000, chron. 11, H. Groutel, chron. 22, Ch. Radé ; RTD Civ., 2000, p. 582, n° 5, obs. P. Jourdain.
(11) Ass. plén., 14 décembre 2001, n° 00-82.066 (N° Lexbase : A7314AX8), Bull. civ. ass. plén., 2001, n° 17 ; Resp. civ. et assur., 2002, ss. chron. 4, H. Groutel ; JCP éd. G, 2002, II, 10026, note M. Billiau ; JCP éd. G, 2002, I, 124, n° 7, obs. G. Viney ; RTD Civ., 2002, p. 109, obs. P. Jourdain ; Cass. crim., 25 juin 2005, n° 04-84.281 (N° Lexbase : A3813HSZ) ; Resp. civ. et assur., 2005, comm. 276, note H. Groutel ; Egalement, CA Pau, 25 septembre 2006, n° 05/02614 (N° Lexbase : A3851HSG) : violence volontaires exercées un pensionnaire mineur, D., 2006, p. 1516, note A. Paulin.
(12) Cass. crim., 7 avril 2004, n° 03-86.203, FS-P+F (N° Lexbase : A0772DCL), Resp. civ. et assur., 2004, comm. 215.
(13) Cass. crim., 28 mars 2006, n° 05-82.975, F-P+F (N° Lexbase : A2217DPS), Bull. crim., 2006, n° 349 ; Resp. civ. et assur., 2006, comm. 289, note H. Groutel ; JCP éd. G, 2006, II, 10188, note J. Mouly ; Resp. civ. et assur., 2007, chron. 13, A. Vialard.
(14) Cass. civ. 2, 21 septembre 2004, n° 03-15.451 (N° Lexbase : A4228DDX), Resp. civ. et assur., 2005, comm. 2, obs. H. Groutel. V. Malabat, La responsabilité pénale du subordonné, Mélanges dédiés à B. Bouloc, D., 2006, p. 681.
(15) Cass. crim., 19 octobre 2010, n° 09-87.983 (N° Lexbase : A8498GKX), Resp. civ. et assur., 2011, comm. 46.
(16) Cass. civ. 2, 17 mars 2011, préc..
(17) Ch. Radé, Responsabilité des commettants, (Droit à réparation. Responsabilité du fait d'autrui. Domaine : Responsabilité des commettants), Resp. civ. et assur., 2007, Fasc. 143, p. 18.

Décision

Cass. civ. 2, 12 mai 2011, n° 10-20.590, FS-P+B (N° Lexbase : A1197HRR)

Cassation (CA Riom, ch. com., 12 mai 2010, n° 09/01827 N° Lexbase : A5747E7Y)

Textes visés : C. civ., art. 1384, alinéa 5 (N° Lexbase : L1490ABS) et C. proc. pén., art. 706-1 (N° Lexbase : L9596IAN)

Mots clef : responsabilité civile, employeur, commettant, abus de fonction.

Liens base : (N° Lexbase : E2888ET7)

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