La lettre juridique n°423 du 13 janvier 2011 : Rupture du contrat de travail

[Questions à...] Le retrait par la préfecture de l'autorisation d'accès en zone réservée n'est pas un motif valable pour licencier
- Questions à Maître Eric Moutet, avocat au barreau de Paris

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[Questions à...] Le retrait par la préfecture de l'autorisation d'accès en zone réservée n'est pas un motif valable pour licencier - Questions à Maître Eric Moutet, avocat au barreau de Paris. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3555091-questions-a-le-retrait-par-la-prefecture-de-lautorisation-dacces-en-zone-reservee-nest-pas-un-motif-
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par Grégory Singer, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 17 Janvier 2011

Le fait du prince est un acte de la puissance publique qui vient rendre impossible, pour l'un ou l'autre des contractants, l'exécution du contrat de travail (1). Il entraîne la rupture du contrat, sans préavis ni indemnité. Cette spécificité est-elle réellement applicable en droit du travail ? Récemment, la cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 16 décembre 2010 (2), a condamné la société Air France pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, estimant que le contrat d'un salarié, venant de se voir refuser par la préfecture le renouvellement de son autorisation d'accès aux zones réservées des aérodromes, ne peut être rompu pour cet évènement. La cour reproche, notamment, l'absence d'imprévisibilité et d'irrésistibilité du retrait de cette habilitation. Maître Eric Moutet, représentant le salarié, revient pour nous sur le manquement de l'entreprise à son obligation d'adaptation à l'emploi. Lexbase : Le licenciement du salarié intervient à la suite du refus par une préfecture de renouveler l'autorisation d'accès aux zones réservées des aérodromes à un salarié. Air France justifie cette rupture par l'application de la théorie du "fait du prince". Ce licenciement est-il justifié ?

Eric Moutet : Pour comprendre ce problème de l'automaticité de la rupture du contrat, il faut analyser l'enquête effectuée par les services de la préfecture. Il faut, cependant, s'interroger sur le sérieux de cette procédure. Avant la loi nº 2003-239 du 18 mars 2003, pour la sécurité intérieure (N° Lexbase : L9731A9B), dite loi "Sarkozy", le refus d'autoriser l'accès à des zones réservées était dû à des critères objectifs telle qu'une condamnation pénale. Désormais, même si le débat ne se situe pas sur ce terrain là, le retrait peut intervenir sur les seuls critères de "moralité au regard des règles de sûreté aéroportuaires", concept qui semble pour le moins flou. Les faits, présidant à un refus de renouvellement de badge, sont donc, totalement, subjectifs et parfois erronés. Les préfectures, se contentant d'une simple consultation au fichier STIC (ce dernier comprenant, notamment, dans ses données, l'origine ethnique, le conflit entre voisinage, etc.), n'effectuent pas une véritable enquête. Dès lors que les faits reprochés n'interviennent pas dans le cadre de l'exécution du contrat de travail, nous voyons mal comment ils pourraient justifier un licenciement.

L'automaticité de la rupture est, également, parfaitement illégale. Dans un arrêt de principe du 14 novembre 2000, la Chambre sociale de la Cour de cassation s'est prononcée très clairement sur l'interdiction de toute clause résolutoire qui serait insérée dans un contrat de travail, par laquelle un employeur pourrait se préconstituer à l'avance un motif de licenciement dont le caractère réel et sérieux ne pourrait être remis en cause par le juge en cas de contentieux (3).

Lexbase : Vous reprochez à l'entreprise de ne pas avoir respecté son obligation d'adaptation à l'emploi. Etait-elle obligée ? Etait-elle en moyen de la faire respecter ?

Eric Moutet : On ne peut appliquer, dans cette affaire, la théorie du "fait du prince", les caractères d'imprévisibilité et d'irrésistibilité n'étant pas remplis. En insérant, dans un contrat de travail, l'obligation d'obtention d'une autorisation d'accès à des zones réservées, les entreprises prennent conscience que les salariés peuvent très bien se voir refuser cette habilitation. Comme l'énonce l'arrêt, "le retrait de l'habilitation n'était pas imprévisible, dans la mesure où l'employeur ne pouvait pas ignorer [...]" l'hypothèse de non renouvellement.

L'irrésistibilité ne peut être, également, démontrée. Pour des sociétés ne travaillant qu'en zone réservée des aéroports, le reclassement est, effectivement, impossible, elles ne peuvent que se plier à la décision administrative. Ce n'est pas le cas de grandes entreprises comme Air France, disposant d'emplois en zone non réservée. L'obligation d'adaptation à l'emploi, prévue notamment par l'article L. 6321-1 du Code du travail (N° Lexbase : L9649IE4), doit ainsi jouer (4). Il ne s'agit pas, comme l'affirme la partie adverse, d'une obligation de reclassement qui n'est pas énoncée par la loi mais de l'application de la portée large de l'obligation d'adaptation.

Lexbase : Air France, estimant que l'arrêt de la cour d'appel est isolé, a décidé de se pourvoir en cassation, arguant que plusieurs autres décisions lui étaient favorables (5). Ne peut-on pas, cependant, rapprocher cette affaire de l'arrêt de la Cour de cassation rendu le 13 novembre 2007 (6) ?

Eric Moutet : Nous avons évidemment plaidé l'arrêt de la Cour de cassation que vous citez. L'arrêt de la cour d'appel est, effectivement, le premier pour Air France. Il est totalement logique et parfaitement motivé.

La question fondamentale est celle de la politique de mobilité et d'adaptation sur les nombreuses sociétés, travaillant en zone réservée. Peut-on admettre que l'entreprise "renvoie la balle" à l'administration, sans autre examen des situations individuelles ? Dans un dossier, par exemple, que j'ai traité, un salarié, disposant de 20 ans d'ancienneté, s'est retrouvé fiché au STIC pour une banale altercation de voisinage purement privée, et a été ainsi privé d'emploi du jour au lendemain.

Il convient de contraindre les entreprises à faire du cas par cas. Il y a certaines situations où effectivement la décision administrative est motivée par des faits graves, mais, en ce cas, ce sont ces faits qui doivent être visés dans la lettre de licenciement. Pour des cas mineurs, et ils sont légions, l'entreprise doit adapter l'emploi et placer le salarié en zone non réservée, au minimum le temps pour le salarié d'exercer les recours contre la décision administrative.

Cet arrêt est une belle victoire pour les salariés. Depuis de nombreuses années, nous essayons d'organiser des rencontres entre les zones aéroportuaires et les préfectures pour tenter de parler de cette obligation d'adaptation. Les grandes compagnies aériennes vont peut être entamer une réflexion profonde sur cette question. Le juge ne va plus forcément être "berné" par l'application du fait du prince et analyser la cause réelle et sérieuse du licenciement.


(1) Cass. soc., 19 novembre 1980, n° 78-41.574 (N° Lexbase : A3480AGY). Sur ce point, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E9899ESG).
(2) CA Paris, 16 décembre 2010, Pôle 6, 5ème ch. (N° Lexbase : A6842GP4).
(3) Cass. soc., 14 novembre 2000, n° 98-42.371 (N° Lexbase : A7799AHC), "attendu, cependant, qu'aucune clause du contrat de travail ne peut valablement décider qu'une circonstance quelconque constituera une cause de licenciement ; qu'il appartient au juge d'apprécier, dans le cadre des pouvoirs qu'il tient de l'article L. 122-14-3 du Code du travail [...], si les faits invoqués par l'employeur dans la lettre de licenciement peuvent caractériser une cause réelle et sérieuse de licenciement" ; v. sur cette question, les obs. de B. Juéry, Une cause prédéterminée de licenciement : la fin de chantier, Lexbase Hebdo n° 13 du 7 mars 2002 - édition sociale (N° Lexbase : N2165AAG).
(4) Sur cette question, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" (N° Lexbase : E9298ES8).
(5) Pour des faits similaires, v. CA Paris, 16 mars 2006, 21ème ch., sect. B (N° Lexbase : A6819GPA) et CA Paris, 12 décembre 2007, 21ème ch., sect. A (N° Lexbase : A7272D3Q).
(6) Cass. soc., 13 novembre 2007, n° 06-41.717 (N° Lexbase : A6023DZ4), v. les obs. de S. Tournaux, Le champ restreint de la force majeure invoquée au soutien de la rupture du contrat de travail, Lexbase Hebdo n° 283 du 29 novembre 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N2154BD7).

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