La lettre juridique n°423 du 13 janvier 2011 : Entreprises en difficulté

[Questions à...] Entreprises en difficulté et droit des sociétés : l'expertise judiciaire sur la sellette - Questions à Maître Edouard Bertrand, Avocat associé, Cabinet Lamy-Lexel

Lecture: 8 min

N0483BRC

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Questions à...] Entreprises en difficulté et droit des sociétés : l'expertise judiciaire sur la sellette - Questions à Maître Edouard Bertrand, Avocat associé, Cabinet Lamy-Lexel. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3555086-questions-a-entreprises-en-difficulte-et-droit-des-societes-lexpertise-judiciaire-sur-la-sellette-qu
Copier

par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires

le 17 Janvier 2011

Selon une étude, publiée en janvier 2011 sur son site internet, depuis l'entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité le 1er mars 2010, le Conseil constitutionnel a enregistré 401 décisions adressées par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation. Ceci témoigne, à n'en pas douter, de la vigueur avec laquelle les praticiens du droit se sont saisis de ce nouvel outil dans les contentieux les plus divers. Un constat s'impose néanmoins : en droit des sociétés et en droit des procédures collectives, la QPC ne semble pas avoir rencontré le même succès que dans d'autre domaines du droit, tels que le droit du travail ou le droit de la concurrence, matières dans lesquelles les questions soulevant l'inconstitutionnalité de dispositions législatives apparaissent en nombre assez important. Pourtant, en l'espace de deux mois, deux tribunaux de commerce, celui de Romans (T. com. Romans-sur-Isère, 27 octobre 2010, aff. n° 2009F00224 N° Lexbase : A7280GNX) et celui de Lyon (T. com. Lyon, 7 décembre 2010, aff. n° 2010R01065 N° Lexbase : A7279GNW), ont été saisi de demandes de renvoi de deux QPC devant la Cour de cassation : la première posée, devant les juges consulaires romanais, portait sur la constitutionnalité de l'article L. 621-9 du Code de commerce (N° Lexbase : L3502ICP) qui régit certaines expertises judiciaires dans le cadre des procédures collectives, alors que la seconde, soulevée devant les juges lyonnais, avait trait à l'expert sur la valeur des droits sociaux de l'article 1843-4 du Code civil (N° Lexbase : L2018ABD). Dans les deux cas, les tribunaux ont jugé que ces deux QPC étaient recevables car les textes s'appliquaient aux litiges, ils n'avaient pas déjà été reconnus conformes à la Constitution et la question revêtait un caractère sérieux. Ces deux expertises très largement utilisées pourraient donc bientôt voir leur sort scellé par une censure des Sages de la rue de Montpensier ! Pour faire le point et nous éclairer sur ces deux questions prioritaires de constitutionnalité, Lexbase Hebdo - édition affaires a rencontré l'un des avocats à l'origine des saisines des juridictions consulaires, Maître Edouard Bertrand, Avocat associé, Cabinet Lamy-Lexel, qui accepté de répondre à nos questions

Lexbase : Les deux questions prioritaires de constitutionnalité que vous avez soulevées sont relatives aux expertises. La première a plus particulièrement trait à l'expertise prévue par l'article L. 621-9 du Code de commerce, en matière de procédures collectives, alors que la seconde s'intéresse au tiers évaluateur de l'article 1843-4 du Code civil. Pouvez-vous nous rappeler leurs régimes juridiques respectifs ?

Edouard Bertrand : Si ces deux QPC portent sur deux dispositions distinctes, l'une du Code de commerce et l'autre du Code civil, elles se ressemblent en ce que ces deux textes régissent deux types d'expertises qui se caractérisent par les mêmes anomalies.

L'article L. 621-9 du Code de commerce régit les attributions du juge-commissaire, dans le cadre de la loi de sauvegarde des entreprises en difficultés (loi n° 2005-845 du 26 juillet 2005 N° Lexbase : L5150HGT). Il prévoit que "lorsque la désignation d'un technicien est nécessaire, seul le juge-commissaire peut y procéder en vue d'une mission qu'il détermine [...]".
Au cas présent, une société avait été mise en liquidation judiciaire. Le mandataire liquidateur avait fait désigner un expert, par ordonnance du juge-commissaire, aux fins de "vérifier la régularité des opérations intervenues, en relevant les faits susceptibles d'entraîner la mise en cause de la responsabilité civile, comme pénale, des dirigeants".
Le but de l'expertise était clairement affiché : trouver les éléments permettant de fonder une action en comblement de passif contre les dirigeants.

L'article 1843-4 du Code civil, issu de la loi du 4 janvier 1978 (loi n° 78-9, du 4 janvier 1978, modifiant le titre IX du livre III du Code civil N° Lexbase : L1471AIC), concerne les litiges entre associés sur la valeur des parts sociales ou actions qu'ils détiennent : "dans tous les cas où sont prévus la cession des droits sociaux d'un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société, la valeur de ces droits est déterminée, en cas de contestation, par un expert désigné, soit par les parties, soit à défaut d'accord entre elles, par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible".
Au cas d'espèce, le président du tribunal de commerce de Lyon était saisi, sur le fondement de cet article 1843-4 par une société, actionnaire à 33 % d'une société holding, d'une demande d'évaluation des actions détenues par elle dans le capital de cette société.

Ces deux types d'expertises se caractérisent par les mêmes défauts d'une gravité susceptible de violer les droits et libertés garantis par les textes ayant valeur constitutionnelle : elles ne sont pas des expertises judiciaires au sens des articles 263 (N° Lexbase : L1796H4B) et suivants du Code de procédure civile.
Le débat contradictoire, la faculté de discuter du pré-rapport de l'expert par des dires, ou encore la possibilité de solliciter l'intervention du juge chargé du contrôle de l'expertise..., tous ces principes ne s'appliquent pas dans ces expertises effectuées sur fond soit de défaillance, soit d'évaluation de l'entreprise. La jurisprudence ne soumet pas, en effet, ces expertises aux règles élémentaires définies par le Code de procédure civile et notamment les articles 232 (N° Lexbase : L1719H4G) et suivants relatifs aux expertises judiciaires (cf. not., Cass. com., 23 juin 1998, n° 96-12.222 N° Lexbase : A5422ACS)

En cela, ces deux QPC se rejoignent.

Lexbase : Le tribunal de commerce de Romans a transmis à la Cour de cassation la QPC que vous lui aviez soumise sur la constitutionnalité de l'article L. 621-9 du Code de commerce. En quoi cette dernière revêtait-elle un caractère sérieux ?

Edouard Bertrand : Tout d'abord, le tribunal a facilement admis les deux premiers des trois critères d'examen de la recevabilité de la QPC car ce sont des critères objectifs : celui de l'antériorité (la disposition législative contesté a-t-elle déjà été reconnue conforme à la Constitution ?) et celui de l'applicabilité (la disposition critiquée est-elle applicable ou sert-elle de fondement aux poursuites ?). Le dernier critère est plus subjectif : la QPC est-elle dépourvue ou non de caractère sérieux ?

Reprenant les arguments du procureur de la République qui avait requis la transmission de la QPC à la Cour de cassation, et ceux des demandeurs à la QPC, le tribunal de Romans a jugé que "les conséquences de l'article L. 621-9, qui ne prévoit pas expressément de procédure contradictoire dans l'élaboration du rapport de l'expert désigné par le juge-commissaire, ne sont pas neutres pour les défenseurs". Pour motiver le caractère sérieux de la QPC, les demandeurs avaient réunis un ensemble d'arguments : des articles de doctrine émanant d'auteurs qui s'étaient saisis de cette question des expertises conduites non contradictoirement alors qu'elles servaient de base à des poursuites de dirigeant en faillite ou en comblement de passif, ou encore un récent congrès des experts-comptables de justice ayant réunis les plus hautes autorités judiciaires, sur le thème des expertises judiciaires conduites dans le cadre des procédures collectives.
Précisément, la question du respect du contradictoire et de l'égalité des armes devant le tribunal de commerce à l'occasion de ces expertises était au coeur de ces réflexions.

Poursuivre des dirigeants en comblement de passif pour leur réclamer jusqu'à la totalité de leur patrimoine personnel sur la base d'une expertise au cours de laquelle ils ne peuvent s'exprimer et faire valoir leur position, pose incontestablement une question sérieuse, alors que, par exemple, pour une simple expertise de dégât des eaux par un voisin, bénéficiant des règles du Code de procédure civile, les parties peuvent participer au déroulement de l'expertise commise par le juge des référés.

Lexbase : A l'instar des juges romanais, les juges consulaires de Lyon ont transmis la QPC sur la constitutionnalité de l'article 1843-4 du Code de commerce à la Cour de cassation, aux termes d'un raisonnement particulièrement intéressant. En quoi cette dernière revêtait-elle alors un caractère sérieux ?

Edouard Bertrand : Le président du tribunal de commerce de Lyon a rendu une ordonnance particulièrement bien motivée sur ce caractère sérieux : outre le congrès des experts-comptables de justice déjà évoqué, il a examiné la jurisprudence de la Cour de cassation.

Ce point est important car le défendeur à la QPC opposait le fait que c'est la seule jurisprudence rendue par la Cour de cassation sous l'article 1843-4 du Code civil, et non la disposition elle-même, qui avait fixé que l'expertise se déroulait non contradictoirement et à l'écart des règles du Code de procédure civile (cf. Cass. com., 19 avril 2005, n° 03-11.790, FS-P+B+R N° Lexbase : A9568DHT). Au motif que la QPC ne peut porter que sur une disposition législative, et non sur son interprétation jurisprudentielle, le défendeur déniait tout caractère sérieux à cette QPC.
Pour écarter cette thèse, le président du tribunal de commerce de Lyon a retenu les deux décisions du Conseil constitutionnel des 6 (Cons. const., décision n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010 N° Lexbase : A9923GAR) et 14 octobre 2010 (Cons. const., décision n° 2010-52 QPC du 14 octobre 2010 N° Lexbase : A7696GBN), selon lesquelles tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à une disposition législative, l'interprétation de la loi faisant corps avec le texte législatif qui en fournit l'occasion.

Enfin, sans confondre l'exception de constitutionnalité avec celle de conventionalité, le président du tribunal de Lyon n'a pas été insensible à la portée de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme qui avait sanctionné la France, sur le fondement de l'article 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR), dans une affaire où le débat portait déjà sur le caractère non contradictoire d'une expertise judiciaire alors que le rapport de l'expert représentait l'élément essentiel, sinon unique de la décision du tribunal saisi.

Lexbase : Quels sont, dès lors, selon vous les textes à valeur constitutionnelle méconnus par les articles L. 621-9 et 1843-4 du Code civil ?

Edouard Bertrand : Le rédacteur d'une QPC doit obligatoirement viser les textes ayant valeur constitutionnelle (les textes du bloc de constitutionnalité) qui garantissent les droits et les libertés qui sont contrariés par la disposition législative critiquée.

Etaient ainsi mis en avant les atteintes au débat contradictoire, lequel a été reconnu comme consubstantiel aux droits de la défense, ces derniers faisant partie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (Cons. const., 2 décembre 1976, n° 76-70 DC N° Lexbase : A7934ACT), Rec. Cons. const., 1976, p. 39 ; Cons. const., 19 et 20 janvier 1981, n° 80-127 DC N° Lexbase : A8028ACC, Rec. Cons. const., 1981, p. 15).
Etait également invoqué le principe de l'égalité des citoyens reconnu par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1370A9M) auquel on peut rattacher le principe de l'égalité des armes devant le juge.
Comment celui à qui le rapport de l'expert est opposé peut-il le combattre devant le juge dès lors que c'est ce juge qui l'a désigné et que l'expert est agréé auprès du tribunal ? La question ne se pose d'ailleurs même pas pour l'expertise de tiers évaluation de l'article 1843-4 du Code civil puisque le rapport lie le juge du fond qui ne peut que l'entériner, "sauf erreur grossière" (cf. Cass. com., 19 avril 2005, n° 03-11.790, préc.). La QPC est d'autant plus fondée.

Pour l'expertise de l'article L. 621-9 du Code de commerce, on répondra qu'une fois déposé, le rapport de l'expert est soumis à la critique, dans le cadre d'un débat contradictoire, devant le tribunal de commerce, au moment de statuer sur l'action en comblement de passif. C'est parfaitement inexact. Le dirigeant fait face à un tribunal disposant d'un rapport établi unilatéralement par un expert, sollicité par un des juges, à la requête d'un mandataire liquidateur, ces trois professionnels (l'expert, le juge et le liquidateur), bénéficiant de la qualité d'autorité judiciaire ou d'auxiliaire de justice. Et, si le dirigeant entend contredire le rapport de l'expert en sollicitant un autre expert pour évaluer le travail effectué, on lui opposera, à juste titre, que ce second rapport n'est pas plus contradictoire que le premier.
Pire, payé par le dirigeant, il sera forcément partiel et tendancieux ! Le "bon" expert sera nécessairement celui qui était désigné par le juge.
Enfin, le second expert ne bénéficiera pas de la même qualité d'information parce que la comptabilité, les archives, toutes les pièces... ne lui seront pas accessibles.

Finalement, on le comprend bien, ce sont les droits de la défense, que les avocats ont pour mission de consolider, qui sont lourdement malmenés dans ce type d'expertises. Or, pour faire jaillir la vérité, la justice doit, en toute circonstance, assurer le respect du contradictoire. Les procédures collectives et le droit des sociétés ne sauraient faire exception en raison des enjeux considérables qui peuvent en découler.

newsid:410483

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.