La lettre juridique n°423 du 13 janvier 2011 : Éditorial

L'avortement sous les fourches caudines de la laïcité et face à la globalisation

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L'avortement sous les fourches caudines de la laïcité et face à la globalisation. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3555084-lavortement-sous-les-fourches-caudines-de-la-laicite-et-face-a-la-globalisation
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Attention ! Sujet brûlant... sujet sensible... sujet à bannir d'un éditorial qui se voudrait "récréatif" : l'avortement n'est pas vraiment un thème porteur, mais volontiers dangereux... excepté, lorsqu'il ne s'agit pas de donner un avis, que personne n'attend, ou de contester, au fond, une décision de justice, fut-elle européenne. Aussi, qu'il me soit permis de revenir, cette semaine, sur cette décision du 16 décembre 2010 par laquelle la Cour européenne des droits de l'Homme proclamait que l'avortement ne constituait pas un droit fondamental garanti par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. Que l'article 8 de la Convention, relatif droit au respect de la vie privée et familiale, ne saurait s'interpréter comme consacrant l'existence d'un droit autonome à l'avortement, soit. Plus précisément, telle est la position des juges européens, gardiens de l'orthodoxie conventionnelle auxquels il incombe de ne pas faire dire tout et n'importe quoi aux stipulations de la "Magna Carta" du XXème siècle. Et, ce faisant, la Cour tord le cou aux accusations d'hégémonie ou de "paneuropéennisation" des libertés et droits civils et politiques ; oui, mais à quel prix ? Les juges strasbourgeois font, ici, grand cas des spécificités nationales, en l'espèce irlandaises, plutôt que d'imposer une vision unique des droits fondamentaux et de leur application.

Aussi, cet arrêt du 16 décembre 2010, à la suite de bien d'autres rendus au plan national ou européen, suscite deux séries d'interrogations, l'une qui ne manque pas de jeter le trouble sur les fondements de la décision au regard du principe de laïcité, l'autre au regard de la globalisation.

D'abord, la Cour commence par relever l'existence, dans une majorité des Etats membres du Conseil de l'Europe, d'un consensus en faveur de l'autorisation de l'avortement pour des motifs plus larges que ceux prévus par le droit irlandais. Elle a, toutefois, rappelé que la question de savoir à quel moment la vie commence relève de la marge d'appréciation des Etats.

Première série d'interrogations ! Il nous semblait que, en dehors de toute considération religieuse, la vie s'appréhendait de manière organique et que, par conséquent, il appartenait à la science de déterminer ce qui en composait les tenants et conditionnait l'existence. Cela ne veut, en aucun cas, dire que la définition scientifique, fut-elle unique et revêtant les apparats de l'universalité -ce qui n'est pas le cas, d'ailleurs, en l'espèce-, doit servir d'étalon maître pour autoriser ou non l'avortement et/ou la période d'avortement. Mais, si l'on écarte toute doctrine religieuse en la matière et toute philosophie politique nataliste, il peut paraître étrange, voire choquant, que la "vie" soit caractérisée de telle manière dans un pays et de telle autre, ailleurs dans le monde. Il n'existe, ainsi, que deux branches à l'alternative de l'existence de la vie : soit sa définition relève de la science, soit elle est dictée par le religieux. Et, l'Etat, dans l'élaboration de sa législation, choisit de se référer à l'une ou l'autre. L'Irlande, puisqu'il s'agissait d'elle dans le contentieux soumis à l'examen de la Cour européenne, a choisi une conception religieuse de l'existence de la "vie" ; c'est ce que soulignent les juges strasbourgeois, lorsqu'ils font référence aux "valeurs morales profondes du peuple irlandais relativement au droit à la vie de l'enfant à naître". Par conséquent, les gardiens de la foi laïque ne manquent pas d'admettre que la législation d'un Etat membre du Conseil de l'Europe puisse être d'inspiration religieuse. A partir du moment où un équilibre est trouvé entre le droit au respect de la vie privée et les droits invoqués au nom des enfants à naître, c'est-à-dire, en Irlande, la préservation de la vie de la mère, seul fondement du droit à l'avortement, et le principe de non atteinte à la vie de l'enfant à naître, un législation fortement restrictive n'est pas contraire aux droits et libertés garantis par la Convention. Sans critiquer l'appréciation de cet équilibre par la Cour, on peut simplement dire que l'on aura connu les juges européens plus engagés sur la voie de la laïcité, lorsqu'il s'est agi de condamner la présence des crucifix dans les écoles italiennes. Les enjeux et les sujets sont d'ordres différents, mais il incombe, dans les deux cas, de savoir si une législation ou une tradition litigieuse est ou non d'inspiration religieuse, au risque de choquer les athées et les tenants d'autres religions. Le "Cerbère" des droits et libertés fondamentaux relève une tête devant les crucifix, mais semble abaisser l'autre au son de la voix irlandaise.

Ensuite, la Cour se réfère à la possibilité qu'ont eue les deux premières requérantes d'aller se faire avorter à l'étranger et d'obtenir, à cet égard, des soins médicaux adéquats en Irlande, pour conclure que l'interdiction litigieuse a ménagé, là aussi, un juste équilibre entre le droit des première et deuxième requérantes au respect de leur vie privée et les droits invoqués au nom des enfants à naître. Ainsi, l'Irlande n'a pas violé l'article 8 de la Convention concernant les deux premières requérantes. En revanche, concernant la troisième requérante, en phase de rémission d'un cancer, qui a dû avorter à l'étranger parce qu'elle craignait que sa grossesse entraîne une rechute, la Cour a estimé que ni le processus de consultation médicale, ni les recours judiciaires invoqués par le Gouvernement ne constituaient des procédures effectives et accessibles propres à permettre à la troisième requérante de faire établir l'existence, dans son cas, d'un droit à avorter en Irlande. Par ailleurs, le Gouvernement n'a pas justifié l'absence de mise en oeuvre par une loi du droit constitutionnel à avorter légalement en Irlande -en 1983, les Irlandais ont adopté un article constitutionnel qui protège la vie de l'embryon tout autant que celle de la femme. L'IVG est donc illégale sauf si la mère est en danger de mort-. Dès lors, il y a eu violation de l'article 8 dans le chef de la troisième requérante.

Seconde série d'interrogations ! A la lecture de cet arrêt du 16 décembre 2010, il est permis de se poser la question de l'intérêt et de la pertinence d'un droit national de la personne et de la famille. Pour assurer l'équilibre entre une législation restrictive de l'avortement et le droit au respect de la vie privée -et de la libre disposition de leur corps par les femmes notamment-, il suffit de rappeler aux bons souvenirs de toutes que notre monde est global et que cette globalisation permet à toutes un chacune de prendre l'avion et, une heure et demie plus tard, d'atterrir sous des cieux plus cléments pour bénéficier d'une législation plus "permissive". D'Irlandaise, devenez Française, Espagnole ou Allemande quelques heures, l'essentiel étant que l'Irlande assure les conséquences et le traitement postopératoires d'un tel traumatisme. Après le treaty shopping en matière conventionnelle ou fiscale -de l'art de se placer sous la meilleure Convention pour bénéficier des meilleurs avantages-, le family shopping -de l'art de s'établir, même très temporairement, dans le pays dont la législation s'accorde le mieux avec ses voeux familiaux-. Et, c'est parce que les autres Etats membres du Conseil de l'Europe ont une législation sur l'avortement moins restrictive, que l'Irlande peut continuer, sur ce sujet sensible, à préserver ses "valeurs morales profondes du peuple irlandais relativement au droit à la vie de l'enfant à naître".

Si l'on se souvient, notamment, que l'arrêt de la Cour de cassation, qui le 8 juillet 2010, donna force exécutoire à la décision d'un tribunal de Géorgie ayant prononcé l'adoption de l'enfant né d'une mère américaine par insémination artificielle, par sa compagne française, alors que la loi française ne reconnaît pas et condamne la gestation pour autrui ; ou si l'on considère que la loi et la jurisprudence françaises peinent à reconnaître l'adoption par des couples homoparentaux, alors que le principe est acquis, sans compter celui du mariage homosexuel, dans des pays frontaliers de la France ; nous sommes en droit de questionner, aujourd'hui, les droits internes de la personne et de la famille, sur leur pertinence et leur raison d'être, au sein d'une communauté d'Etats libres comme l'est l'Union européenne, où la liberté de circulation permet d'aller trouver et se voir reconnaître, ailleurs, les droits qui nous font défaut, ici. Tel est l'une des conséquences de la "globalisation", c'est -à-dire de l'extension à l'échelle de la planète, non seulement des échanges économiques, mais désormais des échanges politiques, sociaux et médicaux... en attendant la mondialisation, c'est-à-dire l'uniformisation, à l'échelle mondiale, des approches tant des libertés publiques que des droits fondamentaux parties intégrantes des droits de la personne et de la famille.

Mais nous n'en sommes pas encore là. L'avortement est, sans doute, avec la peine de mort, le sujet le plus sensible à appréhender au niveau mondial. Avec 42 millions, soit un taux de 29 interruptions volontaires de grossesse pour mille femmes en âge de procréer, dans le monde, le sujet est loin d'être marginal, mais il demeure un tabou (ce taux est de 12 pour mille en Europe occidentale, de 17 pour mille en Europe du Nord, de 18 pour mille en Europe du Sud, de 21 pour mille globalement aux Etats-Unis et au Canada, de 44 pour mille en Europe de l'Est). Si l'on considère, en outre, que le bouddhisme condamne l'avortement comme une faute grave, que l'Eglise catholique réaffirme, dans l'encyclique Evangelium Vitæ, sa condamnation de l'avortement direct, que l'Islam prohibe l'avortement au nom du respect de la vie humaine et que la loi juive n'autorise l'avortement que si le foetus constitue une menace directe pour l'intégrité de la femme enceinte, on comprend, dès lors, que seuls l'Occident, la Chine et l'Inde autorisent l'avortement sur demande, mais que l'Afrique et l'Amérique du Sud demeurent hermétiques à toute avancée sur le sujet. Et, la mondialisation, contrairement au divorce qui n'est condamné de manière absolue que par l'Eglise catholique, n'aura que peu de vertu prosélyte sur un sujet tel que celui de l'avortement.

Pourtant, "tout le genre humain n'est qu'une famille dispersée sur la face de toute la terre" écrivait Fénelon dans son Télémaque à l'adresse du Grand Dauphin...

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